(Paru à Bruxelles, en 1856, chez Libraire polytechnique d’Augistre Decq)
(page V) Les études qui suivent, - fruits et charmes de loisirs, que je n’avais pas recherchés, - n’étaient pas destinées, dans le principe, à recevoir la publicité. En me déterminant à les mettre à jour, j’ai été guidé par plusieurs motifs.
D’abord, un pareil travail n’existe pas encore, que je sache. Or, pour les nations comme pour les individus, il est bon de regarder parfois derrière soi, afin d’examiner les fautes commises, de constater le bien accompli, de réaliser les progrès seulement entrevus. C’est ainsi que l’étude du passé devient la leçon de l’avenir.
Ensuite, mes recherches m’ont bien fait voir (page VI) que c'était une œuvre de longue haleine que celle de recueillir, dans les documents parlementaires si nombreux et dans l'immense collection du Moniteur, les faits et les actes de nos diverses législatures, pendant une période de plus de dix-sept années. En les publiant, j'ai désiré épargner à ceux qui s'occupent de ce genre de travail le temps, les peines et quelquefois l'ennui d'investigations aussi longues. Je voudrais que ce livre pût servir, aux vétérans législateurs, de répertoire des actes auxquels ils ont contribué ; aux nouveaux enrôlés parlementaires, de guide pour les études qu'ils doivent entreprendre.
Enfin j'ai eu en vue principalement de démontrer, par les faits, l'excellence du régime représentatif, auquel aspirent tant de nations qui en sont privées, que regrettent celles qui l'ont perdu, et dont se louent, si hautement et à si juste titre, tous les peuples qui le pratiquent avec constance et avec modération.
En effet, qu'on ouvre l'histoire et l'on verra le gouvernement représentatif subissant, comme toutes les institutions humaines, des chances diverses et malgré cela se développant sans cesse (Senatumque et populum nunquam obscura nomina, etsi aliquando obumbrentur (TACIT., Hist., lib/2, c. 32.)). En Angleterre, établi depuis plus de cinq siècles (1264), il n'a (page VII) fait que se perfectionner, et nul n'oserait songer aujourd'hui, dans ce puissant pays, à porter atteinte à cette base des pouvoirs publics (GUIZOT, Histoire des origines du gouvernement représentatif, t. II, XIIe leçon) . En Amérique, aussi ancien que la République (1787), il a puissamment contribué au prodigieux développement du Nouveau-Monde (DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, passim). En France et dans d'autres pays, il n'est tombé ou ne s'est amoindri que par les excès, soit des gouvernements impatients de ce frein, soit des hommes chargés de le diriger et qui ne furent ni assez habiles ni assez probes pour le maintenir dans la voie pratique. En Hollande et en Belgique, il a des racines dans les souvenirs et dans les mœurs du passé. Chez ces deux nations, les assemblées des états généraux et provinciaux n'étaient, pour ainsi dire, que les avant-coureurs de leurs institutions constitutionnelles (RAEPSAET, Histoire de l'origine, de l'organisation et des pouvoirs des états généraux et provinciaux, Gand, 1819, 1 vol. in-8. GACHARD, Notice sur les anciennes assemblées nationales, en Belgique.).
C'est à cette vive clarté historique que le régime représentatif m'est apparu, comme celui qui offre aux peuples le plus de chances de repos et de bonheur. Si j'essaye aujourd'hui de faire voir comment (page VIII) il a fonctionné, en Belgique, depuis son origine, c'est que je voudrais faire mieux apprécier cette source de la prospérité nationale, en la faisant mieux connaître.
Il n'entrait pas dans mon plan de m'occuper du Congrès national, auquel nous sommes redevables de notre Constitution. Tous les documents relatifs aux travaux de cette grande assemblée ont été recueillis avec soin, dans l'estimable ouvrage de M. le chevalier Emile Huyttens (Discussions du Congrès national, 1844, 5 vol. in-8). Son histoire a été écrite, avec étendue, par M. Théodore Juste (Histoire du Congrès national de Belgique, 1850, 2 vol. in-8°). M. Nothomb, jeune encore et débutant seulement dans la carrière parlementaire, apprécia les événements de cette époque, dans un livre, digne de la maturité et de l'expérience d'un homme d'État (Essai historique et politique sur la révolution belge, 1833, 8°). M. de Gerlache les a aussi dépeints à son point de vue. Un écrivain, consciencieux comme lui, ne pouvait, après tout, juger cette partie de notre histoire nationale, qu'en suivant les convictions de son esprit et les sentiments de son cœur (Histoire du royaume des Pays-Bas, 1842, 3 vol. in-8).
Il m'a fallu, cependant, passer en revue les (page IX) chapitres premier et deuxième du titre III de la Constitution, relatifs à la Chambre des Représentants, au Sénat et au Roi, exerçant collectivement le pouvoir législatif, et aux Ministres, sans la signature desquels aucun acte du Roi ne peut avoir d'effet. Je n'ai pu omettre, non plus, de parler des décrets du Gouvernement provisoire, concernant les élections des députés au Congrès, ni du décret de l'Assemblée constituante elle-même, arrêtant la loi électorale pour la formation des Chambres. C'est sur ces dispositions que reposent, pour ainsi dire, les bases du régime représentatif, dont je m'occupais. Le décret sur la presse a dû faire aussi l'objet de mon examen. Car, si l'on exagère, en disant que la presse est le quatrième pouvoir des gouvernements constitutionnels, on reste dans le vrai, en soutenant qu'elle en est un des instruments essentiels. Enfin, j'ai signalé l'organisation de la Cour des comptes, « chargée de l'examen et de la liquidation des comptes de l'administration générale et de tous les comptables envers le Trésor », puisque cette institution est comme la clef de voûte d'une bonne gestion financière, un des grands motifs d'être du régime représentatif lui-même.
Je me suis borné à l'élude de la période de dix-sept ans, - 1831 à 1848, - non parce que mes recherches m'avaient fatigué, si longues et si ardues (page X) qu’elles aient pu être ; mais presque à regret et par le double motif que j'ai participé à l'exercice du régime représentatif, à partir de 1848, et que nous sommes encore trop rapprochés de cette époque. Les acteurs ne sont pas ceux qui voient le mieux la scène et le spectacle : et dans le monde moral comme dans le monde physique, les objets, vus de trop loin, apparaissent confusément ; vus de trop près, les détails ne permettent pas de les juger dans leur ensemble. Le temps et le recueillement peuvent seuls préparer à l'examen d'une période, encore toute troublée par les clameurs et les agitations contemporaines. Car, comme l'a dit un éminent critique : « Quelque impartial que soit un écrivain, il est presque impossible que le tour naturel de son esprit et la tendance de ses opinions n'exercent pas une influence sur son jugement, surtout s'il appartient à un temps de luttes et de polémiques. Nous jugeons tous un peu le passé à travers nos passions et nos émotions contemporaines, et il est bien difficile de s'abstenir stoïquement de la préoccupation des débats auxquels on prend part, et de ne pas accorder une préférence involontaire à l'élément social, dont on a embrassé la cause, ou auquel on appartient » (Alfred NETTEMENT, Histoire de la littérature française, t. II).
(page XI) Au contraire, la période, dont j'ai abordé l'examen, est pour ainsi dire une période close. En 1848, l'abaissement du cens électoral au minimum fixé par la Constitution, la loi des incompatibilités, les événements, dans une certaine mesure, ont opéré une révolution légale dans notre régime représentatif.
Tout en suivant l'ordre des dates, je n'ai pas eu la prétention de faire l'histoire des diverses législatures belges de cette époque. Je comprends, cependant, que celui qui écrira, un jour, l'histoire générale de Belgique sera forcément amené à retracer principalement son histoire législative. Car, en ce pays, le parlement est comme le cœur de la nation ; tous les principes de vitalité nationale en émanent et y retournent. C'est à dater de 1839 que ce caractère est surtout sensible. Heureux et rare privilège d'un peuple neutre et libre, qui voit toutes les phases de sa vie publique se résumant dans ses lois ! Mais, pour remplir une si grande tâche, il me manque le talent et l'autorité nécessaires.
D'ailleurs, que d'incertitudes, que d'hésitations chez celui qui aborderait une telle entreprise ! Nul ne pourrait s'appliquer, entièrement, ces mots si naïfs et si vrais d'un de nos illustres compatriotes : « Je n'ai pas seulement leu à bon loisir, et sans empeschement d'autres affaires, tous les philosophes anciens et modernes, mais j'ai aussi (page XII) communiqué de bouche avec quelques doctes, certes de ce temps pas les moindres, et, en cette matière, d'autre opinion que nous... Pourquoi cela ? Parce que je doutois en ce que je proposois ? Non certes, car j'en estois aussi asseuré, comme si la nature mesme me l'eust dit de sa propre bouche... » (SIMON STÉVIN, en tête de son Arithmétique). En fait d'histoire législative contemporaine, les « philosophes anciens et modernes, » c'est le Moniteur, ce sont les Documents parlementaires ; mais « les doctes », où les trouver ? En fait de théorie gouvernementale, bien osé serait celui qui dirait : « J'en estois aussi asseuré, comme si la nature mesme me l'eust dit de sa propre bouche... »
Cette réserve, que la nature de mon sujet a dû m'imposer, ne m'a pas empêché, toutefois, de chercher à éviter la sécheresse d'une simple statistique, en mêlant, avec sobriété et ménagement, soit à l'exposé des faits législatifs, l'appréciation de leur origine et de leur portée ; soit à la mention des hommes politiques, l'éloge de leurs services et de leur mérite, comme le blâme pour leurs fautes. Une telle publication, je le sens, n'est point sans inconvénients personnels. Mais, après tout, ces faits, je les rapporte d'après les documents officiels, que j'ai consultés avec un soin, poussé jusqu'au scrupule ; ces actes, je (page XIII) les juge, après qu'ils l'ont déjà été à la tribune, par la presse, dans l'opinion publique. Il va de soi que la relation de ces faits et le jugement sur ces actes ne concernent que la vie publique et politique et que le caractère personnel et privé reste complètement hors de cause.
Et en outre, qu'on veuille bien le remarquer, il y a dans mes études deux points très-distincts, l'exposé et l'appréciation des événements parlementaires. Je voudrais que, en ne tenant compte que du récit, ceux qui sentent et pensent autrement que je le fais moi-même, puissent ne pas trouver mon travail entièrement inutile. Il en sera, je l'espère, pour mes lecteurs, - si c'est ma bonne fortune d'en avoir, - comme il en est pour les spectateurs d'un tableau ; tous peuvent trouver le dessin exact et correct et chacun apprécier, à sa manière, le coloris et la distribution de la lumière. C'est avec cette pensée que j'ai osé dire : « Liber, ibis in urbem. »
Quel que soit le sort réservé à ce livre, je croirai toujours pouvoir me rendre le témoignage que j'ai étudié le jeu de notre régime représentatif avec une entière indépendance. Quand j'ai cru, dans l'intérêt de la vérité, telle que je l'apercevais, devoir critiquer les votes des Chambres ou les actes du Gouvernement, j'ai usé d'une complète liberté. D'après les prescriptions de notre Constitution « la personne (page XIV) du Roi est inviolable, ses ministres sont responsables ; » - c'est l'ancien adage : « le Roi ne peut mal faire. » En parlant de Celui qui, depuis vingt-cinq ans, préside heureusement aux destinées du pays, je l'ai fait, comme tout Belge patriote doit le faire, avec respect, avec reconnaissance, en souhaitant qu'il puisse régner longtemps encore, pour le bonheur de la patrie, pour l'enseignement d'un Prince, héritier de ses vertus, - héritier un jour aussi de cette couronne de Belgique, si sagement, si prudemment portée !
Il me reste à prémunir le lecteur contre une fausse attente. S'il espère trouver, dans ce qui suit, des récits émouvants, qu'il ferme le livre ; car je n'ai rien de tel à lui offrir. Un écrivain français vient d'apprécier, avec un remarquable talent et un légitime succès, l'histoire du régime représentatif en France, durant les soixante dernières années (Comte Louis DE CARNÉ, Études sur l'histoire du gouvernement représentatif en France, Paris, 1855, 2 vol. in-8°). Il a rencontré, sur sa route, l'échafaud d'un roi ; deux autres rois marchant vers l'exil ; des républiques renversées par des despotismes militaires ; les guerres les plus glorieuses et les désordres les plus honteux ; dix constitutions arrachées, avant qu'elles aient pu prendre racine ; la tribune, passant de la (page XV) plus brillante liberté à la plus humiliante contrainte ; la presse, ce guide des peuples libres, menée à la lisière ! S'il m'avait fallu aborder la difficile entreprise d'écrire une telle histoire, j'eusse reculé, sans aucun doute. Mais le régime parlementaire de notre heureuse Belgique présente des faits plus tranquilles et des leçons plus modestes. Avec notre dynastie intelligente et aimée ; avec notre Constitution, vierge de toute atteinte ; avec nos libertés, que rien ne restreint et que nul ne menace, les faits ne sont, pour ainsi dire, que des souvenirs de famille,- domestica facta. M. de Carné a écrit les péripéties des drames qui ont agité une grande nation : je n'ai eu à tracer que le tableau du paisible intérieur d'un peuple libre.
Bruxelles, avril 1856.