(Paru à Bruxelles en 1910, chez J. Lebègue et Compagnie)
page 1 Parmi les sujets de notre histoire les mieux fournis au point de vue bibliographique se place, au premier rang, la révolution de 1830. Si, jusqu'à présent, peu d'auteurs étrangers se sont préoccupés d'augmenter sa littérature (Note de bas de page : A. STERN, auteur d'un ouvrage intitulé : « Geschichte Europas, von 1830 bis 1848 », a consacré dans le tome IV (1905) deux chapitres (II et V), très personnels et très documentés, au royaume des Pays-Bas et à la révolution belge. Le chapitre écrit par A. WADDINGTON sur « l'Insurrection belge et le royaume de Belgique », dans le tome X de l' « Histoire générale de l'Europe » de LAVISSE et RAMBAUD, ne dépasse pas les limites d'un intéressant résumé), les Belges et les Hollandais, par contre, ont été, dès le premier moment, séduits par l'épisode le plus important de nos annales contemporaines. Déjà en 1833, le diplomate luxembourgeois J.-B. Nothomb publiait un Essai historique et politique sur la révolution belge, signalant les principaux griefs articulés contre le gouvernement hollandais et décrivant surtout les négociations diplomatiques qui précédèrent la reconnaissance de la Belgique comme État indépendant par les puissances (Quatrième édition en 2 vol., parue à Bruxelles en 1876). Deux ans plus tard, le conseiller d'État baron de Keverberg, originaire de l'ex-principauté épiscopale de Liége, ripostait à l'Essai de Nothomb par une défense (page 2) méthodique du régime batave, intitulée : Du royaume des Pays-Bas et de sa crise actuelle (La Haye, 1835, en 2 vol. Voir la « Défense » de Nothomb dans la 4e édition de son Essai, t. Ier, pp. 395 et suiv.). La même année Ch. White, un Anglais résidant en Belgique à l'époque de la révolution, en analysait pittoresquement les phases, mais en s'excusant de ne pouvoir tout dévoiler, les événements étant trop récents et des liens d'amitié le rattachant aux hommes politiques qui y étaient mêlés (CH. WHITE, The Belgian revolution (Londres, 1835, 2 vol.). Trad. par Miss MARY CORR, La Révolution belge de 1830 (1836)). En 1839 enfin, de Gerlache faisait éditer son Histoire du royaume des Pays-Bas depuis 1814 jusqu'en 1830, travail extrêmement important, dans lequel les auteurs de livres subséquents ont largement puisé (Voir OEuvres complètes, t. Ier à III).
Ces œuvres d'ensemble sont des plaidoyers en faveur de l'une ou de l'autre des causes en présence. Leurs auteurs, ayant généralement joué un rôle politique important, défendent leurs actes contre la critique, passent sous silence certains faits, insistent sur d'autres qu'ils désirent mettre en lumière. Chez eux, la partialité est encore atténuée par la sérénité relative des jugements et par la modération du style, mais cette partialité s'accentue à l'extrême dans les panégyriques que prononcent sur eux-mêmes d'autres acteurs de la révolution, violemment attaqués, blâmés pour leur faiblesse ou leur intransigeance, parfois soupçonnés ou accusés de trahison, tels don Juan Van Halen (VAN HALEN, Les Quatre Journées, Bruxelles, 1831), le comte de Bylandt (W. Grave VAN BYLANDT, Verhaal van het oproer te Brussel La Haye, 1831), Kessels (KESSELS, Précis des opérations militaires durant les quatre journées de Septembre, Bruxelles, 1831), (page 3) et les auteurs de Mémoires, tels De Potter (L. DE POTTER, Souvenirs personnels (Bruxelles, 1839, 2 vol. ; 2e édit. en 1840). (Note de bas de page : L'auteur se défend vivement contre les attaques dont il a été l'objet de la part de ses collègues du Gouvernement provisoire. Montre les petits côtés des luttes politiques du temps. Le tome II est plein de notes et de lettres, ainsi que de plans utopiques et de projets bizarres dus à l'esprit imaginatif de ce pamphlétaire brillant, mais de caractère ambitieux et difficile), De Mérode-Westerloo (Comte H. DE MÉRODE-WESTERLOO, Souvenirs (Note de bas de page : Cet ouvrage, dû à la plume du frère des deux de Mérode qui participèrent à la révolution, est très curieux. Il montre les aspects de la vie privée au début du XIXe siècle, décrivant surtout les réjouissances, bals et fêtes. Publié à Paris et à Bruxelles, en 1864) ou Van der Meere (Général comte A.-L. VAN DER MEERE) (Bruxelles, 1880). L'auteur, condamné sévèrement pour participation à des complots orangistes, défend son attitude). En somme, tous les ouvrages publiés dans la première décade qui suivit la rupture entre le Nord et le Midi, ainsi que les Mémoires et les Souvenirs doivent être utilisés avec la plus grande circonspection/
(Note de bas de page : On peut encore signaler parmi les Souvenirs les plus intéressants ceux de : J. EBEAU, « Souvenirs personnels et correspondance diplomatique » (Bruxelles, 1883), de PLETINCKX (Bruxelles, 1857) et, parmi les Mémoires, ceux du comte GOBLET D'ALVIELLA (2 vol., Bruxelles, 1864-1865). Nous ne parlons même pas ici de véritables pamphlets, tels que la « Geschichte der Niederlanden und der belgischen Revolution » (2 vol., Leipzig, 1832) d’UNGEWITTER, les « Etudes sur la révolution belge » (mai 1834) de FROMENT, les « Dix Jours de campagne ou la Hollande en 1831 » (1 vol., Amsterdam, 1832) de DURAND, etc.)
Il en est de même, bien que leur caractère soit déjà quelque peu transformé, pour les histoires de la révolution éditées vers le milieu du XIXe siècle. Leurs auteurs, tant Belges que Hollandais, pêchent par excès de patriotisme. Ils se cantonnent dans leurs positions et reproduisent avec parti pris les arguments favorables à leur thèse, développés par leurs devanciers. L'infatigable Théodore Juste, dont l'attention se dispersa sur beaucoup trop d'objets (page 4) pour qu'il ait pu les approfondir, reste le prototype des auteurs de ce genre de productions, écrites en un style froid et un peu ampoulé. Le Soulèvement de la Hollande en 1813 et la fondation du royaume des Pays-Bas (Bruxelles, 1870), La Révolution belge de 1830 (Bruxelles, 1872, 2 vol.), Le Congrès national de Belgique (Bruxelles, 1880, 2 vol.), les vingt-deux biographies d'hommes remarquables, successivement publiées de 1865 à 1880, sous le titre : Les Fondateurs de la monarchie belge sont autant de travaux sérieux, rehaussés par des documents reproduits in extenso, mais on doit se mettre en garde contre leurs tendances manifestement trop belgophiles. De même, le zèle orangiste déployé par le professeur Bosscha dans sa biographie de Guillaume II (Bosscha, Het leven van Willem II (3e édit., Amsterdam, 1865)), réduit au minimum la créance que l'on peut avoir en ses assertions. Parmi les écrivains qui se distinguent par leur originalité, signalons, en Belgique, le procureur général honoraire Charles-Victor de Bavay, auteur d'une Histoire de la révolution de 1830 (Bruxelles, 1873) qui l'engagea dans de violentes polémiques avec Juste, irrité de voir son domaine livré à d'autres explorations et ses théories fortement controversées (Note de bas de page : Juste accusa notamment de Bavay de ne pas s'être suffisamment documenté, d'être vaniteux et d'avoir voulu « précipiter du Capitole » nos « patriotes ». Dans une réponse fort vive, de Bavay se posa en historien ayant le premier décrit complètement la révolution et blâma les indulgences de son adversaire pour les faiblesses des chefs du mouvement). Certes, l'ouvrage de de Bavay est rempli d'opinions discutables, il présente des lacunes, contient des attaques passionnées et des points de vue tendancieux, mais la documentation en est judicieusement établie et les aperçus en sont parfois d'une frappante exactitude. En Hollande, l'historien protestant J. De Bosch-Kemper (page 5) publia en 1868 et en 1873, deux volumes remarquables par leur modération et par la richesse de leurs sources : rapports secrets, souvenirs personnels et récits d'hommes politiques contemporains (Jhr. Mr J. DE Bosch-KEMPER, De staatkundige geschiedenis van Nederland tot 1830 (Amsterdam, 1868) ; Geschiedenis van Nederland na 1830, t. Ier (Amsterdam, 1873)). Nuyens, auteur catholique, se signale également par l'autorité et le calme de ses jugements (Dr W.J. F. NUYENS, Geschiedenis van het Nederlandsche volk, van 1815 tot op onze dagen, t. Ier et II (1883-1884)).
De nos jours, tout a bien changé de face. Les auteurs contemporains sont moins soucieux de développer une thèse favorite que de décrire les événements avec exactitude. De plus, tant d'années se sont écoulées depuis la séparation des deux peuples que, de part et d'autre, toute trace d'animosité a disparu pour faire place, de chaque côté de la frontière, à un courant de sympathie croissante. En 1905, M. Victor Fris, professeur à l'athénée de Gand, publiait, en flamand, trois études des plus intéressantes sur la révolution, études écrites avec une grande impartialité (Publication intitulée Vlaamsch-België sedert 1830 (Edit. du V. de Hoon-Fonds), t. (er (Gand, 1905), pp. 82 et suiv. : V. Fris, I. De regeering van koning Willem I, pp. 145 et suiv. ; II. De Belgische omwenteling, pp. 188 et suiv. ; III. De stichting van het koninkrijk België. Excellente table bibliographique. Ces trois études ont également paru en un volume sous le nom de 'T Jaar 30 : Een volksboek, in-8° (Ad. Hoste, Gand)). Plus orangiste et surtout plus gallophobe est M. Josson dans ses Onthullingen over de Belgische omwenteling van 1830 (Anvers, 1903). L'auteur tend exclusivement à prouver que la révolution fut l'oeuvre d'un parti d'annexion à la France. Il semble dédaigner les règles essentielles de la critique historique ; néanmoins, son livre, fruit d'études considérables et rempli de citations, mérite d'être signalé.
Dans les Pays-Bas, M. Th. Colendrander écrivait, la même année, à l'occasion du soixante-quinzième anniversaire de l'indépendance de la Belgique, un volume captivant, dans lequel il analyse (page 6) les causes profondes du soulèvement de 1830. Plus synthétique que chronologique, cette œuvre est insuffisante quant au plan ; elle commence par une série de considérations curieuses sur la culture intellectuelle et la vie sociale des Belges et des Hollandais, au XVème siècle, pour se terminer par une succession sèche de rapports d'ambassadeurs et d'agents secrets français. Dans son ensemble, elle réalise cependant un grand progrès, car elle étudie avec clairvoyance la psychologie sociale de la révolution.( Dr TH. COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, La Haye, 1905). (Note de bas de page : Tout en constatant le caractère inéluctable de la séparation, l'auteur regrette qu'à l'heure actuelle les deux peuples continuent à s'ignorer au lieu de chercher à se connaître et à s'apprécier. Il voudrait voir créer une chaire d'histoire de Belgique dans les universités néerlandaises, et, réciproquement, un cours d'histoire de la Néerlande dans nos établissements scientifiques supérieurs) En 1907 enfin, le professeur à l'Université de Leiden, P.-J. Blok, a publié le tome septième de son Histoire du peuple néerlandais, ouvrage de tout premier ordre. Dans ce nouveau volume, pourvu d'un répertoire bibliographique dûment documenté, sont décrits le régime hollandais et la rupture (Prof. P. J. BLOK, Geschiedenis van het Nederlandsche volk. VIIde deel (Leiden, 1907). Un historien anglais, M. Demetrius C. Boulger, auteur d'une History of Belgium impartiale mais sans grande originalité, s'est occupé également des événements de 1830 de cet ouvrage dans le tome II (Londres, 1909)). Pas plus que Colenbrander, Blok n'épargne Guillaume Ier ni ses concitoyens, et ses arguments témoignent d'un esprit clair, judicieux et modéré.
Un très grand nombre d'études sur des sujets particuliers relatifs à la question hollando-belge ont, en outre, paru depuis une vingtaine d'années. Elles sont évidemment de valeur très inégale. Signalons, parmi les meilleures, les recherches de M. Poullet, professeur à l'Université de Louvain, sur les premières années du régime hollandais (page 7) et les débuts de la révolution, celle du comte O. de Kerchove de Denterghem sur le même sujet, celles des Pères Delplace et Albers sur les affaires religieuses. M. Discailles, professeur à l'Université de Gand, a étudié la vie des frères Rogier ; le comte A. Martinet, les deux interventions françaises en Belgique ; le baron Deschamps, MM. Carlier, Guyot, Dollot, de Lannoy et d'autres, les questions diplomatiques et la neutralité de la Belgique (Les titres complets de ces études sont signalés en note dans le corps de notre ouvrage).
Mais arrêtons ici cette énumération d'ouvrages, fondés les uns sur des documents inédits : lettres, rapports, notes confidentielles, les autres sur des recueils de pièces officielles (Parmi les recueils de pièces officielles, signalons ceux du référendaire J. J. F. NOORDZIEK, Verslag der handelingen van de Staten-Generaal (La Haye, ann. 1862 et suiv.), et de J.-G. VERSTOLK VAN SOELEN, Recueils de pièces diplomatiques relatives aux affaires de la Hollande et de la Belgique en 1830-1832 (La Haye, 1831-1833, 3 vol.)), ou encore sur l'analyse critique des journaux (Journaux officiels : Nederlandsche Staatscourant ; Moniteur belge (depuis le 16 juin 1831). Sur les journaux en général, cf. WARZÉE, Essai historique et critique sur les journaux belges (Gand, 1845).), libelles, pamphlets et caricatures de l'époque. Le temps ayant apaisé bien des rancunes et les contemporains de la révolution ayant disparu, il devient possible d'exhumer des papiers restés cachés jusqu'ici par prudence ou par délicatesse. Les familles ouvrent leurs archives particulières. Voir notamment le livre récent du comte Af. du Chastel, 1830. Les Hollandais avant, pendant et après la révolution. D'après des souvenirs de famille (Bruxelles, A. Dewit, 1908). Voir aussi les Documents inédits sur la révolution belge (I. Lettres de J.-F. Staedtler à S. A. S. le Prince Auguste d'Arenberg (7 août-7 novembre 1830) ; II. Relation du bombardement d'Anvers d'après les papiers inédits du lieutenant général baron Chazal, ancien ministre de la Guerre), publiés par le baron Camille Buffin (Bruxelles, A. Dewit, 1910).) ; l'État belge et l'État hollandais (page 8) suppriment graduellement les entraves apportées aux recherches des érudits dans leurs dépôts officiels.
(Note de bas de page : Les archives de l'État, à Bruxelles, ne contiennent pas énormément de documents sur la période s'étendant de 1815 à 1830. Parmi celles des ministères, le fonds du Département des Affaires étrangères est virtuellement le seul ouvert jusqu'à l'année 1870. L'État néerlandais a rassemblé les archives des divers départements ministériels dans le dépôt de l'État, à La Haye. Avec une autorisation du ministre compétent, autorisation d'ailleurs facile à obtenir les chercheurs peuvent prendre connaissance des documents des divers ministères : Intérieur, Waterstaat, etc., jusqu'à l'année 1830.)
En abordant, après tant d'autres, l'étude du soulèvement en Belgique, nous nous sommes proposé de narrer la succession des événements dans l'État des Pays-Bas, de 1814 à 1830, en en exposant les causes, l'enchaînement et les conséquences d'après les découvertes les plus récentes. Pour les Belges ignorant la langue néerlandaise, les travaux de Fris, de Colenbrander, de Blok restent inaccessibles. Les conclusions de ces savants, les documents qu'ils publient, certains résultats déjà obtenus antérieurement, permettent aujourd'hui de se faire une idée de plus en plus nette de la révolution. Tout en respectant scrupuleusement les faits définitivement acquis, nous avons gardé notre liberté d'appréciation sur des points nombreux. Nous nous sommes efforcé d'étudier surtout les caractères psychologiques et sociaux du problème, pouvant d'autant mieux le faire que les questions militaires et diplomatiques ont déjà été éclaircies précédemment. Ne nous plaçant ni exclusivement au point de vue belge, ni exclusivement au point de vue batave, nous avons tenté d'esquisser dans un même tableau le développement parallèle des deux parties du royaume de Guillaume Ier, ainsi que les motifs de leur antagonisme.
Pareil sujet peut-il être traité avec une complète (page 9) impartialité ? Dans l'ouvrage que nous signalions plus haut, Colenbrander fait observer que pour décrire avec exactitude l'histoire des deux pays, unis pendant quinze ans par la volonté de l'Europe, la condition première est de connaître et d'aimer également la Belgique et la Hollande (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, p. 136). Cette condition-là, du moins, nous sommes sûr de la remplir, appartenant par des liens d'origine et de profonde sympathie aux deux branches de l'ancien royaume des Pays-Bas.