(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Pendant les premières années de son existence, une partie de l'armée fournit les avant-postes à la frontière, logeant chez (page 57) l'habitant. L'autre pratiqua le nomadisme entre les garnisons de l'intérieur, sans avoir le temps d'en connaître à fond la monotonie. Prenons au hasard une unité : le premier chasseurs à pied. Il est à Anvers en septembre 1831 ; le 19 octobre il se rend au camp de Diest et y séjourne jusqu'au 7 novembre après un passage à Hasselt, nous le trouvons le 10 décembre, à Liège ; le 19 janvier à Louvain ; en mai dans le Nord du Limbourg ; au camp de Diest d'août à octobre. en Campine jusqu'en février 1833, avec des changements fréquents de cantonnements. Il envoie ensuite un bataillon à Tirlemont, un à Namur, un à Saint-Trond puis Jodoigne. Et la ronde continue.
Les populations n'avaient aucun espoir de voir cesser cette période de logements par réquisition.
Il fallut pourtant y mettre fin pour réaliser les conditions minima de l'établissement d'une véritable discipline, On fit entrer les régiments dans des casernes.
À Les origines de ces dernières étaient fort diverses. Dans les petites villes devenues des places fortes l'époque espagnole et pendant les guerres de Louis XIV, subsistaient les remparts à la Vauban et les casernes. Menin, par exemple, possédait toujours les onze bastions de son enceinte, un hôpital militaire, et quatre blocs de logement groupés autour d'une esplanade. Ailleurs, d'anciens couvents désaffectés par l'Empereur Joseph II ou par la Convention Française avaient été assignés aux troupes. A Bruxelles, la caserne de cavalerie des Annonciades, dans le quartier Notre-Dame des Neiges, entrée rue de Louvain, et la caserne Sainte-Élisabeth, Montagne de Sion, appartenaient cette catégorie. Le régime hollandais avait édifié quelques casernements nouveaux, notamment à Ath. Dans l'ensemble, les bâtiments à usage militaire comptaient un siècle et demi d'existence, et ne pouvaient dissimuler leur âge ; ils se ressentaient d'une occupation insouciante et d'un entretien négligé, ce dernier incombait aux régences des villes. Ath inscrivait à son budget une recette de 5.000 florins pour » indemnité de casernement » allouée par l'Etat, et des dépenses pour (page 58) « entretien des casernes, écuries » (la modeste somme de 290 florins), pour « frais de logement et casernement des troupes », pour « loyer d'un magasin d'habillement. » Régulièrement déficitaires, les régences limitaient au strict minimum les dépenses d'entretien. Les frais de remise en état incombaient également aux villes : en 1835 Bruxelles consacra 40,000 francs à la réfection de plusieurs bâtiments de la caserne des Annonciades (L’Indépendant).
Les artistes de cette époque ne se sont pas souciés de nous léguer des témoignages graphiques et précis de ces casernes, à coup sûr très peu romantiques. Les vieux Bruxellois ont connu, avant les premiers coups de pioches de la future mais lointaine Jonction, vers 1905, la caserne Sainte-Elisabeth, dans le quartier Saint-Laurent, pittoresque à plus d'un titre. Ils conservent peut-être le souvenir de ses hautes murailles sinistres s'ouvrant par d'étroites fenêtres sur le monde extérieur, grouillant et populeux de ses façades d'un jaune lépreux : de son portail rébarbatif ; le tout enclavé, enserré dans un dédale de rues étroites, D'une façon générale, l'architecture massive et sans grâce des casernes, essentiellement utilitaire ; l'épaisseur de leurs murs ; leur économie stricte en matière d'air et de lumière : le funèbre éclairage clignotant de leurs pauvres lumignons, faisaient d'elles des lieux imposant à première vue une sombre mélancolie, et la confirmant par la suite.
Et pourtant, en songeant aux misérables normes de vie de la partie de la population où se recrutait l'armée, il est permis de croire que les soldats ne s'y trouvaient pas dans des conditions plus défavorables que chez eux. Au contraire, leur nouveau toit, si vieux fût-il, offrait plus de solidité que celui de leur chaumière ou de leur taudis.
L'envers valait l'endroit. Un arrêté du 26 juin 1814 avait mis le matériel de casernement à la charge des régences des villes de garnison, comme contrepartie à l'allègement des réquisitions chez l'habitant. Moyennant une indemnité forfaitaire de 2 cents par homme et par jour, la municipalité devait fournir un lit pour DEUX hommes, une paillasse, un matelas de laine, traversin, draps et couvertures. En 1824, on voulut y substituer les hamacs, l'Etat engageant les dépenses de premier établissement. Le ministre d'Haene de Steenhuyze prétendit (page 59) revenir au système antérieur. Sur refus des régences de s'occuper personnellement des lits et literies, ils furent fournis partir de 1831 par des entreprises spécialisées, sur la base d'un contrat. La firme Legrand, à Bruxelles, rue des Comédiens, s'engagea louer et à entretenir pendant vingt ans les lits militaires, à une ou deux places, dans les garnisons de Bruxelles, Anvers, Lierre, Termonde, Tournai, Mons, Charleroi, Namur, Liège et Hasselt.
Les chambrées étaient obscures en tout temps, à cause de l'épaisseur des murs, mal aérées, meublées d'une façon primitive ; aucun réfectoire, aucun lieu de réunion sauf la cantine. L'éclairage des locaux d'habitation se faisait la chandelle, achetée aux frais du ménage de la troupe ; la durée d'allumage en était parcimonieusement limitée à l'appel du soir. Pour se chauffer, les soldats devaient se cotiser et louer un poêle chez un fripier des environs. Aucune autorité ne se préoccupait de ces points essentiels du confort le plus élémentaire.
Senteur du fumier des écuries, odeurs fétides des chandelles et des rares lampes à huile des locaux généraux, remugles des lieux d'aisance, composaient une atmosphère typique, où vivait une armée mithridatisée la fois par l'accoutumance et par l'ignorance des règles de l'hygiène.
Elle y menait son existence très quotidienne, codifiée par quelques règlements précis, scandée de roulements de tambours ou de sonneries de trompettes. Confinée dans ses casernes, elle avait néanmoins des contacts suivis avec le monde extérieur, L'élément civil y pénétrait en la personne des délégués de la régence, responsables de l'entretien : du personnel de l'entreprise chargée du couchage, et de celle assumant le ravitaillement ; des cantinières aussi. Plus prosaïquement appelées « femmes de compagnie », dépourvues d 'uniformes jusqu'en 1837, elles étaient autorisées à entrer chaque jour dans la caserne pour « y moudre un bon café. » Ce breuvage ne figurait pas à l'ordinaire. Elles accompagnaient les troupes à l'exercice pour leur vendre « du bon genièvre absinthé. » Elles détenaient aussi le monopole et le bénéfice du blanchissage du linge de « leur » compagnie.
Qu'étaient alors les « dessous » de l'armée ? D'après un officier de cette époque, la chemise « pouvait tenir debout sans appui » tant elle était raide ; le caleçon « arrivait sous les bras », (page 60) pour parer à l'inévitable rétrécissement. Les instructions stipulaient du reste que la toile et le drap devaient être abondamment mouillés avant la coupe. Des mesures étaient prises pour sauvegarder les soldats du froid, tout au moins en service extérieur ; les sentinelles devaient avoir les chaussettes aux pieds ; elles reçurent l'autorisation de porter de nuit un bonnet de coton sous le chapeau. Nous ne nous faisons qu'une idée très imprécise de l'importance acquise par cette coiffure drolatique à l'époque louis-philipparde ; elle fit partie de l'équipement militaire jusqu'en 1848, remplacée alors par le béret, toujours sous le chapeau. Et comme le port de vêtements de fantaisie a de tout temps obsédé le militaire, on vit pendant les premières années sous-officiers et soldats se parer de la calotte grecque chère à Monsieur Prud'homme, pour ménager leurs bonnets de police.
Une étude des uniformes nous éloignerait de notre sujet. Mais pour situer l'armée dans son cadre il faut souligner que, dès les débuts, les autorités s'appliquèrent à lui conférer le cachet de parade caractérisant toutes les armées de l'époque. En 1830 les volontaires avaient adopté la blouse bleue ; elle fut vraiment la seule tenue spécifiquement belge de 1830 nos jours. En 1831 déjà, on avait eu le temps de dessiner des modèles et de les faire fabriquer en série. La blouse tombait presque jusqu'aux genoux. ample, raide, serrée la taille en faisant des plis, avec un col largement ouvert et des fourragères à l'épaule gauche. Elle fut réservée aux corps de partisans et à la garde civique. Pour les troupes régulières, on s'écarta évidemment des tenues de l'armée des Pays-Bas en faisant appel aux souvenirs impériaux. D'une façon générale, elles portèrent l'habit, ou plutôt une sorte de frac court devant avec des basques derrière, ayant une couleur de fond (vert pour les chasseurs à pied, amarante pour les guides, etc.) ; le pantalon avec passepoil distinctif (galon double pour les officiers). Les coiffures surtout rappelèrent l'Empire, avec le shako de l'infanterie très haut et légèrement conique, le shapska des lanciers, le gigantesque talpack des guides ; les gardes-civiques portèrent une sorte de tuyau de poêle. Il semble qu'on ait alors cherché à augmenter le prestige de l'armée en allongeant la taille grâce la coiffure. Le bonnet de police lui-même eut de ces ambitions en hauteur. Et comme, de ce temps, la prestance était directement liée au système pileux, le port des moustaches fut obligatoire, mais (page 61) réglementé tout comme celui des favoris ; ceux-ci ne purent dépasser les coins de la bouche. Les cheveux se virent assigner une longueur minimum. Aussi ne faut-il pas s'étonner de constater dans les lithographies que tous les militaires ont l'air de vétérans.
Ce caractère s'intensifiait dans les conditions plus primitives encore de la vie des camps.
Les camps belges répondirent tout d'abord à des impératifs tactiques. Pendant la longue période d'hostilité latente, les troupes des avant-postes logeaient, nous l'avons dit, chez les habitants. Plus en arrière, il fallait disposer de réserves d'intervention toujours réunies. Des « camps d'observation », choisis en fonction de leur situation par rapport aux axes de pénétration, le premier fut celui de Zonhoven {juillet 1833) ; après la campagne des dix jours vinrent ceux de Diest (septembre 1831), de Bouwel (1834), de Schilde (1836). Un contemporain (Revue militaire, juillet 1833) décrit ce dernier, organisé pour une brigade, placé à trois lieues de la frontière. Son « front de bandière » (ligne de rassemblement en cas d'alerte) couvrait 1.140 mètres, jalonné par une rangée de râteliers d'armes et par deux tertres portant les drapeaux des deux régiments ; au centre, un peu en saillant, un autel en gazon surmonté d'une petite coupole. En arrière, deux lignes de baraques en paille couvertes de chaume, sol de terre battue, 10 mètres de long sur 6 de large pour 30 hommes, dotées de petites banquettes, de chevilles pour y suspendre les équipements, et de planches. Opposée à la porte, une lucarne de un mètre carré mesurait air et lumière. On trouvait ensuite la rangée des cuisines (des trous carrés avec fourneaux maçonnés), celle des puits (deux par bataillon), la ligne des baraques du « petit état-major » et enfin, « dans un bosquet de verdure, de parterres et de boulingrins » les baraques individuelles des capitaines, des majors et des colonels. En-deçà de ce complexe militaire bien ordonné suivant la structure hiérarchique, il y avait une série de cantines, de marchands de vins de Bourgogne, de tabagies, de cafés, de cabarets, de traiteurs et un véritable marché.
Au camp de Diest, situé entre cette ville et Montaigu, 420 baraques en bois et toits de chaume se trouvaient disposées (page 62) en deux rangées à environ 40 mètres de distance, avec des couloirs de 15 mètres entre les baraques de deux bataillons voisins.
Points déficients de ces organisations de fortune : le caractère primitif des abris, la pénurie d'eau potable, les cuisines, la trop grande proximité des latrines. Par ailleurs, elles coûtaient assez cher en location des terrains, en indemnités pour dommages. On songea un moment à créer un camp de manœuvres aux environs de Bruxelles mais le double point de vue stratégique et financier l'emporta, et l'on chercha un terrain pour 18 à 20.000 hommes, de peu de valeur, à proximité de la frontière hollandaise. En janvier 1835, le général Hurel, chef d'état-major général, découvrit le coin rêvé en Campine limbourgeoise, le coin où allaient rêver des générations de soldats belges.
La plaine de Beverloo était alors une immense lande désertique, une bruyère aride parsemée de flaques d 'eau ou de petits marais ; on n'y accédait que par de méchants chemins de terre : les rares habitations en étaient primitives comme les autochtones et leur existence. Il y avait là les espaces cherchés, constituant une position d'observation sur le flanc de la route de pénétration de Bois-le-Duc à Hasselt, à 6 ou 7 km de celle-ci, la droite appuyée des bois.
La décision fut prise par le Roi en mai 1835, et la réalisation progressa un rythme rapide. Le capitaine Renard, chargé de cette mission, fit monter en juin des tentes pour 15 bataillons, à raison de 16 hommes par tente : il fit amener des baraques du camp de Diest pour les états-majors et 9 autres bataillons ; on édifia un pavillon en planches et en paille pour le souverain ; on creusa 48 puits avec pompes en bois et quelques canalisations. En août 1835 déjà, deux divisions d'infanterie y effectuèrent les premières grandes manœuvres de l'armée belge, sous les ordres de trois généraux français : Murel, Magnan, de Narpe, et de deux colonels polonais.
Le camp de Diest fut alors démonté, et toutes ses baraques transférées Beverloo où, dès 1836, il y eut des abris permanents, mais combien rudimentaires encore ! pour 4 brigades et 4 batteries. Cette même année, sur un terrain bas et humide en arrière de la droite du camp principal, on aménagea un camp pour 12 escadrons, et derrière le centre un camp pour le génie.
(page 63) Ces constructions étaient en torchis, sans grande résistance aux éléments ; les ouragans renversèrent les baraques. On craignait les incendies ; les luminaires étaient interdits, les officiers ne pouvaient allumer du feu qu'à la condition d'une surveillance permanente ; on ne pouvait fumer le soir dans les limites du camp. Ces précautions se comprennent, car l'on couchait alors sur des bottes de paille (5 kilos par homme pour 15 jours),
En 1837, l'on commença à construire quatre « carrés » répondant exactement ce nom : des bâtiments entourant une cour centrale, avec, au milieu, les pompes à eau constamment gardées ; une des faces était réservée aux officiers. Ces casernements étaient faits de murs en panneaux de bois, avec remplissage intérieur de briques, recouvrement tuiles et paille. Après incendie qui, en 1838, consuma les baraques en torchis, on édifia de nouveaux carrés, des écuries, un camp d'artillerie, une caserne pour le service du roi, une baraque pour l'intendance, sans oublier un cachot. En même temps, après l'essai des hamacs, on généralisa les lits de camp pour la troupe (des planches légèrement inclinées), et les couchettes de fer pour les officiers et sous-officiers. Les pompes en bois furent remplacées par des pompes en plomb.
Ces travaux d'aménagement, quelque peu empiriques, s'accompagnèrent de fortifications. On couvrit le front de bandière et la gauche du camp par des redoutes et des « flèches », complétées par un petit retranchement continu.
En 1838 le camp offrait l'aspect suivant. Sur le front de bandière, large boulevard s'ouvrant sur la plaine, la ligne des carrés : en arrière, les anciennes baraques en torchis et toits de paille, et des tentes. Plus loin encore, les camps de la cavalerie et des mineurs, le palais du roi, les magasins, l'église (un hangar de 9 mètres sur 15, dont la minuscule chapelle du début constituait le chœur). Le camp avait immédiatement attiré cantiniers et marchands ; ils s'étaient installés de façon anarchique. Il y avait des cantines distinctes pour les soldats (fermées à l'heure de la retraite), pour les sous-officiers (à 22 heures) et pour les officiers (à 23 heures). En face de l'entrée sud du pavillon royal, un marché fonctionnait depuis le réveil (annoncé par un canon de 6) jusqu'à 1 heure de l'après-midi.
Les communications entre le pays et le camp, fort malaisées, furent améliorées en 1837 par l'instauration d'un service de (page 64) messageries entre Bruxelles (départ à 18 heures) et le camp (arrivée 3 heures du matin). Il n'offrait place, à côté du courrier, que pour quatre voyageurs. A partir de janvier 1838 le camp posséda son bureau de postes permanent.
Le polygone de Brasschaet existait avant 1830. Sur 65 hectares loués à bail, l'artillerie d'Anvers et des villes voisines s'exerçait au tir. De 1833 à 1836, il ne fut qu'un avant-poste occupé par un bataillon d'infanterie, campé tout d'abord sous des tentes, puis dans 58 huttes en paille sur bâtis de perches de sapins, En 1837 on commença à y élever des bâtiments en maçonnerie : 4 blocs-casernes, 4 pavillons pour officiers, 2 écuries, 2 cuisines, un corps de garde. Cette situation ne se modifiera pas de longtemps.
La mission tactique des camps s'estompa graduellement avec la diminution de la tension entre la Belgique et la Hollande, et l'attention se porta davantage sur les besoins de l'instruction.
En cette matière, on ne constate aucune coordination dans les débuts. Les cadres issus des volontaires n'avaient comme actif que leur expérience fragmentaire des combats de barricades. Ils ne connaissaient rien des règlements, des formations et des évolutions qui. à cette époque, constituaient l'alpha et l'oméga de la formation du soldat et des unités.
Chaque chef de corps ou de détachement fut tout d'abord maître d'organiser celle-ci à sa guise. Nous relevons dans un corps franc (le premier bataillon, major Aulard, à Gand, novembre 1830)1) un exercice (ou une théorie) par jour, de 8 h 1/2 à 10 heures et de midi à 14 h 1/2 ; des théories dans les chambres pour les soldats, les caporaux, les sous-officiers et les officiers : un exercice d'une heure le lundi pour les officiers, un cours d'intonation. Le samedi est réservé aux nettoyages, le dimanche aux inspections. En somme, un emploi du temps pas très absorbant.
En 1834, la réaction pour une discipline plus exacte s'accompagna d'une remise en ordre dans les programmes. La journée débutait 8 heures : le rapport s'effectuait à 9 (on y établissait le bilan quotidien de la situation matérielle et morale de l'unité) ; une inspection ou des théories jusque vers 10 heures. Suivait le service l'extérieur de midi à 2 heures ; les troupes (page 65) accédaient rapidement à un terrain libre au-delà de l'enceinte de la ville. Puis des théories. Le samedi, nettoyage, inspections, théories encore. Mais le dimanche, repos.
Il arrivait qu'on s'adressât à l'émulation. Au camp de Diest, en 1833 déjà, des prix sont attribués aux unités qui font preuve d'adresse dans « les jeux de gymnastique. » Le tir se prête aux récompenses individuelles ou collectives. Une prime de 5 florins est décernée chaque compagnie pour les hommes se distinguant au tir la cible. En 1834 on accorda une épinglette d'argent (valeur 5 francs) par unité, plus 0,25 fr. pour chaque balle placée à 200 mètres dans un cercle de 0,50 m. de diamètre. Les participants à l'épreuve finale, en grande tenue sans sac, sont conduits au stand et ramenés par la musique régimentaire. Mais ne nous y trompons tout ceci n'est que sporadique. La plupart des chefs n'ont pas de ces préoccupations d'ordre moral. Règlement et discipline : tel est le programme.
Beaucoup d'officiers n'étudiaient pas, ne lisaient pas, ne s'intéressaient même pas au journal. Il n'existait pas de bibliothèques régimentaires ou de garnison : on connaissait fort mal la bibliographie militaire. (Note de bas de page : Un exemple. Les livres utilisés au premier chasseurs à pied, en1837 étaient ; L’Instruction de Frédéric II à ses officiers ; le Service des Avanat-Postes, par le général de Brack : la Petite Guerre ou opérations secondaires de la guerre, par DE Dekke (cité dans L. LECONTE, Les origines de nos Carabiniers).) Les autorités officielles s'étaient contentées d'adopter des règlements étrangers, en y apportant quelques légères retouches, On en était parfois se demander : « Mais comment donc faisait-on du temps des Hollandais ? »
Dans l'armée nouvelle, on s'était tout de suite attaché aux détails du service intérieur et du service de garnison, à la routine du travail quotidien. La tactique se résumait en une théorie des formations et évolutions, du reste horriblement compliquées, qu'il importait de connaître de mémoire et de réciter à longueur de journée. Au-delà de la « lettre » : rien. En 1834, le chef d'état-major général engagea les colonels de cavalerie à procéder à des reconnaissances d'officiers ; les résultats en furent décevants et prouvèrent que la plupart des officiers ne savaient ni établir un dessin topographique, ni rédiger un compte rendu valable.
Il fallait s'attaquer au problème par la base et améliorer l'instruction générale de la troupe et des cadres inférieurs. (page 66) Certains militaires possédaient l'expérience de leurs quinze années de service ; quoique illettrés, ils avaient été promus sergents par la Révolution ; d'autres, guère plus instruits, avaient obtenu l'épaulette.
Il y eut tout d'abord des initiatives de commandants d'unités. On vit, ici et là, sous leur impulsion, les élèves payer de leurs deniers des maîtres de pointe, de sabre, de bâton, voire de danse. Capiaumont, devenu colonel, institua au premier chasseurs à pied une classe de gymnastique, et en 1839 une école de chant. Il s'attacha aussi à l'organisation de cours pour les sous-officiers et les caporaux (classes françaises et classes flamandes), et pour les soldats (lecture, écriture, calcul). Une compagnie d'artillerie de siège de Bruxelles fit, en 1832 déjà, appel à un professeur civil pour donner des cours réguliers aux sous-officiers, caporaux et canonniers (branches élémentaires) et aux officiers (arithmétique, algèbre, géométrie, dessin).
Les autorités n'avaient encore rien fait dans cette voie. Et pourtant les exemples ne manquaient pas à l'étranger. Les Pays-Bas, dès 1815, avaient créé, dans les corps, des cours obligatoires pour sous-officiers, caporaux et enfants de troupe, facultatifs pour les soldats. Ce fut l'origine des compagnies-écoles, établies au siège du dépôt de chaque afdeling (régiment). Ces cours, bien qu'ils fussent organisés méthodiquement, ne donnèrent pas les résultats espérés, à cause de l'obstacle de la langue néerlandaise.
Des écoles similaires existaient aussi dans l'armée danoise. La Belgique n'y vint qu'en janvier 1834 : le gouvernement prescrivit l'ouverture de cours dans tous les corps, pour officiers, sous-officiers et soldats, et prévit une indemnité couvrant les frais de fonctionnement. Nous en sommes là à une phase d'initiative encouragée et dirigée ; le résultat dépendait de la conviction qu'y apporteraient les chefs.
Il fallut aussi de nombreux tâtonnements avant de trouver une solution, bien incomplète encore, au problème de la formation des officiers. Le plus urgent avait été de parer aux déficits en cadres dans les deux armes « spéciales », artillerie et génie. Fin 1830, on avait instauré des examens pour la première de ces armes, et admis 60 aspirants répartis entre deux compagnies d'artillerie de Liège : 51 furent promus sous-lieutenants en 1831. Ramenés à Bruxelles en août 1831, les aspirants furent (page 67) rattachés au département de la guerre ; cet embryon d'école végéta jusqu'au début de 1834, formant encore une quarantaine d'officiers.
L'école militaire naquit le 7 février 1834 et fut confiée au lieutenant-colonel Chapelié, venu de l'armée française.
L’école provoqua la première querelle à laquelle on puisse tenter d'attribuer un caractère social. L'élève devait payer une pension annuelle de 1.000 francs, considérable pour l'époque. Le projet de loi prévoyait l'octroi de bourses ou de demi-bourses aux fils d'anciens militaires n’ayant pas les moyens financiers, ou à ceux dont les parents avaient rendu des services marquants et signalés, ou encore aux jeunes gens se distinguant dans leurs premières études, ou annonçant des qualités peu ordinaires. Mais l'examen d'entrée éliminait pratiquement les sous-officiers. Or, à cette époque, on croyait à la nécessité d'officiers formés par l'expérience de la troupe. Certains voulaient une seule école, ouverte surtout aux sous-officiers. « Eux seuls doivent être appelés aux rangs d'officiers Un sous-lieutenant n'a pas à faire de stratégie. » On s'insurgeait donc devant la double barrière de l'instruction et de l'argent. A quoi d'autres rétorquaient d'une façon benoîte : « Si tous les candidats ne sont pas en état de payer les rétributions annuelles que le gouvernement est en droit d'exiger, cela provient d'une inégalité de fortune, et non pas d'une inégalité de droits… » Ils posaient en principe que l'officier devait aussi être un homme social ayant atteint un certain développement intellectuel et moral. Recruter les élèves-officiers parmi les anciens volontaires et les miliciens serait puiser dans les régions « plus inférieures » de la société, et non dans les classes élevées.
Le problème, au début du moins, ne se posa pas dans ces termes absolus en ce qui concerne l'infanterie et la cavalerie. A ses origines, l'école militaire ne devait former que les officiers des armes spéciales et des états-majors. Seuls les élèves échouant à certains examens passeraient dans les armes dites simples.
Le décor de notre toute première école militaire se situait entre la rue de Namur (où en subsiste la façade) et le Borgendael, où une salle de l'Athénée avait abrité le cours d'aspirants. Les élèves effectuaient de nombreuses allées et venues, pour aller au manège (place du Musée), aux cours de physique et de chimie (au Palais de l'Industrie, actuelle Bibliothèque royale), (page 68) à la messe (église St Jacques) ; ils étaient logés, non à l'école même, mais dans une maison louée rue de Ruysbroeck, et on leur payait un voyage en fiacre s'ils devaient purger une peine de prison à la maison d'arrêt de Bruxelles, pour ne pas compromettre le prestige de l'habit et du pantalon bleus (verts, déjà pour les aspirants du corps d'état-major), Le programme était fort chargé et n 'offrait d'autre détente que ces déplacements. Du lever à 5 heures à l'extinction des feux de 21 h 30, études, leçons, interrogations, travaux, graphiques, exercices, escrime alternaient, coupés par les repas à 8 h 30, à 14 et à 20 heures.
Les locaux de cette première école étaient vétustes et malsains, comme tous les casernements du temps.
Ce que nous en avons dit justifie le scepticisme au sujet de l'observance des règles, même élémentaires, de l'hygiène. Certes, les règlements en prescrivaient quelques-unes : lavement fréquent des pieds, changement de linge tous les 8 jours en garnison, à chaque nouveau séjour en cours de marche. Ils contenaient des interdictions qui nous étonnent, telle celle de se baigner les yeux avec de l'urine (ordre du camp de Beverloo, 1839). Les soldats, recrutés dans des milieux ruraux où sévissaient encore les remèdes de bonne femme. y voyaient une protection contre l'ophtalmie. Car cette maladie fut pendant de longues années un véritable fléau de I 'armée.
Une commission de recherche des causes du mal crut en trouver une dans le fait que le collet de l'uniforme serrait trop le cou. La malpropreté des casernes, l'absence de chauffage, l'exécrable ventilation, l'horizontalité des couchettes furent aussi mises en cause. La situation était inquiétante. Pendant les neuf derniers mois de 1834, 6.452 militaires furent admis à l'hôpital pour ophtalmie ; 3.371 furent renvoyés au corps, complètement guéris : près de 2.400 allèrent en convalescence avec des « granulations palpétrales » ; 109 devenus borgnes furent congédiés avec 120 francs de gratification une fois pour toutes ; 91 aveugles enfin furent admis provisoirement à la pension (L’Indépendant, février 1835). Mais la dureté du système social était telle que plusieurs aveugles n'en conservèrent pas la jouissance. En mars 1835, un particulier lança par voie d'annonce un appel aux soldats aveugles réformés (page 69) sans pension et résidant à Bruxelles, les invitant à percevoir chez lui un secours de 10 francs (L’Indépendant, 6 mars 1835).
Cette crise sanitaire se prolongea ; on créa des dépôts de convalescents ophtalmiques, supprimés en 1840 lorsque le traitement curatif fut généralisé et concentré dans chaque corps de troupe.
On employa beaucoup de moyens empiriques pour améliorer la résistance des soldats. Il fallait éviter l'ennui, et « distraire par des travaux autres que les exercices, inspections et revues », créer des cours régimentaires, des salles d'armes ; ne pas imposer une immobilité prolongée, mais faire marcher les soldats ; éviter les séances de plus de deux heures (de cinq pendant les grandes manœuvres). Dans ce dernier cas, recourir à la panacée d'une eau de vie mélangée à cinq fois son volume d'eau. Ne monter de garde qu'un jour sur trois, une heure au plus par grand froid. Toutes ces mesures tendaient ne pas dépasser les forces moyennes d'un soldat assez mal nourri.
Il se trouvait sous la coupe d'un cadre subalterne exagérant souvent la rudesse propre aux mœurs du temps. Dans une étude de 1833, un auteur fustigeait les sous-officiers, qui traitent les recrues avec la plus grande dureté, par paroles, et même en les frappant, en les tirant par les cheveux ou les oreilles Il ajoutait : « Le soldat est un être sensible envers lequel on n'est point dispensé d'être juste et humain. »
Le service sanitaire fut organisé dès le début, avec tout le soin que permettaient les errements de l'époque, tout au moins si l'on s'en réfère aux règlements de l'armée des Pays-Bas (1819) restés en vigueur. Les salles d'hôpital devaient être spacieuses et aérées, avec une double rangée de fenêtres et une ouverture au plafond « pour livrer passage à l'air infecté » et chaque malade possédait en principe son matériel personnel (tasse à médecine, pot à boire, assiette, écuelle). Trois repas étaient prévus : le premier à 8 heures avec du thé d'herbes au lait et du pain beurré, supprimé dès 1833 par raison d'économies ; le deuxième à 10 heures, une soupe ; le dernier à 16 heures, potage, viande et pain. Les galeux et les vénériens étaient isolés et traités avec rigueur.
(page 70) Le corps des médecins militaires, dont le rôle « préventif » fut souligné dès 1831, se développa progressivement sur la base d'examens, dont un sur la connaissance pratique de la langue flamande. En 1838, l'armée comptait dix médecins de garnison, 28 de régiment, 80 de bataillon, 34 médecins adjoints, 27 pharmaciens et 21 vétérinaires.
Tout isolée qu'elle fût par sa constitution interne, son recrutement, son esprit, l'armée, nous l'avons dit, était en contact avec un certain milieu extérieur. Ses habitats urbains se trouvaient enclavés dans des quartiers populaires de la localité. Dans la plupart des villes, à l'époque il y avait encore près de trente places fortifiées, les troupes donnaient chaque jour un spectacle suivant un cérémonial immuable, dont la relève de la garde à Londres et à Copenhague prolonge encore le souvenir. Les commandants de places possédaient des attributions étendues et constituaient un corps spécial ; toutes les unités du lieu relevaient de leur autorité territoriale. Ils présidaient quotidiennement la parade ordinaire, une fois par semaine la grande parade, réglée comme une sorte de ballet militaire compassé.
Tous les officiers devaient y assister, en grande tenue comme la troupe. Les unités se rangeaient à midi, dans un ordre fixé une fois pour toutes, tambours et fifres à droite. Les chefs de corps y faisaient leur rapport, présentaient les nouveaux promus ou les officiers rentrés d'absence, leurs collègues de la garnison, alignés face la parade. Après l'inspection rituelle, les troupes défilaient, puis le major de place faisait former le cercle par les sous-officiers au premier rang, les caporaux au deuxième ; ceux-ci faisaient demi-tour et présentaient les armes vers l'extérieur. Le commandant de place et les chefs de corps entraient dans ce cercle et s'y plaçaient en rond ; le premier donnait alors ses ordres, le mot de passe et la consigne, tête découverte. Un capitaine était chargé de faire la visite des hôpitaux et de la prison, et d'y contrôler les conditions de propreté et de vie.
Une demi-heure avant le coucher du soleil, le tambour battait la retraite sur le rempart pendant un quart d'heure ; le major de place, la grand-garde centrale, réunissait les sous-officiers et caporaux de service, et leur donnait le mot et les clefs. Ici encore le cérémonial exigeait que le major se découvrît ; il (page 71) confiait le mot à l'oreille du sous-officier à l'aile droite, et il était transmis de bouche à oreille, le dernier le rendant à l'officier. Tous les sous-officiers présentaient les armes pendant cette passation. Les portes de la ville étaient fermées une demi-heure après le coucher du soleil, et les clefs remises à la grand-garde. Les tambours et trompettes, réunis sur la place, battaient et sonnaient la retraite puis rejoignaient en cortège leurs casernes respectives.
Ce spectacle coloré et bruyant attirait la population civile, sevrée d'autres divertissements. Mais les tambours, commençant leurs roulements à 5 heures du matin pour les terminer à 21 en été, provoquaient parfois des réclamations dans les grandes villes où l'on appréciait moins ce tapage.
La fin de la journée de service ouvrait la porte de la caserne pour quelques heures : les soldats n'avaient que la rue à traverser et trouvaient les estaminets accueillants et le contact de la population civile. Cela n'allait pas sans heurts ni bagarres parfois sanglantes ; l'esprit de corps cimenté par la vie en commun se manifestait par une extrême susceptibilité à l'égard du « bourgeois. » L'armée cessait alors d'être une « grande muette » et savait à l'occasion vociférer. Du reste, cette expression « consacrée » qui deviendra vraie plus tard, ne s'appliquait guère à l'armée d'alors. Les griefs, les rancœurs dont nous avons défini les causes : la différence des milieux sociaux ; une certaine nostalgie de la force ou, si l'on préfère, de la brutalité qui avait imprégné les armées impériales, exerçaient une influence réelle sur les mœurs militaires. Elle se traduisait souvent par des plaintes et des pamphlets anonymes, que des feuilles plus ou moins satiriques s'empressaient de publier, ou par des excès de violence.
Les duels sévirent à cette époque. Plusieurs furent provoqués par l'hostilité d’officiers belges irascibles à l'égard de leurs collègues français. En 1833 déjà, le député Gendebien, porte-parole des officiers ex-volontaires de 1830, avait été provoqué en duel par le général Magnan. En 1835, à Gand, deux officiers des lanciers s'étaient rencontrés sur le pré ; l'un fut tué d'un coup au cœur. A Tournai, un officier en non-activité se battit deux fois le même jour et fut blessé d'un coup de feu à la cuisse. En mars 1836 deux rencontres furent causées par une discussion entre un lieutenant-colonel belge, Huybrechts, (page 72) grand polémiqueur de plume, et le lieutenant-colonel Chapelié. (Note de bas de page : Entre 1833 et 1840, nous avons relevé 16 duels assez sérieux que pour figurer dans des dossiers, dont 4 au moins avec issue mortelle. En 1838 un sous-lieutenant se mesura sur le pré avec un Anglais.) Il nous faut faire effort actuellement, même dans les milieux militaires, pour nous rendre compte de l'importance et de la place légitime revendiqués pour le duel dans cette société. Il faisait en somme corps avec l'honneur, et constituait le seul moyen rapide de le défendre. Mais on avait une propension à confondre honneur et susceptibilité ; une rencontre par les armes devenait la solution de toute querelle, importante ou mesquine. Funeste préjugé, pensaient les esprits modérés, mais problème insoluble dans ce milieu moral. Comment réagir ? Certes, on pouvait assimiler le duel au meurtre, et telle fut l'opinion du ministre de la justice en 1835. Les conseils de guerre ne l'entendaient pas ainsi. Quatre jugements consécutifs déclarèrent le duel non punissable, en l'assimilant tout simplement à l'homicide en état de légitime défense, Il fallait y penser !
Par contre, la cour de cassation annulait parfois ces jugements d'acquittement, lorsqu'il y avait eu mort d'homme.
La tournure des événements était moins dramatique dans d'autres cas. En 1835, un capitaine de la garde civique mobilisée d'Anvers, Botte, se croyant provoqué par le capitaine de place de Bruxelles et un « bourgeois » tous deux cheval, leur fait signe en leur disant : Au sabre ou au pistolet ? » L'officier le fit appréhender par la garde et colloquer à la prison des Petits-Carmes ; la nouvelle loi sur le duel venait d'être édictée. A Huy, un lieutenant du quatrième de ligne provoque un ex-officier polonais, à qui se substitue un autre compatriote, Sur quoi notre excité écrit une lettre insérée dans un satirique, où il stigmatise « ces étrangers qui ne savent guère comprendre l'honneur. » Quinze jours après cette incartade, le major du dépôt à Huy l'informe (dans une lettre dont l'orthographe est ahurissante) que son scandale lui vaut 14 jours d'arrêts de rigueur. Or, et ceci éclaire la mentalité des officiers de ce genre, très éloignée de la discipline, notre héros publia derechef cette lettre et sa réponse, où il dit notamment : « Suis-je citoyen belge avant d'être militaire, et suis-je depuis six mois officier malgré moi ?... (page 73) L'autorité militaire devient oppressive et provoque le scandale… » (Méphistophélès, 1836).
Tout ceci peut s'expliquer. A l'intérieur de ses casernes, la troupe, sous-officiers compris, ne disposait d'aucun local de détente en dehors du service ; elle ne trouvait un peu de chaleur matérielle et sociale qu'au-dehors, dans les cabarets, mais elle y transportait ses préjugés, son esprit de corps, prompte à la bagarre. Les officiers n'étaient guère mieux partagés. A cette époque n'existait aucun mess constitué, aucune table officielle. Ils prenaient pension à l'hôtel ou au restaurant, payant de 65 à 75 francs par mois pour deux repas quotidiens (capitaines) et 60 à 50 pour les lieutenants, chiffres tenus alors pour excessifs. Après cela, ils allaient inévitablement au café, en tenue toujours, et rien n'était organisé pour assouplir leurs relations avec l'élément bourgeois. Or, même dans leur propre milieu, il y avait des clans par origines, sans aucune homogénéité réelle ; les motifs ou les occasions de frictions se révélaient nombreux.