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Du gouvernement représentatif en Belgique (1830-1848)
VANDENPEEREBOOM Ernest - 1856

Ernest VANDENPEEREBOOM, Du gouvernement représentatif en Belgique (tome premier)

(Paru à Bruxelles, en 1856, chez Libraire polytechnique d’Augistre Decq)

Troisième session (1833 extraordinaire) (gouvernement Lebeau)

1. La discussion de l’adresse : indépendance des fonctionnaires élus et provocations orangistes

(page 157) La troisième session s'ouvrit le 7 juin 1833 : elle ne dura que quatre mois, puisqu'elle fut close le 7 octobre. Dans le trouble de la crise du cabinet, le ministère avait oublié de clore la session précédente. C'est ce qui fit demander si cette réunion des deux Chambres, après la dissolution de l'une d'elles, avait constitué une nouvelle session. Le Sénat résolut la question négativement. Le Gouvernement dit oui et non : car l'arrêté du 7 octobre 1833 dispose : « La session législative de 1832-1833 est close ; » tandis que le discours du Trône de la session suivante (12 novembre 1833) commence par ces mots : « Cinq mois se sont à peine écoulés depuis l'époque où j'ai ouvert la dernière session. » M. Isidore Plaisant s'exprime ainsi sur cette question : « La dissolution est plus que la clôture et elle l'entraîne nécessairement, car elle opère l'anéantissement de la Chambre dissoute : or, ce qui est anéanti ne peut rester ouvert ou existant : elle est aussi, par là même, autre chose que la clôture, et elle peut avoir lieu quand la clôture serait insuffisante ou (page 158) Si, d'ailleurs elle n'opérait pas la clôture de la session, « elle devrait en opérer l'ajournement : car les délais qu'elle comporte, sont incompatibles avec cette dernière mesure qui ne peut excéder le terme d'un mois, et il en résulterait que la dissolution, qui n'est circonscrite par aucune limite ne pourrait plus avoir lieu après qu'un ajournement ou que plusieurs ajournements se succéderaient dans une même session, ce que la Constitution a formellement prohibé. » (Pasinomie, t. I, 3ème série, p. 194).

Vingt-quatre nouveaux membres étaient entrés à la Chambre ». L'opposition avait été blessée, mais elle n'était pas morte. Elle le fit bien voir à la discussion de l'adresse (Moniteur de 1832, n°172 à 178). Trois points formèrent la base de l'attaque : les désordres survenus dans plusieurs villes ; la destitution de quelques fonctionnaires ; la dissolution de la Chambre. L'imprudente conduite de quelques partisans du Gouvernement déchu, les furibondes attaques d'une presse soudoyée par nos ennemis avaient occasionné des scènes hautement regrettables, à Anvers et à Gand. Il eût été difficile pour la Chambre d'en faire remonter la responsabilité jusqu'au ministère, sans donner une sorte d'encouragement à ces coupables tentatives de restauration. La destitution de deux commissaires d'arrondissement fut vivement blâmée. Chose étrange ! beaucoup de membres parlèrent pour ou contre cette mesure, personne n'alla jusqu'au fond de la question, c'est-à-dire ne signala l'inconvenance de la présence à la Chambre de pareils fonctionnaires. Un seul, déjà représentant, avait été destitué : un autre l'avait été pour s'être mis sur les rangs et pour avoir réussi contre un membre du cabinet et un membre du corps (page 159) diplomatique. Dix commissaires d'arrondissement faisaient encore partie de la Chambre (Note de bas de page : Voir l'arrêté du 22 juin 1833, donnant des congés à dix commissaires d'arrondissement. On pourrait demander aux partisans des représentants-commissaires, si un ministre oserait refuser ces congés, sous le prétexte que le service exige la présence réelle des commissaires à leur poste ?). Pourquoi ne pas mettre, dès lors, au grand jour le principe de l'incompatibilité de ces fonctions, comme de celles de membres amovibles des parquets, avec le mandat de représentant ? Peut-on cumuler la position de subordonné et celle de contrôleur : peut-on paraître indépendant, dans cette situation équivoque, même en l'étant réellement ? Si de tels membres votent avec le ministère, on les appelle des créatures ; s'ils votent contre, on dit : c'est que le ministre ne les a pas assez rétribués, avancés, décorés. Il a fallu y penser depuis 1831 jusqu'en 1848, pour s'apercevoir combien il répugnait à la probité politique, à la sincérité du régime parlementaire de voir ces personnes, élues sous l'influence de leur position officielle, obéissant plus ou moins loyalement aux ministres, sur leurs sièges de fonctionnaires subordonnés ; puis venant, en plein Parlement, combattre ces mêmes ministres, en leur qualité de représentants indépendants. Que n'a-t-on répondu aux Jérémies, qui pleuraient sur ces ruines ? « Personne ne peut servir deux maîtres. » Il y avait pour ces Messieurs un bon moyen de n'être pas destitués, c'était de donner leur démission. C'est ce que M. Pirson avait eu la loyauté de faire.

Le reproche relatif à la dissolution était plus grave et plus délicat. Certes, cet acte de la royauté est, comme tous les autres, couvert par la signature des ministres. Mais il n'en est pas moins vrai que la dissolution est une prérogative expressément consacrée au titre de notre Constitution, qui règle le pouvoir du Roi, art. 71. Que doit faire le souverain quand il voit - et c'était ici le cas un ministère qu'il n'a pas eu (page 160) ou la volonté ou le pouvoir de remplacer, appuyé fortement par une Chambre et ne pouvant pas se maintenir honorablement devant l'autre Chambre ? Dissoudre, sans doute, l'assemblée qui embarrasse la marche du Gouvernement. La dissolution peut contrarier quelques membres de la Représentation : elle peut déplaire à l'opposition déjà devenue compacte ; mais, après tout, elle est un hommage rendu à l'opinion légale du pays, puisqu'elle a pour effet de consulter le corps électoral sur le point litigieux. Que si, en pareille matière, on pouvait faire un reproche, ce ne serait pas à cause de l'usage, mais à cause de l'abus du droit ; comme si, par exemple, il arrivait des dissolutions successives, faites non pas pour résoudre un dissentiment entre les deux Chambres législatives, mais pour conserver au pouvoir un ministère impopulaire.

Nous avouons ne rien comprendre à la répugnance que l'on manifeste, en principe, contre l'usage du droit de dissolution. Dans les vieux pays constitutionnels, le pouvoir en use souvent et c'est, parfois, après ces épreuves, et à ce prix que s'opèrent les grandes réformes. En Belgique, il y a deux motifs constitutionnels pour ne pas proscrire, aussi absolument qu'on le fait, les dissolutions. Le premier motif, c'est que les deux Chambres tiennent leur mandat de l'élection. Or, en cas de dissentiment, il faut bien demander au corps électoral qu'il indique auquel des deux corps, qu'il a choisis, il donne raison. Le second motif, c'est que le mandat des représentants ayant une durée de quatre années et celui des sénateurs de huit années, beaucoup d'événements, surtout au début d'une nationalité, peuvent modifier l'opinion publique, pendant ces longs intervalles. Dans ce cas, il peut être prudent, pour un Gouvernement, de recourir à une dissolution isolée ou simultanée.

Quoi qu'il en soit de notre appréciation sur ces débats, un amendement, présenté par M. H. de Brouckere et accepté par le ministère, exprimait l'idée que la Chambre avait été affligée (page 161) des derniers désordres ; il fut admis à l'unanimité. MM. Fallon et Dubus présentèrent un amendement impliquant un blâme sur la dissolution et les destitutions : M. de Theux, toujours gouvernemental, même dans l'opposition, demanda la question préalable sur l'amendement hostile, qu'il remplaçait par un amendement anodin. La question préalable sur la proposition Fallon-Dubus fut admise par 54 voix contre 37 ; l'amendement de Theux obtint une forte majorité : l'ensemble de l'adresse fut voté par 76 voix contre 14 (Moniteur de 1833, n°172 à 179).

2. L’affaire Rogier-Gendebien

Un incident, heureusement rare dans nos annales parlementaires, vint clore ces violents débats. A la fin de la séance du 24 juin 1833, il s'établit entre plusieurs membres le colloque suivant :

M. Devaux : « L'honorable membre (M. Gendebien) me reproche d'avoir été absent pendant six mois : c'est ma santé qui est cause de cette absence.

M. Gendebien : « C'est que l'honorable membre écrivait dans l'Indépendant, pendant son absence.

M. Devaux : « C'est une calomnie !

M. le Ministre de l'Intérieur : « C'est une calomnie ! (Bruit dans l'assemblée.)

M. Gendebien : « Je demande la parole pour faire remarquer à l'assemblée que M. Devaux a dit que c'était une calomnie : je serai modéré ici, mais je conserve tous mes droits. (Le bruit augmente.)

M. Devaux : Quand une interpellation aussi imparlementaire a été faite, j'ai répondu avec un mouvement d'indignation dont je n'ai pas été maître, mais dont j'accepte toutes les conséquences. » (Moniteur de 1833, n°177.)

De là provocation adressée par M. Gendebien à MM. Devaux et Rogier, nombreux pourparlers, rendez-vous sur le (page 162) terrain. M. Devaux s'y trouva prêt à rendre raison. M. Gendebien, généreux jusque dans la violence, dit qu'il ne tirerait pas sur un homme malade. M. Rogier se présenta à son tour, manqua son adversaire, qui atteignit le ministre à la joue droite. La blessure grave en apparence - M. Rogier était tombé sur le coup - était peu dangereuse en réalité. Elle ne l'empêcha pas de gérer les affaires de son département et de reparaître bientôt à la Chambre (Indépendant du 28 juin 1833. - Le duel eut lieu le 26 juin 1833.)

A tous ces signes, les membres du cabinet purent voir que, pendant la seconde étape, le ministère ne serait pas moins vivement harcelé que pendant la première.

3. Les « petites » lois

Cette session fut bien plutôt une session politique, qu'une session d'affaires. Outre les budgets, des crédits provisoires et des transferts de crédits, on vota quelques lois que nous allons mentionner brièvement. Le décret sur la presse du 20 juillet 1831 fut remis en vigueur (Loi du 6 juillet 1833) et la loi du 19 juillet 1822 sur les concessions de péages fut prorogée pour un an (Loi du 10 juillet 1833). Après bien des vicissitudes de discussions et sur une nouvelle présentation rendue nécessaire par la dissolution de la Chambre, une loi sur les distilleries fut adoptée à la presque unanimité (Loi du 18 juillet 1833). Elle était destinée à être bientôt remaniée ; nous nous occuperons plus loin de cette source de revenu public.

Un projet relatif à l’entretien des indigents dans les dépôts de mendicité ne rencontra pas non plus grande opposition (Loi du 13 août 1833). 5. Il reposait sur les principes de la législation existante, qui faisait de l'entretien des indigents, soit à domicile, soif dans les dépôts, une charge communale et provinciale. Pour la forme, on ne s'arrêta pas, et on eut raison, au reproche (page 163) d'inconstitutionnalité fait au projet, sous prétexte qu'il était contraire aux attributions des conseils communaux. Pour le fond, on imposa la dépense aux communes, d'abord, et exceptionnellement aux provinces. C'était une barrière posée à l'extension du paupérisme qui était à craindre, si l'Etat prenait à sa charge les frais d'entretien de cette catégorie d'indigents : c'était aussi un encouragement à ce progrès qui consiste à prévenir par le travail local l'accroissement du nombre des mendiants nomades. Par cela même qu'elle localisait les charges du vagabondage, cette loi n'a cessé d'être vivement attaquée.

M. Liedts, usant de son droit d'initiative, avait fait une proposition relative à l'expulsion des fermiers et locataires. Son projet tendait à attribuer aux juges de paix, à charge d'appel, la connaissance de toute demande en expulsion de fermiers de maisons, terres ou fermes, quel que fût le prix du bail. La section centrale proposa et les Chambres admirent que le juge de paix connaîtrait de toute demande de l'espèce, lorsque la valeur des loyers et fermages de toute la durée du bail n'excède pas les limites de sa compétence : dans le cas contraire, cette demande pourra être portée directement en référé devant le président du tribunal de première instance, qui prononcera provisoirement, sans préjudice au principal, pour lequel les parties pourront se pourvoir à l'audience, sans préliminaire de conciliation (Loi du 5 octobre 1833, adoptée à l'unanimité, dans les deux enceintes. Moniteur de 1833, n°176, 220-226, 275-277). Ainsi amendée, la loi présentait l'avantage de donner les mêmes garanties d'économie et de célérité aux bailleurs, sans le danger d’intervertir l'ordre des juridictions et en ménageant davantage les intérêts des locataires. On pouvait croire cette loi pleinement satisfaisante pour les propriétaires ; il n'en fut rien. Il parait que si étroites (page 164) qu'en soient les mailles, les mauvais locataires, les agents d'affaires aidant, ont trouve le moyen de passer au travers. Depuis peu, de nombreuses plaintes surgissent de toute part, du côté de Namur surtout. Heureux propriétaires qui n'ont que de tels griefs à faire valoir : heureux Parlement qui trouve le loisir d'écouter ces doléances et de soulager de telles infortunes !

4. Les extraditions et la mise en accusation de Joseph Lebeau, en tant que ministre

Dans la séance du 17 juillet 1853, M. de Robaulx adressa à M. le Ministre de la Justice une interpellation relative à l'extradition de deux étrangers, ouvrant ainsi, comme on va le voir, une source féconde de déboires pour le Gouvernement. Des explications fournies il résulta qu'un de ces étrangers, un Prussien, avait été condamné par les tribunaux du pays pour vagabondage et conduit à la frontière qu'il avait choisie : donc, pour ce cas d'expulsion après jugement, pas de grief possible. Pour l'autre, le sieur Laverge, Français condamné pour banqueroute frauduleuse, il s'était établi, entre le Gouvernement belge et la Légation française à Bruxelles, une sorte d'arrangement pour se livrer réciproquement les habitants des deux pays qui pourraient être frappés par leurs juges naturels de mandats, pour faits étrangers à la politique, mais intéressant spécialement le commerce ; comme crimes de faux en écriture commerciale et banqueroutes frauduleuses. En présence de l'art. 128 de la Constitution, le ministère eût mieux fait, sans aucun doute, de déposer un projet de loi, que de prendre lui-même une mesure d'une légalité aussi contestable et d'une autocratie répugnante pour un peuple encore tout fier d'avoir conquis le self-government. Les débats furent passionnés : ils eurent ce résultat que, huit jours après, le ministère vint présenter un projet de loi sur cette délicate matière. Vivement débattue, soumise à deux rapports, notablement améliorée en ce qui concerne les garanties salutaires à donner aux personnes dons le cas d'être extradées, cette loi finit par être (page 165) adoptée (Loi du 1er octobre 1833, adoptée, à la Chambre, par 54 voix contre 9 ; au Sénat, à l'unanimité. Moniteur de 1833, n°228-236, 273-274). Mais pendant la discussion, M. Gendebien déposa une demande de mise en accusation contre M. Lebeau, Ministre de la Justice, pour attentat à la liberté du sieur Laverge, livré par lui aux autorités françaises et, par suite, d'attentat à la Constitution, dont il aurait violé les art. 7 et 28.

Le 23 août, M. Gendebien développa sa proposition. M. Nothomb se chargea seul de la défense, qui fut ferme et habile. La demande de mise en accusation fut repoussée dans cette même séance, qui dura de midi à six heures et demie, par 53 voix contre 18 (Moniteur de 1833, n°237). Ce fut la première et seule accusation portée contre un ministre, devant la Chambre, pendant les vingt-cinq ans de durée de notre régime parlementaire.

Quand après un quart de siècle, on relit froidement ces stériles débats, on ne s'abstient de les blâmer qu'en pensant qu'ils sont l'inévitable suite des tourmentes révolutionnaires, et qu'à ces tristes époques il arrive souvent que les passions politiques aveuglent les esprits les plus éclairés et aigrissent les cœurs les plus généreux. Était-ce au moment où le ministre, cédant à ses propres scrupules, tout au moins à ceux du Parlement, s'empressait de rentrer dans la légalité, qu'il convenait de lever sur sa tète une arme si terrible, que nul n'en fut jamais frappé, dans notre honnête et paisible Belgique ?

5. La nécessité des partis dans un gouvernement constitutionnel. Lignes de forces du partage entre catholiques et libéraux

L'autre débat incident, soulevé dans la discussion du budget de l'intérieur, et qui vint pour ainsi dire clore la session, était relatif à l'instruction publique (Moniteur de 1833, n° 262-270. Voir le discours de M. Ernst (n°262), qui établit l'obligation pour l'Etat de fonder un enseignement officiel). 3. La divergence d'opinion se (page 166) manifesta moins à l'occasion d'une faible réduction proposée par M. Dubus aîné, comme rapporteur de la section centrale, que parce que l'on contestait le droit et le devoir du Gouvernement de prendre sa part dans la tâche sociale de l'enseignement public à tous les degrés. L'enseignement et la bienfaisance sont les deux questions sur lesquelles, à toutes les époques, l'autorité spirituelle et l'autorité civile se sont trouvées souvent en hostilité, toujours en désaccord ((Note de bas de page : Voir : 1° Le Mémoire des vicaires généraux de Gand, adressé, le 3 octobre 1814, au congrès de Vienne : ils y demandent le rétablissement des anciens privilèges du clergé catholique ; la proscription des cultes dissidents ; la dotation du clergé, indépendante de l'autorité civile et au moyen de la dîme ; le rappel des jésuites, « meilleur et peut-être seul moyen d'assurer une bonne éducation à la jeunesse » ; 2° Le manifeste de MM. les évêques, ou jugement doctrinal, défendant de prêter serment à la Loi fondamentale. Les motifs y allégués sont les suivants : cette Constitution reconnaît la liberté des opinions religieuses et l'égale protection de tous les cultes ; la suprématie de l'autorité civile ; la liberté de la presse. (Toutes ces garanties ont été admises depuis, dans notre Constitution!) ; 3° Lettre de M. l'archevêque de Malines, adressée au Congrès, le 17 décembre 1830, demandant « qu'il soit assuré aux corporations religieuses et de bienfaisance, le droit de s'associer et des facilités pour acquérir ce qui est nécessaire à leur existence » ; 4° Les nombreuses brochures publiées par M. l'évèque Van Bommel, sur l'intervention du clergé dans l'enseignement).

Au sein du Congrès, où le clergé avait des représentants officiels, les débats se ressentirent, plus d'une fois, de cet antagonisme ; mais, comme après tout il fallait se faire des concessions pour obtenir des garanties réciproques ; au vote, on finissait par suivre le principe de « donnant donnant. » Dans les assemblées législatives, qui succédèrent à l'assemblée constituante, les divisions s'étaient particulièrement établies sur la marche imprimée aux affaires extérieures. On n'avait pas encore eu, soit le temps, soit la volonté d'aborder les lois organiques, dont les bases se trouvaient posées dans notre Pacte fondamental. C'était plutôt en dehors des Chambres, (page 167) c'était dans l'opinion publique, se manifestant ou par les controverses de la presse, ou par les luttes des élections, que l'on pouvait découvrir la formation des deux grands partis qui devaient diviser, d'une manière chaque jour plus profonde, tous ceux qui directement ou indirectement s'occupent, dans notre pays, des affaires publiques. Pendant la discussion incidente, dont nous nous occupons, cette division de l'opinion publique vint à se manifester par des signes aussi spontanés qu'éclatants. ((Note de bas de page : M. Charles de Brouckere, ayant été, peu après sa sortie du ministère, l'objet de nombreuses et vives attaques des journaux, organes du parti catholique, adressa à l'« Indépendant » une lettre, datée du 25 mai 1832, et reproduite par le »Moniteur » de la même année, n°150. En voici quelques extraits : « J'ai dit au Congrès que l'Union est devenue sans objet... L'Union, dans son principe, n'a eu d'autre but, d'autre objet que de déjouer le système de bascule du gouvernement (des Pays-Bas)... ; elle n'a été conçue qu'en 1828, car, à la fin de septembre 1827, les catholiques oubliaient encore tous les griefs et votaient le budget, en criant : Nous avons un concordat ; vive le Roi ! L'Union était devenue sans objet après la révolution ; l'ennemi commun n'était plus en présence, une coalition devenait au moins une superfluité, sinon une duperie... Au reste, ces incidents (attaques, injures, etc.), ont un bon côté ; ils nous dévoilent, petit à petit, les prétentions du clergé et nous font voir qu'il n'a pas changé : il est aujourd'hui, comme il a toujours été, comme il sera dans la durée des siècles, avide de pouvoir et aspirant à la domination personnelle. II y a, sans doute, des exceptions honorables, et je me ferais honneur d'être de l'Union avec un catholique comme M. le comte Félix de Mérode ; mais je rougirais d'être plus longtemps dupe d'un parti dont la fourberie et l'ambition sont évidentes aujourd'hui, pour les hommes les moins clairvoyants. ») Chaque membre, faisant taire son adhésion ou sa répulsion ancienne, oublia qu'il était du parti de l'opposition ou du parti ministériel. Pour la première fois et tout d'un coup, on vit en présence, au sein du Parlement, les libéraux et les catholiques.

On a beaucoup parlé et beaucoup écrit contre l'existence des partis et, cependant, ils sont, dans les Gouvernements représentatifs surtout, un fait inévitable. Sous d'autres formes (page 168) de gouvernement, ils se sont souvent succédé et, en matière de dogme et de foi, ils ont été plus nombreux encore qu'en matière politique. Ouvrons notre propre histoire, ouvrons celle des autres peuples et partout nous trouverons des divisions profondes, nées de causes diverses et portant des noms différents, suivant le temps et les lieux et aussi suivant le but poursuivi, qui est la cause d'être de ces divisions. Ainsi, dans toutes les luttes gouvernementales et religieuses, apparaissent de grands partis. Nous n'en citerons que quelques-uns. Sans parler des verts et des bleus du Bas Empire, nous voyons :

- En Angleterre, la rose blanche et la rose rouge ; les lollards ; les conservateurs et les novateurs ; les cavaliers, les puritains, les têtes rondes ; les épiscopaux, les presbytériens, les indépendants, les libres penseurs, les niveleurs, les communistes, les non-conformistes, les papistes ; les républicains, les royalistes, les jacobites ; les torys, les whigs et les chartistes (Guizot, Histoire de la Révolution d’Angleterre, passim.) ;

- En France, les ligueurs, les frondeurs ; les gallicans, les ultramontains ; les intrigants, les girondins, les montagnards, les brissotins, les rolandins ; les chouans, les vendéens, les blancs, les bleus ; les patriotes, les pourris (Thiers, Histoire de la Révolution française, passim.) ; les légitimistes, les orléanistes ; les conservateurs, les opposants ; les royalistes, les républicains ;

- En Italie, les guelfes, les gibelins, les mazzinistes ;

- En Russie, le parti de Saint-Pétersbourg ou allemand ; le parti panslaviste ou moscovite ;

- En Espagne, les christinos, les esparteristes, les polacos, les narvaïstes, les montemolinistes, los descalseados (va-nu-pieds), los descamisados (couche-tout-nus) quelque chose de pire que les sans-culottes :

- En Amérique, les abolitionnistes, les antiabolitionnistes ; le parti fédéral, le parti républicain ; les mormons, les know-nothings ;

- En Hollande, les arminiens ou remontrants (partisans d'Olden (page 169) Barneveldt) ; les gomaristes (partisans de Maurice de Nassau) ; les cabillauds ; les hameçons :

- Dans nos anciennes provinces, les chaperons blancs (1379), les leliaerts, les clauwaerts ; les gueux ; les figues, les vonckistes, les vandernootistes ou statistes :

- En Belgique, les orangistes, les patriotes, les réunionistes ; les libéraux, les catholiques ; les conservateurs, les républicains.

Tous ces partis ont laissé non-seulement leur trace dans l'histoire, mais encore leur empreinte sur la littérature de diverses époques et de divers pays. Reinaert De Vos, l'Éloge de la folie, Gargantua et Pantagruel (1553-1564), la satire Ménippée (1593-1594), la Marche de David Lesley (1657), Absalon et Achitophel (1685), Don Quichotte, les Provinciales, Figaro, le Pamphlet des pamphlets, les Lettres de Timon, les Chansons de Béranger furent les armes des partis : Érasme, Rabelais, Pithou, Dryden, Vondel, Cervantès, Pascal, Beaumarchais, Paul-Louis Courier, Cormenin furent leurs porte-drapeau. Vondel et Dryden, satiriques protestants, deviennent catholiques ; ce dernier, après sa conversion, écrit la Biche et la Panthère (1687), qui n'est qu'un pamphlet allégorique. M. Matter fait toucher au doigt cette constante influence (Histoire des doctrines, passim). M. Guizot la signale aussi, quand il dit : « Les Cavaliers, à leur tour, irrités, comme d'un affront, de succomber sous de tels adversaires (les Parlementaires), essayaient de s'en consoler et de s'en venger par des moqueries, des épigrammes, des chansons, chaque jour plus insultantes. » (Histoire de Charles Ier, t. II, p. 134. Voir March of David Lesley, ibid.,, p. 384). Macaulay la démontre, en parlant des pamphlets de Montague et de Prior (History, etc., t. II, pp. 198-200.) Il dit, lorsqu'il constate les résultats de la réaction antipuritaine : « … La turpitude (page 170) du drame devint telle, qu'elle doit étonner tous ceux qui ne comprennent pas que l'extrême licence est l'effet naturel de l'extrême compression et qu'une époque d'hypocrisie est, dans le cours régulier des choses, suivie d'une époque d'effronterie. » (History, etc., t. I, p. 400.)

Quand tous les temps et tous les peuples ont eu leurs partis, comment et pourquoi n'aurions-nous pas les nôtres ? Ces divisions ne sont d'ailleurs pas des combinaisons arbitraires qui existent ou n'existent pas selon qu'on le veuille : elles sont l'expression et la formule des pensées comme des tendances de certaines portions notables de la population. Quand elles ne sont formées que de minimes fractions, ce ne sont plus des partis, mais des coteries. Nés de convictions fortes et sincères, les partis sont, sans aucun doute, parfois un abri pour les mécontents, souvent un instrument pour les ambitieux ; mais, dans leur ensemble, ils sont les signes éclatants que tel ou tel but est dans les vœux ardents d'une partie de la nation. Cela est si vrai, qu'il n'est au pouvoir de personne de faire revivre, à son gré, des partis qui n'ont plus de raison d'être. Qui oserait, en 1856, se vanter de ressusciter le parti orangiste ?

Si l'histoire nous apprend qu'il y a eu partout et toujours des partis, la raison se charge de nous expliquer la persistance et l'universalité de ce fait. Sous les gouvernements absolus, les partis n'existent qu'à l'état latent ; quand les excès du pouvoir deviennent insupportables, des complots s'ourdissent, des émeutes éclatent, des révolutions s'ensuivent. Sous les gouvernements représentatifs, au contraire, les partis opèrent à ciel ouvert : le droit d'association et celui de pétition, la liberté de la presse et de la tribune sont tout à la fois et leurs instruments et leurs soupapes de sûreté..Dans le self-government, les partis deviennent parfois l'avant-garde et (page 171) les puissants alliés des gouvernants désireux de réaliser de grandes mesures. Le cabinet de lord Grey n'a obtenu la réforme dite de l'émancipation qu'après qu'O'Connell, à l'aide des meetings réformistes, eut préparé le terrain. Sir Robert Peel avait été devancé dans son système libéral, par les formidables efforts de la ligue Cobden, dite anti-corn-law-league. En deux mots, sous le despotisme, les partis sont l'ultima ratio des peuples. Sous le régime représentatif, les partis sont les conséquences du système lui-même : ils sont souvent un avertissement, quelquefois un embarras, rarement un danger pour le pouvoir exécutif. .

En Belgique, il y a deux grands partis en présence, le parti catholique, le parti libéral. Ce dernier n'a jamais eu de raison ou d'intérêt de changer de nom, depuis le Congrès. L'autre, après s'être glorifié de son nom à la tribune et dans la presse (II y avait, à Gand, un journal politique, ayant pour titre Le Catholique), vient, récemment, de le changer en celui de conservateur. Disons-le, ce nom ancien et ce nom nouveau ne sont pas précisément l'opposé de libéral. Le parti libéral, presque en entier, est conservateur et ne veut pas l'abaissement du catholicisme. Le nom de clérical ((Note de bas de page : Nous donnons à ce nom de clérical un sens philosophique et non la signification injurieuse qu'on a voulu y attacher) et de libéral ou d'anticlérical seraient de plus justes désignations de chaque parti. En effet, quelles sont, de chaque côté, les tendances opposées, qui constituent la division et l'antagonisme ?

Le clergé, qui dans nos provinces belgiques siégeait au sein des assemblées des États-Généraux, comme ordre et au premier rang, a perdu par les événements de 1789 cette haute position 3 ((Note de bas de page : En Angleterre, l'éloignement du clergé des premières fonctions civiles et, par suite, l'abandon de la carrière sacerdotale par les hautes classes se sont manifestés plus tôt qu'en France et en Belgique. Macaulay attribue cette déchéance d'abord à la réformation qui avait privé le haut clergé de ses immenses richesses, ensuite à la diffusion de l'instruction qui, jusqu'alors, avait été plus forte chez les gens d'Église que dans les autres classes de citoyens. Voir History, etc., t. I, chap. III, pp. 324-327.) ; sous le (page 172) gouvernement de Guillaume Ier, il a activement préparé la révolution ; depuis 1830, excité par l'influence de ces souvenirs et par l'ardeur de ses espérances, il n'a cessé de se mêler des élections, comme corps et comme pouvoir spirituel : il n'a toléré qu'impatiemment la part du gouvernement dans l'enseignement prescrit par la loi : il lutte, avec énergie, pour écarter le contrôle sérieux du pouvoir civil, en matière de dons et legs charitables. Il a trouvé dans la presse, dans le Parlement et, il faut bien le dire, dans l'opinion publique, d'habiles organes et de solides soutiens pour ses prétentions diverses.

Les libéraux, ayant eux aussi de nombreux et puissants auxiliaires, dans les grands centres surtout, un moment unis aux catholiques pour renverser un ennemi commun, ne tardèrent pas à s'en séparer, quand ils crurent que les conquêtes de tant de luttes anciennes et récentes étaient menacées. La séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir civil était le vœu de leurs pères et il est le succès de leurs propres efforts. Ils comprennent que le droit de voter appartienne aux prêtres censitaires, comme à tous les autres citoyens censitaires ; mais ils pensent que l'intervention du clergé, comme autorité et pouvoir spirituel, dans les luttes électorales, finirait par amoindrir l'esprit religieux de nos populations et par fausser le caractère purement civil de nos assemblées législatives. Ils admettent l'entière liberté de l'enseignement donné par des corporations religieuses ou par l'épiscopat, mais ils prétendent également que l'enseignement établi par le Gouvernement, au vœu de la Constitution, doit être fermement maintenu. Ils soutiennent que le danger des captations et la bonne application des dons charitables exigent le contrôle sérieux de l'autorité civile ; ils disent que puisque tout le monde veut la (page 173) protection de la loi pour assurer la durée des dons ou legs, on doit aussi souffrir la surveillance de la loi pour assurer leur emploi utile.

Quand cléricaux et libéraux sont séparés par de tels abîmes, n'ont-ils pas tous les éléments et toutes les raisons pour s'appeler partis ? Mais nous allons plus loin et nous disons : Supposons qu'un de ces grands partis abandonne la lutte, soit par sa volonté, soit par son impuissance, pensez-vous que, dans le Parlement, dans la presse, dans l'opinion publique elle-même, le parti seul maître du terrain ne subira pas bientôt des divisions profondes ? Ce serait une grave erreur de le croire et les faits contemporains viendraient immédiatement confirmer l'enseignement historique. Si les cléricaux étaient les seuls maîtres, vous verriez sans retard apparaître les orthodoxes et les relâchés : n'avez-vous pas vu, en Angleterre et en Ecosse, au moment où les partis se débattaient plus encore sur le terrain religieux que sur le terrain politique, les presbytériens et les épiscopaux, les puritains et les saints ? Si les libéraux étaient seuls dominants, vous auriez aussitôt les modérés et les progressistes ; comme on avait en France, à la fin du règne de Louis-Philippe, les ministériels et les opposants, les conservateurs et les pointus.

Macaulay, l'historien à la vue si perçante et aux appréciations si justes, démontre admirablement l'inévitable existence des partis, quand il dit : « De ce jour (1641), date l'existence, comme corps, des deux grands partis qui depuis ont alternativement gouverné le pays. Dans un sens, il est vrai, la distinction qui alors devint apparente avait toujours existé et doit exister toujours ; car elle a son origine dans la diversité de caractères, d'intelligences, ou d'intérêts, qui se rencontrent dans toute société et qui s'y rencontreront jusqu'à ce que l'esprit humain cesse d'être entraîné dans des directions différentes par le charme de l'habitude, ou par le charme de la nouveauté. Non-seulement en politique, mais (page 174) en littérature, dans les arts, les sciences, la chirurgie et la mécanique, en art nautique comme en art agricole, oui, même en mathématiques, nous trouvons cette différence. Partout il y a une classe d'hommes qui s'attachent avec tendresse à tout ce qui est ancien, et qui, même quand ils sont convaincus par des raisons irrésistibles qu'une innovation serait bienfaisante, n'y consentent qu'avec beaucoup de craintes et de doutes. Nous trouvons aussi partout une autre classe d'hommes ardents dans leurs désirs, hardis dans leurs spéculations, toujours pressés d'avancer, prompts à distinguer les imperfections de tout ce qui existe, disposés à tenir peu compte des dangers et des inconvénients des réformes, toujours prêts à donner à un changement la valeur d'un progrès. Dans les sentiments de chaque classe, il y a quelque chose à approuver. Mais les meilleurs partisans de chacune d'elles se trouvent rapprochés de la frontière commune. La section extrême d'une classe se compose de radoteurs fanatiques ; la section extrême de l'autre classe se compose de charlatans vulgaires et étourdis. » (History, etc., chap. I, p. 97. « From that day dates, etc. ») En se regardant dans ce miroir si clair et si pur, plus d'un homme de nos partis politiques, s'il n'est pas trop épris de lui-même, devra reconnaître ses traits.

Il en est qui pensent que l'on peut guérir la surexcitation des partis, par des brochures et des discours. Ils ont raison, s'ils produisent une formule acceptable de transaction ; ils ont tort, en voulant faire disparaître les effets et non la source de l'agitation. La fièvre des partis, comme celle du corps humain, est un résultat et non une cause. Si tel ou tel organe cesse d'être malade ou troublé, la fièvre disparaît. Il est vrai qu'il y a des griefs exagérés ; et qu'il en est de certains hommes de parti, comme de certains plaideurs, qui aux motifs sérieux du différend ajoutent des reproches dictés seulement (page 175) par l'ardeur de la lutte. La violence de la riposte est alors en raison de la violence de l'attaque. Mais, ce sont là des inconvénients qui s'évanouissent devant les persistantes controverses de la presse et les vives discussions de la tribune. Et pour s'en consoler, il faut songer que, après tout, les gouvernements représentatifs constituent un état de luttes permanentes ; que le vita certamen est vrai aussi pour la vie politique, et qu'enfin les peuples constitutionnels seraient trop heureux, s'ils jouissaient de tous les fruits de la liberté, sans avoir la peine de les gagner et de les recueillir.

Que si nos raisonnements n'ont pas assez de force pour faire admettre que les partis sont inévitables et parfois utiles dans le Gouvernement représentatif, qu'on en croie du moins l'avis des publicistes et des historiens qui ont écrit sur cette matière. Nous en avons déjà cité un ; citons en encore quelques autres :

M. de Bonald - nous commençons à dessein par lui - s'exprime ainsi : « L'exemple de l'Angleterre et les variations que nous voyons subir à la majorité et à la minorité de ses Chambres, nous ont accoutumés à regarder comme un système un parti d'opposition qui est réellement une nécessité.

« C'est d'abord une nécessité naturelle ; car dans toute assemblée délibérante, la seule diversité des esprits produit une diversité d'opinions, qui existe partout où il y a deux hommes qui délibèrent ensemble, même deux hommes de bien ; et il n'y a pas de doute que si, dans une Chambre législative, la minorité venait à se retirer, il ne se formât bientôt un parti d'opposition dans le sein de la majorité même.

« C'est encore une nécessité politique ; car cette opposition doit être plus marquée et plus opiniâtre, à mesure que les intérêts sont plus grands et plus publics ; et elle doit exister, dans les conseils législatifs des Gouvernements représentatifs (page 176), bien plus que dans tous les autres conseils et tous les autres Gouvernements, parce que ces conseils y sont plus nombreux, que tous les intérêts publies y sont plus solennellement débattus…» (de Bonald, Pensées, t. II, p 308. Opinion émise, à la Chambre des Députés, le 28 janvier 1847).

« Pour qu'une assemblée populaire, dit M. Guizot, puisse être un moyen habituel de Gouvernement fort et régulier, il faut qu'elle soit elle-même fortement organisée et gouvernée, ce qui ne se peut qu'autant qu'elle contient de grands partis unis par des principes communs et marchant avec suite et discipline, sous des chefs reconnus, vers un but déterminé. Or de tels partis ne se forment et ne subsistent que lorsque des intérêts puissants et des convictions fermes et longues rallient et retiennent ensemble les hommes. Une certaine mesure de foi aux idées et de fidélité aux personnes est la condition vitale des grands partis politiques, comme les grands partis politiques sont la condition du gouvernement libre. » (Guizot, Discours sur 1'histoire de la Révolution d'Angleterre, pp 82-83).

« De grands partis organisés et conduits par des chefs en qui s'incarnent les doctrines de chacun d'eux, des luttes soutenues avec la persévérance que donnent les intérêts politiques et la chaleur qui naît de l'opposition des croyances, telle est la condition indispensable, sinon d'un gouvernement libre, du moins d'un gouvernement représentatif comme il a été compris jusqu'à présent. » (de Carné, Lettres sur le Gouvernement représentatif en France, t. II, p. 263).

« On sait que l'esprit de discipline et de pratique a fait comprendre (en Angleterre), de tout temps, au parti du Gouvernement, comme à celui de l'opposition, la nécessité d'avoir un chef avoué, ou, comme ils disent, un conducteur, a leader, dans chacune des deux Chambres. On (page 177) subit souvent sa domination en frémissant, mais on la subit toujours docilement, tant qu'elle dure ! (de Montalembert, De l'Avenir, etc., § IX, pp. 134-135).

Cette nécessité, pour les Gouvernements des pays constitutionnels, de s'appuyer sur les partis, démontrée par les graves autorités que nous venons de citer, se trouve confirmée par les faits de notre propre carrière représentative. Sortons un peu du cercle de dix-sept années que nous nous sommes tracé ; comparons toutes les sessions législatives, depuis notre existence parlementaire jusqu'aujourd'hui : quelles sont les plus pâles et les plus stériles ? Deux se distinguent par une effrayante atonie, par une apparence morbide ; celle de 1853- 1854, celle de 1854-1855. C'est-à-dire quand se trouvait aux affaires, pendant la première session, un ministère se disant et étant libéral, mais voulant gouverner entre les partis ; pendant la seconde session, un ministère se croyant mixte, mais, à cette époque, craignant autant de satisfaire ses partisans que de blesser ses adversaires. L'opinion publique n'a pas été sans remarquer et sans déplorer cet affaissement momentané, il faut au moins l'espérer, de notre Parlement. Car, si ce marasme n'est pas toujours le précurseur de la mort, il n'est jamais le signe de la santé ; et, pour l'existence parlementaire, il est vrai aussi de dire : « Non est vivere, sed valere, vita. »

D'où venait cette débilité du Parlement, cet état maladif ? De ce que, devant des partis existants et ayant leur raison d'être, ces ministres disaient : « Nous ne sommes ni pour les catholiques, ni pour les libéraux ; mais pour ceux qui nous soutiennent. » Cela rappelle un peu la situation, dans laquelle Voltaire place le héros d'un de ses contes. Scarmentado voyage en Perse et arrive aux portes de la capitale, déchirée par deux factions. « Etes-vous, lui demande-t-on, pour le mouton blanc, ou pour le mouton noir ? Ça m'est égal, répond-il, pourvu qu'il soit tendre... »

(page 178) Chose étrange ! pendant que les catholiques politiques prononcent des discours et écrivent des brochures contre les partis, ils forment, au sein du pays comme du Parlement, un parti fortement organisé et religieusement servi. Il y a dans leurs rangs d'aussi bons chefs que dans le parti libéral, et, de plus, des chefs mieux obéis. On se demande parfois comment le parti libéral a pu exister si longtemps et triompher tant de fois, quand il a affaire à des adversaires, ayant, dans chaque localité, des auxiliaires, parlant comme prêtres et au nom de la foi à des populations éminemment religieuses. Il faut avoir de fortes racines dans le sentiment public, pour ne pas succomber aux efforts combinés de tout le clergé, sachant habilement faire tourner les actes du culte au succès de sa cause. Mais, que serait donc devenu, sans l'antagonisme et le contrepoids des partis, notre chère Belgique, livrée à l'entraînement de certains individus et de certaines majorités ? Nous pourrions citer mille faits, qui n'ont trouvé leur remède que dans l'opposition qu'ils ont rencontrée. Signalons en quelques-uns. Une fois, c'est la majorité catholique du Sénat, qui par une Adresse irrégulière et par conséquent turbulente, force le Roi de renvoyer un ministère qui, suivant elle « entrave la marche régulière de l'administration » et dans lequel se trouvent des hommes qui ont coopéré à la fondation de notre nationalité ; qui, plus tard, la défendront, dans des circonstances encore plus difficiles. Une autre fois, ce sont des dénonciations lâches et sourdes qui, signalant à Rome M. Leclercq, l'une des sommités de notre magistrature, comme un révolutionnaire, l'empêchent d'aller remplir sa mission d'ambassadeur. Nous citerions volontiers les fautes du parti opposé, si elles se présentaient à notre esprit : car quel est le parti qui n'ait pas commis d'excès, dignes de blâme et de répression ? Nous avons entendu dire à un catholique politique très sensé que, dans un Gouvernement représentatif, les partis avaient leur mission providentielle, celle de se sauver les uns les autres (page 179) de leurs propres violences, qui seraient la suite inévitable de tout pouvoir sans contrepoids. Hallam, en appréciant l'influence du party tory et du parti whig, en Angleterre, dit : « Il est peut-être très heureux que ces deux partis, ou plutôt les sentiments qui semblent les avoir animés, se soient mêlés, comme nous le voyons, dans la disposition générale de la nation anglaise... Ils ont quelque analogie avec les deux forces qui retiennent les planètes dans leur orbite ; si «'une ou l'autre l'emportait, ces corps seraient dispersés dans le chaos, ou entraînés vers un centre immobile. » (Histoire constitutionnelle, chap. XVI.)

Bien souvent, dans le cours de cet ouvrage, nous aurons à nous occuper des partis qui existent dans notre pays, pour constater leur antagonisme toujours croissant et aussi pour apprécier la tactique, les progrès et les revers de chacun d'eux. Mais avant de quitter ce sujet, sur lequel nous nous sommes arrêté si longtemps, examinons comment ils sont constitués. En Belgique, comme en d'autres pays, ces groupes, ces agrégations d'opinions divergentes ne sont pas un fait de convention ; ils sont le résultat logique de la situation, de la tendance et de l'espoir des esprits.

Le parti catholique, fortement constitué, se compose de tous ceux qui, sincèrement attachés à la religion, craignent pour elle l'influence des idées nouvelles ; de beaucoup aussi de ceux qui, par leur naissance et leur fortune, sont, en dehors de cette préoccupation, les ennemis-nés de tout changement, voyant partout des sources de révolutions. Autour du clergé tout entier et de la majorité de la double aristocratie de naissance et de fortune, - noyau de cette grande opinion, - viennent se rallier un grand nombre de personnes de la bourgeoisie, mues les unes par de profondes convictions ; d'autres par l'attrait de la bonne compagnie, par ce qu'on nomme le comme il faut ; plusieurs par d'adroits calculs. Car ce parti a (page 180) la bonne politique d'être zélé pour ses adhérents, prompt à les exalter, généreux à les récompenser, même au delà de leur mérite. A ne prendre en considération que la seule ambition, c'est dans ses rangs qu'il faudrait s'enrôler. En outre, il est bien organisé et bien discipliné. Il vit, comme il repose, sur le principe d'autorité. Ses ressources financières, toujours abondantes et toujours prêtes, lui assurent le concours d'une presse, dirigée avec plus d'ensemble que la presse du parti contraire. Par toutes ces conditions de réussite, on peut juger de sa force et l'on doit s'étonner qu'il n'ait pas des succès plus généraux et plus constants.

Le parti libéral a moins d'éléments artificiels de succès ; il se recrute par plus de spontanéité individuelle ; il ne comprend pas des classes entières, entraînées vers lui par le puissant esprit de caste, par les ardentes aspirations de la foi religieuse. Le commerce, l'industrie, le barreau, les arts libéraux, - ces forces vives de la bourgeoisie, - lui amènent par une pente naturelle ses plus nombreuses, ses plus fidèles recrues. C'est assez dire que les villes, les grands centres sont ses basés stratégiques et seraient, au besoin, ses ports de salut. Dans cette réunion de tant d'individualités diverses, habituées à se frayer par leurs propres forces un chemin dans la vie, l'esprit de discussion et de volonté personnelle domine ; l'esprit de sacrifice est plus rare. Prompts à se diviser et à se classer par nuances, les libéraux pourraient s'appeler les dissenters, les protestants politiques. Ils forment moins un corps d'armée, qu'une troupe de guérillas, ardente à l'assaut, prête à se diviser après la victoire, peu soumise à ses chefs et hésitant à adopter leurs moyens d'attaque ou de résistance, tout en étant d'accord avec eux sur le but à atteindre. Ces chefs eux-mêmes sont, d'ailleurs, roides et jaloux entre eux, se pardonnant difficilement les uns aux autres des dissentiments partiels. Tandis que l'autre parti a des éloges toujours prêts pour les plus humbles dévouements, des sièges au Parlement (page 181) toujours réservés à ses sommités mises hors de combat ; ce parti-ci est lent à reconnaître les services rendus, à proclamer la valeur incontestable ; il y pense à deux fois, avant de ramasser ses blessés. Sa presse est mal soutenue, elle vit généralement de ses propres ressources ; aussi est-elle ardente et volontaire. Et malgré tous ces défauts, malgré toutes ces causes de fragilité, le parti libéral a une force et une énergie naturelles qui suppléent à tout ce qui lui manque en ressources factices et stratégiques. Ce n'est qu'ainsi que s'expliquent et la durée de son existence et l'éclat de ses victoires, en présence d'adversaires mieux organisés que lui. Il a donné deux grandes preuves de son droit et de sa raison d'être ; c'est d'abord son attachement à l'ordre, en 1848 surtout, alors que ses chefs étaient au pouvoir et en face des terribles événements du dehors ; c'est ensuite, malgré quelques échecs, sa force de résistance à la pression de la réaction intérieure et étrangère qui depuis ont pesé sur lui de tout leur poids. Essayé à cette pierre de touche des faits, le parti libéral ne peut pas passer pour un alliage fragile et de bas aloi ; quel que soit le prix qu'on y attache, il apparaît comme un corps sui generis, pur et consistant.

6. La croix de fer

Nous avons vu l'empressement et la persistance que l'on avait mis à faire adopter l'institution d'un ordre pour le mérite civil (Voir t. I, livre II, pp. 125-128). Nous avons mentionné l'oubli ou le retard qu'on apportait à décerner les récompenses à ceux qui avaient combattu pour notre indépendance. Cette fâcheuse lacune allait être comblée ; mais la disposition n'eut pas les honneurs d'une loi spéciale : ce fut par un simple article du budget que la reconnaissance nationale devait se manifester. L'article unique du chap. XVII du budget de l'intérieur portait : « Frais de confection de médailles ou croix de fer à décerner aux citoyens qui, depuis le 25 août 1830 jusqu'au 4 février 1831, (page 182) ont été blessés ou qui ont fait preuve d'une bravoure éclatante, dans les combats soutenus pour l'indépendance nationale. » Il ne pouvait pas y avoir, il n'y eut pas de discussion sur ce point. M. Dumortier proposa d'ajouter à cet article ces mots : « La croix de Fer sera décernée, au nom du peuple, aux membres du Gouvernement provisoire. » Après quelque hésitation sur le point de savoir si ce n'était point là un empiétement sur la prérogative royale, la proposition fut admise ; le Ministre de la Justice, M. Lebeau, ayant déclaré ne pas s'y opposer, vu les motifs exceptionnels et moyennant qu'il fût entendu que la mesure ne formerait pas précédent. (Moniteur de 1833, n°268.)