(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Dans une biographie de l'armée belge, 1870 est, à beaucoup de points de vue, une date-charnière. Aussi nous paraît-il intéressant d'examiner à ce moment les réalités d'une carrière normale.
(page 140) Une différence très nette se constate entre les officiers issus de l'école militaire et ceux du cadre. Les sous-officiers ne devenaient sous-lieutenants qu'après 9 à 12 ans de service, les plus favorisés vers 25 ans, les autres de 26 à 30. Les promotions de juillet 1873 comprenaient ; 12 sous-lieutenants nommés avec 5 à 6 ans de grade, âge moyen 32 ans ; 9 lieutenants devenant capitaines après 8 1/2 à 9 ans dans leur dernier grade, âge moyen 38 ans ; 6 capitaines promus majors après 12 ans, âge moyen 46 ans. Pour beaucoup, la troisième étoile était l'ambition suprême ; 10 officiers sur 11 ne dépassaient pas cet échelon.
Il existait des inégalités frappantes entre les armes pour les carrières, comme l'indique le relevé suivant, en 1874, reprenant la proportion des grades par rapport aux chiffres totaux :
Dans l’infanterie :
Officiers supérieurs : 8,27 p. c.
Capitaines : 27,26 p. c.
Lieutenants et sous-lieutenants : 64,47 p. c.
Dans la cavalerie :
Officiers supérieurs : 10,56 p. c.
Capitaines : 31,36 p. c.
Lieutenants et sous-lieutenants : 58,08 p. c.
Dans l’artillerie :
Officiers supérieurs : 13,49 p. c.
Capitaines : 34,69 p. c.
Lieutenants et sous-lieutenants : 51,82 p. c.
Dans le génie :
Officiers supérieurs : 15,56 p. c.
Capitaines : 46,67 p. c.
Lieutenants et sous-lieutenants : 37,77 p. c.
Les perspectives de carrière se traduisaient comme suit : au corps d'état-major, 1 officier supérieur sur près de 5 officiers au départ ; au Corps médical, 1 sur 6 ; au génie, 1 sur 6, à la Cavalerie, 1 sur 9 ; à l'Infanterie, 1 sur 11; dans la pharmacie 1 sur 31.
Nous découvrirons une autre inégalité dans les traitements, qui variaient sensiblement d'une arme à l'autre pour le même grade. En 1873, le sous-lieutenant d'infanterie recevait 1.800 francs par an, son collègue de la cavalerie 2.800. Tous deux se plaignaient amèrement, du moins ceux qui ne possèdent aucun revenu personnel. Dans les grades subalternes, les rémunérations n'avaient guère varié entre 1850 et 1873, passant de 2.900 à 3.000 francs pour les capitaines, de 1.900 à 2.100 pour les lieutenants, de 1.600 à 1.800 pour les sous-lieutenants, chiffres correspondant à l'arme la plus pauvrement payée, l'infanterie. Cette faible augmentation était largement en retrait sur celle du coût de la vie, comme le montre ce rapprochement des prix entre 1830 et 1873 (viande : 90 p. c. ; pain : doublé ; pommes de terre : triplé ; beurre : plus que triplé ; loyer : doublé ; chauffage : quadruplé).
(page 141) Entrons dans le détail des carnets de comptes mensuels tenus, l'un en 1873, l'autre en 1874, par un sous-lieutenant d'infanterie et son collègue de la cavalerie, tous deux sans ressources additives, et vivant, le premier sur un budget de 150 francs, le second de 233,33 francs. L'officier subit des retenues proportionnées à son traitement : pour l'entretien de la musique régimentaire (2,50 ou 3,89) ; la caisse des veuves et orphelins (1,80 et 2,80) ; les médicaments (0,75 et 1,18) ; l’abonnement la société militaire (2 francs et 2 francs). Le cavalier est gravement obéré par les retenues remboursant les frais du premier équipement, dont 1.200 francs pour le deuxième cheval (il a reçu le premier gratuitement s'il avait six années de services) ; 90 francs lui sont déduits chaque mois. Voici maintenant le détail pittoresque du premier budget mensuel ;
Table d’hôte prix moyen : 45,00
Logement et petit déjeuner, estimation basse : 30,00
Habillement : 25,00
Brosseur : 5,00
Toilette, y compris lavage du linge. perruquier et deux bains par mois : 7,50
Feu. lumière, un journal : 6,00
Réparations, linge de corps, gants : 6,00
Vins (1/2 bouteille obligatoire le dimanche) : 11,50
Papier et timbres : 2,00
Frais de voyage : 1,66
Cours d'équitation et théâtre : 4,66
Retenues à la source (voir détail plus haut) : 7,05
Soit un total de 157,87 fr.
Le sous-lieutenant d'infanterie s'en tire donc avec un déficit de 4 francs, tandis que son camarade, bien qu'il touche un traitement supérieur de 80 francs, accuse un déficit mensuel de 16 francs.
Il est possible que de tels bilans soient forcés pour les besoins de la cause à défendre, mais la majeure partie des officiers sans fortune personnelle en arrivaient fatalement à s'endetter. Les écrits de l'époque sont trop amers parfois pour qu'il n'y ait pas une réalité de tous les jours. On dit ceci, par exemple : « Ce lieutenant aurait de l'avenir n'était ses 32 ans et son numéro un peu éloigné dans l'annuaire (400). Il ne paraît pas très enthousiaste du service militaire bien qu'il fasse son métier avec zèle. (page 142) Il faut espérer qu'il parviendra au grade de capitaine avant la cinquantaine, après avoir passé de brillants examens. A reçu une éducation distinguée, mais ne peut la faire valoir dans un milieu approprié à ses talents. Faute d'argent il se contente de boire de la bière à 12 centimes dans un estaminet ; à partir du 20, il s'offre des promenades hygiéniques et admire les magasins des Galeries. » Ce pastiche désabusé de notes biographiques exprimait une vérité, mais tel n'était pas le point de vue de tous. En 1873, M. Woeste écrivait : « Le calé, le théâtre, le billard, le cigare, la promenade, bien d'autres plaisirs encore, voilà trop souvent ce qu'on appelle la vie de garnison. » Il ne se rendait pas compte des multiples petites servitudes qui tissaient alors cette existence monotone et sans écho dans le pays.
Le grand mal résidait dans la lenteur de l'avancement jusqu'au grade de capitaine. Une armée risque de se rouiller, de se dégrader même dans une paix prolongée. Si l'on y supprime de surcroît toute perspective d'avenir, les cadres s'engourdissent dans l'indifférence et l'apathie. Il fallait « ressusciter les caractères » ; donner une sanction positive à l'instruction, à l'éducation ; en faire les conditions d'un avancement plus rapide. On s'avisa que l'avancement à l'ancienneté pure n'était somme toute qu'un remède « contre la faveur et la corruption. » Supprimez ces dernières, dit-on, remplacez-les par des examens où tous soient placés dans les mêmes conditions, vous procéderez ainsi à des éliminations dont bénéficieront les autres.
Et c'est alors qu'un arrêté royal du 30 juin 1871 introduisit une réforme révolutionnaire, en instaurant les examens A et B. Le sous-lieutenant d'infanterie ou de cavalerie sorti des cadres pourrait être proposé pour l'avancement au choix à la condition de réussir l'examen A, portant sur les deux langues, l'histoire, la géographie, la cosmographie, des notions de physique et de chimie inorganique, l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la topographie, la fortification passagère, l'art et l'histoire militaire (depuis Louis XIV), les langues étrangères (facultatives). L'accession au grade de capitaine était subordonnée à la réussite de l'examen B : règlements, école de compagnie et de bataillon, administration, tactique élémentaire, fortification passagère, armement, tir, travail écrit sur une donnée tactique.
C'était la seule solution possible dans les circonstances de l'époque, propre donner le coup de fouet à une certaine (page 143) activité intellectuelle, jusqu'alors en sommeil. Il y eut pourtant des tempêtes de protestations. Les uns prirent prétexte des connaissances théoriques imposées ; point n'était besoin de savoir parler du renflement équatorial de Mars pour bien commander et pour obtenir l'estime du « bourgeois. » Du reste, « lorsque le soldat s'avise de juger son officier, ce que ne se permettent généralement que les mauvais sujets » (cette réflexion est typique), « il se demande s'il commande bien, s'il est juste, énergique. » Les titres à l'avancement au choix ne devaient se mesurer qu'à la capacité militaire. Un argument plus sérieux fut le caractère rétroactif des examens ; un lieutenant âgé de 38 ans et issu des cadres devrait passer avec succès successivement les épreuves A et B. C'était demander l'impossible. On le comprit en haut lieu, et un arrêté royal du 31 octobre 1872 améliora les conditions générales. Les lieutenants et sous-lieutenants de l'école militaire et de l'école d'application seraient exemptés de l'examen A ; les lieutenants-élèves de deuxième année de la nouvelle école de guerre seraient dispensés de l'Examen B. Une partie du programme de A fut transférée à B.
Illustrons la lenteur de l'avancement par l'exemple d'un officier qui fit brillante carrière après des débuts peu prometteurs. Né à Bruxelles en 1823, le lieutenant-général baron Van der Smissen entra l'école militaire en février 1841, en sortit premier en juin et alla au premier de ligne. Il était encore sous-lieutenant en avril 1851 lorsqu'il fut autorisé, avec deux officiers belges, à suivre les françaises en Kabylie. Lieutenant en février 1852, après près de 9 années de grade, il accélère et devient capitaine en 1855, major en 1864. En cette qualité, il organise la légion belge destinée au Mexique et y fait campagne de 1864 à 1867. Nommé lieutenant-colonel en 1869, il sera colonel en 1871. Car dès que l'on a réussi à « crever » le plafond de capitaine (ce à quoi la carrière d'état-major aide puissamment), l'avancement devient rapide, et accentue le décalage insolite entre l'âge moyen des cadres subalternes et celui des grades supérieurs.
(page 144) Tous les officiers ne s'adaptaient pas cette situation sans issue. On constate, par exemple, qu'entre le 1er janvier 1872 et la fin de 1873, si 95 sous-officiers ont été promus sous-lieutenants d'infanterie, 53 officiers de cette arme ont donné leur démission, dont 75 p. c. pour insuffisance des appointements, ou absence d'avenir.
Malgré la tendance prédominante à comprimer les dépenses militaires, on examina le problème, et un arrêté royal du 6 janvier 1874 augmenta les traitements du lieutenant d'infanterie (à 2.400 francs), du sous-lieutenant de la même arme (2.100) et de l'officier d'administration de quatrième classe (1.800).
Une crise grave sévissait aussi parmi les sous-officiers. Avant 1870, un contemporain les avait montrés « très dévoués, très disciplinés, débrouillards, durs à la fatigue, habitués dès l'enfance à une vie de labeur et souvent de privations, n'ayant d'autre ambition que de vivre dans une honnête médiocrité, dressés par une longue pratique » (Commandant C. Milet, Le premier régiment de chasseurs à pied, 1899). Ce tableau de ceux que l'on appelait déjà, sans doute, des vieux serviteurs, doit se compléter par les traits d'une instruction insuffisante et d'une éducation parfois rudimentaire, dont on ne pouvait leur faire grief puisque personne ne s'avisait de ces déficiences et des remèdes à y apporter.
Sitôt après 1870, on commença se plaindre de la disparition de ces vieux sous-officiers de carrière. Il en partait chaque année de 450 à 500, alors que les rengagements n'en fournissaient que 260 (dont les 2/3 âgés de plus de 30 ans). En 1871, l'infanterie comptait 2.788 sous-officiers : un tiers de 18 à 21 ans, sergents après 10 mois de services, beaucoup venus des enfants de troupe et destinés à devenir officiers ; un quart de 21 à 25 ans (fourriers, sergents-majors), instruits, mais attendant de dénicher un emploi civil pour abandonner l'uniforme ; des miliciens devenus sergents, des volontaires, et aussi des « remplaçants » âgés de 35 à 45 ans. Les caporaux étaient pour la plupart des miliciens.
Rien d'attrayant dans cette carrière. La solde du sergent d'infanterie s'élevait à 1,96 fr. par jour, dont 1,13 en main, 0,42 à la masse d'habillement, 0,20 pour la viande, 0,16 pour le pain, 0,05 pour le couchage. A la même époque un maçon gagnait 2,50 francs. Cette solde ne variait que par le passage au grade (page 145) supérieur. A 55 ans, la pension était accordée, avec un maximum de 400 à 500 francs après 40 années de services.
Le statut des sous-officiers était rudimentaire, leur logement lamentable. Dans les casernes vétustes, dont certaines tombaient en ruines, on leur assignait une mansarde pour 4 à 8, voire même une seule chambrée commune pour le bataillon ou un demi-bataillon, meublée d'une façon primitive : couchette, bancs, cassettes aux murs, sans aucun local de détente. Aucun avantage spécial ne leur était accordé, pas même la permission de minuit. La tenue, le linge et les objets de couchage étaient identiques à ceux de la troupe, peu gâtée déjà à cet égard.
Ces gradés, chevilles ouvrières des unités, exerçant sur leurs hommes une influence de tous les instants, se trouvaient fort mal préparés à une tache d'éducateurs. Cette notion était ignorée, sauf de quelques rares officiers qui préconisaient, bien inutilement, quelques mesures : avancement plus rapide ; avenir assuré contre la misère : perspectives d'un emploi civil ; autorisation de se marier ; amélioration des conditions de vie. Ici aussi les progrès seront fort lents.