(Paru à Bruxelles en 1936, chez Office de Publicité)
(page 197) Arrivé à la fin de cet ouvrage, le lecteur se plaira sans doute à en retirer quelques impressions d’ensemble. Les lignes qui suivent ont pour but de l’aider dans ce travail d’orientation.
Tout d’abord, il convient de remarquer que deux de nos commotions populaires eurent un caractère si particulier qu’il faut les considérer comme des phénomènes uniques. Les troubles anti-orangistes des 5 et 6 avril 1834 s’apparentent à ceux de 1831. Lorsqu’un peuple est menacé sur ses frontières, il commence par se retourner contre ceux qui, dans le pays même, pactisent avec l’étranger. Si les autorités ne se chargent pas de cette épuration, un groupe de citoyens en assume la responsabilité. Il agit presque impunément, étant couvert par la bienveillance à peine déguisée du public et par l’inertie systématique des éléments auxquels incombe, d’une manière normale, le maintien de l’ordre, la protection de la vie et des biens de la communauté. De ce type furent les terribles massacres de royalistes, « d’agents de Pitt et de Cobourg », dans les prisons de Paris, en septembre 1792. Notre émeute de 1834 « pour le gouvernement », née en regard du « péril hollandais », fut heureusement assez anodine.
Les troubles et les grèves de mars 1886 n’eurent également pas leurs pareils dans les années qui précédèrent ou suivirent. La ruée au pillage des magasins, le 18 mars à Liége, le saccage du quai des Carmes à Tilleur, le 20, appartiennent au climat de l’époque. Comme la manifestation des sans-travail à Trafalgar Square et les dévastations de Piccadilly et de Pall Mall, le 8 février précédent, comme les sursauts de New-York et d’Amsterdam, ce furent des révoltes soudaines de la misère, des réactions obscures, violentes, anarchiques, contre les iniquités (page 198) sociales. Les grèves « irraisonnées et têtues » du temps furent également des protestations, primitives quant aux fins poursuivies, de caractère terroriste quant aux moyens de débauchage utilisés. Cette brève « guerre sociale » fut sans lendemain. D’une part, les autorités et la masse du pays avaient ordonné et approuvé des mesures répressives qui terrifièrent le prolétariat ; d’autre part, les jeunes leaders du nouveau Parti Ouvrier surent, avec modération et fermeté, orienter ce même prolétariat vers la conquête pacifique d’une série de réformes politiques, économiques et sociales. Au cours de ces émeutes d’un caractère si nettement circonscrit, la « saturnale » de la verrerie Baudoux fut un épisode culminant, mais lui-même de caractère tout local et spécial : la destruction d’un outillage d’usine modernisé par un personnel d’ouvriers qui redoutent de son utilisation une crise de main-d’oeuvre. Le cas se présenta rarement en Belgique. Ou en trouve des exemples à l’aube du 26 août 1830, lorsque, au lendemain de la représentation de la « Muette », le peuple alla, dans les tissages dotés de nouvelles machines de la banlieue bruxelloise, « faire ses propres affaires ».
Passons à présent à ces efforts populaires prolongés, tantôt plus ou moins spontanés, tantôt plus ou moins prémédités, que l’on appelle « manifestations répétées » et, s’ils s’amplifient, des « mouvements ». Il en est qui visent à empêcher le Pouvoir d’accomplir un ou des actes ; d’autres, au contraire, tendent à contraindre celui-ci à en poser.
Parmi les premiers, il faut dégager un cas spécial : la journée du 7 septembre 1884. Ce fut, en réalité, une contre-manifestation, la réaction de la capitale libérale contre la volonté, d’ailleurs parfaitement légitime, des catholiques de la province et des campagnes, de prouver leur puissance par une de ces démonstrations « de grande voirie » qu’ils avaient jusqu’à présent tant critiquées chez leurs adversaires.
Parmi les mouvements visant à briser la politique du gouvernement, il en est un qui échoua et trois qui réussirent.
Le « Meeting » anversois de 1862 contre les servitudes militaires et « l’embastillement » d’Anvers s’effondra parce qu’il ne rencontra pas d’écho ailleurs et parce que ses chefs furent séparés par trop de discordances. La révolte d’une seule commune contre le gouvernement, la dynastie et le reste du pays était d’avance vouée à l’insuccès.
(page 199) Les trois commotions couronnées de résultats : celles de 1857, de 1871 et de 1899, présentent de grandes analogies. Chaque fois l’on se trouve devant des actes posés par le gouvernement, qui indignent les grandes agglomérations démocratiques, surtout la capitale. En mai 1857, le cabinet catholique De Decker veut faire passer la « loi des couvents » ; en novembre 1871, le ministère catholique d’Anethan prétend maintenir M. De Decker au poste de gouverneur du Limbourg, après les affaires Langrand-Dumonceau ; en juin 1899, le Premier catholique Jules Vandenpeereboom présente à la Chambre son projet, dit « truqué », de Représentation proportionnelle.
Dans chacun de ces trois cas, la résistance naît et s’accentue d’une manière imprévue. En 1857, Léopold Ier constate lui-même une « émotion rapide et contagieuse ». En 1871, Bara et son groupe sont certes bien pour quelque chose dans « l’explosion publique », soeur de la « spontanéité foudroyante » de 1857, dont parle Guillery. La ténacité des manifestants, pendant neuf jours de temps affreux, n’en est pas moins frappante. En 1899, il ne faut pas quatre jours au gouvernement pour qu’il s’aperçoive que la « petite rougeole » du début tourne à la plus furieuse des colères populaires.
Chacun de ces mouvements provoque un vif mécontentement parmi les catholiques. Chaque fois en effet, un ministère de droite, régulièrement constitué et appuyé, au sein des Chambres comme dans l’ensemble du pays, sur une majorité légale imposante, se voit forcé de capituler devant la « politique de grande voirie. »
L’émeute des « gants glacés » du 27 au 29 mai 1857 - même si elle ne fut qu’une grosse cabale - tua net le projet de loi Nothomb sur les fondations charitables. En 1871, l’opinion soulevée ne se contenta point de la démission du pauvre M. De Decker ; elle amena Léopold II à exiger la retraite du cabinet, geste hardi que le souverain renouvela en 1884 à l’égard de MM. Woeste et Jacobs, après les élections communales libérales du 19 octobre. Vandenpeereboom et son projet de Représentation proportionnelle s’effondrèrent devant le sursaut des villes, en 1899. Les catholiques reprochèrent chaque fois âprement à leurs adversaires de ne pas avoir recouru uniquement aux nombreux moyens légaux qui étaient à leur disposition dans notre classique « terre de liberté » : les meetings, les polémiques de presse, (page 200) les cortèges paisibles, les débats parlementaires, la préparation des élections. Bien plus, ils accusèrent les bourgmestres libéraux Charles de Brouckère en 1857, Jules Anspach en 1871, Charles Buls en 1884, tous adversaires du gouvernement, d’avoir fait fi du concours de l’armée, mise à leur disposition par l’Etat, et de n’avoir compté que sur l’appui de la garde civique, c’est-à-dire de leur « corps électoral armé ! » En 1899, il est vrai, Charles Buls eut recours aux gendarmes et ceci ne lui fut que trop reproché. Mais, déjà le 1er juillet, les bourgmestres libéraux des grandes villes se rendaient en corps auprès du Roi pour lui exposer leur « impuissance devant la colère populaire ». Le pouvoir communal fut-il donc vraiment inférieur à sa tâche ?
Au cours de mes exposés, j’ai trop longuement insisté pour avoir à y revenir sur le rôle correct des divers corps de la garde civique (notamment au cours des terribles épreuves de Liége et de Charleroi en 1886) ; j’ai dit combien les bourgmestres firent avec succès, tout en appartenant au camp opposé au gouvernement, respecter l’ordre sans inutiles effusions de sang. Tout compte fait, les plaintes amères dirigées contre les uns et les autres ne furent certes pas tout à fait injustifiées, mais elles s’amplifièrent exagérément au souffle de ce que l’on appelle aujourd’hui la « passion partisane ».
Par un contraste assez curieux, la droite jugea avec moins de sévérité les bagarres de 1899. Jamais cependant l’opposition ne fit plus ouvertement fi des règles constitutionnelles. La Chambre donna l’exemple du désordre par une « insurrection parlementaire ». Toutes les gauches, toutes les grandes villes s’unirent pour « ériger l’émeute » - je reprends ici une phrase de M. Maurice Wilmotte - en « système d’opposition politique ». Les manifestants, tous régulièrement électeurs, n’eurent même pas l’excuse, comme aux temps du régime censitaire, de ne pouvoir exprimer autrement que par des violences leurs sentiments. La garde civique de l’agglomération bruxelloise eut une attitude plus que douteuse. Mais le caractère bouffon des troubles et leur courte durée masquèrent ce que ce mouvement naissant aurait eu de dangereusement révolutionnaire s’il avait dû se poursuivre.
Faisons un dernier rapprochement. En fin de compte, les manifestations-désordres de 1857, de 1871 et de 1899 réussirent parce que, dans chacun de ces cas, le gouvernement avait présenté au public ce (page 201) que le vieux Charles Rogier appelait spirituellement de trop « gros morceaux à digérer ». Du côté catholique même, De Decker et d’Anethan ne rencontrèrent pas un appui unanime ; en 1899, M. Woeste déclarait « indéfendable » le projet Vandenpeereboom. D’autre part, le grand public n’aimait pas plus que nos souverains les « défis à l’opinion ». Aussi la masse des gens « qui ne font pas de politique » ne garda-t-elle aucune rancune à ceux qui étaient plus ou moins sortis des voies légales pour combattre une politique jugée sectaire. En 1857, les élections communales du 27 octobre et générales du 10 décembre rendirent aux libéraux la fameuse « majorité de l’émeute ». En 1871, 1884 et 1899, l’opinion publique moyenne sut gré au Roi d’avoir remplacé des ministres trop combatifs par des hommes prudents et modérés, comme Malou, Beernaert et De Smet de Naeyer. Ces réactions du corps électoral contre tout « excessivisme », réactions imprégnées d’impondérables, sont extrêmement difficiles à déterminer d’avance ; elles n’en ont pas moins l’inflexibilité des oscillations du pendule. Elles s’affirmèrent à diverses reprises en 1911, lors de la politique du « bon scolaire », et, en sens opposé, l’année suivante, après la formation du cartel anticlérical libéral-socialiste, accord conclu par désespoir, dans l’obsession de la chute d’un gouvernement invariablement catholique depuis vingt-huit années !
Une preuve plus forte encore de cette volonté du Belge moyen d’éviter les aventures nous est fournie par l’échec retentissant des deux mouvements socialistes de 1893 et de 1902, organisés dans le but de contraindre le gouvernement à instituer le régime du suffrage universel pur et simple. Et cependant, le Parti ouvrier n’ordonna aucun acte vraiment révolutionnaire. Mais il usa de deux méthodes qui scandalisèrent les classes moyennes et rurales la manifestation, transformée en une manière de guérilla aux fins de « harceler la force publique », et la grève générale, décrétée à titre de moyen d’action politique.
Simples « gamineries déambulatoires » au début, les manifestations de 1893 rencontrèrent en M. Buls un adversaire déterminé. Ses collègues l’imitèrent, même le bourgmestre d’Anvers Van Rijswijck qui, au début, avait cru pouvoir faire preuve d’une confiance britannique à l’égard des organisateurs de cortèges et de meetings. Dès le vendredi (page 202) 14 avril, la bataille était gagnée dans les rues de Bruxelles, aux abords de la Maison du Peuple. Ni le gouvernement, ni les majeurs, ni la gendarmerie, la garde civique ou la police n’avaient admis l’idée de céder devant la menace. En 1902, l’irritation du grand publie fut plus vive encore. L’agitation créée d’une manière factice, huit jours avant la date des débats parlementaires, les discours exaltés, les raids de « bandes organisées » de jeunes-gardes socialistes, la tragique fusillade de la rue du Temple, provoquèrent une coopération amicale entre le ministre de l’Intérieur De Trooz, le bourgmestre De Mot et ses collègues, l’armée, la garde civique, la maréchaussée, la police. Dans certains cas, cette répression prit même, hélas, l’apparence de rancunes politiques brusquement assouvies.
Des deux grèves générales, l’une - celle du 4 avril 1893 - fut présentée ouvertement par les chefs du Parti ouvrier comme un moyeu d’agitation ; l’autre - celle du 13 avril 1902 - comme un « blocus et non un assaut », un retour vers les voies légales destiné à rassurer une opinion que les troubles des jours précédents avaient indignée. Dans les deux cas, néanmoins, la grève générale politique fut impopulaire, sauf, évidemment, an sein du prolétariat ouvrier. D’où l’échec de ces mouvements et les actes de fureur, de désespoir, suivis de feux de salve, qui ensanglantèrent leurs derniers jours (fusillades de Mous et de Borgerhout en 1893, de Louvain en 1902). Mis en échec, le 18 avril 1893, par le vote de la transaction Nyssens et complètement vaincu, le 20 avril 1902, le parti socialiste ne s’obstina point dans des voies d’intimidation « romantiques » ; il organisa avec patience et fermeté la grève pacifique et virtuellement générale de 1913, qui ouvrit enfin aux classes laborieuses les approches du suffrage universel « pur et simple ».
De nos jours (l’exemple de 1936 est là pour nous en convaincre), la grève générale, perfectionnée dans ses moyens d’action et de propagande, a conservé un grand prestige comme moyen de pression au sein des masses ouvrières. L’exemple de 1932 a prouvé que le Pouvoir, plus fort, plus centralisé que jadis, peut, de son côté - quand il en a la volonté - user de méthodes répressives plus directes et plus immédiates. Mais, entre ces deux forces parfois inquiétantes, le sens du pays a gardé ses convictions profondes de jadis : la dictature de la rue (page 203) et l’intimidation d’un côté, la violence et les brutalités de pandours de l’autre ne sont pas les méthodes d’un pays libre. Longtemps encore, soyons-en convaincus, il restera fidèle au conseil que Léopold II, le Subtil, avait déjà donné il y a un demi-siècle : « Pour avoir le pays avec soi, il faut être sage ! »