(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Par plusieurs côtés : l'allure compassée, la rigidité des formations, la tactique, cette armée nouvelle ressemblait fort à toutes les armées européennes, mais elle avait pâti dès le départ du manque de cohésion de ses cadres, et souffert de la nécessité de faire appel à des conseillers et instructeurs étrangers. Ces défauts de jeunesse n'empêchèrent pas le développement méthodique des forces armées, sous la pression des événements et surtout sous l'impulsion décidée du roi. Les milieux hostiles des dépenses inconsidérées se résignèrent provisoirement. Le 31 décembre 1831, la Chambre fixa le contingent annuel à 12.000 hommes, l'effectif total de l'armée à 80.000, en le complétant par 20.000 gardes civiques mobilisés, avec leur organisation (page 74) propre, et par 30.000 hommes prélevés sur la réserve non incorporée des classes de 1826 à 1831. A la fin de 1832, l'armée comprenait sept divisions : une à Anvers, une dans les Flandres, cinq à l'armée de campagne.
En 1833, notre infanterie frappait les étrangers par sa tenue exemplaire sous les armes, l'aisance, l'aplomb et la régularité de ses manœuvres. L'artillerie, composée presque exclusivement de soldats de l'ancienne armée et bien encadrée, était « l'orgueil de l'armée. » La cavalerie faisait de nets progrès. Le génie s'améliorait ; ses cadres s'étoffaient par d'anciens élèves de Breda et par appel aux professeurs de mathématiques. L'état-major n'attendait qu'une impulsion pour sortir de l'ornière. Le bilan général n'était pas défavorable, mais la charge financière pour le département de la guerre atteignait en 1834 38.281.000 francs.
La convention de Zonhoven, signée le 18 novembre 1833, permit de renvoyer en congé les gardes civiques mobilisés et de placer en demi-solde leurs officiers. Le licenciement fut confirmé le 1er septembre 1835, et une partie des officiers furent alors versés dans la nouvelle réserve de l'armée.
En 1836, la force de celle-ci sur le pied de paix fut réduite à 45.981 hommes, dont 28.303 fantassins, y compris 1.978 officiers. Les effectifs en congé atteignaient 53.000 hommes. D'où l'importance des dépôts, grâce auxquels les corps pouvaient retrouver dans des délais réduits leur vraie physionomie de guerre. Alors que l'armée des premières années était en proie à la bougeotte, ses dépôts en constituaient les seuls points fixes.
Quelle était la valeur technique de cette armée ? Nous avons sur ce point le témoignage du comte de Montalembert. Défenseur éloquent de la cause belge en France, il fut invité, en août I1838,à séjourner au camp de Beverloo. Il y assista à des exercices d'ensemble, à la petite guerre avec « feux de tirailleurs, charges à la baïonnette, formations en carrés, charges de cavalerie, feux de pelotons, et surtout d'admirables manœuvres d'artillerie » (L. LECONTE, La formation historique de l’armée belge). Bref, le nec plus ultra des errements de l'époque. Et Montalembert s'exclame : « Rien de plus beau ni de plus satisfaisant sous tous les rapports que cette armée toute nouvelle et si complètement inconnue encore en Europe et même en France. »
(page 75) Il est impossible de dissocier la garde civique de l'armée, car ces deux matérialisations de notre puissance militaire ne cessèrent de réagir l'une sur l'autre, bien que légalement et en fait elles fussent indépendantes.
Les premières semaines de la Révolution avaient vu la création d'une garde urbaine bruxelloise, puis celle d'une garde civique sur l'ensemble du territoire, avec des mesures d'exécution temporaires qui prirent forme définitive dans la loi du 31 décembre 1830. Sa mission était de veiller au maintien de l'ordre et des lois, à la conservation de l'indépendance et de l'intégrité du territoire. Dans ce dernier cas, elle devait apporter une aide à l'armée pour les opérations intérieures. Y étaient incorporés tous les citoyens non appelés au service, âgés de 21 à 50 ans, ainsi que les étrangers ayant un établissement en Belgique. La loi en excluait les repris de justice, vagabonds et gens sans aveu. Elle exemptait en temps de paix les instituteurs, les domestiques internes et les indigents secourus : les militaires en activité, facteurs, douaniers, ministres des cultes, membres du corps législatif en session, bourgmestres en étaient dispensés temporairement.
Il s'agissait donc bien d'un service presque général, mais limité à des prestations intermittentes. Ceci n'était du reste pas tout fait exact, puisque le Congrès avait autorisé, le 4 avril 1831, la mobilisation du premier ban (de 21 ans à 31 ans) ; en décembre 1831 une loi prolongea cette mobilisation jusqu'au retour de la paix. En février 1832 on comptait 108 bataillons de la garde civique, le bataillon pouvant atteindre 1.200 hommes. Dans les cantons de justice de paix où ce chiffre était dépassé, on formait une légion sur la base de bataillons de 800.
La compagnie de 100 à 150 hommes, était en principe constituée par commune. A cet échelon les gardes élisaient leurs officiers, sous-officiers, caporaux et tambours, sauf le sergent-major, choisi par le capitaine élu. Les officiers, à leur tour, désignaient les membres de l'état-major du bataillon, et, à l'échelon supérieur, ceux de l'état-major de la légion. Seuls le général en chef inspecteur de la garde et son état-major étaient nommés par le chef de l'État.
Il s'agissait d'une force armée importante groupant la masse des citoyens. Le premier ban {composé de célibataires ou de veufs sans enfants) constituait une réserve de l'armée de ligne. Mais les événements d'août 1831 en montrèrent le faible (page 76) rendement tactique. On comprit alors qu'il fallait organiser rationnellement cette réserve au profit de la qualité. La loi du 4 juillet 1832 préleva 30.000 hommes sur les classes 1826 à 1831, exemptés du service militaire, et faisant donc partie du premier ban, pour en former notamment douze bataillons rattachés aux douze régiments d'infanterie de ligne. C'était revenir par la bande aux formations franches, mais cette fois avec des hommes non entraînés et des cadres élus dont l'autorité pouvait être mise en question par les gardes électeurs. Il est de fait néanmoins qu'une partie de la garde civique fera figure dans notre armée mobilisée des années critiques ; le premier ban étant destiné en principe aux opérations actives, le deuxième à la défense des 28 places de guerre, le troisième au service sédentaire et au maintien de l'ordre.
Les gardes s'habillaient à leurs frais ou aux frais de leurs communes. Dans celles où l'on trouvait 30 citoyens décidés à s'équiper complètement, y compris l'achat d'un cheval, pouvait s'organiser une garde à cheval. Dans les communes comptant 2.400 gardes effectifs, et dans les places de guerre, le conseil communal pouvait aussi mettre sur pied une compagnie d'artillerie. L'autonomie communale, chère au cœur des Belges, trouvait à s'employer et rejoignait ici d'antiques privilèges.
Les familles aisées ne fournissant aucun garde payaient une sorte d'impôt à la caisse communale, correspondant au prix d'une journée d'ouvrier par tour de rôle de service.
En temps normal, sur réquisition du bourgmestre, la garde fournissait factionnaires fixes et patrouilles pour assurer la sécurité des habitants. En cas de trouble ou d’ « alarme », la prise d'armes pouvait s'effectuer dans le canton. Mais la réunion des gardes de plusieurs cantons dépendait de la réquisition de la commission [députation] permanente du conseil provincial.
Tout bien pesé, il reste que l'armée belge avait, depuis ses débuts désordonnés, réalisé des progrès notables ; elle pourrait désormais être redoutable dans un conflit ouvert avec la Hollande. Au moment où les différends entre Belgique et Pays-Bas approchaient du point de crise aiguë ou du dénouement, en novembre 1838, le roi, devant la Chambre des représentants, se servit habilement de cet atout pour soutenir les droits et les intérêts du pays. « Ils seront détendus avec persévérance et courage », proclama-t-il. La première division fut maintenue au (page 77) camp de Beverloo, des postes installés à Exel, à Hechtel ; des reconnaissances envoyées tous les matins.
Serait-ce la guerre ?
Le protocole final, scellant l'abandon du Limbourg oriental et du Luxembourg oriental, fut imposé à la Belgique en décembre 1838. Bientôt, après quelques remous violents, ce sera la paix, acceptée dans la résignation.