(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Est-il étonnant que le calme de la vie de garnison, la routine du service à la caserne et sur les terrains d'exercices aient lassé plus d'un officier belge ? Faute d'exutoires, rares furent tout d'abord ceux qui réussirent à s'y soustraire momentanément tout en continuant à appartenir aux cadres. Ces exemples isolés ne peuvent porter témoignage d'un besoin généralisé d'évasion.
En 1834, la formation d'une légion belgo-lusitanienne fut (page 156) surtout, nous l'avons dit, une occasion de se débarrasser d'éléments encombrants, bruyants, indésirables, à qui pesait l'inaction de l'attente l'arme au pied. Beaucoup d'autres espéraient la réouverture des hostilités, et prenaient leur mal en patience. Le traité de 1839 vint détruire ces espoirs.
En 1840, sur offre du gouvernement français, un nombre assez important d'officiers belges sollicitèrent l'autorisation de participer aux opérations en Algérie. Elle fut accordée à seize officiers ; le Moniteur Belge du 9 mars précisa qu'il était impossible de donner satisfaction à toutes les demandes. Six cavaliers et neuf fantassins furent de cette fournée ; sept seulement eurent le privilège de se voir attachés aux deux divisions en opérations ; trois autres restèrent à Oran, quatre à Constantine et deux à Bône, pour participer à la pacification locale (rapports du capitaine Vandervrecken de Bormans et du lieutenant De Ceulener. Dossier Algérie, Musée Royal de l’Armée). Il n'y eut que des éloges sur l'attitude des Belges au feu ;certains se distinguèrent dans les charges de cavalerie, d'autres à l'assaut du col de Teniah : deux furent blessés, neuf décorés de la légion d'honneur. D'autres isolés partirent en Afrique du Nord par la suite. L'un des plus représentatifs fut Xaxier de Mérode, sorti de l'école militaire en 1841 comme sous-lieutenant d'infanterie : il combattit en Kabylie de 1844 à 1846. Rentré en Belgique, il quitta l'armée fin 1847 ; ordonné prêtre il deviendra le réorganisateur de l'armée pontificale. En 1845 le lieutenant Hollanders fut attaché au général Cavaignac et assista à tous les combats, cité dans trois rapports au maréchal Soult, ministre de la guerre. Au total, 24 Belges firent campagne en Algérie et en Kabylie. Une circulaire ministérielle du 15 avril 1851 autorisa trois officiers, les sous-lieutenants d'artillerie Kensier et Hanoteau et le sous-lieutenant d'infanterie Van der Smissen à prendre part, comme spectateurs, à la campagne en Algérie. Ils s’en acquittèrent bien, eux aussi, et dépassèrent quelque peu le cadre de leur mission d'observateurs. Van der Smissen chargea avec la cavalerie française et tua de sa main deux Kabyles. A la fin de leur stage, le général de Saint-Arnaud les cita tous trois à l'ordre du jour.
Entre-temps la tentative de colonisation de Santo Tomas de Guatemala avait drainé quelques éléments de l'armée, avec un congé de deux ans : un capitaine d'infanterie et cinq lieutenants (page 157) et sous-lieutenants du génie, 41 sous-officiers, caporaux et soldats dont 15 du génie. Ils partirent en quatre groupes, de décembre 1843 à avril 1844. On retrouve dans cette lamentable équipée le major Lecharlier de la légion lusitanienne.
L'exemple tout récent de I 'Algérie en 1851 incita des médecins belges à offrir leurs services aux alliés pendant la guerre de Crimée (1854-55). Il s'agissait cette fois d'un conflit entre nations européennes, mettant en cause notre neutralité. M. de Brouckere, ministre des Affaires étrangères, déclara : « Ceux qui font partie de l'armée perdront leur grade, ceux qui n'en font pas partie perdront leur qualité de Belges » (La Sentinelle, avril 1865).
Une attitude aussi intransigeante répondait à la tendance profonde de l'opinion publique, qui n'avait absolument rien d'aventureux. Cette opposition se manifesta clairement par un vote du Parlement en lorsqu'il fut proposé de joindre un corps belge de 3 à 4.000 hommes aux forces expéditionnaires franco-anglaises de Chine, qui allaient marcher de Tientsin sur Pékin et dévaster le fameux Palais Impérial.
Aussi est-il assez surprenant de voir ce souci de la neutralité et de la prudence s'effacer en 1864 devant le loyalisme dynastique et la popularité de la princesse Charlotte, devenue impératrice du Mexique. Il s'agissait, sans conteste, d'une immixtion française et autrichienne dans les affaires intérieures d'un pays et d'un continent étranger, sous le prétexte d'y rétablir un ordre compromis par des secousses politiques et des rivalités armées qui, de 1857 à 1860, avaient tourné la guerre civile.
L'archiduc Maximilien d'Autriche, imposé comme Empereur au Mexique nouveau, voulut créer an sein de l'armée nationale mexicaine, en proie à l'anarchie, un noyau solide, discipliné, rompu à la tactique européenne. Il enrôla des volontaires français, autrichiens et belges. Ces derniers devaient constituer la Garde de l'Impératrice ; le chef en fut le major Van der Smissen, combattant de la Kabylie, alors aide-de-camp du ministre de la guerre, Chazal. Ce fait conférait un cachet quasi-officiel à sa désignation.
Il fut chargé de constituer en Belgique un régiment de 2.000 hommes, en deux bataillons : grenadiers et voltigeurs. Comme il fallait des militaires déjà instruits, on fit appel surtout aux (page 158) officiers, sous-officiers et soldats de l'armée active, en leur promettant à la fois le grade supérieur dans l'armée mexicaine et le respect de leurs états de service pour le calcul de leur pension. L'engagement valait pour six ans, à l'issue desquels les démobilisés seraient, à leur gré, ou rapatriés, ou établis au Mexique sur des terres concédées. Le gouvernement belge prêta une caserne désaffectée d 'Audenarde, où siégea une commission d'admission ; il accorda tous les congés nécessaires ; il céda de vieilles armes, facilita les transports. D'autres armes et des équipements furent fabriqués dans le pays. A la fin de 1864 on avait réussi à réunir 1.200 hommes, en majorité d'anciens soldats, complétés par des jeunes gens.
Les opposants avaient la partie belle ; il leur était aisé et tentant de dénoncer l'attitude du gouvernement, d'y voir une atteinte la neutralité, d'accuser l'armée de fournir des mercenaires.
Ces protestations sporadiques n'empêchèrent pas la légion belge de partir pour le Mexique, et de s'y comporter plus qu'honorablement, dans les conditions étranges, parfois cruelles. d'une guerre civile aggravée par l'intrusion étrangère et par le fanatisme. Cette campagne enrichit notre patrimoine, encore peu fourni de souvenirs guerriers, d'un nom évocateur de gloire : Tacambaro. Mais les réactions politiques amenèrent le gouvernement à cesser son appui, et les volontaires furent placés fin 1866 devant le dilemme : rentrer en Belgique ou se voir rayer des cadres. Presque tous quittèrent le Mexique.
A ces départs massifs, il faut ajouter quelques initiatives individuelles de caractère technique. Le capitaine du génie VIeminckx, sollicité par le Brésil, y construisit un réseau de chemins de fer. Le capitaine d'artillerie Le Boulangé alla dans les provinces danubiennes monter des machines fabriquées en Belgique. Le capitaine du génie de Mahieu devint au Pérou général et directeur de toutes les écoles militaires. L'ingénieur Brialmont, de réputation européenne, fut appelé en consultation pour la construction de systèmes fortificatifs. Bien que non belligérante par destination, notre armée possédait quelques valeurs militaires placer à l'étranger. (Note de bas de page : Les officiers de nos armes spéciales, ou « savantes », s'étaient acquis de longue date une réputation méritée de grande valeur scientifique et d’efficience, qui débordait largement les frontières.)
(page 159) Ces exemples ne permettent toutefois pas d'affirmer que l'absence de dynamisme, imputable aux circonstances et à notre neutralité imposée et garantie, ait pesé beaucoup à l'ensemble de nos cadres. La Belgique de cette époque paraît endormie. Mais bientôt le génie entreprenant du Roi Léopold Il, sans commune mesure avec la placidité de son peuple, ouvrira des débouchés inattendus à l'activité de ceux qui aspirent autre chose. Mal éclairée, toujours prisonnière de ses idées étroites, l'opinion publique les appellera bien vite des aventuriers (car ce mot, dans les esprits bourgeois, est alors péjoratif) et des « cerveaux brûlés. » Ce seront en réalité des hommes décidés, mal à l'aise dans une société militaire aux horizons bornés, cherchant la lutte et le travail constructif.
L'Association Internationale Africaine fut fondée à Bruxelles le 14 septembre 1876. Il y eut dès ce moment plusieurs candidatures parmi les officiers et des jeunes gens en dehors de I'armée. Le colonel Jolly, commandant de l'école de guerre, organisa dès ce mois de septembre 1876 des cours scientifiques de préparation à la mission coloniale définie par l'Association. C'est parmi ces éléments que furent choisis les pionniers de première expédition : son chef, le capitaine adjoint d'état-major Crespel (30 ans), le lieutenant A. E. M. Cambier (33 ans), le docteur Maes (23 ans) : deux fils du Hainaut. un Hasseltois ; deux officiers d'état-major aux carrières modestes, et dont les âges ne semblaient plus leur permettre d'affronter ure tâche aussi nouvelle dans des conditions presque totalement inconnues.
Un certain éclat fut donné au départ de ces « aventuriers. » Après plusieurs mois de préparation, ils furent solennellement reçus en des banquets organisés par l'école de guerre (le 9 octobre 1877, 90 convives), par la Société belge de Géographie (le 11), par le dépôt de la guerre (le 13), et enfin au Palais royal, le 14 avec les membres principaux de l'Association Internationale Africaine. Des toasts furent prononcés. Les partants se rendaient compte de l'ampleur, de la difficulté, des conséquences possibles de leur mission. Au banquet de Société de Géographie, Crespel déclara : « Notre mission est toute de civilisation. Si la volonté suffit, nous sommes assurés du succès. Si nous succombons, d'autres continueront. Mais nous ne succomberons qu'en faisant notre devoir, et notre chère patrie n'aura pas à rougir de ses enfants. » Cambier écrivait en octobre 1877 : « Belges (page 160) avant tout, nous considérons comme un devoir de chercher à contribuer au développement du commerce, de l'industrie et de la prospérité de notre chère patrie… » (Société belge de Géographie, 1877).
A cette première expédition se joignirent encore le docteur Marno, Autrichien, ayant déjà une expérience de l'Afrique l ; e lieutenant Wautier (33 ans), Namurois, devant remplacer Crespel mort à Zanzibar, et le docteur Dutrieux. Sur ces cinq premiers Belges, trois morts, Seul Belge présent des six premiers pionniers, Cambier fonda en août 1878 la station de Karema. La « station » avait une mission scientifique et une mission hospitalière ; elle devait constituer un centre d 'études météorologiques, astronomiques, botaniques, géologiques. cartographiques, linguistiques de la région, tout en préparant le séjour, le ravitaillement et la fourniture de personnel pour les explorateurs.
Parmi ceux des premiers mois dominent les officiers appartenant l'état-major et aux armes spéciales. Cela se comprend par le caractère scientifique de la mission. C'est un capitaine d'état-major, Popelin, un Schaerbeekois de 32 ans, qui dirigea la deuxième expédition en 1879 ; la troisième comprit le capitaine génie Ramaekers (qui, en 1878, avait effectué un séjour de six semaines au Fezzan, et acquis la nostalgie de l'Afrique), le lieutenant d'artillerie De Leu, le sous-lieutenant d'artillerie Becker ; la quatrième le lieutenant A. E. M. Storms et le lieutenant Constant, des grenadiers.
On remarque une grande discrétion dans les documents officiels relatifs aux désignations pour le service d'Afrique. L'officier volontaire pour le Congo était muté l'Institut cartographique militaire ; il consacrait plusieurs semaines de congé à rassembler, d'une façon tout empirique, son équipement colonial. Pendant son absence, si longue fût-elle, l'Annuaire porterait la même indication : « Détaché à l'I.C.M. » Et dans la notice nécrologique, on peut lire, par exemple : « Capitaine A. E. M. Crespel. détaché à l'I.C.M. Mort à Zanzibar en 1878. » Pas un mot de plus sur la tombe des pionniers. Cette discrétion semble avoir fait partie du vaste plan de l'expansion coloniale ; jusqu'au bout il fallut donner le change,.
A partir de 1881, les équipes furent dirigées, non plus sur Zanzibar, mais vers l'embouchure du Congo. La première de celles-ci, (page 161) destinée à renforcer la troisième expédition de Stanley, comptait le lieutenant de cavalerie Braconnier, le lieutenant du génie Valcke, le lieutenant d'infanterie Harou. Toutes les armes possédaient maintenant leurs représentants au cœur de l'Afrique. Les départs se succédèrent à un rythme plus rapide, et l'on y trouve des personnalités fortes, des noms qui vont s'imposer : un Hanssens, magnifiquement équilibré et cultivé ; un Coquilhat qui, à 17 ans, avait combattu comme volontaire dans l'armée française de Faidherbe en 1871 ; un Van Kerckhoven, un Delcommune, un Liebrechts, tant d'autres.
En 1884, On dénombrait au Congo 10 officiers et sous-officiers belges en 1886 : 25 ; en 1891 : 18 agents dont 7 officiers dans le district de Boma, et 104 ailleurs. De 1877 à 1906 : 648 officiers et 1.612 sous-officiers belges, dont 662 morts à la tâche.
Malgré l'indifférence, plus rarement l'hostilité, de l'opinion publique l'égard de ces pionniers, que l'on eût aisément suspectés d 'être des gens tarés ; malgré les dangers de l'Afrique Centrale révélés par les pertes, le Roi trouva dans l'armée des concours importants : 2.260 départs en 25 ans, pour les seuls militaires.
Mais il devenait malaisé de sauvegarder les apparences. Avant même que s'ouvrît la Conférence de Berlin (15 novembre 1884), le (page 162) roi écrivait le 11 à M. Beernaerts, chef du gouvernement : « Si on vous interpelle… l'Association Internationale Africaine n'a jamais rien demandé au gouvernement et agit d 'une façon indépendante ; le gouvernement n'a aucun lien particulier avec elle… » « Quant aux officiers précise-t-il, presque toutes les Puissances ont permis à certains des leurs de servir volontairement l'Association… Les conditions des congés accordés aux officiers étrangers et belges ne diffèrent guère. Il serait préférable de ne pas avoir donner la liste des officiers étrangers ni celle des Belges, si on peut l'éviter… »
Il s'agissait donc toujours de départs confidentiels, par la ligne de l'Union Mail Steamship, du port de Southampton. A partir de 1890, une ligne de navigation fut basée à Anvers, avec un bateau mensuel. Sur les quais, une musique militaire joua la Brabançonne pour saluer une dernière fois les pionniers. Avant cette date, la discrétion imposée permit de maintenir les volontaires dans les cadres effectifs de l'armée, de leur conserver leur traitement normal auquel vint s'ajouter un traitement colonial de l'ordre de 6.000 francs pour un lieutenant.
Le 28 avril 1885, le projet de résolution pour l'union personnelle de la Belgique et de l'Etat Indépendant du Congo fut approuvé par la Chambre (124 voix sur 126) et le Sénat (58 sur 59). Cette unanimité ne peut faire illusion. Le Parlement et l'opinion acceptaient une situation de fait. mais avec des réserves formelles. « Il ne faut pas que la Belgique se lance à cette occasion dans la voie des aventures… Que notre roi soit souverain du Congo. nous y applaudissons de tout cœur, mais à la condition que la Belgique ne s'épuisera, ni en hommes ni en argent, pour se procurer un tel honneur. Ni un sou, ni un soldat » affirmait le Patriote du 10 mars 1885. Et L’Escaut d'Anvers : « La plupart des Belges ne se sentent aucune envie de tirer les marrons du feu pour d'autres. La Belgique doit rester résolument étrangère à tout ce qui se passera et se créera au Congo. »
D'autres journaux, d'ailleurs, s'étonnaient de « l'indifférence, sinon de l'hostilité, avec laquelle cette œuvre est accueillie en Belgique » (Le Journal de Bruxelles, 1er mars 1885)... « Prudent, économe, passif, le Belge végète chez lui plutôt que d'aller vivre ailleurs… Sagesse timide et bourgeoise des peuples vieillis. » La Flandre Libérale écrivait le 6 mars 1885 : (page 163) « L'Histoire n'a guère d'exemple d'une œuvre aussi considérable accomplie par des efforts individuels. »
Le roi, recevant une adresse de félicitations de la société des officiers pensionnés, à la suite de la ratification de l'acte général de la Conférence de Berlin (le 21 mars 1885) déclarait : « Si nos devoirs d'Etat neutre nous obligent à posséder une armée bien organisée, ils offrent en peu de chances aux officiers belges de montrer leurs solides et brillantes qualités. En Afrique, plusieurs ont pu acquérir une précieuse expérience… Leur nom a retenti dans tous les pays… »
Dans tous ? La Belgique militaire du 20 mars 1885 note avec amertume : « Pas un mot sur ces tombes lointaines qui nous valent un Empire. »