(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
En 1841, l'armée se ressentait encore des dissensions internes de la première période. Dans une lettre au lieutenant-général Buzen, alors gouverneur de la capitale, le eoi écrivait le 4 novembre : « Nous mangeons encore du fruit de la révolution… Il me paraît hors de doute que beaucoup de chefs militaires ont écouté des propositions (orangistes). Dès lors il faut tâcher d'approfondir cela… car mieux vaut tout au monde que des (page 95) chefs sans honneur et probité » (papiers personnels du lieutenant-général Buzen). On venait de découvrir Gand une conspiration qui, avec le recul du temps, apparaît surtout sous son aspect ridicule, tentative de quelques aigris déçus dans leurs ambitions démesurées. « Il est indispensable, écrivait un autre correspondant général Buzen, de se servir de cette occasion pour purifier l'armée et le pays d'une masse de véritables coupe-jarrets qui nous sont restés sur le dos. » Plus précis et plus modéré est le diagnostic du colonel Berger : « On ne peut se dissimuler que des marques d'inertie, de découragement, de mécontentement même se font jour dans nos régiments. L'apathie gagne, l'émulation s'éteint ; c'est l'effet naturel du manque presque absolu d'avancement… L'abattement est grand dans la classe des sous-officiers surtout… » (Note de bas de page : Tel était aussi l’avis du roi. Il écrivait le 12 décembre 1841 au général Buzen, alors ministre de la guerre : « Je pense qu’il serait juste et désirable pour l’esprit de l’armée d’avancer des lieutenants, au moins un mouvement de deux par régiment… » Trois jours plus tard il formule cette restriction : Là où il y aura des dettes ou de l’ivrognerie, il ne peut pas y avoir d’avancement. » On voit pas là que le souverain suit de très près, et jusque dans les détails, la vie de l’armée. Fin de la note.)
Cette armée, privée de la tension constante due entre 1831 et 1839 à l'incertitude de la situation, plongée dans une oisiveté apparente, commençait à végéter au moment même où se manifestait dans le pays une intense activité économique. « Elle ne produit pas, donc elle est inutile », tel est le thème conducteur des opposants aux dépenses militaires. Les uns envisageaient de l'employer à des travaux d'utilité publique (La Revue générale, 1841), d'autres réclamaient pour elle une vie plus active, l'abandon des garnisons, la concentration dans des camps, un allègement des prestations en gardes et corvées au bénéfice de l'entraînement. Quelques officiers du génie et de l'artillerie s’éprirent des théories sociologiques de Saint-Simon et surtout de Fourier ; certains donnèrent à leurs soldats des conférences humanitaires, à leurs risques et périls, car les autorités ne furent pas tendres pour ce genre de délits.
La Revue militaire belge, éditée à Liège par un autre groupe d'officiers, rétorquait à de semblables préoccupations par une argumentation significative : » Qui songerait à créer de vastes fabriques, à occuper un grand nombre d'ouvriers, si une force armée considérable ne le mettait à l'abri des coalitions, des (page 96) pillages ? C'est à l'armée que l'industrie doit la sécurité sans laquelle elle ne ferait que végéter. »
Et voici posé le principe du maintien de la force armée lié à la défense d’un ordre social établi, au moment précis où ce dernier commence à se sentir inquiété par les revendications ouvrières.
Suivant l'article 1781 du code civil de 1804, l'employeur était cru sur parole en ce qui concernait le paiement des salaires. Le code pénal de 1804 réprimait les coalitions ouvrières. La classe prolétarienne, dans son ensemble, restait impuissante et résignée. Des symptômes de révolte se firent pourtant jour à Gand, à Bruxelles, à Liège ; des esprits hardis réclamèrent le suffrage universel, l'instruction générale, la liberté d'association, une organisation du prolétariat. Quelques émeutes éclatèrent à Bruxelles, en 1834, sons l'instigation de saint-simoniens expulsés de France ; en octobre 1839, à Gand, où des ouvriers filateurs, exaspérés par la crise textile, la baisse des salaires, la hausse du prix du pain, voulurent remettre une pétition. La garnison fut renforcée par plusieurs bataillons de Termonde, Anvers, Malines, des escadrons, une batterie ; la troupe, accueillie à coups de pierres, tira : 19 blessés, dont un succomba (Moniteur belge, 5 octobre 1839).
Le général Capiaumont écrivit un opuscule sur la répression des troubles. Des circulaires ministérielles réglèrent en 1845.,1847 et 1854 (circulaires ministérielles des 28 novembre 1845, 9 mars 1847, 13 septembre 1854) les rapports entre l'armée et les autorités civiles. Elle devait déférer aux réquisitions écrites, mais restait libre dans l'emploi des moyens ; elle n'agirait spontanément que dans le cas de violences et de voies de fait ; elle pouvait agir par les armes si elle rencontrait de la résistance, et, si possible après trois sommations par le bourgmestre, un échevin ou le commissaire de police. Mais, précisera-t-on en 1847, « on évitera tout développement ostensible de force, plus propre à augmenter l’effervescence qu’à la calmer. »
Le général baron Chazal, ministre de la Guerre, fit aussi valoir l'argument du maintien de l'ordre public dans son discours du 28 décembre 1847 devant la Chambre ; il parla « des populations trop peu éclairées encore pour ne pas être induites en erreur par de fausses lueurs, des excitations, des espérances, des (page 97) promesses ou des menaces fallacieuses, surexcitées quelquefois aussi par des douleurs réelles. »
Réelles, certes oui. On ne pouvait ignorer les conditions d'existence de la classe ouvrière. Une enquête, prescrite par la Chambre en 1843, et conduite pourtant sans interroger les principaux intéressés, avait décrit les tandis sans air cachés au fond de ruelles immondes, les chaumières en bois et limon au sol couvert d'une boue fétide ; elle avait dénoncé une alimentation insuffisante et défectueuse où manquaient la viande et la graisse : elle avait établi que sur 1.000 ouvriers miles, 850 étaient illettrés ; que des garçons et des filles de moins de 12 ans travaillaient au fond de la mine.
Le ministre Chazal avait fourni ces précisions sur les « douleurs », sur les misères génératrices de troubles, et en avait tiré argument pour démontrer la nécessite du rôle « régénérateur » de l'armée en faveur de la portion de cette masse de pauvres incorporés chaque année. Il avait conclu en présentant l'armée comme une « école de vertus civiques et privées. » Sur quoi une feuille satirique, Sancho s'empressa de saluer « tous les établissements vertueux qui se groupent d'instinct autour des quartiers militaires » (Sancho, janvier 1848). Contre Chazal, on brandissait les statistiques : en 1845 et 1846 une moyenne de 4.000 condamnés civils ; en 1845, 1.189 détenus dans les prisons militaires, La proportion était assez forte, en effet, pour une école de vertus !
En fait, le remplacement fournissait un gros contingent aux maisons de détention de l'armée, mais ce grave problème ne se situait pas encore l'avant-plan de l'actualité. On l'avait accepté comme un héritage de l'époque précédente, une mesure logique et toute naturelle. Très rares étaient les voix discordantes, La Revue Militaire Belge prenait exemple de la Prusse le principe même du remplacement, car « tout citoyen doit apprendre à défendre son pays » mais elle ne se permettait aucune illusion et se limitait souhaiter une amélioration du système, par le refus des candidats paresseux ou ivrognes qui devenaient de détestables soldats (Revue militaire belge, 1842).
Tel était précisément le but que se proposait, depuis sa fondation en 1834, l'Association générale pour l'encouragement (page 98) du service militaire : « conserver à l'armée les meilleurs soldats ; assurer les familles contre le tort, quelquefois irréparable, qui résulte pour elles de la désertion du remplaçant. » Elle ne se chargeait pas de fournir des remplaçants venant de la classe à incorporer ; d'autres agences s'étaient spécialisées dans ce trafic fructueux, avec leurs rabatteurs, leurs racoleurs, leurs maquignons d'hommes. Chaque année, l'Association établissait une liste des soldats près de finir leur terme légal et désireux de se rengager. S'il y avait une attestation favorable des chefs hiérarchiques, le ministre donnait l'autorisation, et la société intervenait comme intermédiaire entre ces rengagés et les familles des candidats au remplacement. Tous les administrateurs, des magistrats, des sénateurs, des officiers retraités, touchaient des tantièmes sur les bénéfices réalisés, tout comme le commissaire du gouvernement préposé au contrôle.
Vers 1842. le prix, qui atteignait encore 3.000 francs en 1835, était tombé 1.700 dont 800 en moyenne allaient au principal intéressé, le rengagé : 200 aux frais d'acte et aux contrats notariés ; 45 comme remise à l'agent de l'Association ; 634 francs constituaient une véritable prime couvrant la responsabilité en cas de désertion, car le remplacé devait alors fournir un autre substituant.
Ce trafic, bien que légalement reconnu et encouragé, n'avait rien de très honorable. Malgré le soutien officiel, cette Association n'obtint qu'une faible proportion des remplacements : de 1837 à 1841, 1.066 sur un total de 6,954 ; de 1843 à 1846, 476. Les marchands d'hommes recrutaient leurs candidats parmi les pauvres. Ils continuèrent leur trafic alors que l'Association, fort critiquée, cessait son activité en 1847. L'Etat se substitua à elle en introduisant légalement le rengagement, par arrêté royal du 3 septembre 1848 : les militaires de la plus ancienne classe, n'ayant plus que 6 mois à passer sous les armes, purent contracter pour un nouveau terme de milice ; ils recevaient 50 francs à la signature et 550 à l'expiration de leur temps de (page 99) service. Ceux qui feraient deux termes supplémentaires percevraient ainsi deux fois 600 francs plus une rente viagère de 200 francs. Cette mesure introduisait dans l'armée les « vieux soldats » ; ils iront par la suite peupler les compagnies dites sédentaires.
Le remplacement constituait un facteur essentiel de notre système militaire. N'était-il pas largement pratiqué en France ? N'avait-il pas la caution de M. Thiers, qui déclarait en 1848 : « Il y a des citoyens que leurs goûts, leur éducation, leurs forces physiques, la carrière projetée ne rendent pas propres au service militaire ; il en est que leur force physique, leurs occupations, la vie à laquelle ils sont destinés peuvent rendre propres à ce service. Ces derniers disent aux premiers : Tout vous détourne du service militaire, tout m'y attire. Eh bien je fais un contrat avec vous : j'irai servir pour vous. » Et, ce mirifique raisonnement, il ajoutait un dernier argument vraiment écrasant : « L'essentiel est que l'Etat ait un soldat robuste. Si vous voulez imposer les mêmes conditions de vie, le même genre de vie à des individus différents, c'est vous qui blesserez l'égalité. » Rien ne pouvait mieux répondre à l'égoïsme des classes possédantes, à une époque où toute considération sociale était soigneusement tenue à l'écart.
Mais peut-être trouverons-nous une ombre de ces préoccupations d'ordre social dans l'institution des enfants de troupe ? Elle remonte au 15 mars 1838. Les pensions étaient misérables ; rien ne garantissait la sécurité de la femme et des enfants d'un militaire décédé en service actif. On accepta donc comme un réel progrès de voir admettre dans les régiments, à raison de un ou deux par compagnie, escadron on batterie, à concurrence de 600 pour l'armée, les enfants légitimes, âgés de 10 ans, de soldats, caporaux, sous-officiers, exceptionnellement officiers décédés ou pensionnés, ou les fils de cantiniers du corps, admis à 8 ans ainsi que les orphelins de père et mère. On les habillait avec de vieux effets recoupés, et ils suivaient les cours régimentaires. A l'âge de 14 ans, ils passaient dans les bataillons actifs après examen devant 3 officiers, et y servaient jusqu'à 18 comme cornets. Leur sort matériel et moral dépendait surtout de la compréhension sociale du cadre des officiers et sous-officiers. Dans certains corps on les entourait de soins particuliers ; ailleurs ils étaient totalement abandonnés, circulant « mal vêtus, sales et parfois dégoûtants. » En 1845, les généraux engagèrent les (page 100) chefs de corps à les réunir et à les soumettre une surveillance sévère ; on les incorpora à la compagnie-école du bataillon de réserve. Ce système donna des résultats inégaux.
Un arrêté royal du 15 avril 1847 créa une « compagnie d'enfants de troupe » stationnée à Lierre. Y furent admis les fils légitimes des officiers, sous-officiers, caporaux, soldats et employés du département de la guerre, âgés de 13 ans (8 ans pour les orphelins de père et mère) ; les fils d'officiers venaient en queue de la liste des prioritaires. L'engagement courait jusqu'à 24 ans, mais on remerciait à 15 ans les élèves jugés physiquement impropres, pour les placer en apprentissage ; les autres entraient à l'armée à 16 ans comme caporaux, soldats ou tambours suivant les résultats des examens. Cette compagnie (700 enfants dès sa création) fut organisée en école, avec six classes dont une préparatoire. Le programme engloba la morale et la religion, le français et le flamand, la calligraphie, l'arithmétique et la géométrie, l'histoire de la Belgique, l'histoire générale abrégée, la géographie, le dessin linéaire et le paysage, le lever de plans, la fortification passagère, les exercices et manœuvres, les règlements, l'administration d'une unité, la musique vocale, la danse, l'escrime, la gymnastique, la natation. Un programme ambitieux pour l'époque. L'esprit de l'institution répondait à la rudesse des mœurs militaires plus qu'aux besoins de l'enfance. Les contemporains estimaient que c'est à « l'âge tendre » qu'il faut inculquer le principe d'autorité, et l'on s'y employait. Car la vie militaire imposée à des enfants doit laisser une empreinte ineffaçable sur leur caractère pendant tout le cours de leur vie.
Des enfants de troupe sortis de la compagnie en 1848, 1851 et 1852 accédèrent au grade de sous-lieutenant, préludant à de très honorables carrières. Certains officiers craignirent dès cette époque qu'à la longue tous les emplois ne fussent dévolus à des sous-officiers issus des enfants de troupe et rompus à la discipline du travail (ces craintes s’exprimèrent à la commission mixte de 1851). Il y eut sans conteste, et fort tôt, un facteur de démocratisation des cadres de l'armée.
En 1851, le lieutenant-colonel Renard proposa de transformer la Compagnie en une « école des pupilles de l'armée » : à ce moment (page 101) elle comptait 479 {lèves. Le projet fut rejeté par la commission mixte à la parité des voix, et c'est toujours sous le nom de « compagnie d'enfants de troupe » qu'elle fut transférée à Alost en 1860.
Ni le programme général, ni les méthodes d'instruction n'avaient fait de progrès sensibles depuis les débuts. On en restait aux évolutions compliquées, à un service en campagne très simplifié par contre, et surtout aux multiples occupations du service intérieur qui surchargeaient les tableaux journaliers. On continuait à voir dans le soldat une mécanique, une machine, un rouage. L'officier de troupe n'était guère mieux traité. Aussi un courageux essayiste, le lieutenant d'infanterie Baudelet, dénonçait-il le danger résultant de cette conception : inertie, abandon, « va-comme-je-te-pousse », manque de résolution et d'initiative, d'amour-propre et de fierté, parfois même de dignité. Car, affirmait-il, ce « conscrit-citoyen » dès qu'il est revêtu de l'uniforme, se considère presque comme un paria. Son attitude est humble. craintive ; il est résigné à recevoir en silence le dédain, sinon les insolences. de ceux dont il protège l'héritage. Suivant le vocabulaire moderne, ce soldat souffrait d'un complexe.
Par lui-même, il ne pouvait avoir conscience de l'importance civique de son rôle. En 1864 encore, un homme incorporé sur deux sera totalement illettré (proportion d'analphabètes pour l'ensemble de la population : 34 p. c.) Et si l'armée, depuis longtemps déjà, se préoccupait de leur enseigner les rudiments, elle négligeait toute formation morale. Il fallait avoir une âme d'apôtre pour préconiser une action cohérente et continue dans ce sens, visant une « régénération personnelle du soldat », à une « réhabilitation du moral, de l'esprit, de l'intelligence. » Il s'agissait de faire de lui un être qui pense, réfléchit et comprend, une force coopérative.
Ce n'est certes pas le personnel qui manquait. A certaines époques de l'année, on voyait 3 officiers, 6 sous-officiers et 8 caporaux occupés à instruire une quinzaine de recrues et administrer 35 à 45 hommes Mais tout ce monde tournait en rond dans le cadre de règlements minutieux, qui encombraient la mémoire sans expliquer le pourquoi, le comment ni surtout les réalités de la guerre. Aucun effort sérieux pour réveiller les facultés assoupies du milicien, pourtant non dénué d'intelligence. (page 102) La même carence était dénoncée par de très rares esprits critiques en matière de formation physique. La gymnastique se réduisait au maniement du fusil, sans cesse répété ; à la marche au pas, parfois à l'escrime à la baïonnette, alors qu'en France le colonel Amoros avait réussi à y donner une impulsion nouvelle. Elle était à peu près inconnue dans les écoles civiles. Et pourtant, dès 1841, un novateur, le capitaine d'artillerie Arthur Lhoest, avait préconisé un programme répartissant les six heures du service quotidien en trois d'exercices, deux d'école et une de gymnastique, avec, pour cette dernière, des suggestions qui eussent réalisé nos actuelles pistes d'obstacles, y compris le parcours aérien dit « de Tarzan. »
De 1849 à 1869, les 10.000 recrues du contingent appartenant à l'infanterie, incorporées le 1er mai, furent réunies au camp de Beverloo pendant 3 à 4 mois ; elles y recevaient, sous une direction unique, avec des instructeurs détachés par tous les régiments, la première instruction. Le travail y était réellement intensif, de 5 à 19 heures avec 9 heures d'exercices et 1 de théorie. Ce système donna de très bons résultats, mais on dut y renoncer pour deux raisons : la date choisie pour l'incorporation écartait les miliciens du travail des moissons ; les événements internationaux exigeaient désormais que la classe fût instruite dès le début de la bonne saison, favorable aux opérations de guerre.
En 1869, le lieutenant-général Renard, ministre de la guerre, réorganisa le programme d'instruction avec incorporation reportée au 1er octobre. Il ne fut plus question de centralisation au camp. La première période d'instruction, 3 mois, portait sur l'instruction individuelle, la gymnastique, l'école du soldat, les devoirs militaires, la discipline, le service des gardes, les soins de propreté, les exercices élémentaires d'escrime à la baïonnette, de tirs et de tirailleurs. La deuxième période, de 3 mois également, était vouée à l'école de compagnie, aux exercices à rangs serrés, jusqu'à l'écœurement, gardes au quartier, avant-postes, exercices de combat. La troisième, deux mois, se faisait dans le cadre du bataillon : combat et service de guerre. Puis venaient les manœuvres de régiment, et enfin la période de camp couronnant cet édifice qui, aux yeux de beaucoup, ne constituait encore qu'une ébauche d'instruction.
Personne n'eût songé à préconiser une pédagogie, une méthodologie permettant de systématiser et de simplifier une (page 103) instruction de base qui n'avait rien de très compliqué. Tout le monde se mouvait dans un empirisme basé sur la répétition incessante des mêmes mouvements, sur les mêmes immuables terrains. Et le contrôle périodique des autorités supérieures ne pouvait modifier cet état de fait. Les généraux désignés chaque année par le ministre pour procéder aux inspections se munissaient d'un questionnaire, où étaient cataloguées les subtilités et les minuties des règlements, fertiles en chausse-trapes. Ces détails acquéraient une importance telle que toute distinction était abolie entre l'essentiel et l'accessoire, entre l'esprit et la lettre.
Si l'éducation morale et civique restait lettre morte, si l'instruction militaire était coulée dans un moule rigide, un certain effort tendait depuis longtemps promouvoir une instruction élémentaire. En 1845, dans le bataillon de réserve de chaque régiment d'infanterie, existaient une compagnie de dépôt et une compagnie-école, celle-ci divisée en sections pour soldats et caporaux, et en cours pour sous-officiers préparant les examens de la sous-lieutenance.
Vers 1865. l'instruction des masses apparaissait comme la grande question sociale de l'époque. Le lieutenant-général Goethals, ministre de la guerre, déclarait en 1867, dans son rapport au Roi, que l'armée ne pouvait rester étrangère à ce mouvement. L'instruction obligatoire existait depuis plusieurs années déjà dans les pays scandinaves et la plupart des Etats allemands, dans 18 cantons suisses sur 22. Mais ces idées progressistes, exprimées dès 1770 dans l'Encyclopédie militaire de France, se heurtaient à des oppositions. On assurait que l'enfant était un gagne-pain dans les familles pauvres, qu'il serait anti-social de l'en éloigner pour le mettre à l'école. D'un point de vue plus spécialement militaire, il était indésirable d' « encombrer » les unités de « savants « , car ils seraient autant de frondeurs. Seuls des idéalistes pouvaient préconiser l'abolition des théories arides et leur remplacement par des séances d'instruction générale. Certains même allèrent jusqu'à suggérer des promenades culturelles, des causeries sur les innovations militaires, anticipant ainsi de 70 ans sur les réalisations des programmes actuels.
Un pas important fut franchi en 1868 par une circulaire ministérielle imposant l'usage de la langue maternelle pour les miliciens flamands comme pour les wallons, Cette audacieuse (page 104) initiative eût pu ouvrir la voie à une saine compréhension de la justice linguistique.
Une autre circulaire ministérielle du 17 août 1867 prescrivit de régler le service journalier de manière empêcher le moins possible la fréquentation des cours d'illettrés organisés depuis 1844. La solution dépendait encore du bon vouloir des commandants de régiments. Elle sera généralisée par un arrêté royal de 1871.
Pendant longtemps l'instruction des officiers avait été délaissée : quelques cours facultatifs, recommandés en 1844 ; de rares conférences régimentaires à la diligence des chefs de corps ; dans certaines garnisons importantes, des conférences présidées par le commandant de la division. Encore ne seront-elles réellement entrées dans les mœurs que vers les années 1880. Suivant un officier de cette époque, les années continuent à être « gaspillées aux éternels détails de la vie de caserne, aux inspections qui n'en finissent pas, aux revues du dépaquetage et des marmites, aux sempiternelles théories dans les chambres. » Dans quelques régiments, l'idéal des colonels était de voir, trois fois par jour, 18 officiers de semaine à la distribution des repas, et les corvées escortées par un officier. Les conférences ? Ici le mieux était l'ennemi du bien ; on remontait volontiers aux antiques, car on pouvait ainsi éviter des discussions trop embarrassantes, ou encore l'on s'attaquait à la géologie, à l'astronomie, ou bien l'on traitait des thèmes tactiques mettant en œuvre le régiment. En fait, l'officier, dans l'ensemble, restait confiné dans l'immobilisme intellectuel faisant pendant à l'immobilisme de sa carrière.
Vers la fin de cette période, un ministre audacieux établira des examens obligatoires et discriminatoires pour l'accession au grade supérieur, ouvrant ainsi une voie nouvelle.
L'école militaire avait connu une remarquable stabilité dans son organisation et sa direction. Son premier commandant, le lieutenant-général Chapelié, fut maintenu à ce poste jusqu'au 31 décembre 1863, dépassant de six années l'âge normal de la mise la retraite. Il fut remplacé par le général Nerenburger, volontaire de Septembre, créateur de la carte militaire de la Belgique, savant estimé, qui s'efforça à adoucir quelque peu le régime très sévère instauré par son éminent prédécesseur, et à améliorer les tristes locaux de la rue de Namur.
L'école (page 105) n'échappait pas toujours aux critiques extérieures, même en matière de programme. On lui reprocha en 1865 de consacrer trop de temps aux travaux graphiques, de négliger l'histoire, la géographie, la géologie, la minéralogie, l'hygiène, les langues étrangères. Bien que le général Chapelié eût introduit un cours de flamand, les résultats devaient en être fort médiocres. « Un très grand nombre de bons officiers ne connaissent même absolument rien de l'idiome flamand et sont par là très embarrassés dans l'exercice de leur commandement sur des soldats qui ne connaissent que cela. » (Note de bas de page : Dans La Sentinelle. Le premier numéro de cette « revue d’actualités politiques et militaires » parut en janvier 1865 et fut dès l’abord violemment « anti-Chazal », contre la « coterie ministériels », contre Brialmont, contre les fortifications d’Anvers, contre la Légion « dite belgo-mexicaine. » Fin de la note.) Il faut constater objectivement que de tels appels à un minimum de compréhension linguistique sont fort rares à l'époque. et ne trouvent guère d'échos.
L'école militaire, dès sa création, avait compris une section pour la formation directe d'officiers d'état-major. Entre 1834 et 1869 on relève 52 officiers de cette catégorie, avec une interruption de 1835 à 1842. Le 30 mai 1859, le général-major Renard, chef du corps d'état-major, dans un mémoire adressé au ministre, proposa de renoncer à cette solution de recrutement à la source, qui peuplait les états-majors de collaborateurs totalement ignorants des réalités de la troupe. Il se déclarait, du reste, hostile au principe d'un corps fermé, car, affirmait-il, l'officier d'état-major doit être un officier de troupe par excellence. Dans un corps spécial, il s'éloigne des unités et ne les voit plus. Or, c'est surtout dans les grades supérieurs que ce contact est nécessaire. Il proposait donc la création d'une école de guerre, rattachée soit à l'école militaire, soit au dépôt de la guerre (administration centrale), comme cela se faisait en Bavière et dans le Wurtemberg.
Les éléments formés suivant la nouvelle formule relèveraient les capitaines d'état-major d'ancienne formation, qui iraient dans les unités.
Il faudra attendre dix années encore avant que l'école de guerre ne soit créée, par arrêté Royal du 12 novembre 1869.