(Paru à Bruxelles en 1936, chez Office de Publicité)
(page 75) Depuis 1831 jusqu’à 1914, la Belgique n’a pas connu d’année plus dramatique que 1886. Louis Bertrand la dénomme « l’année terrible » ; le Père Vermeersch la qualifie d’année « grande, terrible, décisive ». Les « grèves terrifiantes » de mars « eurent, dans toute l’Europe, un douloureux retentissement », écrit, dans ses Mémoires, le comte Woeste. Et cependant, elles n’ont guère fait l’objet de monographies détaillées. Louis Bertrand, à cette époque déjà rédacteur au Peuple, a, au lendemain des troubles, puisé dans ce journal né récemment, ainsi que dans la combative Réforme et la doctrinaire Gazette, les éléments d’une narration populaire, mois par mois, des faits saillants de cette année, accompagnée de commentaires savoureux. Mais cette Belgique en 1886 (Louis BERTRAND La Belgique en 1886. T. 1er de la petite Bibliothèque populaire, à 25 centimes le volume) est, de par le tempérament de son auteur, très unilatérale d’expression et assez sommaire en ce qui touche la recherche des causes. Dans ses ouvrages ultérieurs, Bertrand fait souvent preuve d’une pénétration d’esprit qui fait honneur à son bon sens, mais n’atteint aucun horizon nouveau (Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830, t. II (Bruxelles, 1907), chap. VII et VIII. - L. BERTRAND, ministre d’Etat : Souvenirs d’un meneur socialiste, t. 1er (Bruxelles, 1927)). Le publiciste Gustave Houdez a, dans son Quatre-vingt-six. Vingt-cinq ans après (Frameries, 1911. - Le même travail, signé G. H., a paru, dès 1886, à Charleroi, en brochure de 124 pages, sous le titre : Les grèves de Charleroi. Mars 1886. Cour d’Assises du Hainaut. Incendie et pillage de la verrerie et du château de M. Eugène Baudoux. (Cf. Bibliothèque Royale. Collection Motiva juris. Varia III), étudié objectivement l’incendie et le pillage de la verrerie Baudoux et retracé, avec pièces à l’appui, le fameux procès Falleur, Schmidt et consorts. En manière de préface, Jules Destrée, qui (page 76) préluda précisément à sa brillante carrière politique et juridique par une participation très remarquée à la défense des accusés susdits, a donné une relation succincte des événements de l’époque. Elle est intéressante à plus d’un titre, mais un peu jeune et nettement trop littéraire d’accent (Ce texte est en fait un article paru en 1886 dans la revue La Société nouvelle. On le retrouve, à peine retouché, dans Le socialisme en Belgique de J. DESTREE et Em. VANDERVELDE, 2e édit. (Paris, 1903)).
Les livres, donc, nous font à peu près défaut et, d’autre part, les revues du temps ne semblent pas s’être préoccupées d’informer leurs lecteurs des causes profondes ou lointaines de la crise. Il est visible que leurs rédacteurs ne se rendaient pas compte de son importance. La grave Revue de Belgique contient, dans son numéro du 15 avril 1886, un seul article d’Adolphe PRINS sur La Crise nationale. Il est d’ailleurs fort bon et j’aurai l’occasion d’y revenir. La Revue Générale ressasse la question des cimetières. Son numéro de mars décrit la visite, par le baron Arnold de Woelmont, d’un patronage de la rue Haute, sous le titre un peu déconcertant de Les gamins du quartier des Marolles. Comme étude d’ordre social, c’est peu de chose.
Force m’a été de consulter, surtout, longuement, minutieusement, les journaux : La Meuse, le libéral Journal de Liége, la catholique Gazette de Liége, pour les événements qui se déroulèrent dans le bassin mosan ; la Gazette de Charleroi, dans laquelle Charles Chômé fit - tout seul - un excellent reportage des troubles du Hainaut ; l’Indépendance belge, la Réforme, le Patriote, le Peuple, pour la physionomie générale de la capitale et du pays. Assurément, ces feuilles sont pleines de détails sur la dramatique quinzaine de mars 1886, mais elles n’en font que la description, au jour le jour, en se limitant à des appréciations de parti. Je veux essayer de tirer de cette documentation un peu fragile mieux qu’un tableau une analyse.
Le mouvement de 1886 fut soudain et violent comme le soulèvement des iconoclastes, écrit Henri Pirenne, qui aime les rapprochements historiques (Henri PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII (Bruxelles, 1932), p. 303). Arthur Verhaegen le compare à un « orage déchaîné (page 77) tout à coup dans un ciel serein » (ARTHUR VERHAEGEN, Vingt-cinq années d’action sociale (Bibliothèque de la Revue sociale catholique. Bruxelles, Dewit, s. d. [1911], p. 48) Dans le fait, on est frappé par le ton calme des journaux, au début de cette année cyclonique par excellence. On y parle de troubles à Andorre, entre partisans du viguier espagnol et du viguier français. Au Canada, la révolte des métis de Riel se meurt en derniers soubresauts. Il y a, comme toujours en cette seconde moitié du XIXème siècle, une guerre civile en Uruguay et des bruits de mobilisation en Orient. Les étudiants en médecine de l’université libre de Bruxelles ont mené un « tapage d’enfer » parce que le Conseil des hospices était entré en conflit avec le Dr Crocq, chef de clinique (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, p. 11). Le roi Léopold II aborde avec succès le problème congolais. La plus grande partie de la session parlementaire a été absorbée par la discussion des budgets (Comte WOESTE, Mémoires pour servir à l’histoire contemporaine de la Belgique (1859-1894) (Bruxelles, Dewit, 1927), p. 325) et par de la « politicaille » (Article de L. Bertrand dans le Peuple du 13 février 1886).
Et cependant, bien des menaces dormaient au fond du « ciel serein » dont parle M. Verhaegen. Le monde du travail entrait en ébullition. Le 26 janvier, un ingénieur avait été assassiné à Decazeville, dans l’Aveyron, et les houilleurs du Midi, dociles aux appels du député-cabaretier Basly, s’obstinaient dans une grève longue et douloureuse. Le 8 février, dix mille sans travail, rassemblés à Trafalgar Square sur appel de la Fédération démocratique sociale, avaient acclamé le drapeau rouge, pillé des magasins dans Piccadilly et Oxford Street, lancé les objets volés - brosses, bouteilles, boîtes de conserves - dans les fenêtres des clubs de Pall Mall, arrêté des attelages de maître et dérobé aux orgueilleuses dames du West End leurs manteaux de fourrure. D’autres émeutes de la misère avaient éclaté à Leicester, à Birmingham, à New-York, à Amsterdam, à Madrid (Note de bas de page : Le 18 mars, journée de début de nos troubles, il y eut une grande manifestation de sans-travail à Manchester, avec dévastations suivies de répression sévère).
En Belgique même, une lourde crise économique sévissait, due en partie à un « régime de liberté économique sans frein », en partie (page 78) à un ralentissement dans les achats, au chômage persistant, à de trop bas salaires. La presse, elle-même peu au courant des problèmes touchant au travail, laissait le public dans une ignorance presque totale de ces questions. Un article du Journal de Bruxelles du 15 mars, décrivant la « misère horrible dans le Borinage », a un caractère exceptionnel. Certes, Louis Bertrand a, dans le Peuple du 28 février, lancé des Avertissements solennels à la classe possédante. Mais qui donc lit le Peuple à cette époque ? Quel est le journal bourgeois qui consent à entrer en polémique sérieuse avec ce nouveau venu ?
Bien des symptômes néanmoins prouvent que les temps où - selon la phrase restée fameuse d’Eudore Pirmez - « nulle plainte ne s’élève du côté du Travail » seront sous peu révolus. Le dimanche 14 février, des ouvriers du Borinage, réunis en meeting à Pâturages, ont envoyé aux travailleurs des Flandres un message de révolte : « Aux privilégiés les places, les sinécures, les scandaleux appointements. A nous les souffrances, la misère, la faim... A eux les jouissances... à nous les impôts... Les fils enrôlés, les filles courtisanes... »
Ce langage devrait faire réfléchir les « privilégiés » (Note de bas de page : Rappelons les acclamations symptomatiques qui, au tribunal correctionnel de Verviers, saluèrent l’ouvrier congédié Dodémont accusé d’avoir tiré sur son ancien contremaître et son avocat, le jeune et ardent Paul Janson (12-19 mars 1886). (L. BERTRAND La Belgique en 1886, p. 56.)) Mais le peuple s’est jusqu’à présent montré si résigné, si patient ! Le Parti Ouvrier belge, définitivement constitué en août 1885, oppose avec une persévérance voulue le spectacle de « cent et seize mille censitaires repus » à celui de « six millions d’esclaves » ; il stigmatise l’odieuse image du capitaliste « gorgé de richesses, écrasant le peuple d’impôts. » En revanche, il veille à ne pas quitter les voies légales. Depuis le 15 août 1885, date du Congrès d’Anvers, le Conseil du Parti Ouvrier belge consacre tous ses soins à l’organisation d’une manifestation monstre, à Bruxelles, en faveur du suffrage universel. Elle est prévue pour le 13 juin, dimanche de la Pentecôte ; elle sera une « suprême tentative pacifique des classes déshéritées » ; le Parti garantit le respect de la loi. M. Buls est fort embarrassé : les désordres de Londres l’ont alarmé. D’autre part, il se souvient du 7 septembre ; s’il (page 79) échoue une nouvelle fois dans le maintien de l’ordre, le gouvernement réagitera sous ses yeux son vieux projet de police d’Etat militarisée ! Vers le 15 mars, il demande par circulaire à ses collègues des grandes villes des renseignements sur le nombre des manifestants qui se proposent de se rendre à Bruxelles. L’Indépendance belge lui conseille d’interdire cet essai de marche concentrique vers la capitale ; la Réforme, elle, se gausse du majeur « policier secret, moitié Fouché, moitié M. Lecocq ». Toutefois, que l’on soit pour ou contre la manifestation, nul ne veut admettre un instant qu’elle puisse préluder au « Grand Soir ! » (La manifestation du 13 juin fut interdite le 26 mai. Le Parti Ouvrier belge la remplaça par un congrès qui se déroula dans le calme. L’autorisation de circuler en cortège ne fut accordée aux socialistes que pour le 15 août ; aucun désordre ne marqua cette impressionnante journée). L’opinion publique n’est donc pas encore sortie de sa coutumière quiétude.
Ce fut vers la mi-mars que des carrés de papier, grossièrement imprimés, furent tout à coup répandus à Liège et dans la banlieue. Ils invitaient le peuple à secouer sa « coupable apathie alors que la classe ouvrière s’émancipait partout » et sommaient « toutes les victimes de l’exploitation capitaliste, les meurt-de-faim, les chômeurs d’un hiver rigoureux » (Note de bas de page : Les premiers mois de 1886 furent caractérisés par un froid exaspérant et de plus en plus anormal. Les journaux rapportent que le célèbre « marronnier du 20 mars », aux Tuileries, n’avait pas un bourgeon ouvert à la date habituelle), de se rassembler le jeudi 18 mars, à la soirée, sur la place Saint-Lambert, pour célébrer par une « réunion monstre » le quinzième anniversaire du début de la Commune de Paris (Disons en passant que la commémoration du 18 mars, à Paris, ne donna lieu à aucun désordre. Au grand banquet de la salle Fané, à Belleville, un millier de manifestants applaudirent un petit speech de Louise Michel, ponctué des cris de « Vive la révolution universelle ! Vive la fraternité internationale du genre humain ! » Sous le buste de Marat, drapé de rouge, Vaillant, Henri Rochefort et Zéphirin Camélinat, l’ex-ouvrier bronzier devenu directeur de la Monnaie sous la Commune, présidaient à la fête. (Correspondance de Paris dans l’Indépendance belge du 20 mars). L’appel (page 80) participait de la psychologie rudimentaire des séditieux de Londres : « Continuerons-nous, » disait-il, « à laisser nos femmes et nos enfants sans pain quand les magasins regorgent des richesses que nous avons créées ? Laisserons-nous éternellement la classe bourgeoise jouir de tous les droits ? » Cet appel émanait du « groupe anarchiste » de Liège et était signé de deux noms obscurs, Rutters et Billen (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, p. 62).
L’opposition catholique a vivement reproché au bourgmestre-sénateur de Liège, M. Julien d’Andrimont, d’avoir autorisé une manifestation annoncée en un langage aussi insurrectionnel. Le bourgmestre réfuta ces critiques (Compte rendu de la séance du conseil communal de Liége, dans la soirée du 22 mars (La Meuse du 23)). Le « groupe anarchiste » était d’étendue et d’activité aussi récente que faible. De l’avis unanime du commissaire en chef M. Mignon, des sept commissaires de police des quartiers, des chefs d’industrie dûment consultés, la classe ouvrière liégeoise était calme. Son esprit était même « considéré comme excellent ». Il y avait déjà eu, à Verviers, à Dison, à Charleroi, de « nombreuses exhibitions de drapeaux rouges et de bonnets phrygiens ». Dans ces conditions, pourquoi irriter la population par une interdiction intempestive ? « Personne ne pouvait prévoir l’importance que cette manifestation a eue, » reconnut loyalement la Meuse du vendredi 19 mars. Le bourgmestre se contenta d’échelonner vingt-deux agents de police en uniforme le long du cortège, d’y mêler vingt agents en bourgeois, de requérir le commandant de la gendarmerie, de consigner à sa disposition, dans la cour de l’hôtel de ville, toute sa brigade, soit dix-huit gendarmes à cheval et huit à pied. Le 18, à 4 heures de l’après-midi, M. d’Andrimont entrait en conférence avec le sénateur comte de Looz, général-major et commandant supérieur de la garde civique. Les deux hommes se mettaient d’accord pour convoquer, aux abords du théâtre, dès 8 heures du soir, les chasseurs à pied et l’artillerie de la garde civique, ce par simple mesure de prudence.
Trois heures ne s’étaient pas écoulées qu’un fait s’avérait la situation devenait mauvaise. Des centaines d’ouvriers avaient répondu à l’appel du « groupe anarchiste ». Il en venait d’Ougrée et de Seraing, (page 81) de Tilleur et des hauteurs de Saint-Nicolas, de Herstal et de Wandre. Dans plusieurs houillères, les mineurs s’étaient fait remonter dès 2 heures. Ils n’avaient pas d’intentions insurrectionnelles, mais ils ressentaient le désir obscur de mettre, par n’importe quel moyen, un terme à leur misère. Puisque la classe bourgeoise avait abusé de sa puissance, puisqu’enfin on osait dresser son « acte d’accusation » (Louis Bertrand), il fallait que le peuple, tout le peuple, fût présent. Le catholique démocrate Arthur Verhaegen évoque la « vision noire » qu’il eut de ces « masses ouvrières, se raidissant tout d’un coup pour briser leurs chaînes » (Arth. VERHAEGEN : Vingt-cinq années, p. 5).
Vers 7 heures et demie, la foule, sur la place Saint-Lambert, était houleuse. Ignorante encore de toute technique révolutionnaire, elle chantait les « refrains inoffensifs » et - pour elle - sans à-propos des vieilles manifestations anticléricales l’A bas Malou ! et le O ! Vandenpeereboom ! Elle mariait d’une manière irréfléchie, voire absurde, le classique cri de ralliement de la jeunesse doctrinaire A bas la calotte ! à l’appel nouveau et angoissant A bas les capitalistes ! A bas les bourgeois ! Tout compte fait, elle criait n’importe quoi, pourvu que la formule fût négatrice et destructive ! La trop faible police de M. d’Andrimont était noyée dans les ombres du soir et les remous du populaire. Des gamins de quinze à seize ans faisaient les bravaches. Soudain, un orateur - peut-être bien Wagener, homme dont nous aurons à reparler bientôt - est hissé sur les épaules de ses camarades. « Toutes les marchandises dans les magasins », l’entend-on clamer dans le bruit, « vous les faites et vous n’en jouissez pas ! Vous mourez de faim avec vos femmes et vos enfants et vous laissez là toutes ces richesses... Vous n’êtes que des lâches. »
A une cadence rapide, la foule - deux à trois mille personnes a-t-on dit - se met en marche vers la place Delcour, dans le quartier d’Outre-Meuse, où le meeting aura lieu dans la salle de danse du Café National. Un nombreux public de curieux, des flâneurs, des ouvriers, des soldats (« Il y avait trop de soldats dans les rues, le 18, » écrit avec inquiétude la Meuse), font la haie au long des trottoirs de la rue Léopold. (page 82) En tête et tenant un drapeau rouge marche le citoyen Wagener, cheveux et barbe au vent. Ce personnage d’une quarantaine d’années, non dénué d’intelligence mais très exalté, ancien moniteur à l’école régimentaire du 12e de ligne, est à l’heure présente chaisier-cabaretier à Herstal (Note de bas de page : Wagener était franc anarchiste. Déjà le 29 mai 1879, il avait adressé au rédacteur en chef de la Gazette de Liége une lettre dans laquelle il défendait la nécessité d’un « déluge de sang » pour rénover le monde. De ses cinq enfants, l’un avait reçu le nom de Spartacus, l’autre de Louise-Michel. (Article de fond du Patriote du 22 mars.)) Son prestige sur la classe ouvrière est restreint, récent et basé sur la violence. Il semble bien que c’est lui qui, appliquant sa doctrine rudimentaire de récupération, a donné le signal des désordres en enfonçant la hampe de son drapeau dans une glace de la grande épicerie Mauguin, au bout de la rue Léopold. Deux malheureux agents de police sont pourchassés dans la rue Neuvice, rue latérale étroite, dont les habitants n’ont pas songé à baisser à temps leurs volets. « Cassez tout ! » crie-t-on. Les vitrines de plusieurs petites bijouteries volent en éclats ; le pavé est jonché de débris de verre ; des étoffes sont arrachées de leurs mannequins.
Cependant, le gros du cortège a passé le pont des Arches au pas de charge et a atteint le Café National, il y a place pour trois cents personnes à peine dans cette salle, où, le dimanche, la jeunesse d’Outre-Meuse va danser la polka et où, le jeudi, les cadres de la garde citoyenne font des exercices de théorie. Dans une atmosphère de fournaise, l’honnête citoyen Warnotte, de Verviers, invite les manifestants au calme, au respect de la propriété, Il propose à cette foule surexcitée des techniques de laboratoire. « Organisons-nous par petits groupes », dit-il, « qui seront chargés d’étudier les grandes questions sociales ». On couvre sa voix en chantant la Marseillaise et en criant « Vive la République, vive la Commune ! » Alors Wagener s’élance à la tribune : « Les propriétaires, nom de Dieu, c’est avec la dynamite qu’il faut les traiter ! » Cette fois, les auditeurs délirent ! A 9 heures déjà, le meeting est clos dans un tumulte invraisemblable. Au-dehors, le reste du cortège, enhardi par l’absence de tout élément répressif, a brisé vitres et réverbères à coups de pierres (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, p. 68).
(page 83) Ce soir-là, la plupart des membres du conseil communal devaient se retrouver en commission à l’Hôtel de ville pour traiter de la question du gaz. A 6 heures, M. d’Andrimont et sa femme s’étaient rendus à l’hôtel Mohren où un banquet était offert par la Société de l’Emulation au vieux maestro Liszt, alors au point culminant de sa gloire. La presse catholique s’appesantissait volontiers sur les goûts épicuriens du maïeur, personnalité de large carrure, au visage souriant agrémenté de favoris en côtelette. Au lendemain des désordres, elle représenta « Monsieur Fine Huître » dégustant plat sur plat alors que les « messages de Job» s’amoncelaient à côté de son assiette. La Meuse défendit vivement le bourgmestre. En vérité, il ne resta qu’une demi-heure au banquet et ce fut Liszt lui-même qui, pour lui faire gagner du temps, lui beurra hâtivement les tartines de rigueur avec les succulentes Royales.
Dès 8 heures et demie, les ordres émanant de l’Hôtel de ville se multiplient. Les troupes sont consignées dans les casernes et les forts.
Un arrêté, pris en vertu des lois des 16-24 août 1790 et de la loi communale de 1836, interdit d’urgence les rassemblements de plus de cinq personnes. D’Andrimont et l’échevin Hanssens, ceints de leur écharpe, prennent, ainsi que le général comte de Looz, la tête d’une colonne de gendarmes et de gardes des corps spéciaux convoqués, nous l’avons vu, pour 8 heures. Ils se dirigent en hâte vers la place Delcour, mais par le quai des Pêcheurs et la rue de Pitteurs, c’est-à-dire par une voie située au sud de celle par où avaient passé Wagener et ses énergumènes.
Certes, d’Andrimont et de Looz se devaient de payer bravement de leur personne ; cependant ils commirent une erreur de tactique - poliment relevée par le Journal de Liége - en portant vers Outre-Meuse toutes les forces à ce moment disponibles. En effet, tandis qu’à l’issue de la rue de Pitteurs dans la place Delcour se produisait un choc confus, riche en remous et bousculades ponctuées de coups de sifflet et de huées, tandis qu’un essai de déblayement circulaire du quartier par les forces légales aboutissait à un embouteillage, une bande de gamins quittait en trombe la place Delcour et, « sans que nous puissions-nous-en douter » - comme l’avoua candidement le bourgmestre - (page 84) regagnait, par le pont des Arches, le centre de Liége, laissé absolument sans défense.
Le temps s’était attiédi. Une foule de consommateurs, avides de nouvelles, se pressait dans les grands cafés des places Saint-Lambert, Verte et du Théâtre. En quelques minutes, les dévastateurs brisent les superbes glaces du Café Charlemagne, du Continental où un commissaire de police parvient, avec six hommes, sabre au clair, à arrêter un porteur de drapeau rouge, au Grüber où Mme Crémer, la propriétaire, reste vaillamment à son comptoir tandis que ses clients fuient, éperdus, parmi les soucoupes brisées. Du Café du Grand Balcon, près du Théâtre, à la Taverne de Strasbourg, rue Lulay, le spectacle est identique et presque simultané. Avec des pierres, des bâtons, des planches arrachées aux clôtures, des parapluies volés chez Leruitte, rue Pont-d’Ile, des « hordes de gamins sauvages » fracassent tout ce qui s’offre de fragile dans leur rayon d’action. Bien que la Gazette de Liége parle de manifestants ayant attaché des plaques de fer à leur coude, il est certain que rien dans tout ceci n’a été prémédité. Il suffit d’une demi-douzaine de « pâles voyous » (les mots sont de la Réforme), cédant à une inspiration subite et naturellement amenée par des circonstances propices, pour que la foule se mette à « détruire pour détruire, sans mot d’ordre, sans pensée politique ou autre ». Si les émeutiers n’ont voulu que terrifier les bourgeois, on peut dire qu’ils y ont réussi. Les spectateurs se hâtent de quitter le théâtre ; la panique s’étend à la rue Pont-d’Avroy, au Pont-d’Ile, à la rue de l’Université. « Cela ne s’est jamais vu à Liége, » se répètent les bonnes gens, saisis d’épouvante.
Les autorités ne vont cependant pas capituler devant une « petite bourrasque anarchiste ». (La Meuse du 21) Au pas gymnastique, bourgmestre, gardes civiques, gendarmes, refluent vers la rive gauche par le pont de la Boverie. L’Hôtel de ville devient le centre de rassemblement des autorités civiles, militaires et judiciaires. Sur réquisition du bourgmestre, toute la garde civique est convoquée. Le rappel bat de la Citadelle à la Chartreuse, de Fragnée à Vivegnis. Par une manœuvre solide, policiers, pompiers, gendarmes, chasseurs à pied et artilleurs de la garde civique déblayent les grandes places, malgré les huées, les jets de pierres et des coups de revolver heureusement isolés. (page 85) Quarante-sept arrestations sont faites. Vers 11 heures, le calme est rétabli ; les patrouilles sont maîtresses de la rue ; les dernières petites bandes s’égaillent vers le carrefour de Saint-Gilles. Wagener, lui, a tranquillement repris le train pour Herstal, dès 10 heures du soir.
Le vendredi 19, il apparaît que M. d’Andrimont domine la situation. Il n’y a plus en ville que de rares bagarres. Pendant les jours difficiles qui vont suivre, le digne maïeur parviendra, avec l’inlassable concours de sa garde civique, corps spéciaux et légions de bleus équipés en guerre, à assurer le service de garnison dans une place dégarnie de troupes et à maintenir « un cordon sanitaire autour de la ville » (harangue du bourgmestre aux artilleurs de la garde, à l’Hôtel de ville, dans la soirée du 21). L’antique « Violette s est muée en quartier d’état-major où retentit constamment la sonnerie du téléphone, où les estafettes entrent et sortent, où les soldats-citoyens se reposent en grappes sur les escaliers ou déambulent avec animation dans la salle des Pas-Perdus (« On se serait cru à Tarascon, » dit un correspondant bougon de Liége dans la Réforme du 22 mars). Comme De Brouckère, Loos et Anspach jadis, comme Buls deux ans auparavant, M. d’Andrimont a soigneusement évité de convoquer l’armée. « C’est sur vous, sur vous seuls, » dit-il, le 23, dans un message de gratitude à la milice citoyenne, « que nous compterons toujours pour le maintien de l’ordre ». En compagnie du général de Looz, il visite les postes qui barrent les routes, les grand’gardes aux carrefours, les secteurs de réserve. Partout ce ne sont qu’ovations et congratulations mutuelles. Les particuliers distribuent aux gardes cigares et provisions de bouche ; le Collège leur fait cordialement servir plusieurs collations (Note de bas de page : Jamais la garde civique de Liége ne jouit d’une plus grande popularité. Cependant quelques spécialistes de l’humour, restés inconnus, parvinrent plusieurs fois à l’alerter, par une malicieuse imitation du rappel au clairon. Ces branle-bas, venant s’ajouter à des services fréquents et répétés, ne réussirent à lui enlever ni sa belle humeur ni sa fierté d’accomplir oeuvre utile).
A présent que l’on respire, les premières polémiques de presse s’engagent autour des événements du 18. Dans un style de palmarès, la Meuse, libérale et officielle, se répand en félicitations à l’égard de « notre brave police », des « braves gendarmes » du major écuyer (page 86) de Hollain, de la garde civique, « bien décidée à se servir de ses cartouches à balle » (Numéros des 20, 21 et 22 mars). L’honnête population de Liége n’est en rien responsable des troubles ; elle en a été indignée. Ceux-ci sont le fait d’« anarchistes de la banlieue ». Dès le 19, dans une affiche adressée au public, M. d’Andrimont a développé ce même thème les coupables sont des « hommes égarés, étrangers pour la plupart à la ville, instigués par des fauteurs de désordres ». Presque personne encore ne veut se rendre compte qu’il est frivole de rejeter la responsabilité des dévastations sur de mystérieux agitateurs. Or, « ceux-ci ne pêchent qu’en eau trouble », a dit fort justement M. Defourny. « Les remous viennent de la vase. Ils jaillissent des profondeurs mêmes d’une situation économique. » (Histoire de la Belgique contemporaine (1830-1914), éd. en 1929-1930, sous la direction de l’abbé De Harveng, t. II, 6° partie, chap. III, p. 305).
La presse catholique s’en prend tout aussi superficiellement aux libéraux et à leur fameuse « politique de grande voirie » inaugurée en 1857. « Avis » - dit le Patriote - « à tous ceux qui possèdent ». Les socialistes, eux, se hâtent de dégager leur responsabilité. « Forts de la justice et de la sainteté de notre cause, » dit un de leurs manifestes, imprimé dès le 14 et redistribué à profusion après le 18, « nous n’avons pas besoin, pour établir le suffrage universel », ici vient un trait de satire - « de recourir à la violence comme l’a fait, en 1830, la bourgeoisie pour établir le suffrage censitaire ! » Mais la querelle majeure n’est pas entre socialistes et classes dirigeantes. C’est entre doctrinaires et progressistes que s’échangent les gros mots. L’Indépendance belge se rit des « fantoches du radicalisme en goguette» ; la Réforme s’indigne devant la sécheresse de cœur des grands bourgeois capitalistes.
(page 86) Le samedi 20 mars, une nouvelle inquiétude vient s’emparer des Liégeois : la grève des houilleurs a éclaté dans le bassin de Seraing. Dès le 18, des ouvriers du charbonnage de la Concorde, au nord-ouest de Jemeppe, étaient entrés en conflit avec leur direction pour s’être (page 87) fait remonter avant l’heure habituelle et ce en dépit des ordres de leurs porions (Gazette de Liége du 21 mars). Le 19, la population ouvrière était restée calme, malgré la distribution d’une profusion de tracts anarchistes (Indépendance belge du 21). Le 20, au contraire, aussitôt la paye de quinzaine distribuée, les houilleurs cessent le travail, de Tilleur à Flémalle sur la rive gauche de la Meuse, d’Ougrée à Seraing sur la rive droite. La grève ne découle pas directement des affaires du 18. Plusieurs directeurs de charbonnages l’avaient prévue et avaient, dès le début du mois, fait mettre en lieu sûr leurs provisions de dynamite. Que veulent les ouvriers ? Leurs délégués le diront, dans une conférence tenue le 20, à Flémalle, avec le bourgmestre Jacquemin, le commissaire d’arrondissement Demarteau et quelques autorités techniques. Il n’est pas question de se solidariser avec les anarchistes du 18 ; bien au contraire, leurs excès sont énergiquement réprouvés. Les houilleurs demandent un relèvement de leurs salaires récemment réduits, une réduction de la journée de travail (journée de treize heures !), la remontée des hommes, le travail terminé, sans qu’ils aient à attendre, ruisselants de sueur et grelottants dans les courants d’air humides, que toute l’équipe ait accompli sa tâche (Lire à ce sujet une intéressante correspondance particulière, adressée de Jemeppe au Patriote du 23 mars). Ajoutons quelques plaintes sur le nombre, jugé excessif, des administrateurs, directeurs et ingénieurs.
A ces griefs, si légitimes dans leur ensemble, les représentants du patronat répondent avec une fermeté attristée : nous ne pouvons relever vos salaires. La concurrence allemande et française provoque l’accumulation des stocks sur les carreaux, la réduction du personnel, la fermeture des usines, bref, la crise. Le prix du charbon à la tonne a terriblement baissé. Les maîtres charbonniers du pays de Liége ont perdu 400.000 francs en 1885. Sans doute, les salaires ne sont plus de 6 francs par jour, comme treize ans auparavant, mais ils se sont maintenus en moyenne à 3 fr. 10 alors que les armuriers ne gagnent plus que 1 fr. 50 ! Les appointements des ingénieurs représentent peu de chose en regard du salaire global des ouvriers. D’autre part, les denrées alimentaires, les vêtements, les moyens de transport ont subi (page 88) une baisse formidable (En 1886, un pantalon coûte 7 francs, un chapeau melon 3 fr. 60 (le célèbre Trois François !). (Patriote du 28 mars.)) Et le patronat ne peut être dit inhumain puisque, en 1884, la Caisse de prévoyance, que seul il alimente, a secouru près de trois mille trois cents personnes et décaissé plus de 500.000 francs (Meuse du 2 avril).
Le début du mouvement de grève ne diffère pas sensiblement de la norme ordinaire. Des bandes vont en chantant et en vociférant empêcher les houilleurs de descendre dans la mine. Les grévistes les plus exaltés lancent des pierres aux hésitants, leur enlèvent leurs bidons de café et leurs tartines ; ils escaladent des murs, brisent des lampes, des outils (Cf. l’audience du tribunal correctionnel de Liège du 31 mars. (Relation détaillée dans la Meuse du 2 avril.), agitent des casse-têtes et tirent en l’air des coups de leurs revolvers de pacotille. Tout cela n’est peut-être pas bien terrible, mais on s’aperçoit que les autorités ne considèrent plus du tout l’esprit de la population comme « excellent ». Dès le 19, le bourgmestre de Seraing, M. Bozet, réquisitionne à tout hasard quarante gendarmes. Le 20, il prend un arrêté interdisant les rassemblements ; le dimanche 21, il ordonne la fermeture des cabarets à 7 heures du soir. Dans la nuit du 21 au 22, il écrit au ministre de la Guerre pour obtenir d’urgence l’envoi de nouveaux renforts de maréchaussée. Là s’arrêtent ses devoirs. « Je n’ai », dit-il au conseil communal, le 2 avril, « réquisitionné que les gendarmes ; je n’ai pas été consulté pour les troupes et je n’avais pas à l’être ». Ses collègues de Jemeppe, de Flémalle, ont agi de même.
De son côté, le gouverneur de la province de Liége, M. Pety de Thozée, a tenu une importante conférence à Seraing, le samedi, avec le commissaire d’arrondissement, le général de l’Escaille, commandant militaire de la province, le procureur du Roi M. Boquet. Le gouverneur s’est employé à la réquisition des troupes. Dans la matinée du 20, deux bataillons du 9ème de ligne et un du 10e ont quitté Liége par trains spéciaux ; un escadron de lanciers les a suivis. Le 21, de nombreux lanciers sont détachés des garnisons de Namur et de Louvain. Une véritable petite armée - flanquée de batteries d’artillerie, de compagnies du génie et des services d’intendance - se répand sur Sclessin, (page 89) Tilleur et Jemeppe, sur Ougrée, Seraing et le Val-Saint-Lambert, des deux côtés de la Meuse. Le général Ayou, commandant de la division territoriale, quitte Liége avec son état-major et une escorte d’artillerie montée (la Meuse du 22). Le 22, après avoir inspecté les lieux, le ministre de la Guerre, général Pontus, donne encore des ordres pour que des renforts de carabiniers, de lignards, de lanciers, quittent d’urgence Bruxelles, Namur et Louvain, à destination des régions menacées. De Bruxelles, de Waremme, d’Aywaille, de Louveigné, du Limbourg et du Luxembourg, les pelotons de marche de la gendarmerie se sont mis en route.
A présent, le bassin de Seraing est comme en état de siège. Maisons communales, gares, carreaux de charbonnages, passages à niveau sont sévèrement gardés. A Seraing, l’ancien palais des princes évêques de Liége, où habite le baron Sadoine, administrateur et directeur général des établissements Cockerill, est transformé en état-major - centre d’opérations. Les ponts d’Ougrée, de Seraing, du Val-Saint-Lambert sont barrés par de doubles rangées de fantassins en shako de toile cirée et capote à basques relevées, le sac au dos, la baïonnette au canon (Voir les naïves illustrations du Globe Illustré de l’époque). Nul ne passe d’une rive à l’autre sans un sauf-conduit du bourgmestre de Seraing ou de Jemeppe. De jour comme de nuit, lanciers coiffés du petit shapska rond et gendarmes patrouillent. « Partout on voit des bonnets à poils ! » Les gens soupçonnés d’avoir contrevenu à la loi sur le port d’armes prohibées, les suspects qui, mains dans les poches, rasent les murs des maisonnettes noires aux volets clos, les surexcités qui ricanent au passage de la troupe, sont immédiatement arrêtés, fouillés, expédiés à Liége sous bonne garde.
« Jamais on ne vit pareil affolement, » s’exclame Louis Bertrand (La Belgique en 1886, p. 72). Les autorités font de la provocation, disent le Vooruit et le Peuple. Ce sera aussi le thème favori des Janson, des Demeur, des Arnould, des Robert et de la Réforme : le gouvernement déploie un « luxe inutile de répression et d’occupation militaire ». Il se met au service des « agents de la lourde féodalité industrielle », alors que les coupables sont « ceux qui ont organisé la société telle qu’elle est ». (page 90) L’organe progressiste cloue au pilori les Sadoine, de Seraing, les Braconnier, de Tilleur, et autres grands capitalistes doctrinaires, qui refusent à leurs ouvriers le droit de faire partie d’un syndicat. Notons que cette attitude ne donne à la Réforme que les joies du devoir de conscience accompli. Non seulement elle doit faire front contre la presse catholique et libérale, mais encore elle ne récolte, du côté des socialistes, à ce moment très hostiles à toute collaboration bourgeoise, que défiance et dédains. C’est un gouvernement radical, rappelle le Vooruit, qui a envoyé des soldats à Decazeville !
Il est normal qu’en matière de mesures d’ordre grévistes, et autorités aient des conceptions diamétralement opposées. Essayons cependant de dégager des faits si le Pouvoir a exagéré son rôle. D’abord, remarquons que le nombre des endroits où la liberté du travail doit être protégée est considérable. La rapidité de mouvement des troupes a, d’autre part, déconcerté les grévistes qui, du haut des terrils, se font de vains signaux d’avertissement. Les revolvers sont de mauvaise qualité. Il n’empêche que, comme le répète Louis Bertrand après la Réforme, « tout le monde est armé ici et l’on tire des coups de revolver, ne fût-ce que par amour du bruit ». Les troupes, trop peu nombreuses au début, sont bientôt surmenées, et les grévistes leur sont violemment hostiles. Dans l’ombre des ruelles, on leur crie « Assassins ! » Le dimanche soir, à Seraing, rue du Molinay, des individus coupent les conduites de gaz. Embusqués dans les ruelles adjacentes, ils ouvrent le feu, à bout portant, contre quatre gendarmes. Le lendemain soir, au même endroit, une patrouille d’infanterie, excédée, abat à coups de fusil l’agent d’affaires Jacob qui, de sa fenêtre, a voulu « voir ce qui se passait » et s’est gaussé des sommations.
Revenons encore au dimanche. Fait digne d’être mentionné malgré l’effervescence, les autorités avaient permis aux « groupes anarchistes régionaux » de Jemeppe, Seraing et Tilleur de tenir un meeting à Seraing sur le sujet Esclavage et misère ! Des mesures de protection extraordinaires, la volonté des orateurs Rutters et Leemans (ce dernier conseiller communal socialiste à Seraing) de prêcher le calme, ont permis que cette assemblée se tînt sans encombre. Mais dès que, à la sortie, la foule et les soldats s’affrontent, de violentes huées s’élèvent. Immédiatement les lanciers chargent, (page 91) pistolet au poing, les gendarmes à cheval dégainent, les gendarmes à pied, tirent des feux de salve par-dessus la tête des manifestants. Il est visible que ni ces grévistes irrités, ni ces soldats nerveux n’ont l’habitude des échauffourées.
Si l’on n’avait pris les précautions voulues, il est certain que des scènes, pires encore que celles du jeudi soir à Liége, se seraient produites. Des bandes de jeunes anarchistes essayèrent d’agir « en coup de vent inattendu ». Le samedi 20, vers 10 heures du soir, un groupe d’une centaine de gaillards armés de pelles, de casse-têtes, de revolvers, saccagea huit magasins et demeures privées, rue Vinâve et au quai des Carmes, à Tilleur. Façades lapidées, vitres brisées, volets défoncés, réverbères tordus, dévastation jusqu’aux étages, tel fut le bilan de cette expédition évidemment préméditée et qui sema la terreur dans toute la région (Note de bas de page : (Cf. les dépêches spéciales de la Meuse, de l’Indépendance, du Patriote, du Journal de Liége du 21 et du 22. - Cette affaire eut une singulière répercussion à Liége. Vers 11 heures du soir, de mystérieux appels téléphoniques avertirent les autorités que les mineurs envahissaient la ville, armés de pics et de lanières à lingots de plomb. Le rappel se fit au clairon. Au fur et à mesure qu’ils arrivaient à l’hôtel de ville - où l’état-major les bourrait de cartouches - les chasseurs-éclaireurs du major Marsille, les artilleurs du major Genet, les simples « bleus » furent dépêchés par petits paquets, mélangés de policiers et de gendarmes, vers le plateau de Saint-Gilles, au nord-est de Tilleur, et vers le pont du Val-Benoît. Mais ni l’échevin Hanssens, au carrefour de Saint-Gilles, ni l’échevin Stévart, au moulin à farine de M. Hauzeur, ne virent apparaître l’ombre d’un insurgé ! Ce « remue-ménage énorme » ne prit fin qu’à 2 heures de la nuit. Vu rétrospectivement, il mit les Liégeois en gaîté, de même que la semi-panique du 24, où l’on vit M. d’Andrimont convoquer en hâte tous les corps spéciaux, alors qu’à l’origine de l’alerte il n’y avait qu’une bagarre entre trois gendarmes et dix grévistes, au charbonnage du Laveu, dans le faubourg de Saint-Gilles ! (). Arrêtée dans son élan par les employés du charbonnage du Horloz, retranchés sur place, la bande finit par fuir vers Saint-Nicolas, pourchassée par l’infanterie et par des lanciers, accourus au galop du palais Sadoine par le pont de Seraing-Jemeppe.
Autre épisode grave ! Le lundi 22, vers 2 heures et demie de l’après-midi, des houilleurs de Montegnée et de Saint-Nicolas descendaient en colonnes serrées vers Tilleur, avec l’intention bien arrêtée de forcer les accès du charbonnage du Horloz. Du haut des coteaux avoisinant la (page 92) place de l’Église ainsi que du sommet de la passerelle du chemin de fer, ils harcelèrent et provoquèrent pendant plus d’une demi-heure la section d’infanterie de garde avant que les sommations légales fussent faites et que le feu fût ouvert (Journaux déjà cités du 23 et du 24 mars). Plusieurs blessés tombèrent. La Réforme crut bon d’accuser les officiers d’avoir ordonné à leurs hommes de « tirer dans le tas « , en manière de remerciements pour les excellents dîners que leur offraient les usiniers (Note de bas de page : Lors de son inspection du 22, le général Pontes dîna chez le baron Sadoine). Il faut n’avoir aucune notion de l’état psychologique d’une troupe de soldats injuriée, moquée et lapidée, pour oser sortir un argument aussi ridicule.
(page 92) La grève au pays de Liège eut la violence, mais aussi la courte durée d’une bourrasque. Plusieurs faits frappèrent bientôt l’esprit des houilleurs. En premier lieu, la sévérité de la répression. Le 24 mars, le tribunal correctionnel de Liége condamnait à des peines allant de quatre à seize mois de prison une quarantaine de prévenus, inculpés d’avoir pris part à « l’affaire des anarchistes du 18 ». Wagener, cueilli au saut du lit, dès le 19, par un commissaire de police intrépide, reçut six mois de prison pour bris de clôture, en attendant sa comparution devant les Assises (La Cour d’assises condamna Wagener et Rutters à cinq ans de réclusion pour excitation au pillage. (L. BERTRAND : La Belgique en 1886, t. II, pp. 132 134.)) La plupart des prévenus mineurs, armuriers, vanniers et journaliers, firent piteuse figure et se plaignirent lamentablement d’avoir été entraînés par de mystérieux meneurs. D’autre part, plusieurs centres importants restèrent en dehors du mouvement : Angleur, Chênée, Grivegnée et les houillères du pays de Herve. Sans doute, le 22 et le 23, la grève s’étendit aux hauteurs de la périphérie de Liège : Montegnée, Grâce-Berleur, Glain et Ans, ainsi qu’aux charbonnages en aval de la ville Herstal, Jupille et Wandre. Mais en même temps il apparut que les malheureux grévistes étaient à bout de ressources. Le 24 et le 25, des bandes se mirent à (page 93) mendier le long des routes de Hesbaye : la route de Saint-Trond jusqu’à Hognoul, celle de Waremme jusqu’à Velroux et Roloux. Et comme des individus d’aspect patibulaire, armés de gourdins, s’étaient mis à rançonner les paysans, ces derniers, une fois le premier mouvement de terreur passé, prirent fourches ou fusils de chasse et organisèrent, avec l’appui de la gendarmerie, des chasses à l’homme. Le vendredi 26, les administrations communales rurales de la Hesbaye, se conformant à une circulaire du gouverneur de la province, mettaient sur pied les gardes civiques non actives et les groupaient en patrouilles. Bientôt, les prisons de Liége, le dépôt de mendicité de Reckheim regorgèrent d’individus arrêtés individuellement ou en bande.
L’intérêt de la question ne résidait déjà plus dans ces lamentables scènes. La détente approchait ; les reprises de travail s’accentuaient dans le bassin de Seraing-Jemeppe. Dès le 25, les grévistes de Herstal demandèrent aux autorités d’examiner avec bienveillance leurs demandes : un salaire de 4 francs par jour, une réduction de la journée de travail, une amélioration du service de la Caisse des pensions, l’institution d’une chambre de prud’hommes. Impitoyables, les directeurs de charbonnages voulaient faire sentir leur puissance aux ouvriers en exigeant d’eux une capitulation complète. Les bourgmestres se montrèrent compréhensifs. La concurrence allemande rendant impossibles les réformes désirées, ils promirent de solliciter du ministère une diminution des tarifs de transport de la houille, ce qui permettrait une amélioration des salaires. Sur ce se produisirent les tragiques événements du pays de Charleroi ! Ils plongèrent aussi bien les ouvriers liégeois que les patrons dans la stupeur et hâtèrent leur réconciliation mutuelle. Le 30 mars, les mineurs promettaient à M. Pety de Thozée de reprendre immédiatement le travail ; en revanche, le gouverneur s’engageait à obtenir l’intervention du gouvernement, dans le sens indiqué à Herstal, auprès des directeurs des charbonnages.
Il est permis de supposer que l’issue relativement heureuse des grèves du bassin de Liége fut également due au calme dont fit preuve la grande majorité des habitants du pays. La Chambre continua sans broncher la discussion d’un projet de Code rural. La presse, bien qu’attentive, ne s’affola point. Tout juste sous une description colorée des événements du dimanche, nous apprenons, dans le Patriote du 22, (page 94) que, dans les haras du comte de Ribeaucourt-Buisseret, Seline est née par Saxifrage et Satisfaction. Les centres ouvriers firent preuve de sagesse. Gand resta calme. A Verviers, « citadelle des orthodoxes de l’Internationale », le mouvement de Liége fut nettement répudié. Au cours d’un meeting tenu le 22 mars, le citoyen Fils, membre du cercle anarchiste L’Etincelle, et le citoyen Dehou, qui, admirateur de Marat, préférait « une tête coupée à cent carreaux cassés », se firent sévèrement rabrouer (Le Nouvelliste de Verviers du 23 mars).
Restait Bruxelles ! On y avait eu quelques craintes pour le dimanche 21, jour où les anarchistes d’un côté, les socialistes de l’autre, s’étaient promis de célébrer l’anniversaire de la Commune. Les grenadiers et les guides avaient été consignés. M. Buls siégeait à l’Hôtel de ville avec les membres du Parquet. Par la voix du général Stoefs, son chef, la garde civique - décidément un peu hantée par le désir de se faire « aussi grosse que le bœuf » - avait réclamé des cartouches à balle. Le Tir National les ayant refusées, il avait fallu faire intervenir le ministre de l’Intérieur, M. Thonissen, en personne. Heureusement, la journée se passa le mieux du monde. Désœuvrés, « les corps spéciaux qui occupaient la cour de l’Hôtel de ville languissaient après un verre de bière comme le cerf altéré soupire après l’eau des fontaines » (Patriote du 23).
Le meeting anarchiste tenu au cabaret de la Croix de Fer, rue des Bouchers, rassembla une vingtaine de personnes qui « causèrent pétrole à la lumière du gaz, en fumant des pipes », puis « rentrèrent chez elles » (Indépendance belge du 23). Jean Volders se fit acclamer à la Grappe de Raisin, chaussée d’Anvers, pour ses déclarations déclamatoires « L’heure est venue, » cria-t-il, « où l’ouvrier doit cesser d’être autre chose que de la chair à canon, de la chair à travail et de la chair à désirs ! » Volders, rédacteur au Peuple, était un homme courageux et intelligent, mais qui avait une prédilection pour la phraséologie de meeting. « Il suffit de se remuer un peu pour faire trembler les classes dirigeantes dans leurs culottes, » ricana-t-il. Le public ne se tenait pas de joie. Mais Volders se garda bien de lui prêcher autre chose que la conquête du suffrage universel et d’une législation sociale. « A nous les (page 95) machines ! » s’écria ensuite d’une voie tonnante Anseele, ce qui provoqua un délire d’enthousiasme. Le jeune chef de la Fédération socialiste gantoise parlait en flamand, dans un langage dru et savoureux qui allait au cœur de l’auditoire. Il évoqua l’appropriation des moyens de production mais ce d’une manière pacifique. Et il termina par une petite leçon aux compagnons liégeois « Ce que nous voulons conquérir, ce ne sont pas les magasins ! Ce sont les Hôtels de ville et le Parlement !» Le soir, au cabaret du Cygne, Grand’Place, la commémoration des débuts de la Commune eut un caractère plus familial. Un pianiste joua la valse de Faust. Une conférence de Louis Bertrand fut encadrée de chansonnettes, puis on dansa. Une affiche anonyme, apposée sur les murs de l’École vétérinaire, à Cureghem, avait convié la classe ouvrière à se rendre, le 25, à l’Hôtel de ville « tambours battant et enseignes déployées ». Les naïfs qui se rendirent à la porte d’Anderlecht, pour voir partir le cortège, s’aperçurent bien vite qu’ils avaient été mystifiés !
Un autre meeting, organisé par la Fédération bruxelloise du Parti Ouvrier, eût lieu le jeudi 25, au soir, à la Nouvelle Cour de Bruxelles. Il fut plus houleux que les réunions du dimanche. Tous ceux qui voulaient « protester contre la conduite scandaleuse du gouvernement et des autorités », tous ceux qui voulaient « affirmer la solidarité ouvrière », s’étaient donné rendez-vous à la place Fontainas. Les auditeurs, debout, pressés en masse compacte, commencèrent par applaudir les naïves tirades révolutionnaires du citoyen Verheyden « On protège l’animal, on tue l’ouvrier ! » Verheyden expliqua à sa manière les causes profondes de la crise : les capitalistes n’ont pas le courage de lâcher les cocottes qu’ils entretiennent avec leurs dividendes. L’armée protège les usines Cockerill parce que le comte de Flandre, frère du Roi, y possède pour plus de 1 million de francs d’actions ! Cravate cramoisie au cou, cheveux rejetés en arrière, Volders apostropha les représentants de la presse, de l’Etoile belge, de la Gazette, besognant derrière leur petite table. C’est vous, dit-il en substance, qui suscitez les troubles. Les vrais fauteurs de désordres sont « au Palais Royal, au palais législatif, dans les ministères et, honte, trois fois honte, dans nos Hôtels de ville ! » Tous ces propos furent follement acclamés, mais en fin de compte, lorsque l’assemblée eut marqué son (page 96) accord sur ce fait que l’Etat devait « défendre l’opprimé et non aider le terrorisme de la grande industrie », on en resta là. Contre le vœu de l’anarchiste Weysmans, partisan de la révolution sociale immédiate, et d’un certain Roch Splingard, avocat d’esprit bizarre (Ce Roch Splingard fut arrêté le 29, à Marcinelle, alors qu’il bouffonnait avec un marteau nickelé au manche à boule de cuivre), les orateurs s’en tinrent à leur projet d’affirmation « pacifique et forte » des droits de la classe ouvrière, le 13 juin. « Le jour où nous pourrons quelque chose, » déclara Volders, « nous déposséderons les riches », mais « en attendant d’être forts, soyons sages ! » Comme les esprits étaient surchauffés, il y eut cependant, après le meeting, marche en colonne vers le Palais du Roi, au chant de la Marseillaise. Le service d’ordre, confié à la police seule, fut parfait. S’infiltrant dans la colonne par groupes de dix, puis se retournant soudain, à l’appel du cornet, les agents de police cisaillèrent le cortège boulevard Anspach et rue de la Madeleine. Partis au nombre de trois mille, les manifestants n’atteignirent la place Royale et le quartier du Parc que par fragments, facilement refoulables (Journaux bruxellois du 26 et du 27 mars). A cette vaine démonstration se borna le concours effectif apporté par la capitale à la résistance - elle-même épuisée d’ailleurs - du prolétariat du bassin de Liége.
(page 96) Dans leur ouvrage consacré au Socialisme en Belgique, livre bien écrit, dont le lyrisme ne porte que rarement préjudice à la haute valeur scientifique, Jules Destrée et Emile Vandervelde qualifient les troubles de Liége d’ « émeute en miniature »... « Quelques vitres cassées », disent-ils avec un souriant dédain, avaient impressionné jusqu’à l’épouvante notre bourgeoisie ». (J. DESTREE et Em. VANDERVELDE Le socialisme en Belgique, 2e édit. (Paris, 1903), t. IV de la Bibliothèque socialiste internationale. II L’effort politique. Chap. V : L’année 1886). Nous avons vu que les désordres du 18 mars avaient dépassé, et de loin, les dimensions de la miniature. La boutade ne se justifie que parce que nos auteurs placent ces (page 97) désordres en regard des émeutes au pays de Charleroi, « explosion sanglante... accès furieux de haine sociale ! » (A. MISSON, Le mouvement syndical. Son histoire en Belgique de 1800 à 1914 (Namur, 1921), p. 63).
Rien ne prouve peut-être mieux que le mouvement de 1886 fut « un sursaut de fureur collective, sans plan préconçu, sans direction, sans but précis » (Henri PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII, p. 303) que ce fait : huit jours s’écoulèrent avant que le pays de Charleroi se prît à imiter le mouvement né dans le pays de Liége. Il y avait eu, depuis le 18, de l’émotion, de la surexcitation même dans les milieux ouvriers du Hainaut oriental. Rien ne se décida cependant avant le 24, jour de paye !
Le publiciste Houdez a, dans Quatre-vingt-six, fait une intéressante description de l’origine de la grève, dont il fut témoin oculaire. Le jeudi 25 mars, vers 6 heures du matin, on vit se concerter dans quelques cabarets les houilleurs de Taillis-Prés, hameau situé le long de la route de Charleroi à Fleurus et habité par une « population hétéroclite » d’assez fâcheuse réputation, « composée en grande partie de Flamands. » Prenant comme mot d’ordre la nécessité d’une augmentation de salaire, une bande d’environ deux cents hommes, accompagnée de quelques hiercheuses, se mit à visiter les charbonnages voisins et y fit cesser le travail. On la vit à l’œuvre dans la région au nord-est de Charleroi : d’abord, suivant l’axe de la route de Gembloux, au charbonnage du Nord de Gilly, aux puits du Vieux Campinaire (en direction de Fleurus), au puits du Marquis (charbonnage de l’Appaumée) en direction de Ransart ; puis, un peu plus tard, près de diverses fosses du charbonnage du Gouffre et du Trieu-Kaisin, dans le secteur de Châtelineau, suivant l’axe de la chaussée de Gilly à Châtelet.
Dès midi, il devint évident qu’il ne s’agissait ni d’une de ces grèvelettes fréquentes et soudaines, comme il y en avait tant à cette époque, ni d’une de ces curieuses « grèves à petotes » (patates), nées du désir naturel du mineur d’aller se chauffer au soleil, dans son jardinet, au premier souffle du printemps (Note de bas de page) Le 25 mars s’ouvrit une période de temps ensoleillé et doux. HOUDEZ : Quatre-vingt-six, p. 10). Dans l’après-midi le mouvement prit une extension considérable. Des bandes visitèrent (page 98) Bonne-Espérance à la périphérie de Charleroi, le Sart-Culpart au nord de Gilly, le Poirier de Montigny-sur-Sambre, les Fistaux de Couillet, au delà de la rivière. La tactique fut partout identique : quelques hommes résolus entraient dans les charbonnages, enjoignaient aux machinistes de cesser le travail sous menace d’être jetés dans la bure, faisaient remonter les travailleurs sous menace encore d’arrêter la ventilation, de couper les traits, de précipiter les wagonnets dans les fosses. Il n’y avait dans toute cette région que quelques pauvres gardes champêtres, bien incapables d’assurer la liberté du travail (Note de bas de page : La première résistance aux grévistes fut opposée, le 25, vers 7 heures du soir, à Montigny-sur-Sambre, par un peloton de gendarmes venus de Charleroi, sous les ordres du lieutenant Blaise. Il y eut deux arrestations ; la petite bande de meneurs s’éparpilla aussitôt). Les allées et venues des grévistes durèrent ainsi jusqu’à la nuit, sans être aucunement contrariées.
Guidées par l’expérience de Liége, les autorités avaient pris quelques dispositions préventives. Le duc d’Ursel, gouverneur du Hainaut, et M. Audent, bourgmestre de Charleroi, avaient échangé divers messages au sujet de la réquisition éventuelle des troupes. Le haut commandement de la garde civique avait envoyé une circulaire aux compagnies d’élite pour leur rappeler les règles à suivre en cas d’alarme inopinée. Dans la soirée du 25, les autorités allèrent occuper leur poste à l’Hôtel de ville. Les chasseurs éclaireurs et la batterie d’artillerie de la garde civique furent sous les armes de 10 heures du soir à 2 heures du matin. La ville resta calme.
Il y a, dans le gros bourg de Gilly, un important carrefour dénommé les Quatre-Bras. La route de Lodelinsart à Châtelet y croise la grande chaussée de Charleroi à Gembloux. C’est là que, le vendredi 26, vers 9 heures du matin, de grands rassemblements se formèrent en présence d’un commissaire de police et de quelques agents, complètement réduits à l’impuissance (HOUDEZ, loc. cit., p. 12). Les rustres de Taillis-Prés se faisaient de nouveau remarquer par leur truculence. La foule était armée de gourdins, de hachettes, de pierres. Il y avait dans ses rangs, non seulement des houilleurs, mais encore des puddleurs, des verriers, beaucoup de femmes et d’enfants. On criait « Vive la République !» (page 99) On chantait la Marseillaise ! La surexcitation était grande mais non ouvertement révolutionnaire.
Après un certain flottement, trois bandes - chacune forte d’environ sept cents ou huit cents hommes - se mirent en route dans trois directions opposées. Cette tactique dérivait moins d’un plan préconçu que de la disposition des lieux : vers le nord-ouest, la route gagne Lodelinsart et Jumet ; vers le sud-ouest, la houillère du Mambourg à la lisière de la ville haute de Charleroi ; vers le sud-est, les grandes forges d’Acoz, appartenant à M. De Dorlodot, dans l’agglomération de Châtelet. Au passage tumultueux des grévistes, d’aspect sinistre dans leurs vieux sarraus noirs, le visage crispé sous la casquette à pont, la panique se répand ; les boutiquiers baissent leurs volets ; les femmes cachent les enfants dans les arrière-cuisines. Les méthodes d’intimidation de la veille sont reprises avec plus de brutalité encore. Elles ne visent pas seulement les houillères, mais les fonderies, les laminoirs, les aciéries, les verreries, ce que Destrée et Vandervelde expliquent par le fait que ces entreprises industrielles sont échelonnées le long des routes et toutes voisines les unes des autres (J. DESTREE et Em. VANDERVELDE, loc. cit., pp. 79 et ss.)
A la première injonction, les feux sont éteints, les machines arrêtées. Aux bifurcations, des colonnes restreintes gagnent les secteurs jusqu’ici épargnés Marchienne-au-Pont, Monceau-sur-Sambre, Roux à l’ouest, Montigny-sur-Sambre et Couillet au sud-est. Vers midi, tout le bassin de Charleroi est, de gré ou de force, en état de grève. Tout comme les milices communales du moyen âge couraient aux remparts des cités menacées, la garde civique de Charleroi, convoquée d’urgence au clairon, se porte vers les boulevards et barre les routes convergeant vers la ville. Déjà au cours de la nuit précédente, M. Audent a réclamé du gouverneur l’envoi d’un escadron de lanciers de Tournai pour protéger Gilly. Dès l’aube, les vingt-cinq gendarmes à cheval du lieutenant Blaise et deux bataillons du 1er chasseurs à pied, en garnison à Charleroi même, sont partis vers l’est, pour le Trieu-Kaisin, le Gouffre, les laminoirs d’Acoz. Mais l’alarme est partout. De toute la périphérie carolorégienne les bourgmestres supplient le duc d’Ursel de leur envoyer des forces de protection. A 1 heure et demie, le général (page 100) commandant la province de Hainaut prend sur lui d’ordonner à deux bataillons du 3ème chasseurs à pied et à deux nouveaux escadrons du 4ème lanciers de quitter Tournai en toute hâte pour rejoindre leurs camarades menacés, perdus au sein de cette vaste fournaise industrielle où l’agitation croît d’instant en instant. Certes, vers 9 heures et demie du matin, gendarmes à cheval et chasseurs ont réussi, par une charge courageuse, à sauver de l’invasion les laminoirs de Dorlodot, ce en faisant vingt-six prisonniers et en blessant quinze hommes. Mais ce n’est là qu’un épisode. Si la situation ne se redresse pas bientôt, le mouvement de grève va dégénérer en jacquerie ! (Journaux des 26, 27 et 28 mars, surtout la Gazette de Charleroi).
(page 100) Posons-nous ici encore une fois la question : pourquoi cette grève, si soudaine, si violente ? Lors de la communication qu’il fit à la Chambre, le 30 mars, M. Beernaert, ministre des Finances et chef du Cabinet, exposa posément les causes de la crise économique : excès de production, concurrence étrangère, baisse des salaires (Note de bas de page : Voir les pages substantielles que Henri Pirenne consacre à l’économie libérale, à l’expansion capitaliste et au paupérisme au XIXème siècle, dans le tome VII de son Histoire de Belgique, pp. 280 et suiv. Cf. également l’excellente étude de M. Defourny, déjà mentionnée). De 1876 à 1884, une moitié des charbonnages du pays a donné un bénéfice de près de 93 millions de francs, mais l’autre moitié a perdu à peu près 73 millions 500.000 francs dans le même laps de temps. Si, en 1884, le salaire moyen du houilleur est tombé de 3 fr. 35 à 3 fr. 05, en revanche le prix de vente de la tonne de charbon a baissé de 10 fr. 17 à 9 fr. 53. Comment, dans ces conditions, parvenir à relever les gains de l’ouvrier ? En vérité, M. Beernaert n’abordait que le plus mince aspect de la question ! Destrée et Vandervelde l’ont dit : la demande d’augmentation de salaire était partout « irraisonnée, têtue ».
Le fait nouveau, c’est que l’ouvrier en avait brusquement assez de la noire misère, du logis lépreux et obscur, de la cantine où l’inflexible volonté patronale le livrait à l’esprit de lucre de la femme du porion ou du contremaître, de l’humiliant état de sujétion dans lequel il était tenu. « Le clair soleil, les bourgeons verts aux arbres, ont fait rêver le misérable mineur à la liberté ! » Les incidents du pays de Liége n’ont été qu’un prélude. Au pays de Charleroi, l’exploité (page 101) s’est relevé devant l’exploitant dans un mouvement formidable, qui a pris l’allure d’une protestation sociale. « Nous soulignons ce mot à dessein, » écrivent Destrée et Vandervelde (Loc. cit., p. 81).
Examinant le problème, le professeur Terlinden considère que le Catéchisme du Peuple de l’avocat montois Alfred Defuisseaux a dangereusement surexcité les masses (Histoire de la Belgique contemporaine, t. II, 5ème partie, chap. X. Histoire politique interne, par le vicomte H. TERLINDEN, p. 165), ce que dénient Destrée et Vandervelde. A ce moment, déclarent-ils, le nombre de lecteurs de ce pamphlet était infime. Peut-être, mais ces quelques lecteurs figuraient évidemment parmi les éléments les plus portés à la révolte. Et s’il est vrai que le Catéchisme, dont on jettera bientôt dans la circulation deux cent mille brochures en français et soixante mille en flamand (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, p. 37), n’a encore été tiré au 26 mars qu’à dix-huit mille exemplaires, il convient de reconnaître qu’il sert de thème dans les nombreux meetings dominicaux, dans les innombrables discussions de cabaret de l’époque. Certes, le Catéchisme reste dans le plan de la conquête pacifique du suffrage universel et de la manifestation du 13 juin, mais ne peut-on raisonnablement supposer que les masses devaient en quelque sorte exploser à l’audition de ces phrases hachées, savoureuses à souhait pour qui les lit à cinquante ans de distance, mais combien lourdes d’accusations aussi puériles que sauvages :
« Qui es-tu ? Je suis un esclave ! »
« -Quel est le premier cri d’un ministre catholique (libéral) qui arrive au pouvoir ? Les caisses sont vides ; les libéraux (catholiques) ont tout pris ! « etc., etc. (Note de bas de page : Accusé d’excitations à la révolte, de provocation à la désobéissance aux lois, d’offense à la Royauté, Alfred Defuisseaux fut poursuivi devant la Cour d’Assises et condamné à deux fois six mois de prison. Dans l’entre-temps, il s’était réfugié à Nice. (L. BERTRAND : La Belgique en 1886, t. II, pp. 61 et suiv.). L’immense succès du Catéchisme poussa Léon Defuisseaux, ancien député de Mons et frère d’Alfred à rédiger un pamphlet analogue, mais dirigé contre les anarchistes. Les catholiques lancèrent de « Bons Catéchismes du peuple » qui eurent très peu de vogue. (Ces diverses brochures sont groupées en liasses dans la collection des Varia de la Bibliothèque Royale.)
Et puis, il n’y eut pas que le Catéchisme ! Parcourons le manifeste (page 102) « Au peuple belge ! », distribué à profusion par le Conseil général du Parti Ouvrier en prévision de la réunion parlementaire du 30 mars (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, pp. 95-97). Il demande que l’on remédie autrement que par la répression « aux maux des classes laborieuses », réclame du travail honnêtement rétribué, des lois « protégeant le travailleur coutre l’exploitation des capitalistes ». Tout cela est fort raisonnable. Il exige « l’organisation du crédit et de la propriété sur d’autres bases, la reprise des mines par l’Etat, une modification du système des impôts ». Cela encore peut, du point de vue socialiste tout au moins, se dire et se défendre. Mais ce « suprême appel » représente la grève générale comme un « droit légitime existant dans nos lois », ce qui est fort discutable et finit par cette formule de pure révolte. « On en a assez d’être rien que des bêtes de somme et de la chair à canon ! »
Brusquement placés devant le spectacle de leur propre misère - et cela en un temps où l’amélioration de leur sort n’aurait, de toutes manières, pu se faire que lentement et progressivement - les ouvriers, grands enfants illettrés pour la plupart, voulurent immédiatement une « plus équitable répartition sociale ». De ce déchaînement devait fatalement issir une « guerre de non-possédants à possédants ». Destrée et Vandervelde le reconnaissent. On ne retrouve dans le mouvement de 1886, disent-ils, « rien qu’un désir brutal, féroce, inconscient de jouissance et de richesseé, l’idée d’un « vol gigantesque se projetant dans une idée confuse de justice » (Loc. cit., p. 82). Jeunes bourgeois cérébraux (Vandervelde se décrit lui-même en 1886 sous les aspects d’un « étudiant timide », à maigre barbiche, au lorgnon de professeur. II prit pour la première fois part à une manifestation socialiste, à Charleroi, le 31 octobre 1886. (Cf. Em. VANDERVELDE : Le Parti Ouvrier belge, 1885-1825, [Bruxelles, 1925], p. 40 et portrait.)), pénétrés de littérature, ils vont justifier l’entrée en jeu de la violence par des arguments historico-littéraires, en évoquant, soit les mouvements de masses scientifiquement décrits par Taine, historien de la Révolution française, soit les états psychologiques d’une foule en révolte d’après le Germinal de Zola, soit encore les sursauts de la bête humaine an pays noir, d’après le récent Happe-Chair de Camille Lemonnier (Notons, en passant, l’amusante appréciation du critique Gustave Frédérix, de l’Indépendance belge, sur ce romancier : L’auteur, « comme un chanteur dont parlait Gounod, a du talent mais écrit tout en majuscules !»). (page 103) Plus rapprochés de l’ouvrier, saisissant d’une manière plus directe les aspects variés de sa mentalité dans notre petit pays, Volders, Bertrand, Anseele savent que les réactions du prolétaire hennuyer le portent vers les actes de révolte qu’il admire chez les « Chevaliers du Travail » américains, et le différencient en cela de l’ouvrier des Flandres ou de Bruxelles, au tempérament plus calme, du travailleur de Liége ou de Verviers, à l’esprit plus rassis. Aussi redoutent-ils au fond d’eux-mêmes l’effet dangereux des féroces boutades et des déclamations républicaines d’Alfred Defuisseaux. Mais ces hommes sont des tribuns populaires, des manieurs de foules. Comment pourraient-ils, malgré leur sagesse innée, malgré leurs appels au calme, constamment résister à l’âpre joie de soulever leurs auditoires, par l’évocation du dramatique contraste entre le capitaliste et le prolétaire, par l’énumération d’iniquités sociales dont ils sont indignés ? De là, depuis 1885, des imprudences de langage répétées, regrettées trop tard et dont le terrible effet va à présent se faire sentir.
(page 103) Ce fut le vendredi 26, vers 3 heures de l’après-midi, que la grève dégénéra en «saturnale anarchiste », en « orgie » ! Et les victimes de la saturnale furent les patrons verriers, c’est-à-dire précisément ceux qui donnaient à leurs ouvriers d’élite les plus gros salaires ! Glissant le long de la lisière ouest de Charleroi, une bande d’environ deux cents hommes se dirigea vers la verrerie de l’Ancre. Rattrapée par les artilleurs de la garde civique, accourus au pas de course, elle dut renoncer à son premier dessein. Elle gagna alors rapidement Dampremy, Marchienne-au-Pont, en longeant la route de Binche, et saccagea dans ces deux localités les verreries Fourcault, Frison, Schmidt-Devillez, quantité d’autres. Ne rencontrant aucune résistance, elle obliqua vers le nord et passa par Monceau-sur-Sambre. Vers 9 heures et demie du soir, elle s’attaquait à la grande glacerie Monseu, à Roux, sur la rive (page 104) occidentale du canal de Charleroi. On défonce des tonneaux de pétrole et incendie le bureau central ; plus de 5.000 mètres de glaces brutes et doucies sont fracassées. En attendant l’arrivée des troupes, réclamées depuis des heures, M. Monseu, aidé de quelques contremaîtres, s’emploie courageusement à éteindre le feu ! Enfin - il est 11 heures du soir - soixante chasseurs à pied du 3ème, venus dans la journée de Tournai, débarquent en gare de Roux. Sur l’ordre du capitaine Bultot, le commissaire de police fait les sommations d’usage. Deux décharges successives font quatre morts et sept blessés. C’est la première fusillade de Roux, le « premier massacre », selon la dénomination ouvrière de l’époque. Les saccageurs se dispersent. Dans la nuit, Roux se remplit de chasseurs et de lanciers (Gazette de Charleroi du 27).
Sur la chaussée de Charleroi à Gosselies, l’importante bande de Gilly s’est attaquée aux grandes verreries de Lodelinsart et de Jumet. Des hommes, évidemment au courant de la technique verrière, anéantissent avec des mouvements rapides et sûrs les fours, abîment la matière en fusion en y jetant pêle-mêle des crochets, des contrepoids en fonte, des briques, des brouettes, des cannes de souffleurs ! Aux Verreries nationales, appartenant à M. Sadin, à Jumet, les destructeurs réduisent en poudre pour 30.000 francs de cristal, pour 30.000 francs de verre de couleur en feuilles (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, pp. 82 et ss). Les ravages s’étendent jusqu’à Gosselies au nord, jusqu’à Courcelles au nord- ouest !
Toutes ces horreurs furent cependant dépassées par l’événement culminant du drame de 1886 : le saccage et l’incendie de la verrerie et du château de M. Eugène Baudoux, à 4 heures de l’après-midi, à Jumet (Note de bas de page : Plus exactement au lieu dit Longfestu, aux confins de Jumet et de Ransart). Ici un facteur nouveau apparaît. Il n’est plus simplement question de ce que Destrée et Vandervelde appellent, avec trop de complaisance, un « caprice de foule despote », un « plaisir enfantin de briser le verre fragile » (loc. cit, p. 83). Eugène Baudoux était un self-made man. Riche, entreprenant, il avait, dans sa belle et spacieuse usine moderne, remplacé, depuis décembre 1884, les vieux fours à pots par sept grands (page 105) fours à bassin, du modèle inventé par Siemens, de Dresde. Ces fours amélioraient la production tout en permettant de faire des économies de main-d’oeuvre et de combustible. Comme il advient pour toute innovation, les ouvriers en voulaient à leur patron à cause de ce progrès. Il « tue la verrerie », disaient-ils. Les fours à bassin constituaient en effet une grave menace pour le monopole des « souffleurs de race », spécialistes dont le difficile et pénible travail se payait jusqu’ à 800 francs par mois ! Baudoux était de ce chef entré en violent conflit avec l’Union verrière, de fondation récente (HOUDEZ, Quatre-vingt-six : Procès Falleur et Schmidt. Acte d’accusation du procureur général près la Cour d’Appel, pp. 24 et 25. Voir aussi un article de Delwarte, dans le Peuple du 14 janvier 1886, qui traite du mécontentement des verriers).. Ne prétendait-il pas préparer rationnellement des apprentis au métier de souffleur et prendre pour apprentis des fils de houilleurs ? Le 15, le 20 et le 22 mars, l’Union avait tenu des meetings houleux sur ces questions.
Dès le jeudi, Baudoux prévoyait que les grévistes s’en prendraient à lui. Par mesure de prudence, il avait, le vendredi matin, arrêté le travail de ses douze cents ouvriers. A midi, un facteur des postes l’avait averti de ce que des énergumènes menaçaient de le jeter dans un de ses fours ! Vers 3 heures et demie, Baudoux et son chef de fabrication Dailly, stationnant sur la route et y interrogeant les rares passants, entendirent gronder les premières clameurs de la bande de Gilly, qui venait de saccager les verreries De Dorlodot. Avec sang-froid, ils fermèrent à clef les portes des bureaux et se retirèrent en lieu sûr. Une fois l’usine envahie, le drame ne dura guère plus d’une demi-heure. A coups de marteau, de hache et de pioche, pots et flotteurs furent détruits ; du fer fut jeté à profusion dans la matière en fusion (Le four n° 4 contenait 350,000 kilos de matières en ignition !) ; les portes des carcaises, les clapets du gazogène furent ouverts. Etenderies, halls, hangars, bâtiments situés des deux côtés de la route furent saccagés d’une manière « scientifique » et radicale. Alors rougeoya l’incendie, qui ne laissa que des pans de mur calcinés. En présence d’une foule en délire, évaluée à cinq mille personnes, des pillards envahirent également le château, brisèrent les meubles à coups de hache, jetèrent la literie par les fenêtres, emportèrent pendules (page 106) et candélabres. La cave fut mise à sac. Enfin, on versa du pétrole sur les planchers ! Autour d’un brasier devenu rapidement gigantesque, les spectateurs, noirs de poussière et de fumée, menaient un « chahut infernal », vidaient à même bouteilles de bourgogne et de champagne, sautaient et cabriolaient, affublés des robes de Mme Baudoux, des chapeaux hauts de forme du maître. On criait « A bas Baudoux ! Il faut le pendre ! Vive la République ! » On poussait des clameurs dénuées de sens : « A bas Napoléon ! A bas Peereboum ! (Note de bas de page : Un braillard à qui l’on demandait qui était ce « Peereboum », répondit : « Un qu’a des liards ! » (J. DESTREE et Em. VANDERVELDE, loc. cit., p. 82.)) Vers 3 heures 40 un piquet d’une trentaine de lanciers avait essayé de charger la foule. Accueilli par une grêle de pierres, attaqué de face et de flanc, il avait dû se retirer précipitamment. L’émeute resta maîtresse du terrain. Selon Houdez, témoin du désastre, le spectacle de ce désordre fut inoubliable ! (HOUDEZ, loc. cit, pp. 13 et ss). (Note de bas de page : La commune de Jumet dut payer à Baudoux une indemnité de plus d’un million de francs).
Que les dévastations du 26 aient, d’une manière générale, fait l’objet de plans d’exécution entre mauvaises têtes, cela ne peut laisser aucun doute. Mais elles ne furent cependant pas tramées au cours de complots systématiques. Leur exécution fut décidée au plus tôt dans la nuit du jeudi au vendredi, dans des palabres d’estaminet occasionnelles, entre garnements, repris de justice et pauvres diables dévoyés. Quelques appels à la destruction suffirent pour faire surgir un peu partout des imitateurs, littéralement grisés par l’excitation, le bruit, la nouveauté de la situation. Et l’absence de forces armées vint encore favoriser cette anarchie bien plus spontanée que dirigée. Mais, en ce qui concerne l’affaire de Jumet, le saccage eut un caractère si unique, si particulier, que les autorités prétendirent en retrouver les causes dans une véritable machination. D’où les poursuites intentées, en juillet 1886, devant la Cour d’Assises du Hainaut, contre dix-sept inculpés parmi lesquels deux figures se détachent : celles du verrier Xavier Schmidt et d’Oscar Falleur, le jeune secrétaire de l’Union Verrière. L’analyse du procès jette une lumière très vive sur les événements de Jumet. Encore fort impressionné par le récent désastre, le jury condamna, le 11 août, Schmidt et Falleur à vingt ans de travaux (page 107) forcés, malgré les brillantes plaidoiries des avocats Lyon, Englebienne et Destrée (Note de bas de page : Pour les détails de ce dramatique verdict, cf. HOUDEZ, loc. cit., pp. 109 et ss. En 1887, Schmidt et Falleur furent graciés. Ils s’expatrièrent et Falleur mourut aux Etats-Unis). Et cependant, un examen attentif des débats prouve que ces deux hommes n’étaient rien moins que des chefs de bandes ou des provocateurs d’envergure. Schmidt, « athlète jovial à la physionomie éclatante », comme l’écrivit Edmond Picard, était un héros de salons de danse, étourdi, dépensier, hâbleur. Il avait été récemment renvoyé de chez Baudoux. Quand la foule le vit marcher, gourdin au poing, en tête d’une bande de forcenés, elle fut admirative : « Voilà le Bailly qui arrive ; la danse va commencer ! » Elle le surexcita par ses cris et fit de lui un meneur, fort déconfit par la suite et absolument prostré à l’issue du procès. Le cas de Falleur fut plus suspect. On le vit partout où il y eut des désordres, ce qu’il prétendit expliquer par le fait que, étant rédacteur au Peuple, il courait aux renseignements pour les besoins de son reportage. Il semble bien avoir crié à des camarades : « Montez chez Baudoux, faites-lui des compliments et dites-lui que j’arrive ! » On le vit trépigner de joie autour du brasier et hurler la Marseillaise. Mais les témoignages accusateurs se confondent avec tant de ragots que l’on ne peut réellement en extraire la preuve qu’il aurait, le 26, poursuivi l’assouvissement raisonné d’une rancune personnelle. Et encore bien moins pouvons-nous voir en Falleur l’agent d’hommes « en paletot et coiffés du haut de forme », qui lui auraient donné de l’argent pour voler à Baudoux ses secrets de fabrication (Note de bas de page : Les avocats de Schmidt et de Falleur firent plusieurs allusions à des menées souterraines de petits maîtres verriers, jaloux de la fortune de Baudoux, ou d’étrangers décidés à ravir ses secrets de fabrication. Il y eut en effet certains faits troublants : le coffre-fort de l’usinier fut retrouvé, défoncé, dans un champ. Le pupitre contenant le secret de la confection des verres de couleur fut dévissé et disparut. - A propos de petits patrons poussant, par intérêt personnel, leurs ouvriers dans les voies de la violence, rappelons que, le 4 mars 1886, un ingénieux polonais fut poursuivi, à Renaix, jusqu’à l’hôtel où il était descendu. Il n’avait commis d’autre crime que de réclamer 700,000 francs de dommages et intérêts à des patrons qui avaient exploité sans bourse délier un procédé de teinture des tissus pour lequel il avait pris un brevet d’invention. (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, pp. 52 et ss.)).
Mais nous avons assez parlé de la « guerre sociale » du 26 mars. (page 108) Elle laissa, disent Destrée et Vandervelde, « la contrée écrasée de stupeur et d’épouvante. » Le soir, les gens de Charleroi, montés à la ville haute, virent « l’horizon rouge des réverbérations de toutes ces fournaises. » (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, pp. 82). Ils colportaient d’une voix étranglée les plus affolantes nouvelles : toutes les usines, tous les châteaux brûlaient, de Wagnelée à Luttre, de Trazegnies à Mariemont ; le gazomètre allait sauter ; les décombres de la ville seraient plongés dans les ténèbres ! A l’Hôtel de ville, l’administration communale et l’état-major de la garde, au Palais de Justice, le Parquet, siégeaient sans interruption. Recrus par vingt-quatre heures de service faites d’affilée, sans même avoir pu délacer les chaussures, les gardes civiques poursuivaient stoïquement leurs rondes aux ponts de la Sambre et le long des boulevards (Gazette de Charleroi du 27). Ils formaient le seul rempart entre la ville restée légale et la banlieue insurgée. Ce n’était - ils s’en rendaient compte - ni le moment de hâbler, ni l’heure de défaillir.
(page 108) Les mauvaises nouvelles du pays de Charleroi, épicées de fausses rumeurs, vinrent, dès la soirée du vendredi, semer l’inquiétude dans la capitale (A 10 heures du soir, le 25, l’Indépendance belge (datée du 27) annonçait déjà brièvement l’incendie des établissements Baudoux). Au ministère de la Justice affluaient les plaintes des magistrats laissés sans l’habituelle protection de la gendarmerie. M. Thonissen, ministre de l’Intérieur, dut quitter une représentation dramatique au Cercle Artistique ; des télégrammes du duc d’Ursel, gouverneur de la province de Hainaut, réclamaient l’envoi immédiat de troupes. Un Conseil des ministres fut réuni sur-le-champ. Des mesures d’une importance capitale y furent prises : le rappel sous les drapeaux des classes de 1882 et de 1883, soit vingt-deux mille hommes (la mesure devint effective au matin du 27) ; la mise à la disposition du ministre de la Guerre des élèves de l’École militaire ; surtout la désignation du lieutenant général Vander Smissen comme chef militaire suprême chargé de la répression !
(page 109) Il y a lieu de supposer que le ministre de la Guerre avait étudié à temps le problème répressif, car, malgré la concentration de forces importantes à Liége, il parvint, au cours de la nuit du 26 au 27, à dépêcher vers Charleroi environ neuf mille hommes. Par trains spéciaux les carabiniers quittèrent Bruxelles, le 1er de ligne, Ostende et Ypres, le 6ème et le 8ème, Anvers. Le 2ème chasseurs à cheval quitta Bruges. Dès 5 heures du matin, les troupes affluaient. A midi, elles étaient toutes campées au champ de manoeuvres de Charleroi ou cantonnées dans les écoles, l’athénée, le collège des jésuites (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, p. 82).
Un peu après 7 heures du matin, le samedi, le général Vander Smissen installait son quartier général à l’Hôtel de l’Univers. Le fait que le gouvernement avait confié la mission de rétablir l’ordre à celui que les socialistes appelaient « le triste et cruel héros du Mexique » avait une signification que le Patriote du 28 souligne dans un appel A nos soldats ! « Porté par des mains comme celles de Vander Smissen, le drapeau belge aura raison du haillon sanglant de la Révolution ! » (Note de bas de page : Sous-lieutenant en 1842, Van der Smissen avait gravi tous les échelons de la hiérarchie militaire. En 1864, il avait, en qualité de lieutenant-colonel, commandé la légion belge au Mexique. Là, il avait accompli sa mission avec une bravoure incontestable mais aussi avec une rigueur jugée presque barbare. Depuis 1879, il était lieutenant-général). Avec une réelle maîtrise, Vander Smissen développa un plan d’action destiné à pacifier dans le plus bref délai les régions livrées à l’anarchie. Les entreprises industrielles et les établissements d’utilité publique reçurent des piquets de protection, les principales routes furent coupées par des barrages, des colonnes mobiles opérèrent des battues concentriques de Dampremy à Marchienne, de Lodelinsart à Gosselies, de Gilly à Châtelet. L’aire des désordres fut de ce chef aussitôt circonscrite. Sous la protection des lanciers de Namur, le travail continua le long de la Basse-Sambre : aux charbonnages d’Aiseau, aux glaceries d’Oignies, à Tamines, à Auvelais. En moins de douze heures, l’armée se rendit maîtresse de la situation, sans une hésitation, sans une faiblesse.
Des proclamations du duc d’Ursel et du bourgmestre Audent avaient annoncé que la force armée allait en finir, « sans aucun ménagement ». (page 110) Avec Vander Smissen on pouvait prévoit un régime de main de fer dans un gant d’acier. L’attente des autorités fut encore dépassée. Sexagénaire long et maigre, soldat jusqu’au bout des ongles, celui qu’on dénomma parfois le « Galliffet belge» avait un regard dur, une voix incisive, des manières tranchantes, Il somma M. Audent d’inviter la presse locale à mettre un terme à ses informations sensationnelles. Il refusa net tout secours militaire à Charleroi, la garde civique devant suffire à sa défense. Il invita le premier échevin, M. Defontaine, à faire ouvrir le feu, sans sommations légales, par cette même garde civique, si celle-ci se trouvait en péril. Le sens constitutionnel de l’honorable échevin s’émut de cette injonction et il s’ensuivit une altercation assez vive. Le 27, Vander Smissen envoyait une circulaire aux généraux placés sous ses ordres L’armée, écrivait-il, doit « remplir son mandat avec fermeté ». Tirer en l’air (on dit que la chose se fait couramment) est absurde en soi et dangereux pour les innocents. Mais il ne faut faire feu que dans les « cas clairement définis par les instructions du général en chef » (Indépendance belge du 28 mars). Ces cas n’étaient « clairement définis » que sur un point : l’initiative de l’officier, dictée par les circonstances, devait le plus possible se substituer à l’action, trop rigoureusement délimitée par la loi, des autorités civiles. Que l’officier ne s’avise surtout point de faire lui-même ces sommations. L’élément capital en matière de répression par l’armée, c’est qu’une troupe ne peut « jamais se laisser culbuter ». Si une bande marche résolument contre elle, l’officier doit se borner, en guise de sommations, à ordonner : Feu de peloton... Joue, feu, chargez ! » (Circulaire du 3 avril à propos d’un officier qui avait fait les sommations selon le mode légal. (L. BERTRAND : La Belgique en 1886, pp. 123 et 124.))
Le général Vander Smissen n’était pas, quoi qu’on en ait dit, un homme féroce, mais il avait une notion très chatouilleuse de l’honneur du soldat. Partisan convaincu du service personnel, il redoutait, d’autre part, les répercussions de la moindre faiblesse sur le moral d’une armée, certes disciplinée mais composée de soldats prolétaires,, recrutés par la voie du tirage au sort avec faculté de remplacement. Cette rigueur hâta le rétablissement de l’ordre. Indirectement, elle provoqua (page 111) malheureusement la terrifiante seconde fusillade de Roux, le samedi vers midi. Menacé par une bande de jeunes ouvriers brûlants de haine et de femmes présentant aux baïonnettes leur poitrine nue, un peloton du 2ème chasseurs à pied ouvrit le feu à bout portant. Les albinis étaient « partis tout seuls ». Douze tués, douze blessés furent les victimes de ce carnage. Dans l’après-dîner, le major commandant les lieux ordonna le tir à cent mètres, à volonté, sur toute colonne qui tenterait de s’approcher encore. La population de .Roux conserva longtemps le souvenir outré de ces actions sévères.
On peut dire que, à partir du lundi 29 et du mardi 30, le calme était revenu dans le bassin de Charleroi. Matée par Vander Smissen, l’émeute avait prétendu prendre, comme au pays de Liége, les aspects de la « mendicité armée », de « l’aumône forcée ». Déjà le samedi, au matin, une grande bande de grévistes, de vagabonds, de repris de justice, de femmes et d’enfants loqueteux, avait envahi la vieille abbaye de Soleilmont, près de Gilly, où des religieuses bernardines dirigeaient un pensionnat de deux cents élèves. Armés de haches, de pioches, de gourdins, ces pillards y avaient semé la terreur, mais s’étaient en somme bornés à une grande rafle de vêtements, de linge de corps, de draps, de casseroles, de sucre et de beurre (Patriote du 1er avril : description détaillée du saccage.). Vander Smissen ordonna aux paysans de s’armer, ce en termes énergiques qui leur rendirent courage (Note de bas de page : De son côté, le gouvernement ordonna aux bourgmestres, le 27, de mettre sur pied dans leurs communes les gardes civiques non actives, ce qui donna une forme légale à l’appel du général). Châtelains et fermiers de l’Entre-Sambre-et-Meuse apprirent avec soulagement que des patrouilles de chasseurs à cheval et de lanciers parcouraient à bride abattue la route de Florennes jusqu’à Gerpinnes et Morialmé. Toutes les maisons d’arrêt de la région carolorégienne furent bientôt remplies de prisonniers.
Les grévistes essayèrent aussi de gagner le Centre à leur cause. Mais là, soldats, bourgeois, paysans, ouvriers organisés et armés leur barrèrent la route sur le front La Louvière, Manage, Seneffe. La fusillade du Placard, à Bascoup (deux tués, quinze blessés), clôtura, le 29, (page 112) la série des répressions sanglantes. Malgré les pénibles souvenirs de la grève de février 1885, caractérisée par un échec retentissant, les houilleurs du Borinage songèrent un instant à s’unir à leurs compagnons du bassin de Charleroi (Sur les salaires dans le Centre et dans le Borinage, voir un intéressant article d’un correspondant, dans la Meuse du 5 avril). Les autorités avaient eu le temps de préparer leurs mesures d’ordre (Dès le 25, le procureur du Roi, à Mons, avait donné des instructions verbales aux commissaires de police des communes, ainsi qu’aux chefs des brigades de gendarmerie du Centre et du Borinage). A Mons, la garde civique avait pris les armes. Le camp de Beverloo avait été vidé de ses hommes pour qu’ils fussent•dirigés vers les nouveaux points menacés. La garnison d’Arlon avait été transportée à Mons par trains spéciaux. Le dimanche 28, Vander Smissen prenait le commandement des quarante-cinq mille soldats - une grande armée - distribués entre les provinces de Liége et de Hainaut (Ce chiffre fut fourni à la Chambre par M. Beernaert). Le général-major Streitz était chargé de surveiller le secteur de Mons, le général-major Wielemans celui de La Louvière. Le lundi 29, sons une pluie torrentielle, les Borains, maussades et silencieux, virent d’interminables colonnes de troupes sillonner la chaussée de Jemappes à Hornu ; le 30, par une proclamation uniforme, tous les bourgmestres de la région fulminèrent contre les éventuels auteurs « d’odieux attentats ». En cette même fin de mois, une courte grève agita les carriers d’Antoing, de Lessines et des Ecaussinnes. Ce furent les derniers sursauts de la « guerre sociale ».
(page 112) Du 27 au 29, Bruxelles vécut des heures de panique. Le samedi, le quartier du Passage et du Marché-aux-Herbes fut bien inutilement en émoi, parce que des affiches anonymes avaient convoqué à cet endroit, vers 7 heures du soir, tous ceux qui désiraient prendre dans les magasins ce que leurs moyens ne leur permettaient pas d’acquérir, tous ceux qui voulaient incendier leurs taudis et s’installer de force dans les hôtels du Quartier-Léopold ! Le dimanche, une édition spéciale de la Réforme annonça que Vander Smissen était blessé. « L’émeute (page 113) grandit ! » annonçait-elle dans un style de Cassandre ! Il y eut une forte baisse en Bourse, surtout en lots de villes !
Puis les esprits se calmèrent. On apprit que Vander Smissen était maître de la situation et que les classes rappelées faisaient paisiblement l’exercice sur les places des régions surveillées. Le gouvernement multiplia les mesures de sécurité : les réserves de soldats, de gendarmes, d’agents, les employés aux ministères de la Guerre et de l’Intérieur furent tenus sur le qui-vive ; les officiers sortant isolément furent priés de revêtir des vêtements civils ; le Sénat, la Chambre, les légations furent l’objet de mesures de protection spéciales. En application de l’article 31 de la loi sur la garde civique, le gouvernement plaça toute la milice citoyenne de l’agglomération bruxelloise sous le commandement du général Stoefs. Bref, M. Beernaert se rendait compte de ce que, à l’étranger, on disait qu’en Belgique « une lutte était engagée d’où allaient dépendre le calme et l’ordre en Europe » (Note de bas de page : M. von Puttkamer, ministre de l’Intérieur de Prusse, au Reichstag, le 30 mars). Et, dans cette lutte, il voulait coûte que coûte que « force reste à la loi. »
Placée pour la première fois, depuis la Révolution de 1830, en face de désordres à caractère social, la bourgeoisie censitaire fit résolument, et même avec une certaine dureté, face au péril. La grande séance du 30 à la Chambre, consacrée à un exposé des événements par le Premier Ministre, fut significative par son calme renfrogné. Beernaert rendit un solennel hommage à ceux qui avaient coopéré au rétablissement de l’ordre, depuis le général en chef jusqu’au plus humble des télégraphistes. Au nom de l’opposition, Frère-Orban se borna à regretter que les secours eussent été organisés trop tardivement, à son sens. Tout cela fut dit sur un ton posé, froid, éloigné de toute faiblesse. Et la Chambre passa à l’ordre du jour sans paroles de pitié, jugées à ce moment inopportunes.
Certains journaux libéraux furent choqués de cette impassibilité. La gauche n’était-elle donc capable de s’émouvoir que « pour des questions de curés », se demandèrent-ils ! (L. BERTRAND, La Belgique en 1886, pp. 101 et 102) Cette sévérité, nous la (page 114) retrouvons dans toutes les manifestations de la répression qui suivirent les troubles. Le 29, le Parquet fit une descente au siège de 1’Union verrière, à Charleroi. Le 1er avril, une perquisition de grand style, opérée à 4 heures du matin à Gilly, Sart-Culpart et Fleurus par la magistrature, appuyée sur des forces importantes, fit retrouver quantité d’objets volés chez Baudoux et au pensionnat de Soleilmont. Dès le 31, le tribunal correctionnel de Charleroi entrait en action. Il distribua avec prestesse des mois de prison à des douzaines de prévenus, troupeau hébété et peureux, à peine conscient, après la folle griserie du 26 mars, de la gravité de ses fautes (HOUDEZ : loc, cit., p. 21). Puis vinrent les condamnations sévères de la Cour d’Assises de Mons !
La classe ouvrière, unanime lorsqu’il s’agissait de distribuer des secours aux grévistes du pays noir (Note de bas de page : Les boulangeries coopératives socialistes de Gand et d’Anvers décidèrent d’envoyer des milliers de pains aux grévistes de Charleroi), ainsi que de blâmer « l’attitude inique » du gouvernement et les « provocations » de la troupe, laissa en général percer sa réprobation au sujet des excès du 26 mars. Le 28, à un meeting tenu à La Louvière, Volders dit : « je n’ose conseiller la grève. Si vous la faites, surtout pas de violences » (Correspondance particulière de l’Indépendance belge, le 30 mars). Au meeting du Vooruit, à Gand, le lundi 29, le peintre en bâtiments Van Beveren déclara que les excès étaient l’œuvre « d’anarchistes et non de socialistes » ; Anseele y invita les Flamands à ne pas imiter les Wallons. Il supplia les ouvriers de ne pas commettre de violences afin d’éviter toute possibilité de représailles. Donné dans cette ardente cuve gantoise, l’avis était excellent, mais Anseele, emporté par sa fougue, eut le tort de le corser par une « improvisation malheureuse» : « Si l’on vous massacrait, » dit-il, « il y aurait fête au palais de l’archevêque de Malines et au château de Léopold II, le volksmoordenaar ! » Ce langage, ainsi qu’un appel adressé dans le Vooruit aux mères de soldats pour qu’elles adjurent leurs enfants de ne pas tirer sur le peuple, valut au futur ministre d’Etat une condamnation à six mois de prison par la Cour d’Assises de Gand (L. BERTRAND : loc. cit., t. II, pp. 26 et ss. Le procès eut lieu au début de juin). Le 29 mars, les anarchistes bruxellois (page 115) tinrent un meeting rue des Brigittines. Des orateurs obscurs y firent l’apologie du recours sacré à la révolte. Aux accents de la Carmagnole, les auditeurs voulurent mettre ces recommandations en pratique. La police et la gendarmerie les en empêchèrent si rondement que, à la place des Palais, elles bousculèrent même le bourgmestre, le procureur général et le procureur du Roi. Parmi les soixante-sept manifestants arrêtés, les autorités retrouvèrent vingt-deux repris de justice (Indépendance belge du 30 mars) ! Cette manifestation ne rencontra aucune sympathie du côté du Parti ouvrier.
Quant à la solidarité étrangère, elle s’en tint à quelques adresses. « Nous dénonçons, » dit le Parti Ouvrier français, « votre infâme petit gouvernement censitaire, qui joue aux Bismarck et à l’Alexandre III... Vos jacqueries du Hainaut, comme nos grèves de l’Aveyron, comme les émeutes des sans-travail de l’Angleterre, sont autant de convulsions d’un monde qui finit ». Rochefort et Basly auraient voulu venir sur place exciter nos populations. Beernaert les en empêcha par des arrêtés préventifs d’expulsion, ce dont Rochefort se vengea en lançant dans l’Intransigeant contre le Premier, ce « couard doublé d’abrutié, une grossière et puérile diatribe (Patriote du 3 avril).
Nous voici arrivés aux premiers jours d’avril. La détente s’accentue. Au Borinage, la gaîté native esquisse un furtif retour offensif : le jeudi 1er avril, les bouchers des environs de Pâturages reçoivent avis de se réunir à la Grand’Place, au salon de Mme Omérine, pour recevoir de l’intendance militaire une importante commande de viande ; un personnage du monde houiller, à Wasmes, est convoyé à 6 heures du matin par un soi-disant colonel Chabanon pour recevoir le commandement d’une garde bourgeoise improvisée. Les grévistes reprennent le travail partout, sans conditions : le 5 il en reste dix mille dans le bassin de Charleroi ; le 7, onze cents seulement. Ce même jour, Vander Smissen, qui, depuis le 31, a établi son quartier général à Mons, rentre à Bruxelles. Pas un instant l’infatigable chef ne s’était départi de sa vigilance. Informé de ce que des soldats avaient reçu un libelle intitulé : « Ni Dieu, ni maître ! », il avait, le 2 avril, invité les commandants de compagnies et les chefs d’escadron à expliquer aux (page 116) soldats le caractère anarchique des « horreurs que les brigands et incendiaires avaient commises » (L. BERTRAND : loc. cit., p. 122). Le 4, il avait allègrement décidé de faire arrêter et reconduire au point de départ toute personne découverte sur le territoire d’une commune en grève et « notoirement connue comme anarchiste ! » Grâce à ces ordres, Alfred Defuisseaux et le mineur Fuviaux, qui se rendaient à Pâturages pour y donner un meeting, furent, le premier ramené à Mévergnies, son domicile, par un brigadier de gendarmerie, l’autre, refoulé sur Wasmes où il se consola en faisant un discours improvisé au salon des Gros-Nez. Le 6, en séance de la Chambre, l’honorable M. Bara demanda si ces prescriptions étaient bien conformes aux lois et formulées avec le consentement du gouvernement. « Le général Vander Smissen, » répondit prudemment M. Beernaert, « a mis un zèle extrême à la répression des désordres et il est possible qu’il ait employé des termes qui ont dépassé sa pensée. Des explications lui ont été demandées d’urgence ». Bara remercia le Premier en se défendant d’avoir visé le général. Le 7, dans sa proclamation d’adieu aux troupes, Vander Smissen abrogea ses ordres 313 et 341 (La Meuse du 8 avril). Et chacun à part soi, sauf évidemment le vainqueur dans sa superbe, poussa un soupir de soulagement.
Très vite, après cette terrible alerte, le pays reprit sa vie quotidienne. La Chambre retourna avec passion à la discussion du budget de l’instruction publique et les camelots du boulevard se reprirent à vendre « le dernier soupir de la belle-mère ». L’Indépendance du 8 analyse longuement le nouvel opéra de Chabrier : Gwendoline. Elle nous apprend aussi que le baron Kervyn de Volkaersbeke, bourgmestre de Nazareth en Flandre, vient d’être écroué à la maison de sûreté à Gand. Un arrêt de la Cour d’Appel de Gand l’avait condamné à huit jours de prison pour avoir fait enterrer un libre penseur dans le coin du cimetière le plus proche de commodités. Et tout à coup, le 9, les journaux annoncent le coup de théâtre qui va, pendant des semaines, absorber l’attention publique : dans la nuit précédente, au 112 de la rue Verte, Mme Vander Smissen, cantatrice connue, a été mortellement (page 117) blessée par son mari, l’avocat et député Gustave Vander Smissen, qu’elle recevait en cachette alors que les deux époux plaidaient en divorce (Journaux du 10 avril et jours suivants. Ce Vander Smissen n’avait aucun lien de parenté avec le général).
De ce qui précède il ne faudrait pas inférer que l’opinion se soit abstenue de tout commentaire à propos des troubles que je viens de narrer. Mais ces commentaires, comme ceux qui suivirent immédiatement la soirée du 18 mars, révélèrent une grande indigence d’idées. Le thème favori fut que des « meneurs » avaient profité de la misère générale (Beernaert à la Chambre, le 30). Le « mot d’ordre du socialisme international » aurait couru les capitales (Journal de Liége). Des « anarchistes allemands et des nihilistes russes » auraient conduit à l’abîme nos pauvres houilleurs illettrés (la Meuse du 3 avril). Comme il réclamait à ce moment du Reichstag la prorogation de la loi d’exception contre les socialistes, le ministre prussien von Puttkamer abonda dans le même sens, malgré les vives dénégations de Bebel. Par contre, dans l’esprit du correspondant parisien de la Gazette de Cologne, les coupables auraient été des agitateurs français, ceux que le Temps appelait les « sinistres apôtres de l’anarchie » (Indépendance belge du 2 avril).. En fait, bien que des étrangers, en petit nombre, eussent été arrêtés (Note de bas de page Le 22 mars, notamment, la police avait arrêté à Tilleur un barbier originaire du Hanovre, le sieur Von Breckenkampf, déjà signalé à l’administrateur de la Sûreté comme meneur anarchiste, par le bourgmestre de Jemeppe. Cet original avait orné sa chambre des portraits de Blanqui, de Luther et de Pie IX), on peut conclure sur ce point comme Henri Pirenne : il n’y eut « aucune immixtion ni aucun secours de l’étranger » dans toute l’affaire (H. PIRENNE, Histoire de Belgique, t. VII, p. 305).
Plusieurs journaux catholiques reprirent leur accusation favorite : « A bas la calotte » conduit à « « A bas les châteaux ! » La cause du désastre, dit le Patriote du 31 mars, est due à la France et à l’Allemagne, qui ont « poussé comme deux coins terribles, dans ces provinces-frontières, le socialisme envieux et le hideux matérialisme ». Les mercenaires de la presse antireligieuse ont voulu un peuple d’ouvriers sans foi, sans espérance, sans charité. « Contemplez votre œuvre ! » (page 118) Vous lui avez enlevé les espérances d’une vie future, d’une justice future, d’une récompense éternelle. « Il veut la terre puisque le Ciel n’existe plus ! »
Au meeting de La Louvière, le 28 mars, Alfred Defuisseaux avait dit : « La question sociale est posée et ce sont les gouvernants qui l’ont voulu ». Sauf la Réforme, qui menait courageusement son combat en solitaire, les journaux de la classe bourgeoise rechignèrent devant cette évidence. On avait vécu si longtemps dans l’illusion de l’honnête Eudore Pirmez : « nulle plainte du côté du travail ! » On s’était littéralement ancré dans l’idée que la liberté du travail, associée au libre-échange et à la vie à bon marché, était « l’une des plus belles conquêtes des temps modernes. » (La phrase fut prononcée par le ministre libéral Alphonse Vandenpeereboom, en 1862. A. VERMEERSCH, S.J. : Manuel social. La législation et les œuvres en Belgique (Louvain, 1900), p. 17) Et, d’autre part, l’on redoutait de paraître faible en se montrant trop sincère.
Cependant, les examens de conscience devaient tôt ou tard se faire jour dans une société composée en somme de gens honnêtes et au cœur sensible. Voici un leader du Patriote, en date du 27 mars : « L’alerte » a montré « l’impérieuse nécessité de mettre plus de justice dans le monde, d’étendre, de décentraliser le bien-être, de restreindre l’empire de la misère ». En voici un second, eu date du 3 avril : « Allons au peuple, » comme le disait Bakounine, « allons à l’ouvrier, pour le connaître, pour l’aimer ». Dans son étude sur La crise nationale (Revue de Belgique du 15 avril 1886), Adolphe Prins, nature fine et généreuse, exprime la douleur de « ceux qui, sous la croûte légère de la civilisation, ont soudain vu apparaître la sauvagerie des masses incultes ». On a trop laissé les hommes « errer comme des sauvages ». Il faut que les partis dirigeants se rapprochent, refoulent leur égoïsme et élèvent le peuple en améliorant ses conditions d’existence.
« On s’occupait peu, beaucoup trop peu du peuple, » confesse Woeste dans ses Mémoires, et il se donne l’air d’avoir attiré l’attention de Beernaert sur le problème social (Comte Woeste : Mémoires, pp. 325 et 326). En réalité, cet homme d’Etat à conceptions limitées ne pouvait rien envisager au-delà « d’institutions (page 119) de préservation et d’agrément » ; ce fut là le thème de son discours au Congrès de la Fédération catholique, à Verviers, en mai 1886 (Auguste MELOT : Beernaert (Revue générale du 15 août 1927), p. 140). Beernaert réfléchissait. Rien n’était compromis, en somme. Il n’y avait pas eu de tentative révolutionnaire, à proprement parler : ni gouvernement insurrectionnel, ni massacre d’autorités, ni destruction de travaux d’art. Le 17 avril, le Moniteur belge publiait un document de ton modéré et d’esprit substantiel : le rapport du Premier Ministre et du chevalier De Moreau d’Andoy, ministre de l’Agriculture et des Travaux Publics, recommandant au Roi la création d’une commission d’enquête (Sur les enquêtes antérieures, cf. notamment VERMEERSCH : loc. cit., et P. MICHOTTE : Etude sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (Louvain, 1904). (Publications de l’Ecole des sciences politiques et sociales de Louvain.)
Mais l’enquête, c’est l’aube des temps nouveaux, de la législation sociale, de l’entrée en scène des travailleurs chrétiens, de l’épanouissement du socialisme, du triomphe du Suffrage Universel ! Elle dépasse le cadre de mon étude (Sur le développement ultérieur des événements, cf. FRAN5 VAN KAI.KEN : La Belgique contemporaine (Paris, Collin, 1930), pp. 135 et ss).
(page 119) La grève récente des houilleurs hennuyers, en juillet 1932, a réveillé dans l’esprit d’aucuns le souvenir pâli du drame de 1886. Sans entrer dans le détail de ce conflit social, qui mit violemment aux prises les vieux syndicats socialistes et des noyaux communistes de formation récente, notons qu’il y a un certain parallélisme entre les deux séries de faits. La géographie des lieux ne s’est guère modifiée. Le problème des centres à protéger se pose avec plus d’ampleur encore qu’il y a quarante-six ans. L’armée entre en scène avec, comme jadis, des forces d’infanterie, de cavalerie, du génie, mais en plus des sections de mitrailleuses, de projecteurs et même des avions. Comme en 86, un château devient la proie des flammes (Celui de M. Coppin, directeur de la Providence, à Marchienne-au-Pont (nuit du 9 au 10 juillet)) ; le ministre de l’Intérieur, celui de la Défense nationale (Respectivement MM. Carton de Tournai et Crokaert) et le général (page 120) commandant la gendarmerie se concertent. Un militaire de haut rang (le lieutenant général Termonia), chargé de la mission de sauvegarder l’ordre et la liberté du travail, prend Charleroi comme base et répartit en zones le territoire à défendre (général Mosin à Charleroi, général Wibier à La Louvière, général Dufrasne à Mons). Enfin, comme jadis encore, les socialistes sont de cœur avec les grévistes, condamnent la « futilité » du Parlement, les « odieuses provocations » du gouvernement, et recommandent le calme.
Ceci dit, voyous les contrastes. La grève de 1932 n’est pas dirigée contre les patrons. Elle vise à empêcher l’Etat de toucher aux pensions de vieillesse et aux allocations de chômage. Les grévistes ont soigneusement préparé leur tâche. Le mercredi 6, des piquets composés d’hommes et de femmes arrêtent les autos, barrent les routes, empêchent tout travail : celui de l’ouvrier bénévole ou réquisitionné, de l’ingénieur, de l’employé. Les grévistes disposent en outre d’un excellent moyen d’action : le vélo. Par colonnes de quarante à cinquante cyclistes, ils rayonnent du Borinage vers Charleroi, La Louvière, Tubize. Ils procèdent sans violences mais avec une froide volonté : un bref entretien avec les directeurs d’usines et les délégués ouvriers suffit. Tout travail cesse. Quelques estafettes à motocyclette soulèvent tout un secteur.
En revanche, la défense est également mieux organisée. On est, dès le premier coup d’œil, frappé par la puissance acquise par la gendarmerie. Depuis 1886, époque où elle ne comptait que deux mille hommes éparpillés en trop faibles et multiples brigades, on n’a plus cessé de songer à son renforcement cadres plus nombreux, constitution d’un second corps (Sur ces projets, lire une intéressante lettre de Léopold II à Beernaert, le 31 mars 1886, dans Léopold Il et Beernaert d’après leur correspondance inédite de 1884 à 1894, publiée par EDOUARD VAN DER SMISSEN (Bruxelles, 1920), t. 1er, p. 84), etc. Enfin, après la guerre, on en est arrivé à la réalisation d’un projet déjà esquissé par le ministre Wasseige en 1871 : une gendarmerie mobile et concentrée. Des groupes sont créés à Bruxelles, Charleroi, Anvers et Liége. Ils disposent de camions automobiles, d’autos mitrailleuses, de motocyclettes, de vélos. Sur réquisition du gouverneur de la province, M. Damoiseaux, ces forces (page 121) ont, dès le 8 juillet, abordé la tâche de rétablir l’ordre. Deux généraux, Jolly et Moury, les dirigent. L’armée n’intervient que sur demande de la maréchaussée et dans les limites de ses réquisitions.
Il n’y a plus trace de garde civique. Ce sont des agents de police qui gardent les ponts sur la Sambre, à Charleroi, et qui, le samedi 9, défendent à coups de matraque la passerelle que les grévistes prennent d’assaut après une lapidation énergique. Ne nous attardons pas à regretter la disparition de l’honnête milice citoyenne. Elle n’est plus concevable en un temps de masques à gaz et de grenades à main !
Enfin, lorsque la grève empire, une nouvelle situation est, en 1932, créée. Le pouvoir militaire, chargé de la direction suprême du service d’ordre, adopte le régime classique des trois sommations - sauf en cas d’extrême nécessité mais sans concours de l’autorité civile. La police est rendue à un rôle strictement administratif. Seuls des gendarmes et des soldats sont opposés au peuple. Le 18 juillet, la force de résistance de la grève est brisée. Malgré le caractère extrêmement sévère de l’élément répressif, la paix sociale a pu être restaurée sans « massacres de Roux ». Que le lecteur me pardonne ce hors-d’œuvre après un travail poussé aux limites du fastidieux. Je n’aurais point fait ce rapprochement qu’il s’y serait complu par lui-même.