(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
(page 25) Les esprits les plus exaltés de la Révolution de Septembre, Gendebien, Tielemans, Lesbroussart, Barthels, de Facqz et autres, ne voyaient d'autre issue que la guerre pour faire triompher la cause belge. Ils avaient fondé l'Association nationale de Belgique à laquelle s'étaient ralliés de nombreux militaires, appartenant surtout aux régiments issus des corps de volontaires. Par exemple,81 officiers et 554 sous-officiers et soldats du deuxième chasseurs à pied demandèrent leur affiliation. Le ministre français Sebastiani déclara le avril 1831 : « Je ne sais quelle Association cherche à dominer le gouvernement belge, traîne à sa suite le meurtre et le pillage, avoue hautement qu'elle nous forcera malgré nous à la guerre » (A. MARTINET, Léopold Ier et l’intervention française en 1831).
Une partie notable de la presse belge prêtait son concours à cette campagne nettement belliqueuse. A la suite d'un incident provoqué par le général hollandais Chassé aux abords de la citadelle d'Anvers dans la nuit du 15 mai, la fièvre monta. Des généraux belges assistèrent aux séances de l'Association nationale ; certaines unités de tirailleurs envoyèrent au Parlement des adresses protestant contre les décisions de la Conférence de Londres.
(page 26) De leur côté les Orangistes ne restaient pas inactifs ; leur presse usait d'une grande liberté de langage, tandis que leurs agents militaires travaillaient plus discrètement.
La Hollande voulait aussi la guerre. Son armée était prête, enthousiaste, mais son maintien prolongé sous les armes provoquait de lourdes dépenses. Il fallait qu'elles fussent payantes.
A Bruxelles, certains ministres du Régent croyaient impossible un conflit armé, puisque la Conférence s'y opposait énergiquement. Dès lors, à quoi bon dépenser des millions qui seraient si utiles après la paix ?
Le gouvernement n'avait pas voulu, ou pu, créer l'armée répondant à la politique vigoureuse exprimée clairement par la grande majorité du pays. Celui-ci, du reste, n'avait pas eu un seul moment conscience que l'enthousiasme révolutionnaire ne peut suffire à tout. On le vit bien en août 1831.
Dès l'entrée des troupes hollandaises sur notre territoire, le courage des volontaires de septembre se retrouva sporadiquement dans quelques combats, à Houthaelen le 6, à Curange et Kermpt le 7. Mais les unités improvisées, hétéroclites, mal armées et surtout mal commandées, ne pouvaient rien contre des troupes homogènes, préparées à leur mission, animées elles aussi d'un vif sentiment patriotique.
L'opinion publique ne comprit pas sur-le-champ l'ampleur de la défaite, ni même la nécessité de l'intervention française.
Le gouvernement belge avait soumis le déclenchement de celle-ci à la condition préalable d'une requête formelle. Le 7 août, quatrième jour de l'agression hollandaise, le commandant militaire de la province du Hainaut (le général baron Duval de Blaregnies) croyait encore devoir s'opposer par la force à l'entrée de toute troupe étrangère sur notre sol. Le Roi, lié par le respect de la Constitution et mû, semble-t-il, par un certain optimisme, freinait l'intervention, arguant de « démarches suppliantes faites auprès de Lui au nom de l'honneur national. » Le général comte Belliard appuyait son point de vue. Le 9 encore, le souverain crut nécessaire d'arrêter le mouvement du maréchal Gérard. « Le sentiment est extrêmement fort dans l'armée, et je le trouve naturel, de combattre sans secours étranger » (MARTINET, op. cit., p. 187).
(page 27) En ces journées confuses, la presse belge continua jeter à feu et flammes. On y exaltait la conduite du général Daine (or il était en pleine débâcle, mais on l'ignorait encore) ; on estimait critique la situation du Prince d'Orange (alors qu'il avait définitivement coupé l'armée de la Meuse de celle de l'Escaut) ; il n'était bruit que d'une révolte des militaires belges de l'armée d'Indonésie qui se seraient emparés de l'ile de Java.
Les engagements volontaires se multipliaient ; l'opinion restait au beau, alors que tout était sur le point de craquer.
Lorsque la vérité fut crûment révélée en haut lieu, trois demandes d'intervention furent envoyées par des autorités agissant séparément : le S8au soir par M. de Muelenaere, ministre des affaires étrangères ; le 9 dans la matinée par le général Belliard ; à 14 heures par le Roi. Malgré des semaines d'attente, le commandement français n'avait pas bien préparé cette opération. Paris montrait une prudence extrême, exigeant du maréchal Gérard la réunion de tous ses éléments avant d'entreprendre aucune action.
Cette fois pourtant l'émoi régnait à Bruxelles ; on y élevait des barricades ; on y renonçait à tout amour-propre excessif. Les autorités de la capitale pressaient les Français, arrivés à Hal, de hâter leur marche. En vain. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, mandait le 11 encore à Gérard de prendre son temps : « Cela est nécessaire avec une armée neuve comme celle que vous commandez. » On ne retrouvait pas ici les anciens lieutenants de l'Empereur.
Pendant ces atermoiements de part et d'autre, le pire s'accomplit : l'armée belge fut vaincue à Louvain. Cette défaite pèsera lourdement dans la balance des comptes.
Certes, l'armée hollandaise fut arrêtée par la présence française, mais c'est en armée victorieuse, s'inclinant devant la volonté de l'Europe, qu'elle allait évacuer le territoire belge, sauf la citadelle d'Anvers, à partir du 14 août. Rien de décisif n'était conclu. Le Roi, dans une lettre au Gérard, s'en étonna « Je dois attirer votre attention sur la singulière position des choses. Il n'y a pas de suspension d'armes entre les Belges et les Hollandais, de sorte que les hostilités continueront entre les deux pays. »
La pénible, la lamentable campagne des dix jours ne fut qu'une courte parenthèse. Elle confirma une appréciation du (page 28) colonel belge De Puydt qui, en établissant de son propre chef des plans de campagne, avait écrit : « Les généraux belges sans aucune exception, bons pour tenir leur rang pendant quinze années de paix... ne sont nullement propres à conduire la guerre actuelle. Ils résistent et résisteront aux idées nouvelles. » Et il concluait : « Les volontaires doivent encore être l'âme des expéditions, et là ils devront concourir avec les troupes de ligne, il faut que l'expédition soit commandée par des hommes de la révolution, et non par des hommes du lendemain qui, pour la plupart, ont été ses ennemis de la veille » (dans le dossier du lieutenant-général Buzen. Musée royal de l’Armée. Cette étude est datée du 28 novembre 1830).
Or tous les chefs, pendant cette campagne, furent des « hommes du lendemain » précisément. Après la mortifiante aventure d'août, ils cherchèrent à échapper aux responsabilités en en chargeant les exécutants. L'esprit de la révolution, représenté par ses volontaires, fut la première victime de la défaite.
La presse se pencha, sitôt après les événements, sur les causes des revers. « Armée négligée, sans organisation, sans chefs et surtout sans vivres » (Journal des Flandres). « Parmi nos hommes à épaulettes nous avons peu d'officiers » (Le Moniteur, 24 août 1831). Parmi tant de jugements contradictoires un sentiment commun se fit jour, « A défaut d'organisation militaire, c'est la présence du Roi qui nous a préservés d'une défaite complète » (Le Moniteur, 16 août 1831). Appréciation exacte : le souverain fut l'unique facteur d'ordre et de cohésion dans l'anarchie de la campagne des dix jours.
Aussi allait-il, de toutes ses forces, s'attacher à résoudre le problème : commissions d'enquête, régularisation de la situation des officiers, création de camps de manœuvre, réorganisation générale, appel des officiers étrangers pour la mener à bonne fin. La base en devait être la création de trois divisions de deux brigades de deux régiments avec un régiment de chasseurs rattaché à chaque brigade impaire ; une division de cavalerie à deux brigades de cavalerie légère et une de grosse cavalerie ; les derniers bataillons de partisans seraient versés dans les trois régiments de chasseurs, et les 9 bataillons de tirailleurs francs seraient licenciés.
(page 29) Au cours de nombreuses visites aux troupes, le Roi imposa le prestige de sa forte personnalité et celui des services éminents rendus en quelques semaines à la cause belge. Il ne craignait pas les gestes retentissants, et passa en revue les unités d'Anvers le jour même où le Prince d'Orange inspectait la garnison de la citadelle : symbole frappant de l'antagonisme persistant, de l'attente l'arme au pied, de l'irritante présence hollandaise sur le sol belge. Le souverain estimait nécessaire de combattre par son activité la propagande ouverte des éléments orangistes. « Je désire, déclarait-il à des délégués du Sénat, en mai 1832, que le peuple belge apprenne par votre organe que son Roi ne consentira jamais à aucune modification préjudiciable à ses intérêts ou contraire à la dignité nationale. »
Cette fermeté de ton répondait à l'exaspération de l'opinion provoquée par le nouveau traité dit des 24 articles, sanction de la défaite de 1831, qui prévoyait l'amputation du Limbourg oriental et du Luxembourg oriental : par la mauvaise volonté manifeste de la Russie, de la Prusse et de l'Autriche. L'humeur restait belliqueuse, sous l'impulsion des habituels chefs d'orchestre. Gendebien s'écriait : « On a parlé du sang belge qui coule dans veines ; oui,sSans doute, mais il faut le réchauffer. » Et d'autres précisaient : « Il faut se battre, il faut vaincre » (A. MARTINET, La deuxième intervention française de 1832).
L'armée avait réalisé de très sensibles progrès et devenait une force organisée. Le pays pouvait désormais baser sa politique sur une puissance armée capable de tenir tête à la Hollande. Mais non pas à l'Europe.
Des incidents éclataient à la frontière, près de Hamont, de Achel, mais surtout dans les parages de Maestricht. Il s'y maintenait une atmosphère de guérilla froide, tout au long d'une ligne d'avant-postes passant par Brasschaet, Brecht, Merxplas, Westerloo, Bree, Weert, Lanaeken. Smeermaas, Reckem, sans oublier les postes avancés de Venlo (occupé par deux bataillons) et de Roermonde. La garnison hollandaise de Maestricht devait être ravitaillée par des convois transitant en zone belge ; quelle tentation d'y regarder parfois d'un peu trop près ! Des éléments de cavalerie sortis de la place se risquaient aussi à d'indiscrètes incursions dans les environs. Le gouvernement belge se décida à placer la tête des troupes d'observation de Maestricht un chef (page 30) d'une grande énergie, le général français Magnan, en défaveur dans son pays, futur maréchal du Second Empire, dont l'engagement au service belge était âprement discuté. Il fit resserrer étroitement le blocus et établit finalement, avec son collègue hollandais, le général Dibbets, un modus vivendi. « Malgré les protocoles qui nous lient les bras », déclarait l’Emancipation, les partisans brûlent de courir sus à la baïonnette, mais impossible tant qu'on ne violerait pas le territoire » (L’Emancipation, 26 juin 1832). En fait, ils exploitaient sur-le-champ toute transgression pour réagir, à moins que leur impatience ne créât l'incident. Cela allait fort rarement jusqu'aux hostilités sanglantes.
La fièvre belliqueuse du pays se calma, en juillet et août 1832, grâce au premier anniversaire de l'avènement du Roi, puis aux cérémonies de son mariage avec la princesse Louise-Marie d'Orléans.
Tout allait de nouveau s'enflammer en septembre lorsque le roi Guillaume refusa d'adhérer au traité des 24 articles et maintint ses prétentions. Ce geste coïncida avec le deuxième anniversaire des Journées de Septembre, spécialement solennisé par la distribution de drapeaux d'honneur aux 80 communes ayant pris une part effective ces événements. Les attitudes se raidirent. Le Messager de Gand plus que jamais orangiste, osa écrire : « Le drapeau d'honneur que nous attendons nous viendra de La Haye. » A l'autre extrémité de la gamme politique, les esprits ultra-nationalistes s'exaspéraient à l'idée d'une nouvelle intervention française, que tout paraissait annoncer. « Honte et malheur nous si, pour achever l'œuvre que nous avons si glorieusement commencée, nous avons besoin d'auxiliaires », clamait le Belge. Le sentiment belliqueux s'affirmait une fois encore, basé cette fois sur une confiance raisonnée. Une adresse [de la Chambre des représentants] au Roi énonçait : « L'armée est prête, elle frémit d'impatience. L'opinion est bien disposée. » Le ministre de la guerre, le général Evain, mandait au maréchal Soult, le 1er octobre, que cette armée belge est « belle et efficace, comptant 104.000 hommes dont 90.000 pouvant être mis en ligne immédiatement . » Des manifestations eurent lieu à Bruxelles au début d'octobre, jusque devant le palais royal, en faveur de la guerre. (page 31) L'atmosphère était chauvine, bien que ce terme nous paraisse actuellement étonnant en présence de la placidité habituelle du patriotisme belge. L'armée croyait pouvoir résoudre par ses seuls moyens le différend avec la Hollande. Elle était forte, « bien articulée, martiale et disciplinée », suivant les termes du rapport d'un officier français. Seul point critique : l'inexpérience des cadres. « La tenue des officiers est bonne », note un observateur, « mais n'ayant pour la plupart aucun antécédent militaire, et les grades plus ou moins élevés ayant été attrapés au hasard, ils n'ont pas mutuellement la considération et la confiance qui lient les vieux corps d'officiers. » (A. MARTINET, La Deuxième l’intervention de 1832).
Dans les milieux de la bourgeoisie, naturellement plus modérés et plus éloignés de l'esprit de la Révolution, on redoutait cette inexpérience et l'on souhaitait une nouvelle intervention française. Pour résoudre partiellement la difficulté, le général Evain demanda, le 24 octobre, deux généraux français pour commander deux divisions de 12.000 hommes.
La perspective d'un conflit armé entre les Belges et les Hollandais rencontrait l'opposition de certains pays ; la Prusse suggérait la neutralisation de notre armée : par contre le maréchal Gérard estimait inadmissible que les Belges restassent l'arme au pied pendant que les Français délogeraient le général Chassé et sa garnison de la citadelle d'Anvers, Cette action devait être menée par les deux concurremment.
Et pourtant, la convention signée le 10 novembre entre le général Goblet, devenu ministre des affaires étrangères, et le comte de Latour-Maubourg, ministre plénipotentiaire de France, organisa cette neutralisation si redoutée. Les Français n'occuperaient aucune place forte sur notre territoire ; les Belges leur remettraient tous les forts et postes autour de la citadelle d'Anvers et sur les rives de l'Escaut ; la garnison belge d'Anvers serait réduite à 3.000 hommes, ne prenant aucune part aux opérations. Le gros de notre armée se concentrerait sur la droite de l'armée française, en Campine, pour en assurer la protection contre une éventuelle invasion des forces de campagne hollandaises, mais elle s'engageait à éviter toute agression à la frontière.
La Belgique se vit ainsi réduite à une passivité humiliante pour son amour-propre. Les réactions furent vives aux deux (page 32) ailes de l'opinion publique. chez les orangistes et chez les nationalistes. Le 14 novembre, 42 membres de la Chambre adressèrent au Roi une protestation. Le 16, le ministre de la guerre diffusa un ordre du jour, y affirmant que l'armée conservait sa mission, celle de préserver le territoire national de toute agression et de garantir les personnes et les propriétés contre toute atteinte.
C'était en vérité une bien faible fiche de consolation, et la lenteur des opérations du siège d'Anvers fournit un nouvel aliment à l'exaspération de l’opinion publique, en France comme en Belgique.
Il n'entre pas dans ce cadre de retracer les épisodes de l'attaque et de la défense de la citadelle. Le général Chassé, âgé de 67 ans, y disposait de 145 officiers, 4.400 sous-officiers et soldats, 114 pièces. La première parallèle fut creusée à 500 pas des remparts dans la nuit du 29 au 30 novembre, sur les faces sud, sud-est et est, les faces vers la ville étant neutralisées d'un commun accord. En somme, la défense de la citadelle fut une affaire de prestige, ce que l'on appelle maintenant un « baroud d'honneur » menée avec une remarquable bravoure par la garnison hollandaise, jusqu'à la limite de ses moyens et sans grand espoir de secours par l’armée de campagne. La capitulation ne fut signée que le 23 décembre 1832, à 23 heures, Les Hollandais, dans leur citadelle ravagée par les bombes, avaient perdu 122 morts, 369 blessés, 70 prisonniers. Les Français comptaient 108 tués, 695 blessés, 3 prisonniers. Les Hollandais avaient lancé 42.000 projectiles, les assiégeants plus de 64.000.
Conformément à la convention franco-belge, les Français remirent la citadelle aux Belges, mais, comme en 1831, rien ne fut conduit à sa conclusion. Le roi Guillaume refusa de rétrocéder les forts de Lillo et de Liefkenshoek ; et l'on dut envoyer à Dunkerque les 4.000 prisonniers hollandais.
Le 31 décembre, un décret royal adressa à l'armée française les remerciements officiels de la nation belge, Ils étaient amplement mérités : par deux fois la France avait participé de façon effective au maintien de notre indépendance. Mais une blessure d'amour-propre restait ouverte dans les milieux militaires, frustrés par le concert européen de la possibilité de résoudre radicalement le problème. Par ailleurs, il était fâcheux de voir s'ouvrir l'histoire de l'armée d'un pays indépendant, d'abord par une défaite rapide, ensuite par une neutralité sans gloire.