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Commotions populaires en Belgique (1834-1902)
VAN KALKEN Frans - 1936

Frans VAN KALKEN, Commotions populaires en Belgique (1834-1902)

(Paru à Bruxelles en 1936, chez Office de Publicité)

Chapitre premier. Le sac d’avril 1834

(page 9) « Nous avons aussi notre tour aujourd’hui, chère Maman. Une émeute, des rassemblements, et, chose bizarre, une émeute… pour le Gouvernement. Oui, vous allez rire: pour le Gouvernement. » (Louise-Marie d’Orléans, à sa mère, la reine Marie-Amélie. Lettres du 6 avril 1834) (Cf. La Cour de Belgique et la Cour de France de 1832 à 1850. Lettres intimes de Louise-Marie d’Orléans, première reine des Belges, au roi Louis-Philippe et à la reine Marie-Amélie, publiées par le compte Hyppolite d’Ursel. (Paris, Plon, 1933, p. 31.))

Après avoir été longtemps jugé d’une manière simpliste et avec un parti pris manifeste, l’orangisme fait aujourd’hui l’objet, en Hollande comme chez nous, d’un examen scientifique renouvelé, méthodique, débarrassé de toute passion. La courte monographie que je présente ici au lecteur a pour but d’apporter une contribution à cette étude. Elle lui permettra aussi de saisir sur le vif les difficultés que rencontrèrent l’exercice du pouvoir et l’affirmation de l’autorité gouvernementale dans la jeune et inexpérimentée Belgique des premières années consécutives à la Révolution.

1. Le contexte général

Il existe une tendance à croire, en Belgique, que les innombrables difficultés nées du mouvement de 1830 tombèrent avec l’acceptation du traité des XXIV Articles En réalité, les débuts du règne de Léopold Ier furent extrêmement difficiles. Le roi Guillaume refusait obstinément de s’incliner devant le fait accompli. Il avait fallu lui arracher la possession de la citadelle d’Anvers. En août 1833, la Conférence (page 10) de Londres, lasse de son travail de Pénélope, s’était ajournée sine die.

La convention hollando-belge du 21 mai 1833 avait un caractère fragile, provisoire, et n’empêchait pas que 30.000 Hollandais, placés sur le pied de guerre, campassent dans les bruyères du Brabant septentrional. Les journaux étaient pleins de détails, tantôt sur les revues de troupes, passées à Bréda par le prince d’orange, tantôt sur les promenades militaires de la garnison de Maastricht.

Humiliée par l’interdiction que lui avait imposée l’Europe de participer au siège d’Anvers, aux côtés des soldats de Gérard, l’armée belge rongeait son frein. Elle avait été réorganisée par une équipe d’excellents manouvriers français, les Evain, les Desprez, les Hurel, militaires de haut grade et qui -presque tous - avaient donné des preuves de leurs talents en Algérie. Des portes de Bruxelles à la frontière, des garnisons, disséminées à Termonde, à Vilvorde, à Tervueren, à Louvain, à Diest et dans vingt autres endroits, donnaient au nord de notre pays l’apparence d’une zone d’étapes.

Dans la presse, le parti des « verts », parti des Gendebien et des Barthélemy Dumortier, réclamait quotidiennement la guerre à la Hollande et la chute du Cabinet des « pacifistes », des « mûrs », des pourris ». Un incident pénible avait, en février 1834, surexcité les passions. Le 15, le général prussien Dumoulin, commandant de la garnison de Luxembourg, avait brutalement envahi le territoire occupé à ce moment par les troupes belges du général De Tabor et avait fait arrêter, dans sa maison, à Bettembourg, le commissaire de district Hanno. Il l’accusait d’avoir fait procéder à des opérations de tirage au sort dans un rayon de moins de deux lieues autour de la place forte, c’est-à-dire dans un secteur placé sous l’autorité de la Confédération germanique. Sous le coup de ces événements, le Gouvernement belge avait relevé de 10,000 hommes le chiffre des soldats sous les drapeaux.

Au point de vue intérieur, le ministère unioniste Lebeau-Rogier-Félix de Mérode (depuis le 27 décembre 1833, Félix de Mérode avait remplacé ad interim le général Goblet au département des Affaires étrangères) au pouvoir depuis le 20 octobre 1832, devait faire (page 11) face à des difficultés tout aussi grandes. Grisées par le mot de liberté prononcé à tort et à travers, les Chambres ne perdaient pas une occasion d’affaiblir sa position. Mille prétextes retardaient la confection - si nécessaire cependant - de lois organiques dans tous les domaines. La « boutique gouvernementale misérable », comme on disait dans l’entourage du Roi, vivait au jour le jour, dans le désordre et le provisoire. Depuis l’apparition de l’encyclique Mirari Vos, le 15 août 1832, la vieille querelle entre libéraux et catholiques s’était réveillée. En février 1834, Mgr Van de Velde, évêque de Gand, avait pris l’initiative de la création d’une Université catholique à Malines. En attendant la contre-offensive de Théodore Verhaegen, la jeunesse libérale exprimait sa mauvaise humeur en organisant des manifestations nocturnes, fort à la mode à cette époque et connues sous le nom de charivaris. Le Sénat servait de champ d’action tactique et stratégique an chevalier de Theux. A la tête d’un groupe de hobereaux flamands et limbourgeois, il harcelait Lebeau, Rogier, le théoricien Paul Devaux et tout l’ensemble du groupe libéral doctrinaire.

Brochant sur cette agitation la presse orangiste semait la fièvre par ses excitations quotidiennes. Nul n’ignore aujourd’hui que l’orangisme ne fut pas à proprement parler un mouvement antinational. Sous cette étiquette se groupaient beaucoup de négociants et d’hommes d’affaires qui regrettaient la perte du marché hollandais et insulindien, ou redoutaient la « mise en bouteilles » des bouches de l’Escaut. Il s’y rencontrait d’ex-fonctionnaires restés admirateurs des œuvres constructives du roi Guillaume, d’ex-officiers fidèles aux serments dynastiques de 1814-1815, beaucoup de nobles, loyalement attachés à la Maison d’Orange. Enfin, bon nombre de libéraux, se défiant - tel Théodore Verhaegen - d’une collaboration intime et durable avec les catholiques, se réfugiaient dans l’abstention et observaient les événements. Appartenant fréquemment à la catégorie des industriels (ne désignait-on pas couramment les libéraux à cette époque sous le nom de « parti des industriels »?), ils entrelaçaient leurs inquiétudes d’ordre matériel et les scrupules de leurs professions de foi en un sentiment de réprobation tacite.

Mais à côté de ces orangistes du type passif, la presse dont je viens de parler, dirigée par des publicistes français hardis, intelligents, (page 12) incisifs, largement subsidiée par les fonds secrets de Guillaume Ier, se faisait remarquer par son effronterie. Le Lynx, de Bruxelles, le Messager de Gand, d’autres feuilles de moindre envergure, telles que le Knout, critiquaient audacieusement les institutions, l’armée, les Chambres, le ministère, les autorités communales et provinciales. Protégées par la liberté de la presse, elles traitaient la patrie en pays conquis, le souverain en « roi de l’émeute. » De mois en mois, l’irritation des Belges croissait contre cet intolérable régime de picoteries, de critiques, de calomnies. Dans la capitale surtout, la nervosité devenait grande. Ne voyait-ou pas les salons aristocratiques - ces mêmes salons qui boudaient la Cour avec une impertinence frisant le scandale - recevoir en familiers le baron d’Arnim, représentant bougon de la Couronne de Prusse, le comte de Dietrichstein, hautain représentant de l’empereur d’Autriche, et aussi - quoiqu’il y mît moins d’ostentation - le ministre d’Angleterre, sir Robert Adair, diplomate faisant figure de doyen dans le monde des légations de la capitale?

2. Le prétexte des émeutes : la liste de souscription pour le rachat des chevaux du prince d’Orange

Comme il arrive souvent, ce fut un incident minime en soi qui mit le feu aux poudres. Parmi les biens de la maison d’Orange mis sous séquestre jusqu’à l’acceptation du traité des XXIV Articles figurait le haras du prince d’Orange, à Tervueren. L’entretien en était coûteux. Déjà alors le Gouvernement cherchait à faire des économies. Le 20 mars 1834, il autorisait la vente des chevaux du prince.

Une certaine agitation se manifesta aussitôt dans les « hauts salons orangistes » et les milieux diplomatiques. Les lettres du comte de Dietrichstein à Metternich en fournissent la preuve. Publiées en un ensemble savamment commenté par M. Alfred De Ridder (Alfred DE RIDDER, Les débuts de la légation d’Autriche à Bruxelles. Lettres du comte de Dietrichstein, 1833-1834 (Bulletin de la Commission royale d’Histoire, tome 92 ; 3ème bulletin, pp. 173 à 412), elles nous montrent que cette vente était considérée comme une menace pour les autres biens particuliers de la famille royale de Hollande, qu’elle apparaissait tout an moins comme un acte contraire à l’esprit (page 13) chevaleresque. En visite, ainsi que le duc de Nemours, auprès de leur sœur, la reine Louise-Marie, le duc d’Orléans allait - disait-on - acheter les quatre plus beaux chevaux (Dietrichstein à Metternich, le 30 mars) ! Le chargé d’affaires d’Autriche racontait aussi, avec indignation, que le peuple s’était proposé d’atteler à un tombereau le cheval monté par le prince d’Orange à Waterloo et voulait exhiber dans les rues la noble bête en ce lamentable équipage. Une intervention immédiate de Sir Robert Adair avait seule pu prévenir le scandale !

Pour parer le coup, les milieux aristocratiques susdits se cotisèrent en toute hâte, rachetèrent les chevaux à un prix supérieur à leur valeur et les firent envoyer à la frontière prussienne, où ils furent remis à un aide de camp du prince.

Jusqu’ici tout s’était passé dans le plus grand secret. Mais voici que, soudain, le Lynx du 2 avril publie une première liste des souscripteurs. Le Messager de Gand lui emboîte le pas. On apprend que le prince de Ligne, le duc d’Ursel, le marquis de Trazegnies, le comte de Lalaing, ont versé des contributions importantes. Bien plus, les souscriptions s’amplifient, deviennent « nationales » ! Des carrossiers, des cafetiers, de petits bourgeois apportent leur obole. L’ « hommage au prince d’Orange » est sollicité à Anvers, à Gand, à Liége, à Namur, à Mons. Soignies rapporte 235 francs, somme extraordinaire « pour une petite ville où les cagots et les cafards sont en majorité. » (Le propos est rapporté par J-J. THONISSEN dans « La Belgique sous le règne de Léopold Ier » (édition de 1861). Tome II, p. 177, en note. Avant De Ridder, Thonissen est le seul historien qui ait, à ma connaissance, esquissé le récit des troubles d’avril 1834). Des commentaires outrageants accompagnent la manifestation, en soulignent le sens pour ceux qui voudraient en minimiser la portée. « Les nobles animaux n’ont pas quitté à jamais le séjour royal qu’ils ornaient; mais, quand ils reviendront, la Belgique sera délivrée de ses hôtes malencontreux et de ses visiteurs incommodes (Orléans et Nemours) » (Lynx). « C’est peut-être un de ces captifs rachetés qui prêtera quelque jour son allure au porte-étendard de notre délivrance ! » (Messager de Gand). On ne pouvait plus clairement faire allusion à une offensive prochaine (page 14) contre celui que le Messager appelait un « brigand dans sa caverne, au milieu de ses complices »

Une question se pose, avant de passer outre : qui a rendu publique l’initiative des « hauts salons » ? L’aristocratie elle-même ? Il ne peut en être question. Elle n’avait poursuivi d’autre but que d’esquisser un geste courtois envers le héros des Quatre-Bras. Elle n’avait aucune prédilection pour le martyre. Très mécontents, au contraire, et prévoyant le pire, plusieurs de ses membres quittèrent leur hôtel (le duc d’Ursel notamment) ou déménagèrent leurs meubles dès que les listes de souscription eurent été rendues publiques. Aussi convient-il - sans que la preuve formelle en ait été toutefois fournie - de se rallier à l’opinion de Thonissen et du comte de Mérode-Westerloo (Comte de Mérode-Westerloo. Souvenirs (Paris-Brxuelles, 1834). Tome II, pp. 292 et suivantes.) frère du ministre: les hommes responsables de la publication furent des orangistes « d’un ordre inférieur », des publicistes fiers de révéler le nombre et la qualité de leurs co-partisans des classes dirigeantes, des propagandistes trop zélés et même de véritables agents provocateurs. La cause de Guillaume Ier perdait à ce moment du terrain. A la haine des premiers jours avait succédé la mortelle indifférence. Il convenait donc de provoquer des troubles, afin de rappeler aux Puissances que la Belgique était restée une terre de désordres et d’anarchie, afin de provoquer une nouvelle intervention européenne, voire la guerre immédiate entre le Nord et le Sud. La rumeur courait que la date du 26 avril avait été choisie pour l’entrée triomphale de l’armée hollandaise dans la capitale (Dumortier à la Chambre, le 26 avril). Dès lors on comprend le cri du cœur d’une feuille orangiste: « Que des pillages soient la suite des publications, peu nous importe! » Tant pis pour le duc d’Ursel et consorts. Parlant de l’affaire en séance du 26 avril, le député Barthélemy Dumortier soulève parmi ses collègues une hilarité énorme en proclamant : « Il existe toujours des frères meneurs et des frères dindons. Les dindons sont, le plus souvent, les plus haut huppés! »

Infortunés frères dindons ! Dès le vendredi 4 avril, au soir, un Appel au peuple belge est jeté à profusion dans les boîtes aux lettres, (page 15) répandu dans les vestibules, éparpillé à même le sol, rue de la Madeleine, Marché-aux-Herbes, rue des Fripiers, place de la Monnaie. « Vous qui avez versé votre sang pour chasser de votre patrie l’exécrable race des Nassau, » dit le texte, « souffrirez-vous plus longtemps les affronts sanglants dont ces fantômes jaunes vous abreuvent?... L’énergie de septembre serait-elle donc éteinte?... Depuis trois ans le lion sommeille, il est temps enfin qu’il se réveille... Courbons encore une fois ces insolents sicaires du despote... Il faut anéantir cette race infernale... Guerre d’extermination aux ennemis de la patrie! Vive Léopold! Vive la Belgique! » Et suivaient, avec leur adresse, les « noms des infâmes ! »

Nous voici en présence d’une nouvelle énigme : de qui émane l’Appel au peuple ? Dans l’acte d’accusation du procureur général près la Cour d’appel de Bruxelles, acte lu devant la Cour d’assises de Mons en juillet, trois personnes sont mises en cause : Abts, un négociant; De Coninck, un ancien officier de chasseurs à pied; Winckelmaus, un quincaillier, tous trois âgés d’une trentaine d’années. Ils en conviennent : le vendredi 4, à 4 heures du matin, ils ont pris la résolution de faire imprimer le libelle à frais communs, chez un jeune imprimeur nommé Crickx.

Mais Abts se défend énergiquement d’en être l’auteur. Et nous avons de bonnes raisons de le croire. Le texte, emphatique, sonore, mais bien amené, est certainement sorti de la plume expérimentée d’un pamphlétaire de profession. Toutefois, lorsque Abts assure avoir reçu tout à fait par hasard communication de l’Appel, le 3 au soir, au Marché-aux-Herbes, lorsqu’il affirme qu’un inconnu le lui a mis en mains et s’est rapidement éloigné, nous pouvons nous montrer sceptiques. Abts a dû connaître son mystérieux correspondant. Fut-il complice ou victime d’un agent provocateur ? Bien des gens le crurent. L’Appel était un « piège », écrira l’Indépendant du 6 avril. « Les orangistes se sont fait piller par les orangistes » dira Dumortier à la Chambre, le 26 avril. Et il égayera l’hémicycle en narrant les tribulations d’un souscripteur qui fit l’impossible - mais sans succès - pour arriver à faire saccager son domicile.

Je me défie - faut-il le dire - de cette interprétation machiavélique et trop subtile. Certes, Crickx imprimait aussi le Knout, (page 16) venimeuse petite feuille orangiste, et il recommanda le silence à ses ouvriers. Mais il semble bien que ce petit patron chercha uniquement à gagner quelques sous, d’où qu’ils vinssent. Sa discrétion lui fut dictée par l’appréhension de s’être engagé dans une vilaine affaire.

Le mystère reste donc entier et l’est encore à l’heure actuelle. Dietrichstein soupçonna Etienne Cabet et les démocrates internationalistes réfugiés en Belgique, désireux de hâter l’avènement d’une république belge à l’occasion de désordres civils. D’autres parlèrent d’une initiative connexe du « parti du mouvement » et du groupe hyper-patriotique des « verts », cherchant à provoquer un conflit armé avec les Pays-Bas (DE RIDDER, loc. cit., Dietrichstein à Metternich, le 13 avril). D’autres enfin suspectèrent le groupe catholique-libéral des Vilain XIIII, des d’Hoogvorst et des Robiano, d’avoir dressé une machine de guerre contre les « hauts salons ». Je crois bien que c’est là, dans une simple intrigue de clans nobiliaires, qu’il faut chercher la clé de l’énigme. Le groupe des nobles menaisiens se serait proposé de donner une sévère leçon aux orangistes, de leur faire peur, sans trop prévoir à quelles extrémités l’Appel au peuple allait conduire le populaire.

3. le déroulement des troubles

De nombreux témoignages permettent de reconstituer les troubles des 5 et 6 avril 1834 dans leurs moindres détails. Leur déroulement accentue l’impression du coup monté. Le samedi 5 est un jour calme. Vers 8 heures du soir, une dizaine de jeunes gens quittent l’estaminet A Rome, derrière l’Hôtel de ville, et se rendent place de la Monnaie en chantant le Brabançonne. Abts et un employé au ministère de la Guerre, Donies, connu pour sa participation aux troubles anti-orangistes de 1831, les conduisent. Au même moment, un inconnu lance un billet anonyme sur la scène du Théâtre Royal. Le commissaire de police De Waegeneer en permet la lecture par le régisseur. Il s’agit d’obtenir une représentation de la Muette de Portici pour le lendemain. Cette autorisation est accordée (Note de bas de page : L’autorisation sera retirée peu après. Archives de la ville de Bruxelles. Rapports de la police sur les événements de 1834 rapport de la IVème section).

(page 17) Vers xx heures du soir, le spectacle finit. A ce moment, Abts et ses amis se groupent sur la place, autour de l’arbre de la Liberté, chantent encore une fois l’hymne national et lisent les noms des souscripteurs. La foule, amusée et sympathisante, hue les noms énoncés et suit Abts en colonne jusqu’au Club orangiste de la rue de l’Evêque, chez le cafetier Schovaers. Là, un « petit blond »casse, dans le corridor, le « bocal du gaz » et le saccage commence. Les curieux affluent. Bientôt six cents manifestants vont à l’imprimerie du Lynx, rue du Fossé-aux-Loups (Archives du Musée de l’Armée. Dossier des troubles de 1834-1835 Rapport du lieutenant commandant ad interim la gendarmerie du Brabant au colonel Dupré, le 9 avril). Alerté, le colonel Rodenbach, commandant de place, va chercher un piquet de soldats au poste de la Monnaie. Malgré ses soixante-cinq ans et ses infirmités, le bourgmestre Rouppe accourt. Il harangue la foule. Celle-ci exige que les militaires remettent la baïonnette au fourreau, puis, de belle humeur, crie « Vive le Roi ! Vive le bourgmestre ! » Adair dit-il vrai lorsqu’il écrit à Palmerston que les adjurations du premier magistrat « were made, but not in a way calculated to make much impression »? (DE RIDDER, loc. cit., p. 379. Adair à Palmerston, le 6 avril). Toujours est-il que la foule ne se disperse guère, que des groupes importants remontent, suivis à distance par le bourgmestre poussif, vers le Marché au Bois et brisent à coups de pierres les carreaux de l’hôtel du duc d’Ursel. Un peu plus tard, on les retrouve au coin de la rue de la Loi et de la rue Ducale, devant l’hôtel du prince de Ligne. Même lapidation, une fois de plus arrêtée par Rouppe, qui se donne un mal extrême (DE RIDDER, loc. cit., p. 393. Jules Van Praet, secrétaire du cabinet du Roi, à Sylvain Van de Weyer, ministre de Belgique à Londres). Enfin, après un bref arrêt à la place des Palais, où ils entonnent la Brabançonne, les manifestants les plus infatigables descendent vers l’hôtel du comte de Béthune, au Grand-Sablon. Il est 3 heures du matin. Quelques cris retentissent encore. Puis, soudain, la place se vide et sans l’ombre d’une répression un calme total renaît dans la ville endormie (Arch. Ville. Police. Rapport du commissaire Courouble. IIIème section. Les gendarmes en bourgeois envoyés sur place font une déclaration identique à leur lieutenant).

(page 18) Si les manifestations du 5 peuvent à certains égards encore paraître spontanées, celles du dimanche 6 sont, elles, nettement préparées avec minutie. Dès 8 heures du matin, de petites bandes se forment dans les rues, au son du tambour ou du rappel battu sur un seau de fer-blanc. Leur composition populaire est révélée par l’état-civil des septante-sept inculpés poursuivis devant les Assises. Ce sont des journaliers, des ferblantiers, des serruriers, des ouvriers au canal, fils de ces trop célèbres vaartkapoenen qui servaient de gardes du corps à Van der Noot, à l’époque de la Révolution brabançonne. Citons encore des tailleurs de pierre, des mécaniciens, des cultivateurs, un jardinier, un cocher. Nombreux sont les manœuvres, les apprentis, les polissons de quatorze à seize ans. L’armement de ces bandes est disparate. D’aucuns ont un fusil ; la plupart, des marteaux, des haches on de simples bâtons.

Comment se trouvent-ils là, aux carrefours, dès cette heure matinale? Ont-ils été convoqués de nuit, par messages individuels, comme l’affirme le commissaire de police Stuckens (Arch. Ville. Police : Rapport du commissaire Stuckens, IIème section.) ? Ont-ils été soudoyés au tarif de 30 francs par jour, comme le prétend le concierge du prince de Ligne? Au cours de l’enquête, tous donnent la même et piteuse explication : ils ont été entraînés, « contraints en quelque sorte », par des meneurs bien vêtus, l’un en manteau bleu, « à collet et fourrure grisette » (rapport du commissaire Courouble), l’autre en sarrau et grand chapeau claque. Le plus remarqué de ces « chefs de file » est Thomas, un prévôt de danse, dit « le tambour-major » et surnommé encore Jean Schaerbeek, « à cause de ses grandes oreilles ». Le bicorne orné d’un plumet, Jean Schaerbeek fait des moulinets avec sa canne garnie de haillons et en use pour bourrer les côtes des retardataires. Partis en assez bon ordre, derrière de grands drapeaux tricolores et en chantant des refrains patriotiques, les membres de ces bandes prennent bientôt les allures répugnantes de chienlits de carnaval. Ils poussent des clameurs obscènes; dans leurs rangs se glissent des voyons, des types équivoques revêtus d’oripeaux de femme!

Vers 8 heures et demie, un groupe d’une centaine de manifestants attaque l’hôtel du prince de Ligne. En un quart d’heure, tous les appartements (page 19) sont saccagés, les glaces volent en miettes, les pendules servent de projectiles pour briser les lustres, les canapés sont précipités par les fenêtres. Le travail se fait avec méthode et une extrême bonne humeur, affirment les témoins oculaires. C’est un « désordre tranquille... tout à fait singulier », écrit, dans l’après-midi du 6, la reine Louise-Marie à sa mère (Lettres de Louise-Marie, p. 33). Mêmes dévastations à l’hôtel du duc d’Ursel et chez le comte de Béthune (Musée de l’Armée. Dossier des troubles Rapport déjà cité du lieutenant commandant la gendarmerie). Aussitôt le « travail » terminé en un endroit, les bandes - habilement subdivisées en sections - se portent en quantité de lieux différents, avec mobilité. On les retrouve au Meyboom, rue des Sables, chez le comte de Marnix; rue du Poinçon, chez le comte d’Oultremont; rue des Fripiers, où elles respectent l’immeuble du bottier Allard mais saccagent l’appartement de son locataire, le baron d’Overschie; rue de Laeken, chez le carrossier Jones. Dix-sept hôtels, maisons de commerce et cafés seront ainsi dévastés au cours de cette effarante journée.

Ces dévastateurs ne sont pas féroces. Ils ne tuent ni ne blessent personne. Les vols constituent une exception. Seul, le cafetier Schovaers, du Club orangiste de la rue de l’Évêque, se plaint d’avoir été dépouillé de 40.000 francs en argenterie, de 50.000 en linge, couverts et bijoux ! Pour le reste, les perquisitions de police donnent de maigres résultats: une nappe damassée est retrouvée chez la femme Van Grimberghen, tenant maison de rendez-vous petite rue de la Madeleine. Le prince de Ligne s’émeut de la disparition d’une soupière en argent. Un inculpé avoue ingénument avoir dérobé un corset pour faire plaisir à sa femme.

En revanche, le pillage des caves provoque d’abominables scènes d’ébriété. Comme lors du sac de la librairie Libry-Bagnano, dans la soirée du 25 août 1830, tout esprit de discipline s’efface parmi les manifestants devant l’attrait d’une soûlerie. L’infortuné lithographe Dewasme-Pletincks a su deux fois, avec le concours de ses ouvriers, écarter la dévastation de sa demeure, au coin de la rue des Paroissiens, vers Sainte-Ondule, en envoyant ses persécuteurs boire à ses frais au (page 20) cabaret voisin, chez Eggerickx. Après avoir absorbé 264 litres de bière, les canailles reviennent encore et, titubantes autant que hébétées, entament - cette fois sans se laisser fléchir - leur œuvre de destruction.

4. Le manque de combativité de la force publique et ses causes

Ce qui frappe le plus dans ces désordres, c’est la crise d’autorité qui les a rendus possibles. Dès la matinée du 6, Dietrichstein outré, a couru au palais pour adresser ses plaintes à Léopold. Il a vu, de ses propres yeux, dévaster l’hôtel du prince de Ligne, un chambellan de l’Empereur! Par ce beau jour ensoleillé, il a rencontré quantité de gens endimanchés, contemplant le saccage; « spectateurs bénévoles (dira de son côté Adair), criant avec allégresse : Vive le Roi! » Il a vu, vers 10 heures du matin seulement, quelques patrouilles de guides, rue Ducale, et quelques détachements d’infanterie précédés de commissaires de police, ceints de leur écharpe. Ils lui donnaient l’impression « d’accompagner » les bandes plutôt que de les disperser (DE RIDDER, loc. cit., Dietrichstein à Metternich, le 6 avril.) Ces témoignages concordent avec ceux de sir Robert Adair. Les soldats demeurent « perfectly passive » ou s’amusent. Les cavaliers restent flegmatiquement en selle et se rangent en face des demeures envahies, avec le seul souci de ne pas être incommodés par la chute des gros meubles. Ils semblent n’être là que pour empêcher l’incendie ou la démolition.

Comment expliquer cette étrange apathie, celle surtout des dirigeants, dans laquelle le violent Dietrichstein veut apercevoir la « complicité » des « misérables qui se trouvent au timon des affaires? » (DE RIDDER, loc. cit., Dietrichstein à Metternich, le 7 avril.) Sans être passionnés à ce point, un certain nombre de députés n’en exprimeront pas moins leur surprise, leur mécontentement. Du 22 au 29 avril, l’hémicycle de la Chambre retentira de leurs accusations d’incurie, de faiblesse dirigées contre le cabinet Lebeau. Le modéré Henri de Brouckere posera, en termes corrects mais avec une inflexibilité de juriste, les deux questions cruciales comment le Gouvernement n’a-t-il pas prévu les troubles? pourquoi les a-t-il laissés se prolonger?

(page 21) En vérité, les événements du 6 avaient complètement surpris le ministère (« Ignorant tout, » ... la Reine était « à la grand’messe, le plus paisiblement du monde. » (Lettres de Louise-Marie, p. 32.)). Lorsque, avertis des premiers pillages par des agents subalternes, Lebeau, Rogier, Félix de Mérode et le général Evain, ministre de la Guerre, se furent réunis, rue de la Loi, vers 8 heures et demie, ils étaient consternés (overwhelmed with consternation !) (Adair). Des fenêtres du ministère de la Guerre, ils avaient vu la foule traverser le Parc et courir en direction de l’hôtel de Ligne en proférant des menaces furieuses.

C’étaient les premiers troubles qui agitaient notre pays depuis 1831. Le pays vivait, en matière répressive, sous le régime de fragments de lois anciennes! Selon le décret impérial de 1811, l’état de siège eût pu être proclamé. Mais convenait-il de prendre une mesure aussi grave? Aux termes de la loi du 28 germinal an VI, la force armée ne pouvait intervenir que sur réquisition de l’autorité municipale, investie de la mission de réprimer les troubles. Elle ne pouvait faire usage des armes qu’après les sommations de cette autorité. Le général Evain commença donc, fort régulièrement, par ordonner au colonel Criquillion, gouverneur militaire de la province de Brabant, et au colonel Rodenbach, commandant de place, de mettre leurs soldats à la disposition du bourgmestre Rouppe.

Vers 10 heures et demie, il apparaissait que cette mesure était insuffisante. Alors Lebeau, en sa qualité de ministre de la Justice, rappelle à Criquillion l’article 106 du Code d’instruction criminelle : « Tout dépositaire de la force publique sera tenu de saisir le prévenu surpris en flagrant délit, » article qui devra permettre de réprimer les désordres, même en cas de défaillance des autorités civiles. De son côté, Rogier, ministre de l’Intérieur, invite le général commandant la garde-civique à convoquer ses quatre légions, soit environ 6.000 hommes.

Le Gouvernement pouvait-il faire davantage? Impossible, dira Rogier lorsque, le 25 avril, il plaidera non sans habileté la cause de ses collègues et la sienne devant la Chambre. Vous nous accusez d’avoir été faibles, dira en substance le jeune ministre de l’Intérieur. A qui la (page 22) faute, sinon à vous-mêmes, députés, qui laissez dormir dans les cartons les projets de loi organique communale et provinciale, déposés depuis un an par le Gouvernement, ainsi que les plans de réorganisation de la garde civique dans les grandes villes? Paul Devaux, Jean-Baptiste Nothomb et la plupart des esprits pondérés de la Chambre reconnaîtront le bien-fondé de cette argumentation et aideront loyalement le cabinet à se tirer du mauvais pas.

Deux éléments d’ordre appuyèrent sans réticence l’action répressive du cabinet : la magistrature et la gendarmerie. Dès 8 heures et demie, le 6, le premier avocat général, ff. de procureur général, avait écrit au procureur du roi, Bosquet : « Quelles que soient les démonstrations impudentes du parti orangiste, l’honneur du pays comme celui des hommes qui le gouvernent exigent que tout acte de vengeance cesse à l’instant, la violence ne pouvant que nuire à la cause nationale et donner de la consistance à un parti qui n’en a aucune. » (Archives Ville Dossier des événements des 5 et 6 avril. Correspondance). Il lui avait ordonné de se concerter avec les autorités communales et militaires. Deux heures avant son chef hiérarchique, le ministre, il insistait sur le cas de flagrant délit, permettant aux gardiens de l’ordre d’entreprendre une action immédiate, « le tout sans préjudice aux mesures préventives que l’autorité municipale doit, sous sa responsabilité, mettre à exécution ». On le voit, le premier avocat général n’entendait pas que l’application directe de l’article 106 du Code pût dégager en quoi que ce soit le bourgmestre des devoirs que lui imposait la loi du 28 germinal. Il semblait particulièrement redouter une certaine mollesse de sa part et prendre des précautions devant cette éventualité.

Mais voici qu’il apparaît que les chefs militaires ne sont pas plus sûrs! A 11 heures, Bosquet, « informé par la clameur publique et par des rapports positifs » de la gravité des troubles, les requiert de saisir et de livrer à la justice les personnes prises en flagrant délit. A 1 heure trois quarts, nouveau et véhément réquisitoire : on ne lui a pas amené de délinquants alors que les désordres continuent « à la face de la force armée ». Que cette dernière supporte la responsabilité de ses fautes. Le pouvoir judiciaire a fait, lui, tout son devoir.

(page 23) Comme les maréchaussées de tous les pays et de tous les temps, la gendarmerie, consciente d’être détestée et d’avance résignée à ce sort, a bravement fait son devoir, mais ce d’une manière stricte et sans la moindre apparence d’excès de zèle. Dès le 5 au soir, le lieutenant commandant la brigade du Brabant a consigné ses hommes et les a fait coucher tout habillés. A 9 heures et demie du matin, il a reçu le réquisitoire du procureur Bosquet. Familiarisés avec l’article 106, les gendarmes se sont efforcés d’arrêter les personnes surprises en flagrant délit, « tout en déférant aux réquisitions légales de l’autorité ». Mal soutenus, copieusement hués, peu nombreux d’ailleurs, ils ont fini par constater leur impuissance. Après le pillage de l’hôtel de Béthune, le lieutenant, toujours calme, s’est rendu avec sa poignée d’hommes place des Palais et s’en est référé aux décisions du colonel Rodenbach (Musée de l’Armée. Dossier des troubles Rapport déjà cité du lieutenant commandant la gendarmerie).

Que penser du rôle du bourgmestre Rouppe? Le ministre des Affaires étrangères ad interim, Félix de Mérode, fort en peine de faire bonne contenance devant les critiques de l’étranger, en ferait volontiers un bouc émissaire. Dietrichstein, écrivant à Metternich, le qualifie de « jacobin fieffé ». Pour Thonissen, au contraire, Rouppe reste « le digne magistrat ». Nous l’avons déjà vu à l’œuvre le 5. Dans la soirée il a requis le commandant de place Rodenbach de consigner à la disposition des commissaires de police trois compagnies d’infanterie et un demi-escadron de cavalerie. Vers minuit il réclame des « forces suffisantes » pour le maintien de l’ordre. Un peu plus tard encore il requiert l’envoi de renforts de Malines et d’Alost.

Mais lui aussi est surpris par les événements du 6. La représentation de la Muette, annoncée pour le soir, lui donnait seule des inquiétudes. Il court à l’hôtel d’Ursel et ordonne aux commissaires de faire des sommations. Pendant toute la matinée, ses réquisitions à la force armée se suivent, brèves, précipitées : envoi de patrouilles aux endroits menacés, protection des légations, appels à la compagnie de Sûreté, rassemblement de la garde civique! Vers une heure après-midi, nous le retrouvons, pâle, abattu, au seuil du salon où siègent les (page 24) ministres. Il vient avouer son impuissance et leur remettre ses pouvoirs. Tout en l’appelant « cet imbécile », se surpassant « en grotesque et en vulgaire », la Reine doit reconnaître que « lui au moins a agi... lentement, mais avec courage et bonne volonté. » (Lettres de Louise-Marie, pp. 31 et 34).

Pourquoi, parmi les autorités, cet abandon, ce fatalisme, ce découragement général, à peine relevé, par-ci par-là, d’un éclat de colère, d’un bref sursaut de volonté ? Tout simplement parce que les deux agents essentiels de la répression : la garde civique, l’armée, ont manqué à leur devoir de faire respecter la loi. Donnant un exemple d’indiscipline collective, dont je n’ai pas retrouvé le pareil au cours de mes recherches sur l’histoire contemporaine de la Belgique, la garde civique, corps spéciaux inclus, a bravé les ordres de Rogier, de Rouppe, et a refusé de se réunir! Les rapports des quatre chefs de légion au général Nypels, commandant en chef, sont concordants : les 6,000 hommes de la garde ont préféré désobéir plutôt que d’empêcher le châtiment des orangistes. Seuls quelques officiers des chasseurs Chasteleer ont, le 6, à la nuit tombante, su - en faisant office de soldats - sauver du pillage la maison du banquier Missel-Blisselt, rue Saint-Christophe, et refouler à la baïonnette les émeutiers jusqu’à l’église des Riches-Claires.

Lorsque nous étudions les rapports des autorités militaires, celles-ci paraissent au premier abord avoir fait le nécessaire (Musée de l’Armée. Rapport du colonel Criquillion au général Evain, ministre de la Guerre, le 9 avril. Rapport du colonel Rodenbach au même, le 10). Le commandant militaire du Brabant a reçu, dès le 5, 4 heures de l’après-midi, un avertissement de M. François, administrateur de la Sûreté (informé le premier de la fermentation par ses agents secrets), et un appel à la coopération de M. de Coppin, gouverneur civil de la province. Il a aussitôt invité le colonel Rodenbach, sou subordonné, à prendre des mesures, de concert avec la police. Le 6, apprenant le pillage de l’hôtel d’Ursel, il a couru chez le ministre de la Guerre. Bref, il assure avoir fait « tout ce qu’il a été humainement possible de faire, vu les circonstances ». Rodenbach rappelle que, dans la nuit du 5, il a dirigé lui-même le service des patrouilles. Le 6, alerté à 8 heures et (page 25) un quart par un « garde de ville », il a mis la garnison sous les armes. Comme Criquillion, il se plaint d’avoir eu trop peu d’hommes à sa disposition (Note de bas de page : L’« Indépendant » donne comme chiffre de la garnison de Bruxelles 2.400 hommes : le 5ème de ligne et quatre escadrons de guides) ; il a dû les disséminer partout à la fois, là où s’opéraient les dévastations, là aussi où l’on pouvait en redouter. Au surplus, il rejette sur Rouppe la responsabilité de la catastrophe le bourgmestre s’est, dans la nuit du 5, nettement opposé à l’usage de la force.

Ce à quoi le procureur du roi, De Bavay, ripostera, dans son réquisitoire du 13 août, aux Assises de Mons: « Vous deviez appeler des renforts en temps utile, consigner toutes les troupes, faire camper la cavalerie sur les places publiques, placer une compagnie d’infanterie dans chaque maison menacée. Les pillards n’auraient pu tenir bon devant de pareilles mesures! »

En vérité - et cela, ni Criquillion, ni Rodenbach n’osent le confesser - l’action du militaire a été paralysée par quatre facteurs: la confusion dans le commandement, l’hostilité des officiers à l’égard des autorités civiles, l’inertie volontaire - du plus haut gradé jusqu’au moindre soldat - en présence d’un sursaut de colère patriotique, et l’indiscipline de la troupe.

Les ordres ont été donnés au petit bonheur. Ce sont des « chuchotements continuels. » (Déposition du capitaine des guides Lahure devant la cour d’assises du Hainaut). Le colonel du 5ème de ligne, Vandevivere de Cockelberghe, se plaint amèrement d’avoir été laissé sans instructions. Ce vétéran des guerres de l’Empire semble avoir perdu la tête et demande, ici à un commissaire de police, là à un jeune lieutenant de cavalerie : « « Que dois-je faire ? » (Note de bas de page : Les événements du 6 furent fatals à l’avancement du pauvre colonel. Cf. Musse de l’Armée. Dossier des officiers n°1391. Ce renseignement m’a été très obligeamment communiqué par M. Wihmet, chef de la section des archives au musée). A la fin de la matinée du 6, lors du pillage de la vaste carrosserie Tilmont, à quelque cent mètres hors de la porte de Laeken, une colonne de 50 guides refuse, en dépit des exhortations du commissaire Courouble, de sortir de la ville, le (page 26) domaine hors des murs étant du ressort du commandant militaire du Brabant (Arch. Ville. Rapport du commissaire Mahieux, de la 1ère section). Et cependant, du point où ils se trouvent, les soldats peuvent apercevoir le peuple défonçant les voitures à coups de marteau ou les précipitant dans le canal, du haut de la berge de l’Allée Verte!

Le procureur De Bavay reproche aux commissaires de police leur négligence et même leur lâcheté. Je crois ce jugement trop sévère. Sans doute, il est arrivé que des commissaires ont dit, devant une maison déjà dévastée : « Il est trop tard pour faire des sommations. » (justification du colonel Vandevivere), ou, devant des mutins trop nombreux : « Que voulez-vous que je fasse, ils ne m’écouteront pas! » (déposition du capitaine des guides, Georges d’Espinois). Mais, d’une manière générale, les commissaires se sont multipliés, courant aux endroits menacés, allant en fiacre chercher des renforts à la caserne Sainte-Elisabeth (Arch. Ville. Rapport du commissaire Mahieux, de la 1ère section. Ce fut le cas pour les commissaires Mahieux, Courouble et De Waegeneer), guidant les patrouilles dans le dédale des rues de l’ancien Bruxelles.

Rodenbach a posé le principe : au bourgmestre de guider la répression! Mais quand le commissaire de police Stuckens, ceint de son écharpe, somme un officier du 5ème de disperser les pillards chez Schovaers, celui-ci répond « Je n’ai pas assez de monde ! » (Arch. Ville. Rapport de la 2ème section). Quand l’assesseur Devis, de Molenbeek, invite pour la troisième fois le capitaine des grenadiers du 9ème de ligne de faire cesser le sac de la carrosserie Tilmont, celui-ci riposte : « Je n’ai pas d’ordres ! » (Musée de l’Armée. Dossier des troubles, Action en réparation du sieur Tilmont contre la commune de Molenbeek. Lettre de l’avocat Mascart au ministre de la guerre, 24 février 1838). Quand les 50 guides qui ont tant redouté de pénétrer dans la sphère d’action du colonel Criquillion remontent à la queue leu leu de la porte de Laeken vers leur caserne et quand le commissaire Courouble leur désigne une bande de forcenés en action du côté de la rue de l’Evêque, le capitaine Devillers rétorque placidement : « Je dois suivre ma route! s Ailleurs encore, un chef militaire établira un distinguo entre les (page 27) exhortations de Courouble au peuple et de véritables sommations !

En somme, le bourgmestre aura raison lorsque, défendant ses subordonnés à la Chambre, le 28 avril, il dira : Comment peut-on accuser d’impéritie une poignée de malheureux commissaires de police, alors que l’armée elle-même n’a rien su empêcher!

Rouppe met d’ailleurs le doigt sur la plaie : la vraie cause de l’apathie des militaires - dit-il ce même jour - c’est « l’aversion de répandre le sang belge ». Les orangistes et les internationalistes eussent vraiment été trop contents. Déjà Rogier avait porté l’attention de la Chambre sur ce point, dans son rapport, lu le 22 avril. Alors que les Hollandais stationnaient, l’arme au pied, à la frontière, les provocations de la « presse jaune » avaient exaspéré jusqu’aux plus modérés. Le roi lui-même avait employé les mots « d’indignation nationale » devant Dietrichstein, venu au Palais - on s’en souvient - dès le 6 au matin pour obtenir la répression immédiate des troubles. Tout le monde avait encore présentes à l’esprit les réactions populaires qui, eu mars 1831, lors de la trahison du général Van der Smissen, avaient arrêté net le foisonnement des complots orangistes. Alors aussi la troupe et la garde civique avaient froidement, obstinément, refusé de s’opposer à la vindicte populaire (Note de bas de page : « Les Orangistes ici sont connue une classe à part, hors du droit commun. Le peuple ne les considère que comme l’avant-garde des Hollandais et croit qu’il peut impunément les traiter en ennemis. (Louise-Marie à Marie-Amélie, le 8 avril, loc. cit., p. 34.))

Voilà donc pourquoi le colonel Rodenbach donne pour mot d’ordre à ses officiers : « Evitez toute collision ! » Comment aurais-je pu procéder aux multiples arrestations que réclamait de moi le commissaire Bartholeyns ? dit le général Gérard devant les Assises, le 5 août. Ces pauvres gens criaient « Vive le Roi! ». « C’étaient (écrit Louise-Marie à sa mère) des amis du Gouvernement, des gens... bien intentionnés jusqu’au désordre, bienveillants jusqu’à la barbarie et au vandalisme, ... qui marchaient gaiement, froidement, imperturbablement à la dévastation comme à l’exécution d’un devoir. » Si tel est le sentiment de la Cour et des chefs, peut-on exiger d’un lieutenant qu’il fasse évacuer, surtout par la force, un immeuble envahi? L’opération en soi n’est déjà guère commode. Comment la mener à bien sans (page 28) défénestrations, sans effusions de sang, sous les yeux de cent spectateurs qui, au premier ordre donné trop sèchement, huent à pleine voix le bourreau, la brute, « l’orangiste »!

Enfin, il y eut des cas flagrants d’indiscipline, dans cette armée de soldats jeunes, énervés, trop imprégnés encore de cet esprit de laisser-aller, de fronde hargneuse qui avait si fâcheusement caractérisé la campagne de Dix Jours. « C’est une vérité mélancolique (a melancholy truth), » écrit sir Robert Adair, « les soldats riaient au nez de leurs officiers. » Retournons à la carrosserie Tilmont. Dans la grande cour, l’infanterie (70 hommes du 9ème de ligne) se trouve « pêle-mêle avec les pillards » (Musée de l’Armée. Rapport du maréchal des logis de gendarmerie Théophule Larose à son lieutenant, le 6 avril). Les soldats descendent dans les caves et y boivent les bouteilles, à même le goulot. Ils refusent de « faire silence sur les ordres des officiers..., vomissent dans les chambres ! » (Arch. Ville Rapport du commissaire De Waegeneer). Les commissaires de police pénètrent dans les ateliers. Ils font « sortir le monde à coups de pied et à coups de poing ». Docilement, les envahisseurs redescendent dans la cour. Mais les soldats les hissent sur leurs épaules et les font rentrer par les fenêtres! L’autorité est bafouée; la scène tourne à la rigolade énorme.

5. La reprise en main

A 1 heure de l’après-midi, toujours ce même dimanche 6 avril, le Cabinet se réunit de nouveau au Palais. Les nouvelles sont mauvaises. Vers midi, une intervention personnelle du roi Léopold, « outré de la lâcheté des uns et de la bêtise des autres » (Note de bas de page : Louise-Marie à Marie-Amélie, le 8 avril, loc. cit., p. 34. : « le Roi était « par moments pâle et tremblant de colère ».), n’a donné aucun résultat. Le souverain s’est rendu à cheval, entouré de son état-major, à l’hôtel du prince de Ligne. Il a prononcé des paroles d’apaisement et a été acclamé. Mais aussitôt qu’il est rentré au Palais, les pillards ont entrepris le saccage de l’hôtel de Trazegnies, à dix pas de là, rue Ducale, malgré la présence des troupes!

Les protestations scandalisées d’Adair, de Dietrichstein, se multiplient. (page 29) L’« anarchie » en Belgique va soulever de dégoût l’Europe, déjà si mal disposée envers notre pays. Le Gouvernement ne comprend-il donc pas qu’il se trouve en présence d’une « vaste conspiration européenne démagogique », qu’il est la dupe du « rebut de toutes les sociétés ? » (DE RIDDER loc. cit. Dietrichstein à Metternich, le 7 avril). La Reine écrit à sa mère : « Si la canaille s’en mêle et que ce ne soit pas fini avant la nuit, cela peut devenir sérieux! »

L’argument porte. Certes, Lebeau et ses collègues sont convaincus, dans leur for intérieur, qu’il n’y a pas trop lieu de craindre l’entrée en scène du groupe républicain du Courrier belge et des réfugiés politiques italiens, polonais ou français. Ces derniers, membres de la Société des Droits de l’Homme récemment dissoute par le Gouvernement de Louis-Philippe, ne représentent - tout compte fait - que « quelques barbes de bouc ». (DE MERODE-WESTERLOO, Souvenirs, pages citées supra). A la fin de toute cette journée de désordres, la gendarmerie n’aura saisi qu’un drapeau rouge, à la Cantersteen (Musée de l’Armée Rapport du lieutenant commandant la gendarmerie).

Mais le Cabinet est enchanté d’avoir un prétexte pour pouvoir enfin sortir de sa demi-torpeur, sans heurter de front l’opinion publique. S’il fallait à tout prix donner une leçon aux orangistes militants, eh bien, elle a été donnée. Il y a vraiment trop de canaille dans les rues, trop de spectacles hideux, trop de mollesse et d’indiscipline du côté des représentants de l’ordre. A ce moment, Lebeau regrette d’avoir établi un chevauchement entre l’application de la loi du 28 germinal et celle de l’article 106 du Code d’instruction criminelle. D’une part, Rouppe et ses commissaires de police ont considéré que la constatation du flagrant délit rendait les sommations superflues; de l’autre, les autorités militaires ont prétendu ignorer l’article 106 et tout attendre des sommations (Note de bas de page : Elles avaient quelque bonne raison pour ce faire. Quelques semaines auparavant, elles avaient fait disperser à la baïonnette les groupes de jeunes gens qui, à Bruxelles, à Gand et à Louvain, avaient protesté par des charivaris contre la prochaine création d’une Université catholique à Malines. L’opinion publique s’était inquiétée de ce zèle. « On prostitue les soldats à défendre la calotte contre le peuple, » écrivait une feuille libérale. Et le procureur général avait sèchement rappelé aux autorités militaires qu’il existait une loi du 28 germinal dont il fallait respecter les dispositions. La leçon n’avait pas été oubliée. (THONISSEN, loc. cit., p. 187.))

(page 30) A 2 heures, exactement, le Cabinet décide de confier au pouvoir militaire le droit d’agir sans intervention du bourgmestre. Un second décret donne pleins pouvoirs au général Hurel, un Français, chef de l’état-major général. Comme par un coup de baguette magique, la confusion et l’inertie cessent. Maintenant qu’ils sont devant une situation claire, les commandants des troupes sont galvanisés. Eux aussi, d’ailleurs, commencent à s’alarmer de la démoralisation provoquée par les pillages au sein de la troupe.

Dès 2 heures et demie, sir Robert Adair voit quatre dragons (l’éminent diplomate désigne nos guides sous ce vocable) charger la foule, sabre au clair, à l’hôtel de Ligne, et provoquer une fuite en panique! Rodenbach envoie ses lanciers et ses guides au secours des gendarmes. Rouppe, Rogier, font afficher des proclamations condamnant « les fauteurs de désordre et d’anarchie ». Se souvenant de ses périlleuses missions, en 1830-1831, le ministre de l’Intérieur parcourt crânement les rues, à cheval, et harangue le peuple (Note de bas de page : Au parvis Sainte-Gudule, un ouvrier essayera de le désarçonner au moyen d’un croc en fer).

Sur les routes convergeant vers Bruxelles, les renforts affluent maintenant deux escadrons de lanciers de Malines, une batterie d’artillerie de Vilvorde, une de Waterloo, à 5 heures. A 9 heures du soir, la ville a l’aspect d’un « camp retranché ». Le 9ème de ligne, venu de Malines, trois bataillons du 10ème, venus de Louvain, barrent les rues, patrouillent, organisent des postes. Lanciers et guides allument de grands feux sur les places publiques. Un dernier essai de pillage, celui du cabaret des Quatre-Vents, au « pont de fer », est arrêté net par une charge de cavalerie. Cent quinze émeutiers sont conduits aux prisons de l’Amigo et des Petits-Carmes.

Il est curieux de constater combien, après cette flambée, le calme renaît aussitôt dans les esprits. « L’émeute a été comme une bourrasque ... qui, une fois la pluie tombée.., laisse le ciel plus serein qu’auparavant. » (Louise-Marie à sa mère, le 8, loc. cit., 3). Le ton des journaux, le 7 et jours suivants, est modéré; les polémiques entre feuilles gouvernementales et orangistes (page 31) ont lieu sur un ton académique « Plusieurs signataires de la souscription... se promènent au grand jour dans les rues sans être inquiétés. » (Louise-Marie à sa mère, le 8.) Plusieurs personnes font cependant insérer dans la presse des notes, priant le public de ne pas les confondre avec des homonymes, inscrits sur les trop fameuses listes.

Dans les milieux dirigeants, chacun s’efforce de justifier le gouvernement aux yeux de l’étranger. M. de Mérode envoie d’habiles circulaires aux diplomates belges accrédités dans les grandes capitales. Le secrétaire du roi, Jules van Praet, contrebat, par des messages à Sylvain Van de Weyer, notre représentant à Londres, l’effet des lettres de sir Robert Adair. Cette tactique est plus que nécessaire. En mai, le prince de Ligne ira proclamer à Vienne, à la cour et en ville, que Léopold Ier est le « fanal de l’anarchie, la sentinelle avancée de la propagande révolutionnaire en Europe! »

En exécution de la loi du 28 vendémiaire an VI, non encore abrogée, vingt-cinq étrangers, orangistes ou républicains, sont expulsés du territoire. Ce sont des Français, des Hollandais, des Polonais, des Italiens. On y retrouve les noms de Cabet, l’auteur de l’Icarie, de Froment, polémiste au service de Guillaume Ier, de Joachim Lelewel. En ce qui concerne l’illustre proscrit polonais, la mesure de bannissement sera heureusement aussitôt rapportée.

6. Les suites parlementaires

Deux fois encore, en 1834, les affaires d’avril devaient apparaître an premier plan de l’actualité lors de leur discussion à la Chambre (22 - 29 avril) et lors du procès de Mons (15 juillet - 17 août). Comme je l’ai dit plus haut, l’attaque au Parlement, bien que marquée d’une véhémence rare à cette époque, ne fut pas des plus méchantes. MM. Dubus et Ernst présentaient un projet d’adresse au roi, blâmant la conduite des ministres. Ces derniers insistèrent sur le caractère provocateur de la manœuvre orangiste, qui justifiait en une certaine mesure la fureur populaire (Note de bas de pahe : De son côté, la Reine écrivait à Marie-Amélie: « Sans leurs provocations, sans leur impudence toujours croissante, ils (les Orangistes) auraient été bien tranquilles, comme par le passé. Cette fois la leçon a été bonne; j’espère qu’ils s’en souviendront. » loc. cit., p. 34). La foule s’était montrée plutôt débonnaire. (page 32) Sept entrées de blessés seulement furent enregistrées le 6 à l’hôpital Saint-Jean. Encore ces victimes figuraient-elles parmi les « vengeurs »! (Note de bas de page : Le serrurier Benjamin Francq reçut une table sur la tête; le jeune compositeur Victor Van Laerbeek, habitant aux Marolles, fut foulé aux pieds par les chevaux des guides, etc. (Arch. Ville. Dossier des événements.)) Que signifiait ce chiffre en comparaison du lugubre bilan des émeutes de Lyon, commencées le 9 avril, de l’insurrection de la rue Transnonain, étouffée dans le sang par Bugeaud le 14 ? Au bout de quelques séances, Barthélemy Dumortier tira la moralité de l’histoire : « En définitive, les orangistes n’ont que ce qu’ils ont cherché: ils ont voulu le pillage et le pillage leur est arrivé! » (Moniteur du 28 avril, cité par THONISSEN, loc. cit. p. 183). Et comme les catholiques, spécialement le groupe menaisien des Vilain XIIII, ne désiraient pas culbuter le ministère sur une question aussi scabreuse, le blâme fut repoussé par 51 voix contre 27.

Ceci n’était qu’un aspect de la critique. Alors qu’elle jugeait la répression trop molle, la motion Dubus-Ernst considérait au contraire comme trop rigoureuse l’attitude des ministres envers les réfugiés politiques étrangers. « Haïssant l’anarchie autant que le despotisme », l’honorable M. Ernst déclarait, tout comme son collègue Henri de Brouckere, les expulsions « illégales et inopportunes ». Je ne m’attarderai pas à l’analyse de la longue démonstration juridique de Lebeau, visant à établir la légitimité de l’application de la loi du 28 vendémiaire. Ici le Cabinet eut le même nombre de défenseurs, mais l’opposition augmenta de cinq unités. Le groupe Adair-Dietrichstein se montra très mortifié de ces votes.

Sagement, notre Premier laissa tomber des projets de loi dont on avait parlé dans la fièvre du moment et dont les diplomates réactionnaires s’étaient promis merveille : multiplication des expulsions, contrôle de la police par le roi (Le Roi y tenait cependant beaucoup. « Léopold dit qu’il n’aura pas de repos qu’il n’ait une police, quelque petite qu’elle soit. » (Louise-Marie à Marie-Amélie, le 10 avril, lot. cit., p. 35.)). En revanche, comme les troubles d’avril n’avaient pas réduit l’insolence des orangistes, Lebeau déposa, le 15 mai, un projet de loi frappant de pénalités sévères les discours, (page 33) écrits, gravures, affiches, etc., appelant la restauration des Nassau. Il ne fut permis d’arborer ni cocardes, ni insignes de pays étrangers sans l’autorisation royale. Cette loi fut votée au début de juin, presque à l’unanimité des voix.

7. Les suites judiciaires

Sur la demande du ministre de la Justice, l’affaire des troubles avait été évoquée, dès le 8 avril, par la Cour d’appel de Bruxelles. Septante-sept accusés furent renvoyés devant la Cour d’assises, du Hainaut. Le procès de Mons eut cette allure familière, débraillée, qui imprima sa marque à presque toutes nos manifestations de vie publique au cours des premières années d’indépendance. Encadrés de gendarmes, les accusés se chamaillent, interpellent cocassement les « gardes-de-ville » et les innombrables témoins. « Le Bon Dieu devrait sécher votre langue dans votre bouche, a crie l’inculpé De Ridder à deux officiers de cavalerie qui l’accusent d’avoir caché des objets volés sous son sarrau. » (Note de bas de page : Les débats sont reproduits au jour le jour dans les journaux du temps à partir du 17 juillet. Voir notamment le « Moniteur » et l’« Indépendant »).

Le réquisitoire du procureur du roi, M. De Bavay, fut prononcé le 13 août. En vérité, il fut infiniment plus sévère pour les autorités, tant civiles que militaires, que pour les fauteurs de troubles. Le ministère public renonça à l’accusation en faveur de dix inculpés, accorda le bénéfice du doute à trente-quatre autres, et fit lui-même valoir beaucoup de circonstances atténuantes. Ces pauvres diables avaient cru « faire ça pour le roi » et avaient, au surplus, été approuvés par la troupe. Seuls Abts, considéré comme l’auteur de l’Appel au peuple, Donies, considéré comme l’animateur des bandes, et l’imprimeur Crickx furent poursuivis avec une certaine véhémence. Les maîtres du barreau de Mons, les Dolez, les Defuisseaux père (l’avocat Fontainas et un de ses collègues étaient seuls venus de Bruxelles), eurent une tâche assez commode, dont ils s’acquittèrent d’ailleurs avec autant d’éclat que de bonheur.

Le 17 août, à 7 heures du soir, le jury répondit par la négative aux deux cent quatre-vingt-huit questions qui lui avaient été posées ! (THONISSEN, loc. cit., p ; 195, note 1). Chacun se rendait compte de ce que « les vrais coupables n’étaient pas assis sur le banc des accusés ! » La fin du procès fut des plus pittoresques. La plupart des inculpés étaient indigents. Ils demandèrent de pouvoir passer encore une nuit en prison. Une souscription, en tête de laquelle nous retrouvons les noms du président des assises, le conseiller De Gamond, du procureur De Bavay, des juges, des avocats, du président et des membres du jury, fut ouverte en leur faveur. Le retour se fit en chars à bancs. Quelques jeunes gens s’étaient portés à la rencontre des acquittés jusqu’à lui. La rentrée dans la capitale se fit néanmoins sans encombre (Le Libéral, de Bruxelles, n° du 20 août 1834).

8. Les répercussions politiques

L’affaire d’avril 1834 eut quelques répercussions sur notre vie politique. Déjà défiant par nature envers ce qu’il appelait le « romantisme libéral », Léopold Ier avait jugé sévèrement l’attitude assez faible du général Evain, « mi-mort et rapetissé de trois pouces » (écrivait humoristiquement la fine plume de Louise-Marie), dans la matinée du dimanche. A partir de ce moment, il eut, à Laeken, des entretiens fréquents avec deux leaders catholiques en vue, MM. de Muelenaere et de Theux. Atteints dans leur sentiment de dignité par ce défaut de collaboration intime entre la Couronne et le Cabinet, Lebeau et Rogier donnèrent leur démission le 1er août 1834.

Le ministère centre droit de Theux dura six ans et eut à réaliser une lourde tâche. Il fit voter en 1836 les lois pour la province et pour la commune, lois organiques dont le pays avait impérieusement besoin. Il eut aussi à régler la pénible question des XXIV Articles, en 1839, après leur tardive acceptation par Guillaume Ier.

Le vote de résignation du 19 mars 1839, par lequel la Belgique perdait tout espoir de conserver le Limbourg septentrional et le Luxembourg d’expression allemande, eut tout au moins une conséquence heureuse : il anéantit l’orangisme. De fait, les événements de 1834 lui avaient déjà porté un coup sérieux. Non au lendemain des troubles, mais avec le recul de quelques mois, l’opposition orangiste se prit à comprendre la signification réelle des dévastations du 5 et (page 35) du 6 avril. Le pays ne voulait décidément plus d’elle, ni de ses méthodes, ni de ses projets. C’est à partir d’alors que nous voyons les familles nobles cesser, l’une après l’autre, de bouder la Cour. Leur ralliement leur fut facilité par l’absence de rancune du sage Léopold Ier, par l’exquise aménité de la reine Louise-Marie. Quant aux bourgeois laïcisants et aux industriels, ils entrèrent progressivement dans les rangs du libéralisme doctrinaire. Dès 1840, Théodore Verhaegen sera une des figures marquantes du Parlement. La suppression des subsides par Guillaume Ier, la puérilité fanfaronne des derniers conspirateurs feront le reste. Si c’est vraiment l’orangisme qui a provoqué, volontairement, les désordres de 1834 en vue d’une régénération par le sacrifice, on peut dire que celui-ci aura été vain et que les derniers partisans des Nassau ont commis plus qu’une faute : une maladresse.