(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
(page 106) Après la crise de 1831 à 1839, ouverte et entretenue par la pétulance de la Belgique révolutionnaire née à la liberté, les années après 1840 connurent une paix réelle et berceuse. Nulle menace ne venait d'aucun pays. Aussi, en face des nombreux opposants ne cessant de dénoncer l'armée comme une charge excessive ou une plaie sociale, fut-il courageux et sans espoir de défendre la nécessité d'une armée forte.
En 1850 la situation internationale commença à s'embrumer. On constatait un peu partout des traces de réarmement ; l'inquiétude naissait. Des militaires s'engagèrent alors dans la lutte pour le raffermissement de notre défense. Et parmi eux le capitaine d'état-major Brialmont. Ayant étudié l'histoire de son pays, il constatait que la Belgique était restée calme et prospère, à l'écart des guerres, chaque fois que, par sa propre volonté ou par I 'effet des circonstances, elle avait pu observer la neutralité entre la France et l'Allemagne ; par contre son affaiblissement avait inévitablement provoqué des catastrophes nationales. Depuis 1667, sept invasions par les armées françaises ; pendant huit années de la guerre de Succession, 200.000 soldats étrangers avaient vécu à ses dépens. Pendant les 75 années suivant la mort de l'Archiduchesse Isabelle : 53 de guerres et 5 démembrements. Depuis Marie-Thérèse : 12 changements de régime politique. Bilan navrant. Et tout cela par absence d'une nationalité distincte et d'un établissement militaire solide. La Belgique avait maintenant acquis la première ; elle ne voulait pas du second. Or, malheur au peuple qui regarde comme une protection suffisante l'amitié ou les sentiments généreux des autres peuples,
Un autre homme encore connaissait tout le prix d'une armée bien organisée : le roi Léopold. Par son action prudente, patiente, insistante, il réussit à faire saisir de l'ensemble du problème une nouvelle commission mixte qui siégea partir du 5 novembre 1851. Tous ses membres tombèrent d'accord sur un point. Non ; la (page 107) neutralité de la Belgique ne garantissait pas suffisamment sa sécurité. Mais comment fallait-il comprendre sa défense ? Se raccrocherait-on à l'ancien système des places nombreuses qui, en Belgique, comptaient encore 150 bastions ? Renoncerait-on à une partie des places ? Lesquelles ? Dans leur état actuel elles absorbaient plus de 60.000 hommes. Les techniciens estimaient que l'armée de campagne, destinée à manœuvrer à l'intérieur de cet échiquier, devait être forte de 60.000 hommes pour obliger un éventuel adversaire à mobiliser et concentrer contre elle de 80 à 100.000 hommes. La commission proposa le démantèlement de Ypres, Menin, Ath, Philippeville, Mariembourg et Bouillon. Par contre il faudrait défendre la Tête de Flandre, fortifier les défilés d'Aerschot et de Malines, créer un camp retranché sous Anvers.
Pour garder les places conservées il faudrait encore environ 50.000 hommes. Devant ces chiffres il apparut que la garde civique devrait y être utilisée. Ce fut là un autre sujet de discussions passionnées.
La loi du 8 mai 1848 avait distingué une garde civique active et une garde civique non-active. La première était organisée dans les places fortifiées et les communes ayant une population agglomérée de plus de 3.000 âmes : la seconde n'existait que sur les contrôles avec ses cadres constitués (par élection, rappelons-le). Les gardes de la première catégorie, âgés de 21 à 50 ans, Belges et étrangers admis à résider, seraient astreints à douze exercices annuels de 2 heures au plus. Dans ces conditions, il était impossible de compter sur ces formations sans cohésion, sans discipline, sans formation, sans cadres instruits.
Sans être déjà devenue une mine inépuisable pour les revuistes, la garde civique prêtait le flanc à la raillerie. Un garde écrivait : « Vieux loup de garnison, le général Nypels (devenu inspecteur général de la garde civique) a sur les lèvres une dérision goguenarde lorsque nous prenons la gauche pour la droite ; toute la compagnie à la débandade forme un pêle-mêle original sous une pluie d'ordres contradictoires de nos officiers perdant leur latin. »
(page 108) Tout bien pesé, la Commission estima qu'il n'y avait plus lieu de faire fond sur elle pour les opérations de guerre. L'armée devrait se suffire à elle-même et comprendre, à côté des forces de campagne de 60.000 hommes, des unités de réserve de 40.000 pour la défense des places.
La nouvelle loi organique du 5 juin 1853 maintint à 8 années la durée des obligations militaires, dont un minimum de 30 mois sous les armes. Elle permit au Roi de rappeler à l'activité, en cas de menace, tel nombre de classes congédiées qu'il jugerait nécessaire. Et, très logiquement, une autre loi (13 juillet 1853) réorganisa la garde civique ; elle ne serait active que dans les villes fortifiées et les communes de 10,000 âmes au moins ; les exercices ne seraient plus imposés qu'aux gardes âgés de 21 à 35 ans, et leur nombre réduit à huit par an ; les gardes de plus de 35 ans ou jugés suffisamment instruits assisteraient chaque année à une séance de deux heures.
Cette question réglée, il fallut s'attaquer au problème du système défensif de la Belgique. La plupart des techniciens condamnaient la dispersion des places fortes au bénéfice de la concentration basée sur un camp retranché sous Anvers. Ici encore on se heurta à la crainte des dépenses et à d'autres projets centrés sur Bruxelles.
L'établissement d'une place de refuge à Anvers entraînerait le démantèlement des places non jugées nécessaires. On ne conserverait que la citadelle hexagonale de Gand, la place de Termonde (murailles bastionnées, citadelle de 1584), la place de Diest (fronts bastionnés, demi-lunes, citadelle) la citadelle de Namur, la citadelle et Ie fort de la Chartreuse à Liège. Étaient condamnées : Ostende (remparts, bastions), Nieuport (enceinte, fronts bastionnés), Mons (murailles avec 14 bastions), Tournai (fronts bastionnés et citadelle), Charleroi (hexagone bastionné dans la ville haute, trois bastions dans la ville basse), le fort de Huy, la citadelle de Dinant et celle de Bouillon.
Anvers comprenait à cette époque une enceinte à fronts bastionnés couverts par des fossés d'eau, trois lunettes, la citadelle sud en pentagone régulier, les forts de Lillo, de Sainte-Marie et de Sainte-Croix. Les sept fortins édifiés de 1852 à 1854 se trouvaient à moins de 2 km en avant de l'enceinte.
Il s'agissait d'en faire en cas de guerre la capitale militaire, le refuge du gouvernement et de l'armée, le dépôt général, la base (page 109) d'opérations et d'approvisionnements, le pivot de manœuvre de l'armée de campagne. Il fallait substituer à l'ancienne enceinte une nouvelle sur la ligne des sept récents fortins. Ce projet avait été présenté, tout d'abord sous pseudonyme, par le capitaine d'état-major Brialmont, audace qui lui avait valu la relégation au fond d'une province.
Ce même projet fut défendu en 1859 devant la Chambre par le ministre, le général Chazal, appuyé par le lieutenant-général Renard et le lieutenant-général Brialmont père. Il fut accepté, car la démolition de l'ancienne enceinte permettrait à la ville de s'étendre. Le tracé proposé englobait Berchem, Borgerhout, Saint-Laurent, et, dans le nord, les nouveaux bassins. La loi fut votée le 8 septembre 1859 ; les travaux, immédiatement entamés, seront terminés en 1868. Ils furent confiés au capitaine Brialmont, alors âgé de 37 ans, rappelé de disgrâce.
Nous ne suivrons pas davantage les développements de cette importante question, qui passionna une partie de l'opinion et donna sa première forme moderne à un système défensif cohérent. Par la suite les ministres de la guerre eurent l'habileté de lier telle amélioration estimée nécessaire au démantèlement d'ouvrages anciens et à l'aliénation des terrains militaires. La destruction de la citadelle du dud et de l'arsenal militaire d'Anvers, de la citadelle de Gand ; les terrains de Tournai. Charleroi, Ostende, Mons et Namur paieraient ainsi, à partir de 1868, les travaux de fortification de la rive gauche de l'Escaut (forts de Burght et de Zwyndrecht, digue défensive et route militaire) et de nouvelles constructions sur la rive droite. En 1870 le système comprendra :
A Anvers : le camp retranché rive droite et le camp retranché rive gauche ; la place de Termonde ; la place de Diest ; la citadelle de Namur la citadelle et la Chartreuse de Liège.
Deux figures militaires émergent de cette période à des titres divers : Chazal et Brialmont.
Né à Tarbes en 1808, fils d'un ex-conventionnel, le premier résidait en Belgique depuis 1814 : il eut un rôle tumultueux pendant la Révolution, successivement munitionnaire général dès le octobre 1830, ordonnateur en chef Ie 13 octobre, intendant-général le 24 décembre ; colonel de cavalerie le 29 octobre 1832, colonel d'infanterie le 31 décembre 1836 avec rang au 6 février 1831. Malgré cette ascension fulgurante, il marqua de (page 110) l'humeur car, écrivit-il plus tard, « je descendais… et il me semblait naturel et juste que mon ancienneté remontât au jour de ma nomination à un grade supérieur à celui auquel je consentais à descendre » (lettre de réclamation écrite en 1842). Et la brillante carrière se poursuivit : général-major le 21 juillet 1842 ; lieutenant-général le 11 août 1847 (à 39 ans), ministre de la guerre de 1847 à 1850. Nous l'avons montré défendant son budget contre l'assaut des économies. Il redevint ministre le 6 avril 1859, cette fois pour un terme de plus de sept années. C'est l'époque où il protège Brialmont, défend ses projets, arrache au Parlement l'accord sur le camp retranché d'Anvers et sur l'adoption d'une artillerie rayée (Wahrendorf) se chargeant par la culasse.
Chazal fut passionnément discuté, attaqué, dans la presse et au Parlement. Capiaumont, en 1863, voyait ainsi son heureux collègue : « Orateur parfois très habile dans le sens peu honorable du mot ; renommé pour son imperturbable présomption, son caractère vantard, ses assertions presque toujours mensongères » (note manuscrite, dossier Capiaumont, Musée Royal de l’Armée). Une carrière aussi rapide, due à des facteurs politiques plus qu'aux talents militaires, d'un jeune révolutionnaire, d'un Français qui n'avait obtenu la grande naturalisation qu'en 1844, devait fatalement provoquer l'hostilité d'officiers possédant aussi des titres, mais largement dépassés dans la course aux grades et aux honneurs. Du reste, orateur impétueux et gesticulant, Chazal ne faisait aucun effort pour arrondir les angles. L'aurait-il pu, cet homme grand, svelte, mince, sec, qui ne semble rien avoir du Méridional jovial ? Il avait été provoqué deux fois en duel, en 1849 par le représentant Thiéfry (le type de l'opposant par principe aux dépenses militaires) en 1861 par le général de Lannoy. 8 avril 1865 il alla encore sur le pré avec un autre parlementaire, M. Delaet, qui l'avait suspecté de pots de vin. On assista au spectacle banal de leur comparution devant un tribunal qui les condamna : le ministre (offensé) à deux mois de prison et 200 francs d'amende (peine convertie en huit jours d'arrêts simples), et M. Delaet, l'offenseur, à 3 mois et 300 francs. A ce reproche de concussion, Chazal avait rétorqué devant la Chambre (en 1866) : « Si je suis acheté, c'est qu'on me reconnaît de la valeur… Je pense que (page 111) l'Allemagne ne donnerait pas deux sous de vous… » Il se complaisait à orner son cabinet ministériel des gravures satiriques le prenant pour cible.
On l'accusait encore de jouer au dictateur, d'avoir supprimé en fait les commissions consultatives, « désorganisé toutes les règles hiérarchiques au bénéfice d'une coterie », d'avoir « infiltré » le découragement et le dégoût dans tous les rangs, de brimer la liberté d'écrire.
Il y eut à cette époque, nous l'avons déjà signalé, une certaine activité de plume chez quelques officiers se battant pour ou contre le système défensif concentré, pour ou contre un camp retranché à Bruxelles ou à Anvers. Les initiales servant de signatures étaient aisément percées à jour. Brialmont avait pâti de sa passion à préconiser Anvers ; lorsqu'il fut remis en selle par Chazal et introduit dans sa coterie, les adversaires connurent la même disgrâce en province, et spécialement à Arlon, dont on disait alors que l'ennui s'y promenait à pied dans les rues.
« Notre armée a un besoin extrême de libertés, de la liberté d'écrire et de parler », s'écriait le satirique Sancho en 1868. « Ces libertés lui sont refusées… Mais ce qui est un mal, c'est qu’à côté de ce silence on établisse la licence pour certaines individualités. » Il s'agissait évidemment de Brialmont et de ses « brochures explosives. » Et de foncer sur ce Brialmont : « Il y a 3 ans, à peine, capitaine ignoré », promu depuis lieutenant-colonel. et qualifié « pilleur effronté des œuvres d'autrui. » Ces violences de langage, dont le recul du temps a fait bonne justice, traduisaient la passion des adversaires de tout effort d'armement, de toute modernisation de notre système défensif. De son côté, Brialmont, fort de la confiance du roi et du ministre, fort aussi de l'approbation du général Todtleben, l'illustre défenseur de Sébastopol, ripostait de bonne encre, gourmandait la presse pour « son aveuglement à l'égard de notre indépendance », l'accusait d'assoupir le sentiment national, d'endormir la vigilance du gouvernement, de faire croire au pays qu'il était plus fort que dans la réalité.
Entre 1860 et 1870, on constate donc un brassage d'idées, des polémiques. des oppositions parfois véhémentes autour de quelques problèmes essentiels. Qu'elle le voulût ou non, dans sa majorité, l'armée émerge de son assoupissement intellectuel (page 112) et se situe au premier plan. En 1868, on écrit : « Il est fortement question de l'armée, que les philosophes, les économistes, les démocrates représentent comme un foyer de pestilence où grouillent toutes les mauvaises passions. » Car tel est le ton. Comme le dit un clubman du Cercle Artistique : « Tomber l'armée est peut-être un genre, une mode » (dans le satirique Sancho, 23 février 1868). On l'attaque, mais on parle d'elle.
Cette armée ne réagissait plus guère contre ces violences verbales. Naguère encore, il y aurait eu des gifles, des voies de fait. Mais elle avait vieilli dans le calme de la paix, et ses impatiences d'antan s'étaient émoussées. Les vieux bretteurs avaient disparu de ses rangs.
L'occupation des postes élevés par des chefs relativement jeunes comme Chazal et ses émules ; l'application des règles d'avancement de 1836, avaient créé à la longue un embouteillage permanent où seule une catégorie pouvait se frayer un chemin : le corps d'état-major, « arme savante par excellence. » Un contemporain affirmait que son ambition s'est déchaînée sur les autres armes avec une âpreté sans égale » (Sancho, 2 février 1868).
Pour mieux illustrer la situation des cadres, pratiquons des « coupes » dans les mêmes régiments en 1855 et 1868,
\1855. Régiment des grenadiers. Le colonel a 43 ans ; son lieutenant-colonel 44 ; les majors, de 45 à 49 ; les capitaines s'échelonnent de 57 à 41, le plus jeune, nommé en 1854, ayant 35 ans.
Septième de ligne : le colonel 47 ans ; les majors, de 52 à 45 ; les capitaines, de 55 à 44 ; le moins ancien, nommé cette année même, a 56 ans !
Premier lanciers : le colonel 45 ans ; le lieutenant-colonel 50 ; les majors 49 et 47 ; les capitaines commandants de 58 à 44 (5 sur 8 ont plus de 50) ; capitaines en second de 53 à 40.
Premier d'artillerie : le colonel 49 ans, les majors 42 et 43, les capitaines-commandants de 54 43, majorité au-dessus de 50.
Exception faite pour l'artillerie et le génie, dans une certaine mesure, qui avaient créé leurs cadres en 1831, on constate partout un véritable télescopage des majors et des officiers (page 113) subalternes contre les généraux et colonels. Leur moyenne d'âge est largement supérieure à celle de ces derniers. Situation paradoxale. En 1868 les chiffres sont pratiquement les mêmes ; seuls les noms ont changé.
Brialmont avait déjà, en 1851, dénoncé la médiocre position sociale des officiers : « On devrait au moins leur rendre en considération ce qu'on leur ôte en bien-être… Le militaire ne se plaint de sa solde que quand il n'a plus d'autre titre à l'estime du monde… Le mal est dans l'opinion générale… » Avec causticité il ajoutait : Aujourd'hui les belles s'arrachent les notaires et les agents de change ; le bourgeois grimace quand il entend le bruit des éperons, et les porteurs de parapluie nous appellent des traîneurs de sabres… Le jeune homme voit l'uniforme sans prestige et sans influence ; il se rend compte que la garde nationale fournit immédiatement les épaulettes qu'on a tant de peine à gagner au service militaire. Pourquoi ? oui, pourquoi embrasserait-il cette carrière ? »
A vrai dire, il est difficile de justifier et de maintenir le standing d'une armée en période de paix prolongée et sans nuage apparent, sauf dans les pays qui, comme la Prusse, sont et restent militaires dans l'âme, avec le respect inné de l'uniforme. Mais il était pénible pour des convaincus de ne connaître surtout que les servitudes de l'armée, de ne pouvoir en découvrir l'éventuelle grandeur que dans l'accomplissement quotidien de tâches obscures.
A défaut de mieux on cherchait à imposer la troupe par l'éclat des tenues, la correction des parades, qui mettaient de la gaité et de l'animation dans l'existence monotone des villes de garnison.
Une réforme progressive de l'habillement, entre 1845 et 1854, modifia l'allure générale qui, pendant la première phase, avait rappelé l'Empire. Le shako perdit de sa hauteur et de sa largeur, en prenant une forme légèrement conique ; les grenadiers reçurent l'imposant bonnet à poils, et les carabiniers le chapeau plumes de coq. A l'habit se substitua la tunique : à pans larges et de couleur vert foncé pour les chasseurs et carabiniers à partir de 1850 ; bleu foncé avec collet écarlate pour la ligne en 1853, pour les grenadiers en 1854. Les autres armes connurent aussi des modifications, qui altérèrent moins la ligne traditionnelle. L'artillerie fut coiffée du talpack, d'origine hongroise.
(page 114) Aucune armée, à cette époque, ne cherchait la discrétion dans l'étalage des couleurs, des dorures, des chamarrures ; aucune ne se souciait des réalités et des exigences du champ de bataille, L'uniforme belge n'était, ni plus lourd, ni plus incommode que les autres, mais il y manquait un caractère national. En 1866 un général français s'exclama avec une franchise touchant au cynisme : « Vos soldats sont gentils. Il n'y aura que la cocarde à changer ! » Les esprits caustiques affirmaient que notre infanterie était la plus mal habillée d'Europe et réclamaient une tenue « simple et sévère. »
On ne trouve aucune trace de simplification, sauf dans les rites compassés du service de garnison où l'armée se donnait en représentation. Le règlement de 1857 avait supprimé la « grande parade » qui, naguère encore, animait les places fortifiées. Les gardes montantes continuèrent à défiler en sortant de leurs quartiers mais le cérémonial de la relève s'allégea et prit les formes qui sont restées de règle : les deux détachements se placent côte à côte ou face à face ; on présente les armes ; on bat ou on sonne Aux Champs : on se remet les consignes. Toutefois, comme par le passé, il resta dans les places une grand-garde centrale où l'on conservait les clefs des portes ; on annonçait par tambours ou clairons la retraite à 21 heures en été, à 20 au printemps et en automne, à 19 en hiver. A Bruxelles, ceci se faisait sur la Place Royale ; pendant la nuit, les voyageurs des hôtels de Belle-Vue, de Flandre ou de l'Europe, qui donnaient sur cette place, entendaient circuler la ronde d'officier accompagnée d'un soldat porteur de lanterne, avec l'échange rituel des répliques : « Qui Vive, Halte-là. Cachez la lanterne. » « -Ronde lieutenant. » « - Aux Armes. »
L'armée était requise de participer à certaines manifestations solennelles, même de nature religieuse, comme à Bruxelles la fameuse procession du Sacrement des Miracles. Elle rendait les honneurs à toute procession rencontrée, suivant le protocole du décret du 24 messidor an XII ; les troupes s'agenouillaient, inclinaient la tête. Cela n'allait pas sans de sporadiques protestations.
Les contacts spectaculaires entre l'armée et la population devinrent assez fréquents. Il n'y avait plus de parti-pris d’isolement, au contraire, mais tout en appréciant son apport haut en couleurs, tranchant sur la grisaille de la vie quotidienne, l'élément (page 115) civil n'en restait pas moins imperméable à tout sentiment ressemblant de près ou de loin à du militarisme, sauf peut-être lorsqu'il entendait une musique régimentaire.
Les premières musiques remontent aux débuts de l'armée. Celle du régiment de ligne régala le roi Léopold, amenant en Belgique la jeune reine Louise-Marie, le 16 août 1832. Charmé, le souverain décida la création d'une phalange triée : elle fut rattachée au régiment des guides et confiée au chef Bender, un Rhénan, alors âgé de 31 ans. (Note de bas de page : Volontaire dès le 10 novembre 1830, Bender ne quitta sa phalange qu’en 1873, âgé de 72 ans. La musique des guides donna des concerts en Angleterre, en France, aux Pays-Bas, en Rhénanie : elle joua en 1857 devant la reine Victoria ; le successeur de Bender, le Prussien Staps, avait 63 ans, engagé dans l’armée belge depuis 1833 ; il ne fut pensionné qu’à l’âge de 82 ans ! Fin de la note.)
En 1837 déjà, le nouvel orchestre avait acquis un grand renom. Le Roi cessa de le faire participer à des concours, sa supériorité étant évidente. Une trentaine de musiciens accompagnaient les souverains au château d'Ardenne, et le répertoire comprenait de nombreux airs avec cors solistes jouant « au fond des bois. » Plus modestement, les autres musiques se chargèrent de charmer les loisirs de leur ville de garnison.
Le goût de l'époque n'était pas plus raffiné au point de vue musical que dans le domaine littéraire ou celui des arts plastiques. Voici un programme du concert donné par la musique du cinquième de ligne au casino de Namur en 1856 : Le Billet de Marguerite, ouverture de Gevaert ; Caprice sur les Percherons (IItas) ; le Prophète, valse ; le Trompette de M. le Prince (ouverture) ; le Barbier de Séville, sérénade ; l'Etoile de France, redowa. Ces trois derniers morceaux étaient signés Istas. Les musiques participaient aussi aux bals et aux dîners organisés par les officiers ou les sous-officiers. Car la vie sociale n'était pas inexistante. Il advenait même assez fréquemment qu'un corps d'officiers offrit un repas à un chef promu au grade supérieur ; que la garde civique d'une ville conviât les collègues de l'armée et réciproquement. La longueur du menu variait alors de 15 à 20 plats. (Note de bas de page : La compagnie des chasseurs-éclaireurs de Bruges offre un dîner en 1847 : 60 couverts, 20 plats. La garde civique d’Anvers sera plus discrète en 1849 : 15 plats. L’armée (troisième chasseurs à pied, neuvième et quatrième de ligne, artillerie, génie et intendance) lui rend la politesse le mois suivants et prend l’avantage avec 16 plats ! Dans plusieurs villes les sous-officiers organisent des bals et y invitent la bourgeoisie. Fin de la note.)
(page 116) L'ouverture de l'école militaire, à partir de 1860, aux promotions régulières des armes simples commençait à rajeunir les cadres par la base, à y introduire des éléments venus de la bourgeoisie, en modifier lentement l'aspect général et la mentalité. La limite inexorable de l'âge éliminait progressivement les « vieux soldats » (chaque époque a les siens), ceux que l'on appelait les « avaleurs de sabres », gros mangeurs, francs buveurs, ne connaissant que la discipline mais prompts à la querelle, même jusque sur le terrain. Ils cédèrent la place à de « petits jeunes gens armés de grands sabres, la tête exactement partagée par une belle ligne, à la figure grimaçant sous un monocle, l'œil en fureur » (Sancho, 20 octobre 1867). On sent dans ce portrait caricatural le dédain d'une génération ayant fait son temps envers celle qui va effectuer la relève, une génération d' « officiers de salon », de « petits crevés » militaires.
Si la formation de base, l'éducation et les goûts des nouveaux venus détonaient dans ce milieu, leur influence y fut peu sensible. Car ils entraient par petits groupes dans des milieux sociaux fermés, les régiments, où, à la longue, s'était constitué un fonds de traditions que le » jeunes »ne pouvaient prétendre modifier ou altérer.
Cette étroite solidarité de la petite famille militaire se manifestait jusqu'aux portes de la mort. On découvre une certaine grandeur dans le fait que chaque unité ou sous-unité accompagnait le corps de son chef, du régiment pour son colonel à l'escouade pour son caporal. Les mêmes honneurs étaient rendus aux officiers pensionnés ou en non-activité. Les officiers portaient le deuil de leur chef de corps pendant un mois (un crêpe à la poignée du sabre).