(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Au terme du 19ème siècle, au seuil de ce qu'on appellera plus tard la « Belle Époque », l'armée, tout en restant une société fermée, s'associe plus que par le passé à la vie générale. Bientôt, en France, ses représentants, déformés outrancièrement par la caricature : un colonel Ramollot, un capitaine Hurluret, un brigadier Guillaumette ou le tourlourou Bidasse, entreront dans une certaine littérature (parfois efficace), monteront sur les planches des vaudevilles, ou feront le succès des « chansons de troupiers. » Déjà, l'école naturaliste a prétendu dépeindre des aspects, toujours sordides, de ce milieu fermé, en des livres qui ont fait scandale : Le Cavalier Miserey d'Abel Hermant, Sous-offs de Descaves. La retentissante affaire Dreyfus a brusquement introduit l'armée au cœur de la vie politique.
Rien de tel en Belgique. Ce n'est pas sous cet angle que l'on peut espérer trouver une évocation, même approximative, de la vie militaire.
Pour mieux connaître cette ancienne armée, il est utile de consulter l'iconographie. Notre passé récent n'avait certes rien (page 185) de très attractif pour d'éventuels « peintres de batailles » au moment même où sévissaient et prospéraient en France les Yvon, Meissonnier, Detaille, de Neuville, et autres anecdotiers guerriers. Nos portraitistes, par contre, trouvèrent des sujets complaisants parmi les officiers supérieurs de l'armée et surtout de la garde civique, riches bourgeois désireux de léguer à la postérité le souvenir de leur allure martiale sous les armes dominicales. Le roi Léopold II lui-même posa en tenue de commandant en chef de la milice citoyenne, à cheval, noble et majestueux sous le curieux chapeau genre « boule », apanage des « Bleus » des légions. Un autre tableau le montre en général de l'armée, présidant les manœuvres du camp de Beverloo, au milieu d'un état-major brillant aux couleurs panachées, campé à cheval en un point dominant ; ; à côté du souverain, une amazone altière et élégante, la reine Maric-Henriette. Un officier des guides, culotte amarante, dorures dehors, apporte un pli et fait à demi cabrer sa monture. On ne peut méconnaître que, dans le genre « pompier », l'ensemble ait de l'allure. Il n'est jamais question, et pour cause, de combats. Mais les acteurs et leurs peintres semblent s'être laissés prendre au jeu de la petite guerre. (Ces tableaux figurent au Musée royal de l’armée).
Un canon rayé Wahrendorf, pièce qui donna à notre artillerie une supériorité incontestée sur certaines armées voisines avant 1870, s'engage dans les dunes ; un officier et un sous-officier en longs manteaux bleu-sombre pélerine, coiffés du talpack de fourrure, en règlent les évolutions. Ailleurs, voici un peloton de lanciers : ils sont spectaculaires avec leurs shapskas polonais, leurs vestes bleues à brandebourgs de couleur distinctive pour chaque régiment, avec leurs bambou terminées par un fer aigu, et ornées de flammes tricolores. Le peloton est alerté : les cavaliers courent vers leurs chevaux, carabine à la main ou en bandoulière. Ils ne guère entrainés au combat à pied. L'esprit cavalier n'est pas un vain mot ; il se compose de hardiesse, d'endurance, d'initiative, d'allant. Un temps de service plus long, une instruction pénible, un uniforme nettement différencié, un recrutement des cadres plus attractif n'y sont pas étrangers.
Il était possible aussi de dégager un certain pittoresque de l'infanterie, surtout en la personne de ses deux régiments les (page 186) plus caractéristiques : grenadiers et carabiniers, tous deux unités d'élite. Les premiers avaient du reste porté le nom de régiment d'élite. Les seconds constituaient une troupe d'un type exclusif, détachée par bataillon indépendant dans chacune des divisions. Les grenadiers étaient choisis parmi les hommes de haute taille, et leurs bonnets à poils les grandissaient encore. Allure lente, imposante, un peu lourde : comment l'éviter avec un tel équipement ? Les carabiniers, de taille moyenne, s'entraînaient à une marche souple, rapide ; on les avait allégés au maximum. Ils portaient avec fierté le chapeau de forme conique orné, dans les grandes occasions, de plumes de coq. Les grenadiers étaient devenus une infanterie normale, mais avec des traditions, un esprit de corps, une discipline et un sens de la dignité qui leur appartenaient en propre, renforcés par la présence dans leurs rangs du prince héritier, le futur Léopold Il d'abord, puis le prince Baudouin jusqu'à ce qu'il allât aux carabiniers, et enfin le prince Albert. Les carabiniers servaient tactiquement de soutien à la cavalerie, et se situaient volontiers à mi-distance entre les deux armes, avec un sens et un goût de l'indépendance traditionnellement cultivés. A côté de ces deux éternels rivaux, les quatorze régiments d'infanterie de ligne et les trois régiments de chasseurs à pied menaient leur existence provinciale de dévouement plus obscur, mais ils se créaient, eux aussi, des traditions liées à leurs garnisons, qui semblaient enfin devoir se stabiliser.
Tous se retrouvaient au camp de Beverloo, où les attendaient un cadre amélioré d'année en année, et des terrains aux noms archi-connus qui n'étaient plus une révélation pour personne. Mais les divisions commençaient à sortir de ces étroites limites, de ces lieux consacrés à des évolutions stéréotypées, pour pratiquer les grandes manœuvres en terrain varié. Innovation audacieuse des années 1880 ; occasion pour les journalistes de prendre contact avec un nouvel aspect de l'armée et en tirer des papiers pittoresques.
En 1890, par exemple, deux divisions marchent l'une vers l'autre. La deuxième vient d'Anvers et, comme entrée de jeu, franchit l'Escaut sur deux ponts de bateaux ; l'autre part d'Ypres. Chaque chef de parti a toute liberté de décision. Il y a ici, par exception, une recherche des conditions réelles. En avant, la cavalerie « bat l'estrade », part à la découverte : lanciers avec leur arme haute, chasseurs avec le mousqueton au dos, guides coiffés de l'énorme (page 187) talpack, jettent des taches mouvantes et colorées dans les campagnes sous le soleil d'août. L'élément le plus curieux d'une colonne en marche est le charroi, étonnant amalgame de voitures et de charrettes de tout genre, réquisitionnées, et conduites par des paysans. Et voici l'infanterie : « fusil à la bretelle, pipe au coin de la bouche, blancs de poussière, sueur au front, mains noircies, buffleteries trempées, mais crânes quand même », avec les tambours « caisse relevée jusqu'à hauteur de l'estomac, bras ballants derrière le sergent-clairon, qui porte sur l'épaule, comme une masse, sa canne à pommeau d'argent. » Et lorsque le contact est pris sur la rive gauche de la Lys, ce sont les charges de cavalerie, lanciers contre chasseurs : les performances des carabiniers qui abattent des étapes de 32 km à 7 ou 8 km à l'heure : la « bataille de Pitthem », la conférence finale sous les yeux des attachés militaires et autres spectateurs étrangers.
Un saut de six années : 1896. Rien n'a changé dans les coloris, la variété des tenues, ni leur adaptation aux besoins ; dans les procédés tactiques. Le cadre des manœuvres : la Hesbaye entre Saint-Trond et Huy, le Condroz entre Huy et Marche. Deux divisions, troisième au Nord, quatrième au Sud, vont se disputer les passages de la Meuse à Huy et Ampsin, C'est un jeu où le « gagnant » tire gloire de sa victoire. Il ne convient pas que les règles en soient faussées au détriment d'un parti. Le commandant de la division sud préside un banquet à Marche, avant le début des hostilités et signale dans son speech, son désavantage, une infériorité numérique notable « ne nous laissant guère de chances d'obtenir le moindre succès « , mais, ajoute-t-il, ces pessimistes « ont perdu de vue que la présence au milieu de nous de S. A. R. le prince Albert (il préside le repas)... vaut bien plus qu'une brigade, quatre batteries et une compagnie cycliste. » Le prince commande la compagnie du bataillon des grenadiers, et participera à toutes les phases. Après l'offensive. après les combats de Huy et d'Ampsin, il affirmera au cours d'un autre banquet, offert cette fois par le ministre de la guerre aux autorités et aux attachés militaires de Russie, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Suisse, Roumanie, Etats-Unis : « C'est un vrai bonheur pour moi de prendre part à nos manœuvres à la tête d'une belle compagnie d'infanterie, car j'ai pu constater avec (page 188) fierté la vigueur, l'entrain et le patriotisme de nos soldats. » Un éloge à retenir.
La Meuse a été traversée par le parti sud, mais il devra se mettre en retraite, non sans que les officiers des grenadiers aient remercié les habitants de Huy de leur hospitalité en y organisant une fête vénitienne.
Au cours de la deuxième période, il faut des combats spectaculaires. On retardera donc de deux heures le départ d'une arrière-garde qui a rempli sa mission, pour permettre à l'ennemi d'arriver et de l'accrocher, mais par sa lenteur il manquera cette occasion offerte. Sur la dernière position, à Buzet, se livre la bataille ; on en donnera le lendemain une redite pour les spectateurs étrangers, cette fois à un rythme invraisemblablement rapide. Le tout est couronné le 3 septembre par une grande revue devant le roi, la reine, le comte de Flandre et la princesse Clémentine.
Ces manœuvres promenaient l'armée successivement dans toutes les régions du pays, amenaient les soldats au contact direct des habitants, chez qui ils logeaient, souvent avec nourriture. Ecole pratique de préparation à la guerre suivant les idées du temps, mais aussi et surtout spectacle haut en couleurs et piaffant, qui trouvait son apothéose dans la « bataille » soigneusement amenée et mise en scène. Il était possible, à cette époque, de donner l'illusion et le frisson de l'épique : les fumées épaisses rampant sur le sol, les clairons sonnant la charge, les roulements des tambours, le galop des chevaux, les charges lances basses, les odeurs âcres, la diversité des tenues, les drapeaux déployés, tout y concourait. Le mess du régiment des grenadiers a conservé une toile de belles dimensions, due au peintre Edwin Ganz : L'Assaut de Montaigu, au cours des manœuvres de 1884. Les expressions farouches sous les lourds bonnets, l'élan théâtral des corps lancés dans la course à l'ennemi, le geste dramatique de l'officier arrivé le premier sur la crête, sabre et revolver dans les mains, tout prouve que l'on joue vraiment le jeu, sans « chiqué » ; tout accentue le mouvement de ce tableau de la petite guerre. Il couronne la série d'images d'Epinal nous restituant, après tant d'années, le souvenir figé, mais évocateur malgré tout, d'une armée qui essayait, quoi qu'en pût penser le pays, de prendre son rôle au sérieux, en toute honnêteté.
Qu'était-elle en réalité, en cette fin de siècle ?
Le cadre des officiers offre les mêmes caractéristiques quant (page 189) aux âges. L'examen de la situation dans les régiments déjà « prospectés » : grenadiers, septième de ligne, premier de lanciers et premier d'artillerie, nous montre des colonels de 54 à 52 ans ; des lieutenants colonels de 52 à 49 ; des majors de 57 à 44 ; les capitaines-commandants s'échelonnent de 54 à 39, les capitaines en second de 50 à 36, les lieutenants de 41 à 24, les sous-lieutenants de 38 à 24. Il en ressort nettement qu'une carrière normalement favorable n'est assurée qu'aux sous-lieutenants promus jeunes, c'est-à-dire sortis de l'école militaire, car il existe à la base un décalage de 4 à 6 ans au moins entre eux et les officiers venus du cadre des sous-officiers. L'appartenance au corps spécial d'état-major confère la quasi-certitude du généralat. Dès le début de la carrière, le plafond de la grande majorité est fixé au grade de capitaine-commandant ; nulle surprise à attendre, mais aussi aucun coup bas des collègues. Dans l'arme de l'artillerie, on constate une certaine régularité dans la carrière-type : colonel 54 : lieutenant-colonel, 52 , major de 44 à 48 ; capitaines-commandants de 34 à 50, capitaines de 31 à 36, lieutenants de 27 à 29, sous-lieutenants de 23 à 26. Partout ailleurs on est frappé par l'étalement anormal des âges dans un grade. Ce seul fait suffirait à expliquer la réserve des rapports entre collègues, où la réelle et constante camaraderie n'enlève rien au respect dû à l'ancienneté. « L'ancienneté est un grade » : ce principe indiscuté atténue quelque peu l'amertume d'une carrière limitée.
L'instruction et l'éducation des officiers en général s'étaient sensiblement améliorées depuis que les promotions annuelles de l'école militaire alimentaient régulièrement les cadres, et que les examens A et B imposaient un certain effort en cours de carrière. Education plus formelle, sans doute, que profonde, aisée ou brillante, sauf pour une minorité issue de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. Beaucoup d'officiers n'avaient guère l'occasion, ni la possibilité matérielle, de se mêler à la vie mondaine, malgré les conseils de certains chefs de corps. Chacun se trouvait régi, dans ses rapports avec ses chefs et ses camarades, par un code de règles strictes et rigides, appliquées, suivant son origine, dès l'école des pupilles, l'école régimentaire ou l'école militaire. Dans une conférence donnée en 1877, le major Muller conseillait aux plus fortunés d'avoir le tact de modérer leurs dépenses en commun (à la pension, au café) en les alignant sur celles de la généralité ; de ne pas traiter leurs invités à la pension sur un (page 190) pied trop élevé. Il y avait là une inévitable inégalité sociale que seul un esprit de corps vivant et fort pouvait faire oublier.
L'officier belge n'était ni un bel esprit, ni un beau parleur. Correct, élégant même dans sa tenue obligé par le port permanent du sabre à surveiller son attitude et son allure, toujours « dégagées et martiales », rarement détourné du service de la troupe ; rompu aux exercices fréquents sur le terrain, il était le plus souvent élancé, robuste, endurant, avec une « marque de fabrique » commune à tous : une certaine raideur, une certaine brusquerie « bien militaires. » Mainte photographie de groupe, jaunie par le temps, nous les montre avec leurs visages tannés et virils accentués par les moustaches soigneusement lissées et relevées en crocs, avec leurs poses avantageuses ; il s'en dégage une impression d'homogénéité, de cohésion. L'officier de cette époque est un type à part ; il n'a rien du bureaucrate. A personne ne viendrait l'idée de l'assimiler purement et simplement à un fonctionnaire.
Et pourtant, du fonctionnaire il a l'accoutumance à une existence régulière, sans événements bien marquants. La petite ville de garnison finit par avoir ses attraits. On y trouve le calme, c'est vrai, mais aussi, comme le remarque avec philosophie le lieutenant-colonel Morrison, « de jolis minois, des bibliothèques, des conférences scientifiques, des sociétés avec les publications nouvelles, un charmant accueil, un logement à bon compte, des cagnottes et des promenades en bande. »
Que valait ce cadre au point de vue professionnel ? Le lieutenant général baron Goethals nous le montre « curieux et instruit », conscient des progrès militaires réalisés à l'étranger, tout aussi conscient de la routine belge, et de ce fait inquiet et découragé. Il est hors de doute que les officiers de cette époque étaient désireux de se tenir au courant de l'évolution des idées. Les publications militaires indépendantes, telles la Belgique militaire très combative, et le Journal de l'armée belge exclusivement technique, avaient de nombreux abonnés et pouvaient vivre par leurs propres moyens. Le Bulletin bibliographique officiel, consacrait des études, souvent fort bien faites, aux armées étrangères : organisation, armement, matériel, tactique, manœuvres. Un Brialmont était assuré d'avoir beaucoup de lecteurs. Bien mieux, de petits livres spécialisés, un Guide de l'officier et du sous-officier aux avant-postes ou un catéchisme (page 191) militaire ou Guide militaire du jeune guerrier, se vendaient. De telles constatations sont « impensables » à notre époque, où tout est pourtant en constante évolution et exigerait une incessante curiosité.
Le lieutenant-général baron Guillaume intéressait un public à l'histoire de nos régiments nationaux ; l'Académie des sciences et des lettres l'accueillait. Son collègue, le lieutenant-général Renard, se faisait un nom à l'étranger par ses études militaires d'ordre tactique. D'autres, plus obscurs, consacraient des livres à l'histoire militaire du territoire actuel de la Belgique (1865) ou à l'histoire de l'artillerie, ou des relations de campagnes sur notre sol. On note donc une activité intellectuelle, sans grand éclat peut-être, mais réelle. L'institution des conférences régimentaires et de garnison obligeait les officiers à traiter en public des sujets d'intérêt général ou particulier et, à défaut d'idées personnelles, à exploiter, donc à consulter, la documentation existante, très abondante du reste à cette époque.
C'est en connaissance de cause que les officiers, dans leur immense majorité, réclamaient des réformes. Mais l'expression libre de leurs opinions se trouvait brimée par l'interdiction du ministre, le général Pontus, de rien publier sans sa permission. « Comme soldat, je suis honteux de mon pays », déclarait en le général-major retraité Cocheteux dans une réponse à une enquête de l’Etoile belge en 1890. Un autre, le lieutenant-général Charmet, lui faisait écho : Il faut renoncer à faire quelque chose pour l'armée. »
Un tel désaccord fondamental entre le pays (ou plus exactement le corps censitaire) et les cadres, pendant trente années, avait produit des effets nocifs. « Cela ne pouvait qu'amener l'abaissement des caractères, et l'on ne doit pas s'étonner que les officiers... lorsqu'ils sont appelés aux fonctions élevées, aient perdu les qualités sérieuses de cœur et d'esprit qui les distinguaient à leur entrée dans la carrière », écrit le général Goethals en 1878.
Déjà la bureaucratie sévit, compagne obligée de la centralisation ; les officiers d'état-major en portent la responsabilité et l'impopularité.
Après trois années d'études théoriques, de dissections de campagnes et de batailles, d'exercices tactiques ; après un examen (page 192) de sortie, les officiers-élèves de l'école de guerre recevaient le brevet d'adjoints d'état-major (A.E.M.) et effectuaient des stages d'armes. Les deux ou trois mieux classés étaient mis à l'épreuve, pour voir s'ils étaient dignes d'accéder au Saint des Saints, le corps spécial d'état-major. Dès lors, pour ces derniers de façon permanente ; pour les A.E.M. avec parfois un bref retour à la troupe, commençait une carrière de bureau. On y copiait à la main beaucoup de documents, car on ignorait encore la machine à écrire et la reproduction des pièces. Le scribe intelligent à la belle écriture élégante consacrait ses heures à établir en plusieurs exemplaires de magnifiques rapports et comptes-rendus. où la calligraphie était reine avec ses pleins, ses déliés et ses arabesques.
Le corps spécial tendait à exercer une sorte de dictature larvée centralisant toutes les activités. Fort de sa doctrine, il en vint à suspecter tout effort spontané. Entravant la libre initiative, l'initiative « non commandée » comme se plaisaient à dire les militaires, il finit par éliminer comme superflues les facultés de libre examen. En 1878 le Journal militaire officiel alignait 60 gros volumes qui traduisaient la fièvre de faire, de défaire et de refaire, à laquelle l'armée restera fidèle. Des contemporains qualifiaient durement un tel régime, « dissolvant, abrutissant » qui, affirmaient-ils, exigeait, pour y résister, des caractères d'une trempe exceptionnelle.
Jusqu'alors, l’arme avait toujours connu cette situation faite de routine, mais il y a ici un accent nouveau, celui de la révolte. Une révolte toute théorique du reste, et impuissante, comme elle le sera toujours dans l'avenir, ne trouvant aucun écho dans le pays.
Beaucoup se rendaient compte que « la vraie sagesse est de ne rien faire, parce que travailler est s'exposer un échec et une défaveur. » Et l'on cite entre autres exemples celui d'un général dont l'honnêteté égalait l'incapacité, et répondant aux félicitations d'un camarade : « Il ne pouvait en être autrement, car je n'ai jamais mis une paille dans le chemin de personne. »
Le cadre des sous-officiers était moins homogène encore par ses origines. On y rencontrait quelques « braves anciens » placés le plus souvent dans des emplois sédentaires, et sans grande influence sur leurs collègues plus jeunes ; quelques sujets d'élite se préparant à l'examen de la sous-lieutenance ou, après (page 193) réussite, attendant pendant quelques années leur étoile d'or, en se tenant un peu à l'écart de leur milieu du moment ; un certain nombre de miliciens promus sergents avec une instruction générale fort limitée ; enfin des sous-officiers issus des volontaires, de l'école des pupilles ou des écoles régimentaires, avec une bonne base ; leur jeunesse constituait, aux yeux de leurs pairs, un handicap jusqu’à 21 ou 22 ans.
Moins encore que les officiers, dont la vie de mess ne s'organisait que dans les casernes nouvelles, les sous-officiers d'un régiment, ou d'un bataillon isolé, n'avaient de vie communautaire qui pût leur donner pleine conscience de la dignité de leur état. La caserne leur réservait un confort rudimentaire, amélioré toutefois dans les locaux neufs, où des chambres séparées leur étaient réservées par groupe de3 ou 4, Le service, très astreignant dans sa monotonie, ne leur laissait que peu d'heures de liberté, sans permission de nuit. Ils n'avaient aucune perspective d'avenir, ni de garantie matérielle bien sérieuse à l'issue de leur carrière. Ce déplorable état de fait est dénoncé par de nombreux officiers de l'époque. Le dégoût du métier amenait certains sous-officiers, toujours au contact de la troupe, à se muer en tyranneaux. Il est aisé de déduire de certains témoignages que pas mal de commandants de compagnie adoptaient le système de la rigueur, de la brusquerie, de la virulence verbale pour manier les soldats issus du recrutement. Ils donnaient évidemment le ton à leur cadre, et le régime général se caractérisait plus par la fermeté que par la bienveillance.
Quelques pas furent pourtant faits sur la voie de l'affirmation de la dignité des subalternes. Depuis 1876, le sous-officier n'était plus soumis à la peine du cachot avec pain et eau, remplacée par la prison militaire avec nourriture ordinaire. La suspension du grade avait été abolie ; la dégradation devenait exceptionnelle ; on avait innové avec la rétrogradation, devenue de pratique courante. Les sous-officiers et les caporaux ne pouvaient plus être privés du port de l'arme.
Le sort matériel du soldat ne s'était amélioré que dans une très faible mesure. Nous ne pouvons mieux définir les conditions de son existence quotidienne qu'en décomposant sa solde journalière, 0,78 fr. Lorsqu'il était incorporé, l'Etat, qui le privait de sa liberté, lui avançait généreusement la somme représentative de son habillement et de son équipement militaires, (page 194) et devenait ipso facto son créancier : de 150 frs pour l'infanterie, de 220 frs pour les armes montées ; il lui en ristournait une première mise de 36 et 50 frs respectivement. Chaque jour on lui retenait tout d'abord 30 centimes pour apurer cette dette, 20 autres pour payer les 300 grammes de viande (les 750 gr de pain étant fournis à titre gratuit), 15 encore pour les légumes, pommes de terre, café, sel, poivre, chauffage, barbier, cirage. Notre homme paiera encore, de façon irrégulière, les réparations, les effets remplacés, en tenant compte d'une indemnité d'usure. En fait, il ne se trouvera jamais quitte de sa dette envers l'Etat ; il subira probablement une retenue extraordinaire, et sa libération du service ne sera acquise que contre le remboursement intégral du solde, soit par lui, soit par sa famille. On comprend aussi qu'une comptabilité de ce genre, individuelle et quotidienne, ait absorbé une large part du temps des capitaines, pécuniairement responsables, et immobilisé le sergent-major, le sergent-fourrier et leurs employés. La solde en main, réservée aux dépenses somptuaires et à l'agrément de la vie du soldat, s'élevait 7 ou 8 centimes par jour. Même en centimes-or, cela ne représentait pas un pouvoir d'achat très impressionnant !
Il est vrai que, suivant certaines bonnes âmes, la caserne offrait au soldat un cadre de vie où rien ne lui manquait. Une revue militaire française déclarait : « Les soldats belges sont choyés comme des demoiselles de pensionnat. » Nos journalistes s'extasiaient devant les trois repas, le pain de pur froment bluté 12 p. c., ni compact ni spongieux » (à la vérité fort bon), devant la soupe « nulle part plus odorante, plus savoureuse, plus consistante », et devant l'innovation des salles de réunion éclairées, chauffées, dotées de « jeux honnêtes » et d'une cantine. Les nouvelles casernes offraient à coup sûr un confort moins discutable, mais les autres restaient vétustes et insalubres. Seule, la rage de propreté qui caractérise le Belge, et plus spécialement Ic milieu militaire belge, réussissait à conserver un aspect décent à ces bâtiments délabrés. Sur les photos, la cour de la vieille caserne Sainte-Elizabeth, rue des Comédiens, à Bruxelles, offre une impression, monacale sans doute, mais encore convenable avec ses façades soigneusement chaulées. Lorsque les travaux de la Jonction la jetèrent bas vers 1905, des hordes de rats se (page 195) répandirent dans les maisons voisines. Malgré son inconfort, son aspect sinistre, elle avait longtemps abrité le régiment des grenadiers avant de consacrer ses dernières années au train des équipages.
En 1893, l'armée comptait (chiffres budgétaires) : 3.390 officiers et 46.219 sous-officiers, caporaux et soldats se décomposant en 10.667 volontaires (proportion très élevée), 5.452 volontaires avec prime et remplaçants, 30.100 miliciens. Depuis 1884, le contingent annuel s'élevait à 13.300, moins 500 dispensés en moyenne. Il représentait 25 p. c. des inscrits au tirage au sort. En 1889, la durée totale du temps de service avait été portée à 13 années.
Ces effectifs paraissent suffisants pour l'époque, mais la réalité était différente. Tous se plaignent alors de la situation squelettique des unités. Certains régiments. même pour les manœuvres, se voient réduits à une compagnie pied de guerre (soit 250 hommes) ; il faut « embrigader les cuisiniers, les serveurs et les employés. » A Louvain, un bataillon détaché n'est pas en mesure de fournir une garde de 30 hommes.
Il y avait deux causes à cet état de fait permanent.
Tout d'abord le souci des économies budgétaires.
Chaque unité était créditée d'un budget répondant un certain nombre de « journées de présence. » Les comptables suivaient attentivement la courbe de ces dernières, et dès qu'elles semblaient sur le point d'atteindre une moyenne trop forte, on ouvrait les vannes en envoyant une partie des miliciens en congé temporaire. Cet astucieux jeu d'équilibre se révélait fort dommageable pour la stabilité des effectifs.
Or, ceux-ci étaient, de façon permanente, réduits par les fortes ponctions en aides-comptables, en scribes, en ordonnances, en employés les plus divers. A Anvers, par exemple, les soldats étaient utilisés chaque semaine à porter les literies sur les quelques kilomètres séparant la ville des forts ; il fallut du temps avant que l'on s'avisât de les remplacer par des fourgons. Les gardes, les corvées, le service de place avaient le pas sur l'instruction. Cette dernière n'embrassait pas des matières très variées ni très fournies ; on en sourit aujourd'hui. Et pourtant l'on consacrait, nous l'avons dit, 3 mois l'école du soldat, « drill » élémentaire ; 3 à l’école de compagnie, 2 à celle du bataillon, 2 à celle du régiment. Programme tout théorique. En fait, on passait les (page 196) trois quarts du temps au rang serré, aux inspections, théories, dépaquetages et corvées. Les « écoles » des unités supérieures au peloton étaient pure fantaisie ; faute de soldats présents dans les rangs, on y suppléait au moyen de « cordeaux » que tenaient deux comparses, et qui figuraient des rangs entiers. On perdait consciencieusement son temps, et aussi tout intérêt, car le service ainsi compris devenait abrutissant. « Le but est-il d'amener le soldat à cesser de penser ? » demandait en 1896 un capitaine d'infanterie. « C'est une solution... Il est plus facile de détruire les volontés que de les diriger. » On en arrivait, comme l'écrivait brutalement le lieutenant-général Van der Smissen, à une armée de parias à laquelle les gros personnages ne s'intéressent que les jours de parade ou de manœuvres. Et le rendement pratique ? « Au combat, les groupes dispersés, dans lesquels il n'y a que rarement des soldats en état d'apprécier ce qu'il convient de faire et de guider leurs camarades, s'arrêtent, se jettent de côté ou se précipitent en avant sans discernement. Les chefs courent de tous les côtés pour redresser les fautes » (Lettre du général Van der Smissen à l’Etoile belge, 1 février 1891).
Au cours de la dernière décennie du siècle, avant même que Lyautey eût publié son fameux article sur le Rôle social de l'officier, apparaissent ici et là des idées saines, imprégnées d'un certain sens de l'humain. Se faire comprendre, montrer la nécessité et l'utilité de ce que l'on impose, obtenir une discipline qui ne soit plus le seul résultat d'un long « dressage » générateur d'aversion et de dégoût. Obtenir la concentration de toutes les volontés vers un même but, pour un même résultat. Telles sont quelques-unes des opinions émises à l'encontre des idées conformistes. L'auteur d'une brochure intitulée La Nationale et la Question Sociale (Anvers, 1893) préconise déjà un programme de conférences, de promenades, de visites préparées, de cours de chant et de danse. Il assure que « l'officier doit se faire le protecteur du soldat, s'intéresser à son sort, à son avenir. » Il voudrait voir utiliser les hommes de métier, confier aux soldats eux-mêmes la gestion de la buanderie, de la cantine, transformer l'âme même de la caserne « abhorrée » pour en faire la « pépinière des bons citoyens. »
Ces propositions généreuses étaient fort en avant sur leur temps. A la même époque, un représentant reprochait au ministre (page 197) de la guerre de ne pas accepter comme volontaires avec prime les individus sortis de Merxplas, Hoogstraeten et autres dépôts de vagabonds ! D'un côté, la caserne présentée comme une école nationale de civisme, acceptée de l'autre comme un dépotoir social !
L'armée, depuis ses origines, avait pâti de la suspicion des milieux catholiques, A la vérité, rien n'avait été réalisé au point de vue de l'exercice du culte par les militaires. Cette constatation est assez surprenante. alors que la participation de tous, officiers et soldats, était considérée comme un service sans échappatoire lorsqu'il s'agissait d'une procession publique accompagnée par des unités de l'armée. (Note de bas de page : Rappelons que Brialmont, sous-lieutenant du génie à Mons en 1846, fut placé en non-activité par mesure d’ordre à Termonde, pour avoir refusé de conduire ses soldats à la messe. Sur intervention personnelle du roi auprès du général Prisse, il fut réintégré dans les 24 heures. Fin de la note.) Depuis 1855, chaque soldat avait liberté de remplir ses devoirs religieux, mais il n'y était aidé en rien. Il pouvait sortir le dimanche à 8 heures, mais devait rentrer pour le repas de midi et l'appel. L 'éloignement entre la caserne et l'église où se célébrait une messe militaire (à Bruxelles, Sainte-Gudule) était un obstacle sérieux. A peine 20 p. c. des soldats allaient l'office. Les aumôniers ne pénétraient que rarement dans les casernes. En 1889, ils étaient au nombre de 46, fort dispersés, attachés aux hôpitaux, aux camps et aux écoles (école militaire, école des pupilles), et sans rapports officiels avec les régiments. Désignés par les évêques, agréés par le ministre de la justice, payés par le budget du culte, ils étaient indépendants du ministère de la guerre, mais aussi sans action possible. Il faut y ajouter l'anticléricalisme latent dans le corps des officiers. La Belgique militaire et l'Echo de l’armée donnaient le ton de cette hostilité, camouflée sous le nom de neutralisme. Le dernier alla jusqu'à écrire : « Le passage par l'armée assainit nos jeunes campagnards au point de vue physique et moral. » En toute objectivité il faut reconnaître que les milieux catholiques étaient fondés à dénoncer dans la caserne un foyer d'irréligion, mais ils oubliaient que la responsabilité foncière en incombait à leur incompréhension des impératifs de la justice sociale.
Les témoignages sur le soldat belge reconnaissent avec un complet accord ses qualités foncières : obéissance, bonne volonté, résistance, ténacité. Après une période d'accablement résigné, il (page 198) s'adapte à sa vie nouvelle, y trouve peut-être quelques améliorations d'ordre matériel par rapport à son existence de prolétaire, acquiert un esprit de corps bien chevillé. Sorti de l'armée, il aime à en évoquer les souvenirs, que colorent peut-être dans un sens favorable les conditions de sa vie civile.
Situons-le dans l'ordre social de la fin du 19ème siècle. C'est une loi de décembre qui interdit le travail des enfants de moins de 12 ans, et en limite la durée à 12 heures par jour pour les enfants de moins de 16 ans, pour les tilles et les femmes de moins de 21 ans ; ce sont des lois de 1887, de 1896 et de 1901 qui, progressivement, garantissent le paiement intégral du salaire en réaction contre les odieux abus du « truck-system. »
A travers ses modifications successives, l'armée belge avait conservé les éléments essentiels et traditionnels des tenues du début. Les couleurs distinctives se retrouvaient au collet, aux passepoils : elles restaient l'écarlate pour l'infanterie de ligne et les grenadiers ; le jaune pour les carabiniers et chasseurs ; le noir pour le génie ; l'amarante pour les guides et le premier lanciers, le jonquille pour les chasseurs cheval, et le deuxième lanciers ; le blanc pour le troisième lanciers, le bleu-ciel pour le quatrième lanciers, le train et le bataillon administratif. L'infanterie, le génie et le train portaient la tunique ; l'artillerie : l'habit ; la cavalerie le dolman. Le pantalon était de drap bleu pour l'infanterie, le génie et la cavalerie (sauf les guides, couleur amarante) ; gris-beige pour les carabiniers et les chasseurs ; gris-marengo pour les grenadiers, l'artillerie et le bataillon administratif. Les coiffures s'appelaient shakos, chapeaux, bonnets à poils, talpacks et shapskas.
Ces divers éléments constitutifs se prêtaient des combinaisons nombreuses, qui donnaient une grande variété aux unités chamarrées de cette époque. Dans les parades, leurs tenues se rehaussaient encore de plumes de coq, de panaches ou de « flammes » aux coiffures, d'épaulettes et de fourragères. La seyante ceinture de soie ceignait la tunique des officiers en service de place.
Sur le terrain de l'armement, l'armée belge ne se laissa jamais distancer par les pays voisins. Elle prit même parfois l'avance sur certains. Ce fut le cas avant 1870 dans le domaine de l'artillerie de campagne, par l'achat de canons de 8 et de 9 cm avec obturateurs Wallrendorf et chargement par la culasse. Le général français Lebrun, de l'entourage de Napoléon III, vint à deux (page 199) reprises à Brasschaet, en 1867, sur un désir de l'Empereur habilement favorisé par le roi Léopold II. Il y vit manœuvrer et tirer cette artillerie mobile, précise et rapide ; ses impressions très favorables semblent avoir eu une certaine influence sur le respect de la neutralité belge en 1870. Au banquet clôturant sa visite, le général Lebrun porta un toast souhaitant qu'en cas de conflit l'armée belge formât l'aile gauche de l'armée française. Le lieutenant-général Eenens y répondit qu'elle n'y manquerait pas, moins qu'elle ne fût obligée de devenir l'aile droite de l'armée allemande.
La Belgique était fort riche en pièces de siège ; les magasins d'Anvers regorgeaient de canons de toutes formes et de toutes époques, entretenues avec grand soin : « un régiment d'antiquités. » Le matériel moderne, renouvelé entre 1860 et 1870, était déjà dépassé par les progrès techniques.
L'armée faisait piètre figure en matière de charroi. L'infanterie n'en recevait que par réquisition, à la mobilisation. Le régiment de cavalerie possédait depuis six fourgons lourds. Les voitures-cuisines restaient à l'état de projets dans des publications militaires : on y suppléait par un encombrant matériel portatif. En résumé, l'armée belge, sur le plan technique, souffrait des mêmes inadaptations, des mêmes incapacités que la plupart des autres. Elle pratiquait une tactique désuète, suivant les idées du temps. Mais, à ces défauts communs presque tous les pays, elle ajoutait, seule cette fois en Europe, le terrible handicap d'un recrutement vicieux.