(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
(page 123) Avant 1870, les protestations contre le remplacement étaient restées isolées. Les observateurs belges scrutaient les armées voisines ; ils voyaient se développer, en France et en Prusse, deux systèmes militaires fort différents. Le premier, conservateur, basé sur la substitution, et le rengagement de vieux soldats, bénéficiait encore du prestige des victoires de 1854-55 et de 1859. Le second, progressiste, imposait le service personnel à terme relativement court. Les succès prussiens de 1864 et de 1866 rendaient perplexes les esprits ouverts.
(page 123) Deux tendances se précisaient aussi dans les méthodes d'instruction et dans la tactique. Un nombre toujours croissant d'officiers belges se sentirent attirés par la rigoureuse cohésion prussienne. Mais il fallait une rencontre violente entre les deux armées pour que fût tranchée la question de suprématie. Les événements de 1870-71, suivis avec passion, ébranlèrent bien des convictions solidement assises, posèrent des problèmes nouveaux, provoquèrent des mouvements en sens divers. Notamment en matière de recrutement de l'armée.
En 1850, la durée de la présence effective sous les armes n'était pas fixée légalement. Théoriquement de 5 années, elle variait par le jeu des congés de longue durée, de 18 mois pour l'infanterie à 3 ans pour la cavalerie. La loi de 1853 donna des chiffres : 28 mois pour la ligne et les chasseurs, 40 pour les carabiniers et grenadiers, 54 pour la cavalerie, pour l'artillerie de siège et le génie, pour l'artillerie montée et 48 pour l'artillerie à cheval. Les autorités militaires les estimaient nécessaires pour les besoins de l'instruction, pourtant bien simple, Une nouvelle loi, en 1867, unifia ces durées deux années, avec trois rappels de un mois chacun. Enfin, la loi du 3 juin 1870 établit la durée effective du service 26 mois pour la ligne, 3 ans pour les grenadiers, les carabiniers, l'artillerie de siège et le génie, 4 ans pour la cavalerie, l'artillerie cheval et montée, le train. Les miliciens étaient soumis à des rappels d'un mois.
La longueur et la lourdeur de ces obligations suffiraient à expliquer la répulsion de tous à l'égard du service militaire. Il n'apparait à personne comme un devoir sacré de défense. Rarissimes sont ceux qui croient une menace contre la Belgique. Le respect de notre neutralité en 1870 sera un argument de poids. La classe bourgeoise, foncièrement antimilitariste, possède seule les bulletins de vote. Les classes pauvres, rurales et ouvrières, honnissent tout autant l'armée, pour d'autres raisons, mais ne peuvent se faire entendre. Tous ceux à qui s'offre une possibilité d'échapper à prix d'argent au service militaire n’hésitent pas à en profiter. On comprend que les parents aisés de futurs miliciens tiennent à voir se prolonger un régime légal qui leur permettra de soustraire leurs fils à cet impôt redoutable.
Les représentants hostiles à toute réforme avaient beau jeu d'affirmer que les règles démocratiques étaient respectées. Tous (page 124) les citoyens, disaient-ils, sont égaux sur la ligne de départ, puisque tous sont soumis au tirage au sort. Ce dernier est logique puisque l'armée ne réclame chaque année qu'une faible partie du contingent : 12.000 hommes. Chacun court donc honnêtement sa chance. Or la loi accorde au citoyen qui tire un mauvais numéro le droit de se chercher un substituant. Nul n'est obligé de s'y prêter. Il s'agit d'un contrat libre, dont les termes sont connus. Du reste, vous ne payez pas votre remplaçant pour se battre en votre nom, mais uniquement pour passer à votre place quelques dizaines de mois désagréables. Les citoyens non incorporés doivent en effet servir dans la garde civique.
Comme le disait en 1868 le représentant Gerrits, on se libérait « au prix d'une poignée d'argent qui souvent ne représente même pas le quart du prix d'un cheval de luxe. » Pour certains, l'objection tenait plus dans le prix que dans le principe même. Naguère réservé aux classes supérieures et moyennes, le remplacement gagnait la petite bourgeoisie et quelques milieux ouvriers (lettre du représentant Thonissen, 18 juin 1871). Les sociétés spécialisées dans ce trafic ne cessaient d'imaginer des combinaisons nouvelles pour étendre leur clientèle. Des « tontines » se créaient. Moyennant un versement annuel de 50 francs pendant 6 ans au bénéfice d'un jeune enfant, la Compagnie des Rentiers Réunis assurait au père de famille une somme de 1.500 fr. à 1,800 francs, payable le jour où l'enfant atteindrait l'âge de milice et devrait fournir un remplaçant.
L'opposition parlementaire à toute réforme militaire de fond restait cohérente. Tout au plus constate-t-o)n de loin en loin une modification légale des statuts, pour tenter d'améliorer le régime du remplacement.
Depuis longtemps les autorités entendaient enlever aux agences une partie importante du marché, en se substituant à elles dans la recherche de remplaçants. Après dissolution de la Société pour l'Encouragement au Service Militaire, la loi du 30 juin 1870 et l'arrêté royal d'application du 10 novembre 1870 modifièrent assez sensiblement le régime. Les mariés ne furent plus admis au remplacement ; du point de vue social, cette mesure se défendait, car la femme et les enfants se trouvaient abandonnés sans ressources. La commune dut fournir un certificat de bonne conduite. On cessa de rendre le remplacé responsable du (page 125) remplaçant ; si ce dernier désertait, seul l'Etat en subirait la perte, non plus Ie privilégié, ni les officines spécialisées. Cette loi officialisa le rengagement des militaires et l'appel direct par l'administration à des volontaires, en instituant la catégorie des volontaires avec prime, ou « V. A.P. » Etaient admis à contracter : les miliciens ayant terminé leur terme : les militaires âgés de moins de 40 ans et les civils de 25 à 30 ans, pour un maximum de deux termes de huit années. Ils recevraient 300 francs à la signature, 1.000 francs à l'expiration du terme, et une haute paie de 0,10 franc par jour. Ces volontaires d'un type spécial feraient nombre dans le contingent annuel, remplaçant indirectement. impersonnellement, des miliciens ayant racheté leur liberté.
La levée de 12.000 hommes de 1871 se décomposait comme suit :
Volontaires à déduire du contingent : 363
Dispensés (après tirage) : 189
Retardataires : 325
Miliciens remis à l'autorité militaire : 11.123
De ces derniers. furent remplacés :
Avant l'incorporation : 1.796
Après l’incorporation (fin 1870) : 600
Au début de 1871, 451.
Soit 2,847, ou environ 25 p. c.
L'intervention de l'administration ne fut guère appréciée par les parties intéressées, bien qu'elle eût chargé 40 officiers pensionnés, dits « de milice » de se livrer un véritable racolage officiel moyennant une indemnité annuelle de 1.200 francs. Les agences, mieux organisées, et mues par l'appât du gain, possédaient leurs rabatteurs et des complicités dans les administrations des petites communes rurales, qui leur fournissaient des listes de « clients. »
En 1872, 1.261 jeunes gens payèrent anticipativement leur prime à l'Etat pour obtenir un remplaçant, mais on ne put recruter que 50 V. A.P civils et 166 V. A. p militaires ; il fallut rembourser les 1.045 autres qui durent en hâte s'adresser aux marchands d'hommes.
Dans l'armée allaient ainsi voisiner les volontaires désireux de faire carrière ; les miliciens trop pauvres pour se faire remplacer, les remplaçants ordinaires, les remplaçants administratifs et V. A. P.
(page 126) Le volontariat que l'on pourrait appeler « pur » avait connu de grandes fluctuations. En 1853, l'armée comptait 18.000 volontaires : en 1870, 8.000 seulement ; ce nombre tombera à 5,000 en 1882 pour remonter à 9.623 en 1885, 10.340 en 1886.
Rapprochons ces chiffres des effectifs en remplaçants. De 1831 à 1840, on ne compta que 7 p. c. du contingent (prime trop élevée) ; de 1841 à 1850, 10 p. c. De 1851 à 1860 la proportion des remplaçants monte à 24 p. c., atteint 35 p. c. en 1865 (avec 3.444). Ce chiffre se maintient au-dessus de 3.000 entre 1861 et 1870, tombe à moins de 2.000 à partir de 1874 et remontera au-dessus de 2.000 en 1885. L'accroissement du nombre de remplaçants à partir de 1855 semble décourager bon nombre de volontaires, mais la crise est commune aux deux catégories à partir de 1870, et s'explique, d'une part par la hauteur des salaires, de l'autre, par des exigences morales accrues à l'égard des candidats-remplaçants. Par contre une crise industrielle, vers les années 1885, ramène là 'armée bon nombre de volontaires.
Les inconvénients du système, du point de vue de la valeur intrinsèque de l'armée, avaient été mis en lumière par la mobilisation de 1870. Sur les 79.608 hommes réellement présents, on comptait 21,936 remplaçants. Or, en six mois, d'octobre 1870 avril 1871, cette dernière catégorie fournit 1.190 déserteurs, et 352 condamnés en trois mois : proportion quadruple de celle des miliciens. Même constatation pour les condamnations à la prison ou aux compagnies de correction. En général, le milicien acceptait passivement son sort ; le remplaçant administratif ne désertait pas plus que lui ; par contre les remplaçants fournis par les officines étaient un ferment d'indiscipline.
Les défenseurs du système pouvaient proclamer qu'il y avait égalité devant le sort, possibilité d'acheter sa liberté (si l'on avait l'argent nécessaire), liberté encore de l'aliéner contre argent (parce que l'on était un déclassé, un paresseux ou un malheureux). Rien d'inadmissible à cela en principe. Mais les résultats ? Des miliciens pauvres entre les pauvres, ignorants, frustes et résignés, agglomérés avec les mercenaires aigris. Rien de démocratique dans cette armée, dont l'aspect prolétarien était évident. Et que devenait la dignité humaine ? Les procédés, voire même les textes légaux, font penser à du maquignonnage on y parle de « marché » réservé à l'État pendant quelques mois. Le Nouvelliste de Verviers (en 1874) fait allusion à cette (page 127) marchandise qui discute elle-même son prix. » En 1874 encore, un officier retraité s'engage à fournir 500 V. A. P avant octobre s'il reçoit 300 francs par homme accepté. Le ministre lui-même, dans une circulaire du 20 novembre 1873, reconnait le principe des agents recruteurs, « actifs, intelligents et loyaux » destinés à « moraliser le remplacement. » Il en avait grand besoin !
Aux adversaires du remplacement ne manquaient pas les arguments : statistiques inquiétantes des tribunaux militaires ; plaintes des chefs ; défaite de l'armée française ; avènement en France du service personnel obligatoire (le 1er janvier 1873), danger social d'une armée de pauvres.
On découvre bien ici et là des arguments d'une conception, d'une inspiration plus généreuses, évoquant le service des hommes libres dans l'Antiquité ; la notion sainte de la patrie défendue par tous ses enfants, y compris et surtout les privilégiés de la fortune ; la décadence fatalement liée à la chute de l'esprit civique ; la nécessité de créer la solidarité entre tous les citoyens (La Belgique militaire ? 2 juillet 1872).
ais de telles idées n'avaient guère d'échos : un immense égoïsme social les amortissaient. Plus habiles sans doute ceux qui agitaient le péril couru par la société établie.
L'Internationale avait réussi implanter une organisation en Belgique ; elle y possédait son journal, des propagandistes dans plusieurs villes, et même à Bourg-Léopold. Ils y « travaillaient » les milieux militaires ; on estimait que chaque levée annuelle amenait à l'armée quelques centaines d'affiliés. Certains avaient ouvertement déclaré, dans des meetings, que leur bataillon ne tirerait pas sur le peuple.
Les revendications ouvrières trouvèrent dans les sections de cette Internationale créée à Genève en 1806 l'armature et les dirigeants qui leur manquaient. Une loi belge de 1867 avait enlevé son caractère de délit à la coalition, tout en continuant à réprimer les menaces de violences. Les grèves devinrent plus pressantes et plus tumultueuses. En 1868, l'armée intervint pour maintenir l'ordre dans le bassin de Charleroi, sur réquisition de l'autorité civile ; une unité tira après sommations, couchant sur le sol une vingtaine de morts et de blessés. Certains (page 128) journaux, tout en dénonçant le caractère de l'émeute, soulignèrent l'iniquité de la situation ouvrière. L'Union Libérale de la garde civique de Liège fit valoir qu'une milice citoyenne faisant corps avec la population eût évité des incidents aussi déplorables.
Un examen rapide des troubles sociaux les plus sérieux dans le pays nous montrera une tendance constante, celle de l'affirmation de l'autonomie communale en matière de maintien de l'ordre. Des désordres de nature politique éclatèrent Bruxelles en 1857 ; en 1862 à Anvers, l'occasion de protestations contre les servitudes militaires entravant la construction ; en 1871 à Bruxelles, la suite d'un scandale politico-financier. D'autres se produiront en 1886, en 1893, en 1899, en 1902. Chaque fois, l'on verra les administrations communales utiliser tout d'abord leur police, bien insuffisante à cette époque, et leur garde civique qui, avec la fréquence et la violence accrue des manifestations, acquerra une importance jamais connue jusqu'alors. De son côté, le gouvernement, invariablement, consigne tout d'abord les troupes : si la situation se tend, il rappelle deux classes et envoie des renforts dans la région menacée. Mais, régulièrement aussi, les bourgmestres répugnent à y faire appel à titre préventif, moins encore à titre répressif.
Le problème de l'armée devant les troubles était donc posé. Les événements de la Commune de Paris en 1871 incitèrent des partisans du service personnel à y voir une garantie par excellence de l'ordre établi. Il fallait faire entrer dans l'armée « ceux qui ont intérêt à défendre la civilisation, le droit, la famille, la propriété, la monarchie, l'indépendance nationale », suivant les termes du représentant Thonissen. Il préconisait la fraternité d'armes qui « élève la dignité de l'un et abaisse l'orgueil de l'autre. »
Les partisans du statu quo restaient de loin les plus nombreux, Les campagnes de presse de leurs adversaires, surtout dans la Belgique Militaire, organe indépendant créé en (page 129) 1872 et dirigée par Léon Chomé, en fournissant une tribune libre à tous les mécontentements, avaient le don de provoquer leur irritation et des ripostes virulentes. Dans une société où tout reposait sur la stabilité des positions acquises, où les journaux s'inspiraient avant tout des convictions résolument conservatrices de leurs fidèles abonnés, rien de plus naturel que de dénoncer le caractère d'agitateurs de ceux qui entendaient bousculer le régime militaire établi et si commode. A l'envi, des feuilles de Bruxelles, Bruges, Gand, Anvers, Liège, soutenaient que le remplacement était « moral et salutaire », qu'il favorisait les carrières libérales. Des hommes politiques de première grandeur, dans les deux partis, un Woeste chez les catholiques, mais aussi un Frère-Orban chez les libéraux, reprenaient à leur compte les pénibles arguments de Monsieur Thiers, auxquels du reste il renoncera personnellement en 1872. Frère-Orban affirmait que la suppression du remplacement était « une idée fixe, une idée fatale » (discours de M. Frère-Orban à la Chambre les 1, 2 et 9 mai 1873).
On feignait de confondre service personnel et service général, alors que les partisans du premier s'évertuaient à démontrer qu'il n'en était rien, que la Prusse n'incorporait que 26 à 35 p. c. de son contingent (entre 1860 et 1868), plus 7.000 volontaires de 1 et de 3 ans.
La polémique allumée autour d'un point particulier du problème militaire s'étendait à l'ensemble, et ranimait des flambées d'antimilitarisme, dont certaines manifestations oratoires méritent d'être exhumées (citées dans La vérité sur la situation militaire de la Belgique en 1871, par Brialmont). L'un proclamait fièrement : « Nous sommes défendus par nos libres institutions », à un point tel, disait un autre, qu'une armée permanente est inutile : il suffira de mettre une arme dans les mains de tous les citoyens au moment voulu. Mais pourquoi des armes ? « Une nation est mieux défendue par les légions d'artistes qu'elle a produits que par des forteresses et des armées », s'écriait en avril 1871, dans son discours devant le Roi, un peintre de la classe des Beaux-Arts. Un conseiller communal d'Anvers, plus radical encore, et plus élégiaque, renchérissait : « Il faut niveler les remparts et y substituer des haies d'aubépines. »
Il fallait du courage pour faire tête à cette opposition conjuguée de la bourgeoisie, de la presse, de la « jeunesse dorée », et, pour d'autres raisons évidemment, de la « nouvelle école démocratique » et de l'anarchisme militant de l'Internationale.
(page 130) Brialmont constatait : « Le Belge aime tant la paix qu'il écoute avec joie et complaisance ceux qui la lui promettent. En lui disant : Vous payez assez d'impôts, la Patrie ne court aucun danger ; vous continuer de donner des remplaçants vos fils, on est à coup sûr bien accueilli. » Le lieutenant-général baron Goethals confirme ce point de vue en 1878 : « L'armée est peu sympathique au pays : on s'attire la défaveur publique en plaidant sa cause.3
Pour mener le bon combat et soutenir sa propagande en faveur du service personnel, La Belgique Militaire, fondée par un civil enthousiaste, Léon Chomé, ouvrit la fin du semestre 1872, et avec succès, une souscription parmi ses abonnés. Les milieux politiques se déchaînèrent. « Il n'était pas tolérable que l'armée se mêlât de leurs discussions et fit des pronunciamientos pour leur forcer la main. » Il fallut suspendre la publication des listes. L'armée, les officiers en particulier commençaient à voir plus clairement les impératifs d'une meilleure justice sociale, mais la partie était trop forte. Ils se montrèrent du reste souvent maladroits, avec leur rudesse d'hommes tout d'une pièce, leur vulnérabilité à l'ironie, et leur incapacité là a pratiquer, leur style souvent redondant et amphigourique, leur exaspération aisément déchaînée par les attaques, dont certaines se fondaient sur des faits exacts.
La presse recueillait évidemment toutes les critiques venant d'informateurs bénévoles. Un colonel s'avisait-il de faire manœuvrer son régiment au soleil, ou sous la pluie, ou dans la neige ? Les vivres étaient-ils d'une qualité médiocre ? Les lits trop durs ? Les exigences du service trop rudes ? Vite un écho, auquel ne manquaient pas « les larmes des mères, des sœurs et des fiancées. » Et aussitôt un officier, piqué au vif, de réagir, de foncer, parfois sans discernement. L'un d'eux, dans un élan lyrique qui est bien d'époque, écrivait : La caserne ! Un homme a osé la calomnier… C'est, au milieu de vos riches cités, la mâle fourmilière ouverte au grand jour, pleine des bruits du tambour et de fanfares joyeuses ; elle se drape dans sa fière pauvreté et n'a pour ses enfants que le brouet noir du Spartiate » (La Belgique militaire, 8 décembre 1872. Notons en passant que tous les articles cités sont signés d’initiales ou de pseudonymes).
Vint le point culminant de la crise. En automne 1872, les douze (page 131) membres militaires de la commission mixte votèrent l'abolition du remplacement, montrant l'unanimité de l'armée sur cette question sans se soucier de l'opposition politique. Avec un courage plus grand encore, le lieutenant-général Guillaume, forte personnalité, partisan convaincu de cette mesure tout comme ses prédécesseurs, y engagea son portefeuille ministériel. (Note de bas de page : Il avait déjà donné une preuve de son indépendance d’esprit en participant à la souscription de La Belgique Militaire.) Le cabinet catholique Malou y risquait son existence. Les intérêts électoraux l'emportèrent finalement et le général donna sa démission. (Note de bas de page : Le Journal de Bruxelles, officieux, osait déclarer en décembre 1872 : « Les officiers seuls, circonvenus par les écrits de quelques chefs, sont partisans de la réforme ».) Il faut ajouter l'honneur de ses pairs que de nombreux mois s'écouleront avant qu'on ne lui trouve un successeur militaire.
Le 10 décembre 1872, M. Pirmez, partisan du statu quo, s'exclama à la tribune : « L'armée de la Commune était celle du service obligatoire ; l'armée de Versailles était une armée organisée avec des remplaçants. » Antithèse simpliste. Victor Hugo en avait donné le goût.
Cette phrase nous permet de comprendre pourquoi l'argument répressif n'avait guère impressionné les milieux conservateurs.
Toute prolétarienne que fût l'armée recrutée dans les classes très pauvres, elle devenait à la longue un outil sûr, forgé par l'accoutumance des tâches quotidiennes, ne cherchant pas à comprendre le pourquoi des choses, bien incapable du reste d'accéder à cette compréhension. Le milicien, le remplaçant ou le V.A.P., venus de leur village ou de leur coron, ne savaient pas lire, ou ne se préoccupaient pas d'acheter un journal, trop onéreux pour leur bourse. Qu'y eussent-ils trouvé ? La presse de cette époque affiche un étonnant détachement à l'égard des problèmes sociaux. Les faits divers annoncent bien les accidents de travail dans les mines ou ailleurs. soulignent parfois d'un mot de commisération la misère et l'abandon des femmes et enfants des victimes. Mais aucune enquête sur le sort des enfants dans les charbonnages, par exemple, ou sur les salaires moyens. Parfois une comparaison entre les 2,50 francs du maçon et le 1,90 franc du sous-officier, ou une mention du salaire relativement élevé de quelque ouvrier spécialiste d'élite, présenté comme s'il était généralisé. Aucune voix discordante, sauf celle de l'Internationale. Lorsque éclate une grève, la bourgeoisie la voit (page 132) par les yeux de sa presse, comme une atteinte à l'ordre établi, une menace contre la prospérité. L'armée, moins bien informée encore, comme un danger pour les propriétés et le principe d'autorité. L'officier lui-même, fût-il issu d'une classe très modeste, après de longues et rudes années d'efforts personnels, n'est plus préparé psychologiquement à acquérir une vision plus nuancée, plus réaliste de la situation sociale. Il n'est jusqu'au naturalisme de la nouvelle école littéraire qui ne confère un caractère sombre, brutal, repoussant, à tout ce qui concerne la classe ouvrière. Epinglons ce jugement significatif d'un officier de cavalerie devenu général. Tout le monde doit être convaincu, estime-t-il, que lorsqu'on fait paraître la force publique, on est décidé absolument la faire agir. « Les curieux sont aussi coupables que les vrais malfaiteurs (sic) et ne méritent pas plus de ménagements. » Donc, la répression sans la moindre douceur est légitime, avec les charges sur les trottoirs et les horions distribués au hasard. Mais, dans ces lignes, pas l'ombre d'une allusion à la misère qui pousse les grévistes dans la rue.
Et pourtant, quand ils commencent la lutte, ils ne disposent peu près d'aucun secours ; leur visage crispé, parfois exaspéré, est celui de leurs privations et de leurs soucis. Aussi arrive-t-il que le paternalisme prenne le dessus chez le commandant des troupes chargé du maintien de l'ordre. Le général Demoor, en janvier 1872, à Charleroi, fit afficher une proclamation disant entre autres : « Retournez à vos travaux et Dieu vous bénira. Que les plus courageux, les plus indépendants donnent les premiers ce noble exemple et, s'il le faut, je verserai mon sang pour les soutenir et les protéger. » Mais un tel appel à la dissociation des efforts. pour habile qu'il fût, était rare.
Le lieutenant-général Capiaumont, retraité, exposa ses idées en la matière, à la demande de la Fédération des Associations Conservatrices (De la répression des émeutes, 1873).
« L'armée, écrivit-il, a toujours été l'épouvantail des révolutionnaires de toutes les époques. Si elle avait marché le 25 août 1830, l'émeute bruxelloise aurait été étouffée et la révolution n'aurait pas eu lieu. (Dans le fond de son cœur, il l'a toujours déplorée), Les fauteurs de désordres le savent bien, poursuit-il. L'Italien Mazzini déclarait : « On (page 133) doit travailler à rendre l'armée inutile, haïssable et impopulaire, car là est le danger pour nous. » Capiaumont réclame pour l'autorité militaire le droit de se substituer à l'autorité politique, bourgmestre ou gouverneur, en cas de défaillance, pour intervenir, même préventivement. Et comme il prend appui, dans son raisonnement, sur de vieux règlements faits en vue du temps de guerre, il balaie les objections possibles. « L'émeute constitue toujours l'état de guerre », elle est « un état de guerre contre la société. » (Note de bas de page : Au point de vue politique, Capiaumont est approuvé par Le Bien Public de Gand, La Gazette de Liége, le Journal de Bruxelles, le Journal d’Anvers, L’Escaut, tous « amis de l’ordre. »
Tel est, avec des nuances parfois, l'état d'esprit de l'armée à l'égard des troubles sociaux. Et lorsque, par la montée du socialisme, ils tendront à s'organiser, à devenir plus fréquents, l'autorité politique, toujours conservatrice quelle que soit sa couleur, saura renoncer à ses habitudes d'économie en matière militaire pour octroyer, en des indemnités assez importantes (pour l'époque) en service de sécurité : 0,50 franc par jour pour le sous-officier, 0,40 pour le caporal, 0,30 pour le clairon, trompette et soldat ; indemnités de marche et rations de vivres de campagne pour les officiers.
Cette attitude du corps social militaire devant les problèmes de l'heure, faite de neutralité, de passivité, d'ignorance ou d'indifférence, détone dans le climat de la vie politique, tout chargé d'électricité.
Une tension permanente existait entre les deux grands partis qui, d'accord en somme sur le fond de leur conservatisme en matière sociale, s'affrontaient âprement, frénétiquement même, sur le terrain politico-religieux, en matière d'enseignement. La masse restait étrangère à ces luttes ; sur 5 millions de Belges, il y avait un peu plus de 110.000 électeurs généraux. 200.000 provinciaux, 350.000 communaux. Il fallut la fameuse loi scolaire de juin 1879 pour susciter un mouvement intense dans les masses catholiques.
A cette agitation, alimentée par les meetings, les tracts, les affiches, se superposèrent en 1886 des troubles sociaux fort graves nés des déplorables conditions du travail. Sortis Ie 18 mars d'un meeting d'inspiration anarchique à Liège, ils prirent bien vite la forme de grèves généralisées dans le bassin de Charleroi, accompagnées de violences : pillages de verreries, incendies volontaires à Jumet et à Lodelinsart. L'armée intervint, (page 134) avec des fusillades meurtrières à Liège et à Roux. Sous les ordres du trop énergique général Van der Smissen, son action s'affirma répressive plus que préventive dans les bassins industriels, pratiquement mis en état de siège. L'ordre rétabli, le général signala dans son rapport des cas d'hésitations et de défections dans la troupe, déclarant qu'il était paradoxal de faire intervenir une armée de prolétaires pour défendre les situations acquises.
Dès ce moment, le chef du cabinet, M. Beernaert, frappé par cet argument, se rallia au principe de l'instauration du service personnel comme une nécessité sociale. Le roi lui écrivit le 10 avril : « L'adoption du service personnel est devenue une nécessité nationale ; j'en suis parfaitement d'accord avec vous. »
Les discussions parfois véhémentes autour de ce projet brûlant s'alimentaient depuis des années des mêmes arguments. Et parmi ceux-ci, nous l'avons vu, l'indiscipline grandissante attribuée aux remplaçants.
En 1861, le ministre général Chazal, supprima le port de l'arme pour les militaires pris de boisson. Un peu plus tard le ministre général Renard, généralisa cette mesure qui, d'après les idées de l'époque, équivalait une dégradation. De 1866 à 1870, on releva 208 cas d'insubordination grave avec voies de fait, dont 23 par des miliciens, 37 par des volontaires, 148 par des remplaçants. 965 hommes de cette dernière catégorie furent condamnés pour vol. Les compagnies de discipline et de correction groupaient 1.400 soldats (dont 778 remplaçants) sur 30.000 hommes présents sous les armes.
Dans ces unités spéciales et dans les prisons, la discipline, très rigoureuse, se vit aussi ébranlée, En 1874, on note une grève militaire à Hoogstraeten et Merxplas, une rixe avec mort d'hommes à Brasschaet, une sédition au corps de correction de Vilvorde. Les désertions se multipliaient. Des agences de remplacement en étaient arrivées à recruter des Belges travaillant en France, à proximité de la frontière, leur offrant de servir un mois seulement. Agréés comme remplaçants, ils quittaient bientôt leur unité et se réfugiaient en France.
Le corps des sous-officiers subit, lui aussi, les effets de la contamination. Le nombre de sous-officiers condamnés par les conseils de guerre s'éleva de 45 en 1866, à 68 en 1868, 100 en 1869, 376 en 1870, 183 en 1871 (chiffres cités par Thonissen, ardent partisan du service personnel, le 6 mai 1873, devant la Chambre).
(page 135) Si le problème crucial du service personnel offrait surtout un caractère social et technique, les partis le transposaient systématiquement sur le plan politique et électoral. Aussi, pour les y rejoindre et les combattre sur le terrain choisi, les milieux militaires se virent-ils contraints à parler politique. Des officiers de toutes origines, écrivant souvent sous l'anonymat, se lancèrent dans la bagarre, éditèrent des brochures (il en parut 28 en un peu plus d’un an (1873-1874)). De telles interventions pouvaient aisément devenir une autre forme d'indiscipline, intellectuelle celle-ci. Avait-on le droit d'exprimer librement ses opinions sur les problèmes militaires ? Et dans quelles limites ? C'était là une question épineuse. Actuellement, elle n'est pas encore résolue en termes précis.
Une circulaire ministérielle du 23 février 1850 avait interdit toute publication sans autorisation du Ministre, et engagé les militaires à « s'adresser à lui en toute confiance s'ils désiraient diffuser le fruit de leurs études sur une partie quelconque de l'Art militaire. » Une autre circulaire du 19 octobre dispensa de cette autorisation préalable, tout en préconisant prudence et modération dans les écrits. « Autant j'encouragerai les militaires qui produiront des écrits utiles à l'armée, autant je serai sévère à l’égard de ceux dont les publications seraient incompatibles avec la discipline et la considération dont l'armée doit jouir. » Ainsi se trouvait engagée la responsabilité personnelle de l'écrivain. Ce document était signé lieutenant-général Brialmont, ministre de la guerre. Or, l'officier qui, dès cette époque, disserta avec le plus de fougue et le moins de discipline intellectuelle sur les sujets militaires les plus divers, fut son fils, le capitaine puis major, puis colonel Brialmont.
En 1872, au moment où la Belgique Militaire offrait une tribune libre aux adversaires du remplacement, et plus généralement à tous les mécontents, le ministre, le lieutenant-général Guillaume, acquis la réforme, fut logique avec lui-même en déclarant devant la Chambre le 12 novembre (un mois avant sa démission) : « Les officiers ont le droit, comme tous les citoyens, d'exprimer librement leurs idées », établissant ainsi une jurisprudence nouvelle en la matière. Le colonel d'état-major usa largement de cette liberté. A côté de l'ingénieur de réputation européenne, du stratège menant inlassablement campagne pour (page 136) pourvoir la Belgique d'un système défensif adapté aux conditions du moment, il fut aussi un polémiste ardent pour une meilleure organisation de l'armée. Son esprit était pragmatique ; il étudiait le cas concret dans le cadre des circonstances, et comme elles s'étaient profondément modifiées entre 1850 et 1870, il n'hésita jamais abandonner une ancienne théorie pour préconiser une solution meilleure. Ses adversaires, évidemment, se plurent à lui opposer ses variations d'opinions. En 1867, il s'accommodait encore du remplacement. Or, en 1871, la France venait d'y renoncer. Avec une grande honnêteté intellectuelle, il enregistra les faits nouveaux et s'y adapta. Il continua à être la pointe du combat.
Le cas de Brialmont est fort curieux, et l'on n'a pas tout dit de lui en ne parlant que de I ingénieur. Son indépendance d'allures, touchant parfois la désinvolture, provoqua plus d'un incident (jeune officier, il fut mis en non-activité pour avoir refusé de participer à un service religieux). En décembre 1877, alors Inspecteur général du génie, il adressa « en mon nom et au nom des officiers du génie dont je suis le chef », au général Todleben, le glorieux défenseur de Sébastopol, « de chaleureuses félicitations pour la prise de Plewna » ajoutant : « Je n'ai pas besoin de vous dire que nos sympathies dans cette guerre ne sont pas pour les barbares asiatiques… Vous irez donc à Constantinople car l'intérêt de la civilisation l'exige. » Le Roi s'émut de cette démarche intempestive : » Si nos généraux se mettent à faire au nom de l'armée belge des déclarations politiques à l'étranger, ils feront jouer au pays un rôle ridicule et plein de périls. » Sur démarche du ministre de Turquie, Brialmont se vit infliger un blâme.
Son attitude lui valut, en février 1882, une attaque personnelle, violente, de Frère-Orban, ministre des affaires étrangères. Il affirma au passage que le général Brialmont (toujours en activité de service) n'avait trouvé aucune voix ni dans la presse ni au Parlement pour ses fortifications de la Meuse. Le général avait osé écrire que le projet de loi sur la réserve nationale, reconnu nécessaire depuis 1832, formellement promis en 1878, n'avait pas encore été présenté, pour, affirmait-il, « des raisons électorales, en prévision des élections de 1882 en Flandre Orientale. » Il n'appartenait pas un officier, à un fonctionnaire, (page 137) déclara le ministre, d'émettre une telle accusation. Le général est opposé au projet gouvernemental, qui obligerait les remplacés à servir dans cette réserve ? Le ministre ne peut ni ne veut l'empêcher de discuter les idées du gouvernement, mais il faut que l'écrivain ne prenne pas prétexte de ces discussions libres pour attaquer les personnes et « se livrer à des actes contraires à tout ordre et toute discipline. » « Je regrette, ajouta Frère-Orban, qu'il y ait trop peu de discussions sur la question militaire. On a malheureusement accrédité dans l'armée cette opinion, que ceux qui ne défendent pas les mêmes idées que certains personnages importants voient leur carrière entravée. Une telle situation énerve les caractères et ne permet pas la vérité de se faire jour… » Bref, concluait-il, le général Brialmont a eu tout loisir de faire connaître ses idées, mais il a mérité un blâme pour ses écarts de plume (discours du 14 février 1882).
Pour en terminer avec cet aspect de la forte et curieuse personnalité de Brialmont, signalons qu'il avait été invité en consultation par la Grèce, puis par la Roumanie. Ne recevant du ministre aucune réponse à sa demande de congé pour ce dernier pays, il demanda simplement à se rendre dans une ville d'eau allemande, et poursuivit son voyage jusqu'à Bucarest. Il en résulta une démarche du ministre d'Autriche-Hongrie à Bruxelles, un nouveau et violent discours de M. Frère-Orban, et la mise en non-activité du général, pour avoir fait preuve d'indiscipline et bravé le gouvernement.
En 1884, une brochure importante fut éditée, donnant un projet de réorganisation de l'armée par le représentant comte d'Oultrernont, et approuvé par quatre lettres, insérées comme préface. de quatre lieutenants-généraux en exercice : Brialmont, naturellement, Van der Smissen, Jolly et Nicaise. Il en résulta un blâme à leur adresse, infligé cette fois par le lieutenant-général Pontus, ministre de la guerre dans le cabinet catholique de M. Malou. Il s'accompagna de l'interdiction aux officiers de rien publier désormais sans sa permission. Ceci n'empêcha pas Van der Smissen de sortir une brochure retentissante contre le remplacement et, en 1886, à l'issue des manœuvres, effectuées sur l'Amblève, de dénoncer publiquement le mauvais esprit de la troupe et ses causes.
(page 138) Malgré le caractère et l'énergie persuasive de ses principaux avocats, le problème du service personnel connut de nouveau la mise en veilleuse. Le projet de loi déposé par M. d'Oultremont et organisant une armée de 160.000 hommes débutait par un texte d'une clarté lapidaire : « Le service militaire est personnel en temps de paix. » Il fut repoussé par 69 voix contre 62 et 4 abstentions, Ie 5 juillet 1887.
La Belgique ne se montrait nullement empressée à s'aligner sur les autres pays européens. La Prusse appliquait le service personnel depuis 1806 : la Suisse depuis 1817 ; les Etats allemands et le Danemark l'avaient adopté en 1867 ; l'Autriche-Hongrie et la Roumanie en 1868, la France en 1871, la Russie en 1874, l'Italie en 1875, la Grèce, la Bulgarie et la Turquie en 1878, l'Espagne en 1882, la Serbie en 1883, le Portugal en 1884. Notre pays voulait ignorer une telle unanimité.
Et pourtant les avertissements étrangers ne lui avaient pas manqué. Déjà, en 1840, au moment de la crise dans le Proche-Orient, faisant craindre un conflit européen, le gouvernement français avait annoncé à celui de Bruxelles que, si la Belgique ne préparait pas une défense sérieuse, la France se verrait obligée d'occuper son territoire. En 1870, France et Prusse avaient promis le respect de sa neutralité, si elle avait la volonté et était en mesure de se défendre. Cette préparation ne concernait pas forcément le mode de recrutement. Il n'en fut plus ainsi lorsque notre armée resta seule en Europe à traîner le boulet du remplacement. Un homme d'Etat anglais, Sir Charles Dilke. écrivait en 1889 : « Si la Belgique voulait prendre des mesures préventives en vue de sa défense, elle serait respectée ; mais elle n'en fait rien. »
Il est à l'honneur des milieux militaires belges de l'avoir compris, et d'avoir mené le bon combat, sans espoir pourtant de voir triompher leur cause. Un lieutenant-général de grande valeur, et très cultivé, le baron Goethals, précise mélancoliquement en tête d'un livre courageux, « Le pays et l'armée »(1878), qu'il l'écrit « pénétré du sentiment de son impuissance comme beaucoup d'autres. » Il est peu près le seul, cette époque, à qualifier le recrutement « une question sociale autant que militaire. »
Pour mieux situer la question il faut remarquer que, presque toujours, le problème militaire reste à l'écart des préoccupations des partis et des campagnes de presse. Les luttes sévissaient, (page 139) très vives, entre « doctrinaires » et « cléricaux » ; ils se disputaient les suffrages d'une minorité de censitaires, l'organisation de la bienfaisance ou celle de l'enseignement, dont l'intérêt l'emportait de loin sur celui de la défense nationale. Il fallait un ensemble de circonstances pour que des polémistes militaires pussent donner une nouvelle impulsion à leur campagne, jamais interrompue, et inlassablement entretenue avec les mêmes arguments. La guerre de 1870-1871, les troubles sociaux de 1886 furent ces occasions. Sur le plan technique, il arrivait aussi que la nécessité reconnue de moderniser notre système fortifié mobilisât toutes les ressources de l'antimilitarisme rabique.
Nous voudrions insister sur ce fait qu'il s'agissait de crises aiguës mais courtes, ouvertes par l'initiative combatifs, caractérisées par le déchaînement de la presse conservatrice, et se terminant invariablement dans l'impasse parlementaire. « Un officier d'infanterie », écrivait en 1887 : « Les droits du peuple, quand celui-ci défend une cause juste, doivent toujours prévaloir sur les immunités accordées aux classes dirigeantes. » Le principe était juste. Par contre son avertissement : « N'attendez pas la révolte » ne répondait à aucune réalité ; la masse restait indifférente ou passive, tandis que le nombre des aspirants au bénéfice du remplacement augmentait chaque année.
Pour se trouver un substituant par le département de la guerre, les pères de famille devaient, avant le tirage, verser 200 francs provisionnels. Or, en 1886, on en compta 4.409 dans ce cas, dont 1.224 par des personnes payant moins de 40 francs de contributions, et parmi elles 10 p. c. n'en payant aucune.