(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Il est malaisé de donner sa place exacte à l'importance prise par les problèmes militaires dans la vie politique belge à la fin du siècle. La part qui leur est généralement concédée dans une synthèse générale nous paraît trop restreinte. Par contre, elle risque d'acquérir une ampleur exagérée dans un ouvrage exclusivement consacré à la société militaire.
Ce n'est certes pas sur ces questions que s'opposaient le plus volontiers les deux grands partis traditionnels, catholique et libéral, bloc contre bloc. A cette époque, les luttes politiques atteignaient un haut degré d'acuité, d'exaspération, d'intolérance réciproque. Il fallait prendre parti, mais le seul différend fondamental était de nature politique et religieuse à la fois. Henri Pirenne a dit qu'il n'y avait plus guère, ni de catholicisme libéral, ni de libéralisme tolérant.
L'opinion publique se composait d'une minorité d'électeurs généraux, provinciaux et communaux. Les autres citoyens restaient à l'écart de la vie politique du pays. Seul, nous l'avons vu, un événement comme la loi scolaire votée par le parti libéral au pouvoir, le 18 juin 1879, dite « loi de malheur », put intéresser et passionner les masses, et provoquer, en 1884, un renversement spectaculaire dans le corps électoral censitaire. Les problèmes militaires, débattus de loin en loin au Parlement, avaient trait la réserve générale, au service personnel, aux fortifications d'Anvers et aux servitudes sur les terrains avoisinants ; ils n'avaient d'intérêt que pour les « grands électeurs », ceux qui (page 173) payaient les impôts. Presque inévitablement, ces messieurs étaient contre tout ce qui modifierait les droits acquis, ou augmenterait la note à payer. Seuls des esprits plus compréhensifs, moins aveuglément confiants dans la neutralité garantie, ou pénétrés du sens social, (dans les deux partis) proposaient ou acceptaient des solutions nouvelles. M. Beernaert, chef du cabinet qui succéda à celui de Malou en octobre et M. Thonissen, son ministre de l'intérieur, étaient de ceux-là (déclarations très nettes de M. Beernaert en 1886, 1887, 1889).
Malgré les affirmations systématiques, l'effort financier de la Belgique n'était pas écrasant en matière militaire, comme le montrent ces deux comparaisons
année 1872
Belgique : 5.021.336 hab., budget de la guerre : 36.875.000 fr. (18 p. c. des recettes totales)
Pays-Bas : 3.298.577 hab., budget de la guerre : 33.273.400 fr. (armée) et 18.875.753 (marine) (30 p. c. des recettes totales)
En 1872, le pourcentage atteignait 37 p. c. en France, 35 en Allemagne du nord, 25 en Aurtriche, 32 en Angleterre, 30en Suède-Norvège.
Enfin, en 1880 :
France : 1 hommes incorporé sur 233 : dépense par tête : 19,6 ; 30,3 p. c. des dépenses totales.
Pays-Bas : 1 homme incorporé sur 299 ; dépense par tête : 17,5 ; 30,8 p. c. des dépenses totales.
Belgique : 1 homme incorporé sur 424 ; dépense par tête : 8 ; 18 p. c. des dépenses totales.
Angleterre : dépense par tête : 23,4 ; 41,6 p. c. des dépenses totales.
De tels arguments, et surtout l'évocation, sans cesse reprise depuis de l'exemple de la Prusse, avaient le don d'exaspérer l'ardent polémiste catholique Charles Woeste. « Ce qui est bon pour elle ne l'est pas pour nous » déclarait-il. « La Belgique n'aime pas la conscription » (avec citation de la Guerre des Paysans), pas davantage les « charges financières militaires. » Au nom de la liberté individuelle, de la « liberté de vocation », de la liberté de travail, il refusait tout : réserve générale, amélioration de la garde civique, service personnel. « Il n'y a pas entre les hommes d'égalité naturelle, il ne peut non plus y avoir entre eux d'égalité sociale » (Vingt ans de polémiques, 1886). Que la loi assure à tous les mêmes (page 174) droits : parfait ; mais elle ne peut leur garantir la faculté de les exercer. Le remplacement était ses yeux moins injuste que le service obligatoire combiné avec le tirage au sort.
Car il n'était pas encore question de service général. Tous pensaient que l'armée ne pourrait jamais absorber un contingent annuel aussi important. Les ambitions se limitaient à ce que le contingent légal devint une réalité, qu'il comptât 12.000 hommes effectivement incorporés, avec compensation pour les déchets après tirage au sort. Une exigence aussi raisonnable, aussi timide même, ne parvint s'imposer qu'après de longs délais.
Dans ces débats, les votes se déterminaient, non pas tant par les impératifs de la discipline de groupe que par la conviction. réelle ou feinte, de chacun. En 1886, par exemple, une loi sur les cadres subalternes fut adoptée par 70 voix (catholiques et indépendantes) contre 52 (dont 9 catholiques). La Chambre approuva le budget de la guerre par 66 voix contre 24 (dont 9 catholiques) et 9 abstentions (de gauche), le Sénat par 44 contre 3 et 2 abstenti0ns.
Le gouvernement ne rencontra pas une forte opposition pour améliorer le système de défense d'Anvers. Les événements de 1870-71 avaient démontré l'accroissement en portée et en puissance de l'artillerie de siège, et la nécessité d'éloigner du noyau d'une place forte la ceinture protectrice des ouvrages extérieurs.
La nouvelle ligne de défense périphérique devrait donc venir s'appuyer sur la Nèthe. Une loi du 18 avril 1878 accorda les crédits pour la construction des forts de Waelhem et de Lierre. Le Parlement accepta ensuite le principe d'un fort Rupelmonde (1881) ; les prévisions comportèrent encore un fort Schooten, des redoutes et fortins sur les faces est et nord du camp retranché. Les crédits furent votés successivement entre 1885 et 1900.
Entre-temps se posa la question du renforcement des places de la Meuse. Elle fut évoquée pour la première fois, devant le Parlement, par le lieutenant-général Liagre, ministre de la guerre, (page 175) en 1880. En désaccord avec ses collègues, il se retira du cabinet. On en retrouve l'idée de base dans un Mémoire de 1886 du lieutenant-général Brialmont, alors chef du corps d'état-major. Une allusion y fut faite au parlement, le 8 février 1887, dans le projet de budget extraordinaire. Les places de Liège (Citadelle et Chartreuse) et de Namur (Citadelle} ne répondaient plus en rien aux conditions de la guerre. Il fallait les compléter par « des ouvrages plus éloignés, puissants mais de petite dimension et n'exigeant qu'une occupation réduite. » Le général Pontus, ministre, déclara que dans un nouveau conflit la véritable ligne d'opérations pour l'un des deux partis suivrait la vallée de la Meuse. Or Liège commandait trois vallées, sept voies ferrées, dix-sept routes et six ponts. Liège et Namur, fortifiées suivant les idées nouvelles, contrôleraient 18 des 26 ponts de la Meuse, obligeant l'envahisseur à emprunter, soit l'axe Montmédy-Libramont-Gouvy-Verviers-Aix la Chapelle, soit l'axe Gladbach-Hasselt. De ces deux points essentiels : Liège et Namur, il fallait faire des places d'un type inédit, en même temps places d'arrêt, têtes de pont, pivots de manœuvre, mais aussi écrans protecteurs mettant les deux villes à l'abri des bombardements.
Ces idées de Brialmont avaient été approuvées par une commission de 13 généraux. Trois d'entre eux, appuyés par les autres membres, demandèrent un ouvrage supplémentaire près de Visé ; quatre précisèrent que les solutions proposées ne pouvaient avoir pour suite d'affaiblir l'armée active de campagne.
Sur ce dernier point surtout portèrent les objections des « techniciens. » On y vit une entorse grave au système de 1859, d'après lequel l'armée manœuvrait sans perdre sa liaison avec le réduit national d'Anvers.
Sur le plan parlementaire, l'opposition se durcit. Le ministre d'Etat Frère-Orban estimait ces fortifications « inutiles, inefficaces, dangereuses. » Il fit preuve de prescience en annonçant que leur défense absorberait des effectifs relativement considérables. Le ministre de la guerre, le lieutenant-général Pontus, en juin 1887, exposa les opérations hypothétiques d'une armée allemande, telles en vérité qu’elles se dérouleront en 1914. Les fortifications de Liège obligeraient l'envahisseur à porter toutes ses forces au nord de la Meuse, ou à utiliser ses deux rives pour pouvoir déployer I 'ensemble de ses forces. Ce large mouvement de conversion exigerait du temps et pourrait être contrarié par l'armée belge, (page 176) et par l'armée française venue à son aide. Le ministre envisagea du reste l'hypothèse d'une agression française avec des conclusions analogues.
A son avis, en plus des garnisons réduites des forts, ces deux places n 'absorberaient, comme forces mobiles, qu’une brigade à Liège et un régiment à Namur, soit un total de 13.000 hommes au lieu des 9.000 actuels. Brialmont avait la même estimation modérée des effectifs immobilisés dans les places nouvelles. En somme, on conservait le système de la concentration de 1859, mais sans abandon à priori, puisque l'on tirerait les verrous des deux portes : Liège et Namur.
Le gouvernement catholique, quelles que fussent ses répugnances à l'égard des dépenses militaires, consacra entre 1884 et 1890, aux forts d'Anvers et au remplacement du matériel d'artillerie, 19.573.000 francs soit peu près trois fois autant que les libéraux entre I878 et 1884. Il y ajouta les fortifications de la Meuse, commencées en 1888. Il créa une réserve nationale. Aussi les libéraux choisirent-ils comme tactique politique de critiquer le parti au pouvoir sur ces deux dernières mesures. S'il est exact que l'opposition libérale eût voté le 14 juillet 1887 en faveur du service personnel dans l'armée active ou dans la réserve, par contre elle ne comptait dans ses rangs, tout comme les catholiques, qu'une faible minorité contre le remplacement et pour le service personnel obligatoire dans l'armée. Ici jouaient encore puissamment les intérêts de classe.
Contre la majorité de l'opinion publique et des deux grands partis, les officiers continuaient à préconiser cette réforme comme un remède à tout. Cela exigeait du courage et du désintéressement dans un climat moral aussi défavorable, Le roi était impuissant à faire accepter ses projets militaires. Le ministre de la guerre, par opportunisme politique, devait s'aligner sur ses collègues du cabinet. Le redouté M. Woeste tenait celui-ci en rênes. Les officiers ne pouvaient se lancer dans la lutte à visage découvert. La presse ne parlait pas des problèmes militaires, à l'exception de quelques journaux : l'Etoile Belge, l'Opinion, le Précurseur, le Koophandel. Le corps restreint des électeurs censitaires était maître, et ne voulait pas d'une solution lésant ses fils. Un auteur anonyme rappelait opportunément ces paroles de Léopold Ier : « Un esprit national robuste existe dans le peuple, mais il est faible et partiel dans les classes plus élevées. »
(page 177) A l'occasion d'une souscription ouverte par la Belgique militaire pour soutenir le « combat patriotique », les dons s'accompagnèrent d'énoncés significatifs : « Pour que les riches défendent le pays comme les pauvres » ou « Pour que les Belges ne soient pas aussi neutres qu'on le dit. » Les opposants y répondaient, en affirmant au nom même de la liberté, que nul ne peut être contraint à défendre son pays, que la Belgique aurait d'autant plus de chances d'être respectée qu'elle serait plus faible.
On en revenait toujours au point crucial des devoirs et des droits du Belge devant l'impôt militaire. Après les troubles de 1886, cette question reparut au premier plan de l'actualité, après une mise en sommeil de deux années peine. Plusieurs brochures sortirent des presses, avec autant de solutions différentes. La « brochure verte » demandait une armée de 155.000 hommes et une levée de 20.000. La « brochure bleue « s se réclamait du système suisse avec le service général à très court terme : thèse du parti radical, du journal La Réforme de M. Janson et du Congrès progressiste. L'importante « brochure orange » de M. d'Oultremont, « Appel à la Nation », avec les lettres d'approbation de quatre lieutenants-généraux en service actif, proposait une armée de 175.000 hommes, le service personnel, le volontariat d'un an (d'après le régime prussien). Il y eut aussi un système Frère-Orban : les bénéficiaires du tirage au sort et les remplacés feraient un très court service dans la réserve générale ; une solution Nothomb : suppression du remplacement ; et enfin la suggestion de ne plus recourir qu’au seul volontariat.
Nous retrouvons en 1889 M. Woeste en pleine mêlée des idées. Avec sa remarquable habileté manœuvrière, il tira parti de ces divergences notables, et de la confusion qu'elles engendraient. Il osa écrire : « Aujourd'hui l’égalité règne dans les casernes ; désormais avec le service personnel, elle ne serait plus qu'un mythe » (Le service personnel et les réformes militaires, 1889). Entendons par là que le milicien appartenant une classe aisée risquerait d'écraser ses compagnons par les facilités qu'il pourrait s’offrir. Dans l'armée. affirmait Woeste, les officiers et beaucoup de volontaires appartiennent à la bourgeoisie et à la noblesse (cette pétition de principe était déjà erronée son époque). Tout ce qui n'est pas peuple sert dans la garde civique et rend dans les carrières civiles des services qui contribuent à la (page 178) force et à la prospérité du pays. » La thèse était fort nette : à chacun sa place, selon ses possibilités, ses études, son rendement, son niveau social. Réunir dans le même cadre délabré et sordide des casernes des citoyens venus des divers horizons sociaux ne ferait qu’humilier les uns sans élever les autres. Beaucoup dénonçaient la caserne comme un milieu déplorable à tous points de vue pour la jeunesse. Cet argument servait de thème conducteur aux campagnes contre le service personnel. Il en était d'autres, et M. Woeste, dans son désir de frapper les esprits, ne dédaignait pas les raisonnements simplistes, de la force de ceci : « Si deux armées recrutées par le service personnel en viennent aux prises, il en est toujours une qui succombera. Donc le service personnel est inefficace » !
De telles idées provoquaient de nombreuses réponses : brochures signées ou anonymes, articles dans les journaux, déclarations d'hommes politiques. Un auteur, qui se nomme « Un Flamingant » (Jan Janssone), par le canal d'une francophobie agressive et militante, arrivait à préconiser un renforcement notable de l'armée, tout en réclamant (et c'est la principale originalité de sa brochure : Militarisme en Flamingantisme, vers 1890) l'égalité linguistique à la caserne et la mobilisation régionale.
De temps autre, le problème militaire se glissait dans les revues de fin d'année de Malpertuis ou de Garnir, en des couplets assez indigents du genre de :
« Parfois le militaire s’amène
« A s'demander tout bas, tout bas.
« Pourquoi, quand il est à la peine,
« Les fils des bourgeois n’y sont pas. » (1891, Bruxelles Fin de Siècle)
ou de cet autre, dédié au général Brialmont (1892) :
« Ce nom d'un soldat digne et fort
« Le pays entier qui l'admire
« Voudra l’inscrire
« Quelque jour, brillant, au livre d'or. » (Bruxelles électrique)
La verve est rarement heureuse dans ce genre de tirades patriotiques sur les planches.
(page 179) Brialmont, ainsi voué à la popularité, était arrivé au terme d'une carrière militaire bien remplie. Il siégea de 1892 à 1896 à la Chambre des représentants. Il y exposa en 1894 un nouveau projet : armée de campagne de 121.000 hommes, plus 95.000 pour les places fortes, très forte augmentation sur les chiffres d'un passé tout récent. Les libéraux y trouvèrent des arguments inédits : « Vous avez voulu les fortifications de la Meuse, vous nous avez assuré qu'elles n'exigeraient pas de nouvelles unités. Or, pour les tenir efficacement, il faut renforcer notre armée ! »
Le général Brassine, ministre de la guerre, avait cru découvrir une solution dans l'augmentation du contingent annuel, compensée au point de vue financier par une réduction du temps de service, avec adoption du service personnel, et réorganisation de la garde civique. Etait-on à la veille d'un dénouement donnant satisfaction à tous ? Après avoir hésité, le cabinet buta sur l'obstacle du remplacement, décida de n'appuyer que la dernière partie du programme ministériel. Le général Brassine donna sa démission le 11 novembre 1896.
Une fois de plus, les espoirs de Léopold II se trouvèrent déçus.
Ses interventions personnelles en public avaient été remarquées et critiquées. En 1876 déjà, recevant une délégation de la Chambre, il déclarait : « J'espère que la Belgique prouvera bientôt aux puissances garantes... qu'elle n'a rien négligé... pour remplir les devoirs que cette neutralité lui impose... » En 1887, remettant un étendard à l'artillerie de la garde civique de Bruxelles : « Avec vous, messieurs, je comprends que le citoyen se doive activement à la patrie. C'est là une des exigences des situations modernes... » A Bruges, lors de l'inauguration du monument Breydel et De Coninck, il prononça un discours qui, bien que très modéré dans la forme, fit sensation : « Prenons tous ici envers nous-mêmes l'engagement solennel de ne reculer devant aucun sacrifice. »
Un fait nouveau capital modifia profondément la physionomie du Parlement. Après la révision de l'article 47 de la Constitution et l’adoption du suffrage universel partiel avec votes plurinominaux, (page 180) le Parti Ouvrier belge fit élire 24 des siens à la consultation électorale de 1894. Pendant la campagne, les divers candidats avaient promis la réduction des charges militaires, une milice du type suisse ou une armée de volontaires ; défendu le remplacement ; chargé l'armée de tous les péchés. Le programme socialiste, défini par le congrès de 1896, se plaça sur un plan antimilitariste et préconisa la nation armée.
Les milieux d'anciens militaires, non découragés par leurs échecs antérieurs. non rebutés par les difficultés d'une campagne devant une opinion publique pour le moins indifférente, revinrent à la charge. Le Comité de la fédération royale des sociétés des ex-sous-officiers reçu par le Roi le 17 janvier 1897 lui demanda son appui dans sa propagande en faveur du service personnel. Il rappela son discours de Bruges : « Comme vous le voyez, je partage vos sentiments, mais je suis roi constitutionnel. Faites comme moi, soyez patients il y a dix ans que j'attends... » A son tour, l'Association générale des officiers retraités envoya une adresse au Roi, le 12 février 1897, rappelant les insuccès de 1872, de 1886, de 1896, les refus d'enquête du Parlement en 1892 et en 1894. La Belgique militaire relança sa campagne avec une vigueur nouvelle. Elle défendit l'armée contre les attaques menées à la Chambre par les conservateurs représentatifs de l'antimilitarisme militant. Ils voyaient dans les officiers des « sans patrie » grassement rétribués et « coureurs de dot ». Brialmont, encore député, se fit traiter un jour de « condottiere fin de siècle », ignorant, trop vieux, « fini. »
Par ailleurs, l'échec et la démission du général Brassine eurent des échos sévères à l'étranger. On commença à découvrir en France que l'armée belge était « incapable de tenir le rôle protecteur que nous lui attribuons. » La France Militaire écrivait : « Si les forces belges sont inaptes à couvrir les passages de la Meuse, c'est fatalement à un détachement de notre propre armée que devra incomber cette tâche. » Cet avis était appuyé par des organes importants, Le Temps et le Journal des Débats. La Gazette de Cologne dénonçait une « banqueroute morale. » Une revue militaire anglaise s'exprimait avec dédain : « S'ils (page 181) ne font rien, ils ne peuvent guère attendre de nous d'assumer le fardeau. »
Ce problème, dont les partis s'obstinaient faire une question de politique intérieure, provoquait des répercussions internationales, en fonction même du statut de la Belgique.
C'est dans ces pénibles circonstances que le lieutenant-général Brialmont et Léon Chomé, directeur de la Belgique Militaire, entreprirent d'unifier et d'animer la masse des anciens militaires autour de ce problème national. Notons encore à cette époque le nombre et la vitalité des sociétés groupant les anciens. Phénomène plus étonnant que la pullulation, après 1918, des associations d 'anciens combattants ; ceux-ci avaient de glorieux souvenirs en commun, des morts dont il fallait garder et rappeler la mémoire, des droits sur le pays, un programme à défendre. Ceux de la vieille armée ne se référaient qu'à leurs années de caserne, aux rares faits marquants d'une existence monotone, sans aucun titre de crédit sur la nation. Et pourtant ils tenaient à leurs vieux régiments par des fibres solides, et entre eux par une camaraderie active. Les ex-sous-officiers s'agitèrent les premiers. Ceux des carabiniers proposèrent de cravater de deuil leurs emblèmes et de les déposer en signe de protestation contre le mauvais vouloir des politiciens.
Le 12 février 1897, les délégués des officiers retraités du pays entendirent la lecture d'un mémoire de Brialmont, et décidèrent d'y donner une large diffusion, dans les deux langues nationales. Les frais en seraient couverts par une souscription ; elle fut alimentée en grande partie par les cadres de l'active.
On organisa une manifestation imposante pour le 13 juin 1897, avec le concours des combattants de 1830, des mobilisés de 1870-1871, des sociétés d'anciens militaires et même de sociétés civiles sans couleur politique. Plusieurs journaux annoncèrent et appuyèrent ce projet l'Etoile Belge, la Chronique, le Petit Bleu, la Gazette de Charleroi, le Journal de Liège, la Flandre Libérale, le Journal de Bruges, la Meuse, l'Avenir du Tournaisis, (page 182) l’Echo du Luxembourg, c’est-à-dire à une très grande majorité d'organes libéraux. (Note de bas de page : A cette occasion, l’Etoile belge, très combattive, ouvrit un referendum auprès de nombreuses personnalités (13 et 20 juin 1897). Citons : Banning, Henri Bergé, Raymond Blijckaerts, E. Bockstael, Braun, Louis Errera, Paul Frédéricq, le comte Goblet d’Alviella, Charles Lagrange, Pergameni, Henri Pirenne, M. Van der Kindere, tous représentants de l’intelligentsia libérale. Fin de la note.)
Tous les éléments conservateurs se sentirent menacés par une démonstration aussi inusitée, montée à l'initiative de l'armée, cette grande muette. M. Schollaert feignit de n'y voir qu'une « promenade hygiénique de vieux généraux. » Le Parti Ouvrier était lui aussi visé ; les organisateurs de la manifestation ne se faisaient pas faute de dénoncer « le hideux socialisme exerçant dans les rangs inférieurs de terribles ravages. » M. Vandervelde se gaussa de la « manifestation des bonnets à poil », de ces « anciens sous-officiers et généraux en retraite », flanqués de « nos burgraves doctrinaires en quête d'une plateforme électorale », et de tous les conservateurs « apeurés de l'incurie gouvernementale qui livre la défense du pays des mercenaires, et le maintien de l'ordre capitaliste aux enfants du prolétariat » (L. Chomé, La manifestation nationale du 13 juin 1897) Rien qui ne fût exact dans cette diatribe relativement modérée.
Bruxelles, en cette année conviait les visiteurs à son Exposition Universelle. L'administration communale avait fait décorer les rues d'arcades de verdure toutes fraîches. C'est dans ce décor accueillant, dressé à d'autres fins, que se déroula la manifestation. Derrière un détachement de la police à cheval et six landaus occupés par les survivants de septembre 1830, en blouses bleues, le cortège parcourut les principales artères, « sans musique, ni drapeaux, ni cartels, ni cris », conformément aux consignes données.
Une délégation de quelques généraux retraités fut reçue par le roi. Brialmont, qui la conduisait, dit notamment : « L'effet des réformes militaires ne se fait sentir qu'après plusieurs années... L'Histoire prouve... que le temps perdu dans la préparation des moyens de défense ne se récupère jamais à l'heure du péril... » Léopold II, qui ne s'embarrassait pas d'excessives précautions oratoires lorsqu'il voulait se faire entendre sur une question d'intérêt national, répondit : « Vous prêchez un converti. Je suis trop soucieux de la sécurité et de la défense éventuelle de mon pays pour ne pas souhaiter que le principe du service personnel soit à la base de son régime militaire... La nation règle ses destinées dans la plénitude de sa liberté. Je n'ai jamais (page 183) failli à mon devoir de l'avertir. Je suis et reste à l'avant-garde des patriotes, mais c'est la nation elle-même qui décidera de son avenir. »
Cette manifestation d'un caractère exceptionnel, groupant l'armée d'hier, sous le signe de l'intérêt exclusivement national, autour d'une réforme qui devait donner un ton nouveau à l'armée de demain, eut un gros succès d'affluence, sans atteindre toutefois les 50.000 personnes mentionnées par Chomé, Le discours du roi eut du retentissement. Plusieurs grands journaux : le Soir, la Réforme, l'Indépendance, le publièrent sur-le-champ et in extenso. Le Journal de Bruxelles ne s'y résolut qu'après trois jours. Le Patriote et le XXe Siècle n'en donnèrent que les passages les moins durs. Le Peuple parla de cette journée avec une certaine bienveillance.
Mais les milieux dirigeants ne s'en émurent pas outre mesure ; rien ne fut modifié dans les rapports entre les opinions confrontées.
On eût pu espérer pourtant, après cette levée d'hommes désintéressés, une compréhension plus claire du problème, tout au moins sur le plan social. Mais l'époque et les esprits étaient encore fermés à ces considérations. C'est précisément en ces dernières années du siècle que nous trouvons les plaidoyers les plus passionnés en faveur du remplacement. Les arguments de Woeste y sont dénaturés jusqu'à la caricature (entre autre : Quelques mots sur la question du remplacement, par un ancien avocat, Tournai, 1899).
N'est-il pas avantageux pour tout le monde ? Pour le remplacé, « libéré d'une fonction pour laquelle il n'a point de goût ; pour le remplaçant, assuré d'un très légitime bénéfice » ; pour l'armée, qui reçoit « un jeune homme d'humeur plus martiale. » Le devoir commun du patriotisme ? « De grands mots », car « l'armée a pour fin dernière de tuer nos semblables... et chacun a bien le droit de ne pas aimer ce métier-là, et de faire légitimement tout pour y échapper. » Les Tartuffes qui manièrent ainsi la plume prodiguaient les avertissements : « Prenez-y garde. Quand l'ouvrier aura forcé le riche à servir avec lui, il exigera qu'il travaille à ses côtés, et le pays sera mûr pour le collectivisme. Nous ne sommes déjà que trop avancés dans cette voie. » Cela valait bien que l'on versât des pleurs sur le destin des jeunes gens aisés menacés du devoir militaire. « Les fils du peuple trouveront à la (page 184) caserne une amélioration de leur sort... ; les riches y verront leurs conditions de vie tellement empirées que, pour beaucoup d 'entre eux, elles compromettront leur santé et même leur vie. » Et voici enfin une adjuration qui atteint au sublime dans l'inconscience ou dans l'odieux : « Aurez-vous le féroce égoïsme de vouloir perdre tout le monde parce que vous ne pouvez vous sauver du péril ? »
A qui s'adresse-t-elle ? En particulier à « nos honorables officiers qui ont de leurs fonctions une conception tellement erronée, qui les estiment tellement haut, qu'ils ne permettent aucune rétribution en échange du service militaire ? »
Comme l'avait déclaré M. Beernaert en 1889 : « La question du service personnel demeurait ouverte. »