(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
C'est sur la base de la loi de milice de 1817 que le pays fournit à l'armée son contingent de recrues. Pendant quelques jours, chaque année, une porte de communication s'ouvre entre l'un et l'autre ; elle se referme ensuite sur l'isolement voulu de la seconde.
Un auteur de 1837 énonce en termes clairs la situation. L »'état militaire est une espèce d'anomalie dans la société moderne. L’armée forme une société à part ; cette séparation est une NECESSITE. Au temps où nous vivons, elle est peut-être (page 46) la condition d'existence des armées permanentes. Pour être militaire, on ne cesse pas d'être citoyen, mais on renonce à certains droits, à certaines libertés ; on contracte des devoirs nouveaux… L'esprit de corps fait oublier aux militaires que tous les hommes sont égaux dans la libre Belgique. Il explique la discipline militaire et la rend supportable » (P.A. GERARD, Manuel de Justice militaire, 1837, introduction).
Le citoyen, libre en principe, mais en fait privé de certains droits civiques s'il est pauvre, et tombant sous l'application de la loi de milice, subit le transfert d'un milieu où il ne sent pas les entraves de sa condition dans un autre où il perdra totalement sa liberté. Il ne peut supporter ce changement qu'en oubliant son passé, en s'intégrant résolument dans le présent, en faisant corps avec son nouveau milieu, jusqu'au jour de sa libération.
Cette explication n'est exacte qu'en apparence.
Certes, la Belgique venait de se donner la Constitution la plus libérale qui fût. Par comparaison avec les régimes antérieurs, les libertés individuelles garanties répondaient aux espoirs les plus fous. Néanmoins, cette société fondée sur une bourgeoisie fortement hiérarchisée, bâtie soit sur la noblesse, soit sur l'argent, acceptait une inégalité foncière des destins de ses citoyens. Les Belges pauvres n'étaient pas électeurs, alors qu'ils constituaient l'immense majorité. Les fils de cette classe, en cas de désignation par le tirage au sort pour le service militaire, ne pouvaient songer à s'y soustraire en se payant un « remplaçant. » Seuls les privilégiés avaient toute certitude d'échapper au service armé. Les autres troquaient une servitude, celle de la pauvreté ou de la misère, pour une autre, beaucoup plus astreignante du reste, à laquelle, tout au moins au début, ils préféraient la première.
Et voici une autre explication du phénomène social de l'isolement de l'armée dans la nation. Elle paraitra peut-être paradoxale ; elle fut pourtant énoncée par un personnage très officiel, le lieutenant-général Chazal, en 1840, comme ministre. Il constate franchement la grande misère des classes populaires. « Il faut avoir respiré l'air méphitique de quelques-uns de nos ateliers, être descendu au fond des mines, avoir parcouru des polders pour juger à quel prix s'acquiert la prospérité industrielle. Une partie notable des ouvriers respire un air impur, est privée d'un exercice salutaire, d'une nourriture saine et suffisante. » (page 47) Or, que réalise l'armée ? Elle prend une partie de ces jeunes hommes, les fait échapper à l'accaparement par l'industrie et l'agriculture ; elle les met au grand air, les nourrit convenablement, les habille chaudement, leur fait respecter les règles de l'hygiène, les exerce et « rend à la société des hommes physiquement régénérés. » Elle leur donne aussi des soins moraux, leur enseigne des rudiments, leur ouvre l'esprit.
On pourrait ironiser devant ce tableau, qui prétendait faire de l'armée, comme le proclamera en 1847 le même Chazal pour défendre son budget menacé, « une école d 'ordre et de moralisation. » Et pourtant il s'y trouvait beaucoup de vrai. Après le choc moral du départ de son milieu social, le milicien pénétrait dans un milieu inconnu où, presque toujours, et malgré les conditions assez frustes de sa nouvelle existence, il était régulièrement logé et nourri, sans autre souci que celui d'obéir à une règle stricte et sévère. Il y rencontrait d'autres jeunes hommes, venus des coins les plus divers du pays. La mise en commun, le brassage de leurs souvenirs, nostalgiques ou joyeux, élargissaient leurs horizons, bornés jusqu'alors par le clocher de leur village. Ils parcouraient les provinces au gré des migrations militaires, fort nombreuses à cette époque. Ils prenaient plus ou moins confusément conscience d'une nationalité belge, et à coup sûr celle d'une communauté fermée, à laquelle ils appartiendraient pendant une large part de leur jeunesse.
Il s'avérera exact que « l'homme qui a passé quelques années sous les armes conserve un cachet indélébile « ; on le distingue à son maintien, à sa tenue, à une certaine dignité personnelle, à son ascendant sur ses compagnons.
Le soldat se fondait dans l'esprit de corps, au point d'en oublier qu'il avait été civil voici peu, et le redeviendrait. Il suffisait d'un rien pour qu'une rixe éclatât entre son clan actuel et des concitoyens non revêtus de l'uniforme.
Il n'y avait donc plus rien de commun entre l'armée et les milieux pauvres où elle se recrutait, pas même la pauvreté. Qui eût pu établir une liaison entre elle et la nation dont, théoriquement, elle émanait ? L'opinion publique ? Une minorité de caractère censitaire puisque le droit électoral n'était acquis qu'au-dessus d'un certain revenu ; elle ne comptait que 50.000 membres, soit 1 électeur sur 95 habitants. Les classes aisées, seules à envoyer des mandataires au Parlement, pensaient (page 48) rarement à l'armée, et n'avaient d'autre désir que d'en écarter leurs enfants arrivés à l'âge de milice. On commençait du reste à penser et à dire que l'armée était une charge très lourde pour le pays.
Tout se conjuguait pour isoler moralement le milieu militaire dans la nation.
Il n 'était venu à l'idée d'aucun représentant d'introduire des conditions plus libérales en matière de recrutement. Aux prises avec les innombrables difficultés de l'enfantement de son indépendance, la Belgique ne pouvait faire table rase du passé. Elle conserva donc la loi de milice de1817, qui répondait aux conceptions de l'époque en la matière.
Le Parlement votait le contingent annuel. Il fut fixé 12.000 hommes, Or, la classe de 1832 comptait 36.926 jeunes gens (dont 19 exemptés au titre de mariés) celle de 1833, 39.283, dont 26 mariés ; celle de 1834, 39.000, dont mariés. Il était donc nécessaire de procéder à un tri par le tirage au sort/
Les autorités communales établissaient tout d'abord la liste alphabétique des citoyens atteignant l'âge de milice, la soumettaient au contrôle des gouverneurs de provinces, Ceux-ci déterminaient les dates du tirage dans les chefs-lieux de canton de milice, à partir du 1er mars. Sur quelle base ? Une fois voté le contingent, ce dernier était réparti par arrêté royal entre les provinces, au prorata de leurs populations, En 1835, par exemple : Anvers 1.003, Brabant 1.619, Flandre Occidentale 1.768, Flandre Orientale 2.152, Hainaut 1.794, Liège 1.099, Limbourg 1.005, Luxembourg 934, Namur 630.
La députation des états de chaque province devait répartir ce contingent entre les communes, et préciser pour chacune d'elles le nombre d'appelés. Notons ici que par un arrêt de la cour de cassation du 14 décembre 1834, les étrangers établis en Belgique étaient, eux aussi, astreints au service dans la milice nationale.
Venait le jour décisif du tirage, présidé par un commissaire de milice assisté d'un officier désigné par le commandant de province, et de deux sous-officiers. La liste alphabétique était présentée aux intéressés pour observations éventuelles. On prenait alors un nombre de billets carrés correspondant au nombre de noms portés sur cette liste, avec des numéros en (page 49) chiffres et en lettres. Paraphés par le commissaire, ils étaient roulés, passés dans un anneau, recomptés de vive voix et jetés dans une urne de verre blanc, suspendue pour éviter toute fraude. Comme il pouvait y avoir dans la commune des volontaires ou des miliciens de l'année précédente, ayant bénéficié d'une exemption (sursis) d'une année, on retirait un nombre correspondant de billets portant les premiers numéros. Si, par exemple, on comptait six jeunes gens dans ce cas, le numéro le plus bas du tirage (bon pour le service) serait 7. On procédait enfin à l'opération proprement dite, en commençant par la commune la plus éloignée, sans oublier les absents. On établissait la mensuration de la taille de chaque participant ; le commissaire s'enquérait des motifs éventuels d'exemption. Par exemple était exempté de droit le frère d'un mort ou d'un blessé de Septembre 1830 ; pour échapper au service, certains se mariaient, parfois avec des femmes âgées de plus de quarante ans.
Toutes les indications : nom, prénom, surnom, motifs d'exemption, mesures, étaient portées sur un registre. Les mauvais numéros, après un ultime contrôle, étaient désignés pour le service.
Mais, nous l'avons dit, il restait aux plus fortunés la facile échappatoire du remplacement à prix d'argent. Les esprits de ce temps trouvaient naturel et légitime ce transfert de l'impôt militaire (subordonné à un tirage au sort) par un malchanceux au bénéficiaire d'un « bon numéro », si ce dernier y trouvait un avantage pécuniaire. Un rapporteur, M. Dubois, disait en 1835 à la Chambre : « Le gouvernement s'est empressé de venir au secours des familles intéressées. en facilitant pour elles les moyens de se soustraire au devoir le plus rigoureux, à l'impôt le plus triste… qu'a légués à nos sociétés modernes notre moderne civilisation. » Il se trouva pourtant un représentant, M. d'Hoffschmidt, pour considérer l'exemption des fils uniques, posé en règle générale, comme une injustice criante : Que les fils uniques de parents pauvres, qui sont réellement le soutien de leur famille, soient exemptés, cela est juste, mais rien ne justifie l'exemption des fils uniques de familles aisées. »
Un auteur anonyme écrivait ceci dans la Revue Militaire en 1834 : « Qu'on abolisse le remplacement, qui ne fournit le plus souvent que des hommes tarés et qui ne favorise que des gens aisés… Et cependant, en face du canon, tous les hommes sont égaux. » Mais il préconisait l'achat de l'exemption par (page 50) une taxe versée à l'Etat et destinée à alimenter une caisse de pension. Après 10 années de service, l'ancien soldat aurait priorité aux emplois civils. La pension, qui atteignait péniblement 150 à 200 francs par an après 40 années de service, serait portée à 365 francs après 25 ou 30 ans.
Pour des raisons trop évidentes, le remplacement était la solution idéale pour échapper à l'armée. Toutefois, le gouvernement tenait à obtenir des garanties. Les conseils de milice reçurent consigne de ne pas accepter les mariés comme candidats remplaçants, sauf si les pièces requises prouvaient que les femmes et enfants ne tomberaient pas à charge des bureaux de bienfaisance. Ceux qui avaient effectué un terme de service et désiraient récidiver devaient produire leur titre de congé. Il était conseillé aux miliciens désireux de se faire remplacer de verser au corps une partie de la somme, pour éviter la désertion de leur remplaçant, car dans ce cas, très fréquent alors, ils devraient en trouver un autre, ou prendre sa place.
Pour améliorer les conditions du remplacement, et assurer si possible celui-ci par le rengagement de militaires libérés, des représentants et des officiers créèrent l'Association Générale pour I 'Encouragement au Service Militaire, sous la protection de S. M. le Roi. Elle réalisa bien vite des bénéfices substantiels sur ces opérations, et proposa même au gouvernement, en 1837, de participer à l'établissement, à Bruxelles, d'un Hôtel des Invalides. (Dossier du lieutenant-général Evain. lettre du 4 décembre 1837. Archives Générales du Royaume. Il fallait obtenir de la régence de Bruxelles un terrain entre les portes de Louvain et de Namur, et se mettre d’accord avec la société récemment fondée pour l’embellissement de Bruxelles.)
Le recrutement ainsi compris, basé sur une injustice sociale, faisait entrer à l'armée une certaine proportion d'aigris. Seule une discipline stricte semblait pouvoir les couler tous, bons et moins bons, dans un même moule.
L'individualisme et l'indiscipline de la plupart des militaires de l'époque impériale avaient été encouragés par l'attitude de beaucoup de chefs, développés par les hasards du nomadisme guerrier, rendus parfois nécessaires par l'absence de tout ravitaillement régulier, faisant de la razzia la condition sine qua non de la vie du soldat en campagne.
(page 51) On ne vit de recours possible. en France, la paix revenue, que dans une discipline sans faille et sans tolérance. L'armée en avait le pouvoir, puisqu'elle concentrait en elle les droits de haute et de basse justice. Il suffisait de le vouloir, sans se laisser détourner du but par les idées de l'époque, dont un auditeur belge disait en 1837 : « Rien n'y est plus contraire que cette soumission absolue à la supériorité du grade » (A. GERARD, Manuel de justice militaire).
Le code militaire hollandais, dérivé du règlement provisoire français de 1799, réussit à réaliser cette discipline passive par un ensemble de mesures draconiennes et de peines corporelles d'un autre âge : 100 coups de jonc flexible, ou 25 de lame d'épée à pointe émoussée.
Les événements de septembre 1830, la création de corps francs, l'élection des officiers, les idées libérales firent sauter tout d'abord ces cadres étroits et abolir notamment la bastonnade. Mais les discussions entre officiers d'origines différentes, l'hostilité foncière de beaucoup à l'égard des autorités établies, les interventions constantes d'une presse surchauffée, ne créèrent pas un climat favorable à la restauration de la discipline. Et pas davantage les déplacements fréquents des unités d'une localité à l'autre, les conditions de logement des troupes dispersées chez les habitants, échappant à tout contrôle en-dehors des heures de service. « A cette époque néfaste, écrira le général Barrels, aucune disposition vraiment militaire n'était prise, pas même celles indiquées par le simple bon sens » (Lettre au général Capiaumont, 5 mars 1873).
Jusqu'en 1834, la situation se caractérise par une sorte d'anarchie générale, une impuissance des chefs, trop faibles. Cause première : l'ivrognerie, péché mignon des militaires de cette époque, héritage des guerres impériales. Elle se rencontre assez fréquemment dans les notes biographiques des officiers. Elle sévissait aussi dans la troupe. Si le règlement hollandais avait prescrit « d'user de douceur envers les hommes pris de boisson ou de ne pas les punir instantanément », les commentateurs belges estimaient qu'une telle mansuétude serait « d'un exemple peu édifiant. »
Les rixes entre militaires, ou entre soldats et civils, éclataient souvent, dans tous les coins du pays, parfois sanglantes, car (page 50) on y jouait facilement du sabre. Il fallait l'intervention de la garde pour rétablir l'ordre.
Mais au-delà de ces bagarres, provoquées toujours par la boisson, on constate, pendant les premières années, de véritables mutineries ayant une seule et même cause.
Ayant diagnostiqué le mal, les autorités voulurent y remédier définitivement par l'encasernement des unités, condition première de l'établissement d'une discipline. Pour les raisons exactement opposées, les formations issues des corps francs s'y refusèrent, et se révoltèrent parfois, affirmant que leur service était sur la ligne des avant-postes, et non dans une garnison. Nous sentons une fois encore le contre-courant de l'esprit des volontaires, rebelle à toute uniformisation des règles.
Il y eut des mutineries Anvers, le 27 avril 1831, par les corps francs constituant le douzième de ligne ; en novembre 1831 Bruges par des compagnies du premier de ligne ; en janvier 1832 au corps des mineurs ; en juin 1832 au premier cuirassiers, à Audenarde ; en juillet 1832 à Gand par les partisans des Flandres : en février 1833 à Termonde. Mais ici nous voyons un chef : Capiaumont, rude et peu disposé à laisser faire. Seul ou peu près seul devant les mutins il brise son sabre sur la tête d'un meneur, et rétablit l'ordre par son énergie personnelle.
En 1834 s'affirma un effort cohérent et continu contre l'ivrognerie et les rixes, et pour la discipline. Non par une formation morale spéciale, bien étrangère aux esprits de cette époque, mais par un ensemble de mesures répressives.
Comment entendait-on alors la discipline ? « Elle consiste dans le plus grand ordre possible, dans la plus prompte exécution des ordres donnés, sans la moindre réplique ; dans la répression inévitable des moindres négligences ou fautes, et dans la punition certaine de ceux qui les ont commises, ou qui manquent à leur devoir dans l'exécution des ordres prescrits, tandis qu'une obéissance absolument passive des inférieurs envers leurs supérieurs en est la base » (règlement de discipline, paragraphe premier).
Cette définition officielle est dépourvue de toute ambiguïté. Elle ne laisse place à aucune velléité d'indulgence. ni même aucune possibilité de faiblesse ou de compréhension humaine. On a reconnu l'étendue du mal, et l'on entend réagir d'une façon radicale.
(page 53) La répression sera donc automatique, d'après un tarif dégressif, suivant la nature et la gravité du délit, appliqué aux divers échelons de la hiérarchie. L'ivresse voulue ne pourra jamais, et l'accidentelle rarement, faire adoucir la peine prévue pour une faute donnée.
En tête figure la peine de mort par les armes. Entre 1832 et 1835 il y eut cinq exécutions capitales (à Termonde, Lierre, Diest, Tervueren et Louvain). Ce châtiment suprême, infligé comme sanction nécessaire en cas d'insubordination très grave ou de voies de fait sur un supérieur, n'était entaché d'aucun caractère infamant. Il s'entourait d'un cérémonial impressionnant. La garnison entière, ou tout au moins un détachement de chaque corps, rassemblés sous les armes ; le condamné amené par un peloton d'un lieutenant et 20 hommes pris parmi les plus anciens caporaux et soldats de l'unité : des tambours ou des trompettes scandant la marche au supplice. Dès l'arrivée le silence s'établit. A genoux, le condamné écoute la lecture du jugement ; on le dégrade, on lui enlève ses décorations. Après exécution, les troupes défilent devant le corps. Si espacés fussent-ils, ces « exemples » pour des DELITS finirent par émouvoir l'opinion publique, Celui de janvier 1835, Louvain, provoqua une interpellation de MM. de Brouckere et Gendebien au Parlement.
Souvent l'exécution était toute symbolique. Devant le régiment, le condamné, tête rasée d'un seul côté, se voyait arracher ses galons et recevait dans une partie charnue de son individu « le coup de pied traditionnel. »
Dans l'ordre de gravité des peines, venait ensuite celle « de la brouette », somme toute l'équivalent des travaux forcés, purgée soit dans une prison, soit sur des chantiers publics. Le condamné était attaché par une chaîne à la brouette ; en-dehors des heures de travail, il avait les fers aux pieds.
A la suite d'une révision générale du problème de la détention en 1835 (arrêté royal du 13 février 1835), les peines pour des délits purement militaires entraînèrent le séjour à la maison de détention militaire d'Alost ; pour les délits d'une autre nature, les militaires furent mélangés aux civils, soit Vilvorde, soit Saint-Bernard. Les militaires condamnés en vertu du code pénal civil à une peine (page 54) afflictive ou infamante étaient enfermés à la maison de force de Gand. Il arrivait que la condamnation s'accompagnât de l'exposition et de la flétrissure des lettres « T. P. » (Note de bas de page : Deux militaires condamnés aux travaux forcés à perpétuité pour viol furent encore exposés en 1835 sur la place publique à Gand, mais le Roi leur fit grâce de la « marque » (Courrier de la Meuse, 19 octobre 1835).
La peine de la « cassation » fut réservée aux officiers et nuancée dans sa gravité. Le coupable pouvait être déclaré « infâme » ou « inhabile à exercer une charge militaire », ou tout simplement déchu de son grade.
L'ancienne peine des coups du code hollandais se conjuguait soit avec I 'expulsion comme infâme, soit avec la privation de la cocarde (avec ou sans détention), soit avec les arrêts ou la détention simples. Ces châtiments auxiliaires furent conservés. La « privation de la cocarde » en était le plus redouté, autant pour sa signification morale que pour ses suites matérielles. Telle était cette époque la force d 'un esprit de corps créé par la vie en commun pendant plusieurs années dans une unité pratiquement isolée, Le fait d'être déclaré indigne d'en porter le signe distinctif se ressentait profondément. La procédure en était solennisée, comme celle de la dégradation, devant le front de la parade, tout comme la restitution de la cocarde après 6 mois ou un an. Le condamné ne pouvait sortir de l'enceinte de la garnison ; il était astreint la perpétuelle du nettoyage de la chambrée : il perdait le bénéfice de ses années de service, ses chevrons ; enfin il portait une lettre de drap rouge cousue au bras.
Les arrêts ou la réclusion simple se nuançaient en prison militaire, prison simple ou cachot, avec ou sans fers aux mains et aux pieds, ou seulement un pied et une main, avec nourriture ordinaire ou avec pain et eau, On voit que la gamme était étendue et variée. Dans la pratique, sinon légalement, les fers étaient abolis, sauf pour les condamnés la brouette. véritables forçats.
Pendant les premières années, les attroupements séditieux, les mutineries caractérisées avaient été si fréquents que le code prévit l'application de la peine de mort dans plusieurs de ses articles. Ainsi, par exemple, lors de la mutinerie de Termonde matée par Capiaumont en février 1833, sur 12 militaires mis aux fers sur le champ, 4 furent condamnés à mort, peine muée en travaux forcés. En juillet 1832, à Gand, pour le même (page 55) motif, 3 condamnations à mort (commuées) ; 6 peines de 15 jours de détention ; 2 militaires renvoyés chez eux comme « engagés avant l'âge. »
L'outrage à un supérieur, par paroles ou gestes, et les voies de fait sévissaient aussi dans cette armée bouillonnante de remous divers. La désertion, autre fléau, était punie : la première fois des coups (théoriquement), de la privation de la cocarde et de la détention ; la deuxième fois, de trois années de brouette : la troisième fois de six années de cette peine.
C'est au travers d'un code que l'on aperçoit le mieux les mœurs militaires d'une époque. L'habitude de faire loger les troupes chez l'habitant devait fatalement entraîner des actes de violence contre les hôtes civils, incendies, pillages, vols main armée, maraude, enlèvement de bétail. Tout un arsenal de peines répond à ces délits.
Très rigoureuse aussi était la répression dans les corps de troupes. Dans certains régiments, toutes les punitions, y compris celles des officiers, s'étalaient aux ordres journaliers.
En dehors de la salle de police au pain et l'eau, les punis réunis en un peloton spécial effectuaient sans répit, de 7 h 30 à 10 heures et de 11 heures 30 de l'après-midi le même mouvement. Au camp, ils montaient la garde, pendant huit journées consécutives. En cas de rixes, les militaires coupables étaient privés du port du sabre pendant un an.
Enfin, le militaire non encore maté par cette extraordinaire organisation répressive, ou complètement révolté par ce système, pouvait être envoyé dans des unités spéciales créées par un arrêté Royal du 8 juin 1832 : les compagnies de discipline. A son arrivée, on consignait l'homme pendant un mois. L'obéissance y était absolument passive, chaque défaillance sanctionnée au tarif double. Le règlement spécifiait qu'il fallait dans la répression éviter d’ « avilir » le puni : tout dépendait évidemment du personnel de surveillance de ces unités, de sa compréhension plus ou moins étroite d'un minimum de dignité humaine, Or, on n'y envoyait que des officiers et sous-officiers choisis pour leur dureté.
Les disciplinaires ne recevaient aucun emploi actif dans la compagnie pendant les six premiers mois. Le régime comportait 4 appels par jour, deux séances d'exercice de 4 heures chacune en été, 3 heures en hiver ; de l'eau pour toute boisson. Il s'agissait (page 56) de briser les mauvaises têtes. Celles qui s'amendaient (leur conduite et leur moralité étaient actées dans un registre) pouvaient enfin recevoir des postes extérieurs.
Dès les premiers mois, les commandants de régiments virent dans cette institution nouvelle une occasion magnifique de se débarrasser de tous les fauteurs de troubles. En décembre 1835, le ministre dut les rappeler à une plus exacte compréhension de la situation.
Pendant trois années de crise, correspondant à la phase la plus dangereuse des rapports entre la Belgique et la Hollande, et exigeant la présence de nombreuses unités dans les localités voisines de la frontière, la discipline avait connu l'instabilité. Elle ne pouvait prendre forme que dans des unités moralement cohérentes, enfin regroupées, réunies et contrôlées dans des casernes. Cette période importante de la réorganisation provoqua une aggravation temporaire, précisément parce que la troupe se rendait compte que les beaux jours de la liberté et de la licence étaient sur le point de finir. Un appareil disciplinaire et juridique, déjà atténué par les idées libérales de la Révolution, mais dont la rigueur répondait à la dureté de la société de l'époque, appuyé sur une organisation judiciaire militaire couvrant tout le territoire, fournit le cadre solide et rigide de l'unification définitive de l'armée. (Note de bas de page : cette organisation judiciaire comprenait 8 conseils de guerre provinciaux (le Luxembourg était rattaché à Namur), 7 officiers dont un supérieur, 1 auditeur militaire, 1 greffier, l’assistance du prévôt ; les conseils de guerre sont permanents en campagne, au quartier général de division ; ils sont temporaires dans les villes investies ou en état de siège. Une haute cour militaire est composée de 9 membres dont 5 dicteurs en droit, soit : 3 juristes, un auditeur général et son substitut, un deuxième substitut (greffier), 3 conseillers militaires. En plus de sa mission normale de juridiction, la Haute cour avait la surveillance des maisons d’arrêt et prisons militaires. Fin de la note.)