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Du gouvernement représentatif en Belgique (1830-1848)
VANDENPEEREBOOM Ernest - 1856

Ernest VANDENPEEREBOOM, Du gouvernement représentatif en Belgique (tome premier)

(Paru à Bruxelles, en 1856, chez Libraire polytechnique d’Augistre Decq)

Neuvième session (1838-1839) (gouvernement de Theux)

1. Le discours du Trône

(pahe 296) La neuvième session s'ouvrit le 13 novembre 1838 : elle (page 297) fut interrompue par plusieurs ajournements et enfin close le 6 juin 1839. Elle dura donc moins de sept mois. Le discours du Trône mentionnait encore les lois d'enseignement primaire et moyen, comme dignes surtout de l'attention et des travaux des Chambres ; il annonçait la conclusion de traités de commerce avec la France et la Porte-Ottomane, mais il s'occupait principalement de l'armée. Il respirait, pour ainsi dire, un souffle de bataille. « Nos différends avec la Hollande, disait-il, ne sont pas encore arrangés ; les droits et les intérêts du pays sont la règle unique de ma politique, ils seront défendus avec persévérance et courage. » Ici, le Moniteur, interrompant le texte du discours, ajoute : « A ces mots, l'assemblée tout entière, laissant éclater le plus vif enthousiasme, s'est levée spontanément et a fait retentir l'enceinte législative de ses acclamations bruyantes et de ses applaudissements prolongés. Le silence paraissait se rétablir, lorsqu'une explosion nouvelle de cris de Vive le Roi! s'est fait entendre, et les acclamations se sont répétées de toutes parts avec une énergie croissante. Après une interruption qui a duré plusieurs minutes ; le Roi a poursuivi... » Les adresses de la Chambre et du Sénat applaudissaient, comme de concert, à la fermeté promise par le Gouvernement (Note de bas de page : Sur le conseil et à l’intervention de M. le comte Félix de Mérode, le Gouvernement admis, par arrêté du 1er février 1839, dans les rangs de l’armée belge et avec l’intention de lui en donner le commandement, le général polonais Skrzynecki) ; elles exprimaient l'espoir de conserver l'intégrité du territoire. Elles furent admises, sans discussion étrangère à ces sentiments patriotiques, et à l'unanimité. Toute autre question était écartée, devant le besoin de faire éclater l'union de tous les pouvoirs publies, dans ces solennelles et difficiles circonstances. Gouvernement et Chambres espéraient encore (page 298) en leur bon droit : l'heure de la triste réalité approchait rapidement, mais elle n'avait pas encore sonné.

2. La loi sur le timbre

Dès le début, M. le Ministre des Finances, en présentant le budget des Voies et moyens, donna un aperçu de la situation du Trésor . L'emprunt avait été négocié en 3 p. c. de rente, au taux avantageux de 73 1/2 de capital. Un tel résultat pouvait faire regretter que les Chambres n'eussent pas suivi le ministre dans ses hardis projets de conversion du 5 p. c. - La péréquation cadastrale s'était opérée sans grands froissements. En effet, la surtaxe avait été supportée, en majeure partie, par les propriétés qui jusque-là avaient échappé à l'impôt et par les constructions nouvelles. Dans son ensemble, la situation était bonne, malgré les énormes dépenses faites pour la défense du pays.

L'examen du projet de loi sur le timbre, entamé dans la dernière session, fut aussitôt repris et minutieusement poursuivi. Un nouveau timbre de 25 centimes pour quittances fut créé. Les autres timbres, pour hypothèques, etc., furent légèrement augmentés. Les effets de commerce et les mandats à termes furent assujettis à un timbre proportionnel aux sommes : il en fut de même, mais dans une proportion plus forte, pour les bons de caisse, billets au porteur, obligations et actions au porteur, à l'exclusion de leurs coupons d'intérêts ou de dividende. Ce fut le timbre des journaux qui provoqua la discussion la plus longue et, on peut le dire, la plus confuse. Beaucoup de membres voulaient améliorer la position de la presse ; mais les besoins du Trésor étaient trop grands, pour que personne osât songer à un dégrèvement total, ni même considérable. Le Gouvernement avait proposé un droit uniforme de 4 centimes par feuille. La section centrale proposait 3 centimes par feuille de 15 décimètres et 1 centime, en plus, pour chaque 5 décimètres au delà. La proposition (page 299) du ministre était évidemment défavorable aux petits journaux. Cela est si vrai, qu'en 1855, le Gouvernement anglais, voulant diminuer la taxe des journaux, rencontra une opposition formidable de la part des Nababs de la grande presse, qui craignaient, pour leur monopole, la concurrence de la presse à bon marché, qui naîtrait de l'abaissement du timbre. La question du droit uniforme fut résolue négativement par 49 voix contre 23. La proposition du ministre écartée et tous les amendements de réduction rejetés, on adopta, sur la proposition de MM. Du Bus aîné et Demonceau, à peu près les chiffres de la section centrale. L'abaissement du droit existant était donc moins considérable qu'il ne le fut depuis : les améliorations se réduisaient à l'exemption du timbre pour les minutes d'annonces comme pour les suppléments, et à la suppression des centimes additionnels. La presse étrangère fut mise sur le même pied que celle du pays. Ce n'est que plus tard que l'on a dégrevé entièrement la presse. Mais cette réforme a été suivie bientôt de demandes du rétablissement du timbre des journaux, vœux d'abord isolés et timides, mais ensuite mieux soutenus et plus hardis. Nous avons déjà exprimé notre opinion contraire à ce rétablissement. La loi admise (Loi du 21 mars 1839, adoptée à la Chambre, par 66 voix contre 13 ; au sénat, par 27 voix contre 3) n'offrait pas de grands avantages à la presse.

3. Les budgets de 1839 et la question du traitement du cardinal-archevêque de Malines

En présence de la situation de nos affaires extérieures, et sous l'influence des fébriles préoccupations qu'elle soulevait, la discussion des budgets ne pouvait être ni aussi longue ni aussi animée, que dans les temps plus calmes. Aussi ces budgets furent-ils admis presque tous à l'unanimité des voix, quelques-uns en une seule séance. Nous n'aurons à signaler que quelques rares incidents. Au budget des voies et moyens, malgré la promesse du discours du Trône ( « il ne vous est proposé pour le moment aucune charge nouvelle» ), le (page 300) Ministre des Finances vint demander de frapper de centimes additionnels toutes les contributions indirectes, pour faire face aux dépenses que nécessitaient les circonstances. - « Persévérance et courage » : ou bien, « la guerre est imminente ! » sont l'exposé des motifs ordinaire de ces demandes. La proposition fut admise, avec quelques changement à la base ; ce nouvel impôt devait produire environ 4,500,000 francs. Au budget de l'Intérieur, M. de Theux ne se montra pas moins ferme que M. Devaux pour soutenir les dépenses nécessaires aux universités de l'État et déjà quelque peu menacées par MM. Du Bus aîné et Dechamps. En revanche, ce ministre fut moins d'accord avec la gauche, sur un autre point. Des arrêtés du 20 août 1838 avaient accordé à Mgr. l'archevêque de Malines, créé cardinal : 1° une somme extraordinaire de 45,000 francs, pour frais d'installation ; 2° une augmentation annuelle de 9,000 francs sur son traitement, ainsi porté à 30,000 francs. MM. Seron, Verhaegen et Gendebien attaquèrent vivement cette disposition, comme ayant été prise par arrêté royal et non par une loi ; comme mettant un ministre du culte dans une position hiérarchiquement plus élevée que les ministres du Roi, c'est-à-dire des premiers fonctionnaires constitutionnels de l'autorité temporelle. M. Devaux soutint cette thèse avec beaucoup de fermeté : sans s'opposer au chiffre, il posa des réserves pour l'avenir, afin de faire disparaître cette espèce de suprématie. C'était, sans doute, sous la même préoccupation que l'arrêté du Régent, du 30 avril 1831, avait réduit le traitement de l'archevêque de 15,000 à 10,000 florins des Pays-Bas, c'est-à-dire à l'égal de celui des ministres, et abaissé aussi le traitement des évêques au taux de celui des gouverneurs. M. Gendebien soumit un amendement motivé, tendant à annuler les crédits accordés. Il fut rejeté par 60 voix contre 16 ; M. Dumortier vota pour son (page 301) adoption. Au Sénat, la question ne passa pas sans contestation ; mais il n'y eut pas de vote. Ce que demandait M. Devaux fut fait en 1849 (Séance du 10 janvier 1849) : Ce que soutenaient MM. Du Bus et Dechamps, quand le rétablira-t-on? C'est ce que l'avenir nous apprendra.

4. La modification au tarif des céréales

Ce qui prouve l'impuissance du régime réglementaire des céréales, c'est que, lorsqu'on croit avoir tout prévu, la moindre crise vient porter le trouble dans les plus savantes combinaisons. La loi du 31 juillet 1854 avait établi des dispositions soi-disant fixes et invariables. Dès que le prix moyen des marchés régulateurs prouvait que le froment était à 20 francs l'hectolitre, l'entrée était libre ; à la libre entrée se joignait la prohibition à la sortie, du moment que le prix était de 24 fr. ; enfin, l'entrée était interdite, quand le prix moyen descendait au-dessous de 12 francs. Pour le seigle, elle permettait la libre entrée au prix de 15 francs l'hectolitre ; elle établissait la prohibition à la sortie, au prix de 17 francs, mais elle ne stipulait, en aucun cas, la prohibition à l'entrée. Depuis le 14 juin 1838, l'échelle du froment avait varié de 25 à 26 francs ; cette céréale était libre à l'entrée et prohibée à la sortie : mais le seigle ayant flotté entre 14 et 15 francs, on n'avait pu ni le laisser entrer sans droits, ni l'empêcher de sortir. Il fallait combler la lacune. La voie des expédients est longue ; on ne peut pas la parcourir en une seule fois. La mesure prit le nom de disposition temporaire. Non seulement on décréta la libre entrée des grains et farines de froment et de seigle, jusqu'au 15 juillet 1839, quel que fût le prix moyen ; mais on bouleversa aussi les prix fixés pour la prohibition à la sortie, qui furent respectivement abaissés à 22 et à 13 francs et au-dessus : l'échelle mobile était rompue. En présence de cette réforme, toute transitoire qu'elle fût, que devenaient la fixité, l'immutabilité, si hautement vantées, de la loi de 1834 ? Outre (page 302) cette loi (Loi du 3 janvier 1839, adopté, à la Chambre, par 50 voix contre 4 ; au sénat, à l’unanimité), les Chambres admirent une autre loi (Loi du 4 avril 1839) qui permettait que les grains étrangers, importés et déposés en entrepôt, postérieurement à la prohibition des céréales à la sortie, fussent admis à la réexportation, soit par nier, soit en transit.

5. Le prêt à la banque de Belgique

Il est rare qu'une crise alimentaire ne soit pas accompagnée ou suivie d'une crise industrielle et financière. Mais il y avait ici une autre cause de la gêne extrême des affaires ; c'étaient les excès de l'esprit d'agiotage de cette époque. Jamais on n'avait vu se former autant de sociétés, ni aborder autant d'entreprises. Deux banques patronnaient principalement ces opérations et leur donnaient l'appui de leur crédit et l'appât de leur coopération. Outre le fonds social considérable dont elles disposaient, elles avaient le pouvoir, nous dirons abusif, d'émettre du papier monnaie, dans des proportions exagérées ou du moins arbitraires. On mettait à la disposition du public des bank-notes de toutes les couleurs et de toutes les coupures, comme on offre la variété des mets pour réveiller l'appétit des estomacs blasés. Cette grande circulation donnait à ces banques le moyen de faire naître et de fouetter, si on peut s'exprimer ainsi, la fièvre du gain, qui dans ce temps gagnait tous les esprits. Égales en désir de grandir, mais inégales en puissance, elles rivalisaient cependant entre elles d'aventureuse activité. La Société générale, avec ses vieilles racines, nantie encore des fonds du roi Guillaume, était capable de plus d'extension et de plus de résistance. La Banque de Belgique, de création plus récente et ayant un capital plus restreint, avait plus de hardiesse pour entreprendre que de force pour exécuter. Et cependant la cadette ne voulut pas céder le pas à l'aînée ; elles marchaient de pair. Aussi, vit-on, au (page 303) grand détriment du pays, se réaliser la fable de la Grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf. En effet, elles luttaient non seulement par le nombre des entreprises, mais encore par leur témérité. Un établissement avait sa Caisse d'épargnes ; l'autre voulut avoir la sienne. D'un côté, on avait élevé de vastes hauts-fourneaux, dont la puissance était telle, qu'il y eut des époques où l'on ne trouvait pas de terrain assez vaste pour entasser les produits non vendus ; Couillet était fondé. De l'autre côté, on ne voulait pas paraître moins énergique ; Ougrée fut établi. Des actions traînaient en arrière du mouvement, il en restait peut-être trop entre les mains des faiseurs ; on imagina, pour les faire mousser, d'en former une sorte d'Olla-podrida, le mauvais servant à garantir le médiocre : la Mutualité lut lancée. La contrefaçon de cette ingénieuse combinaison ne se fit pas attendre : les Actions réunies virent le jour.

Dans ce temps-là, les plus sages se laissaient prendre à ce miroitement de l'agiotage séducteur, et les plus prudents se contentaient de garanties imaginaires. Ce steeple-chase, financier et industriel, dans lequel beaucoup de fortunes étaient engagées, alla fort bien, tant que ce turf était uni : mais quand vint l'obstacle - la crise large et profonde - les mieux montés et les plus adroits le franchirent et allèrent leur train ; les plus éreintés et les plus novices firent la culbute et s'embourbèrent. Cette dernière position devint celle de la Banque de Belgique (Note de bas de page : Pour expliquer, dans le public, la chute de la Banque de Belgique, on a dit et cru qu'elle avait été occasionnée par le fait d'une présentation énorme à l'échange de billets de cette banque, opérée par la Société générale. Ce reproche est faux : voici la vérité. Les deux établissements, tout en se jalousant, étaient convenus d'échanger périodiquement leurs billets respectifs. Tous les huit ou dix jours, chacune faisait le revirement des billets de sa concurrente ; le solde se payait en argent. Le montant de ces présentations réciproques variait suivant les circonstances. Un samedi, on présente de la part de la Société Générale à la Banque de Belgique pour environ 300,000 à 400,000 francs de billets de ce dernier établissement ; souvent les présentations avaient été plus fortes. Il fut répondu que l'échange aurait lieu le lundi suivant ; or, ce jour-là, la suspension était déclarée. La Société Générale eût joué gros jeu, en faisant tomber volontairement sa rivale : elle eût ébranlé le crédit public, tout en se créant à elle-même de grands embarras).

(page 304) Dès le 14 décembre 1838, cette banque éprouva des embarras ; le Gouvernement vint timidement à son secours. Le 17, elle cessait complètement ses payements. Le ministère prit, le même jour, des arrangements, pour que la Société générale annonçât qu'elle garantissait le remboursement des fonds déposés à la Caisse d'épargnes de la Banque de Belgique. Aussitôt que la position de ce dernier établissement fut connue à la bourse de Paris, ses actions y tombèrent, en un seul jour, de 1,120 francs à 800. Une crise financière était donc imminente et, de plus, de nombreux établissements industriels, privés de l'appui de la banque défaillante, allaient aussi suspendre et se fermer. Un prompt remède était nécessaire, dans l'intérêt public. Le ministère déposa une demande de crédit de 4 millions de francs, devant servir : 1° au remboursement des fonds déposés à la caisse d'épargnes en souffrance ; 2° à maintenir en activité les exploitations en relations d'intérêt avec la Banque de Belgique. Celle-ci prouvait que son actif, supérieur à son passif, donnait des garanties suffisantes : elle promettait un intérêt de 5 %. La commission de la Chambre, s'étant assurée de la nécessité et de l'efficacité de la mesure, comme de l'absence de danger pour l'avance du Trésor, fit un rapport favorable, par l'organe de M. Devaux. Il contenait ce sage avertissement : « La commission appelle l'attention sérieuse du Gouvernement et de la Chambre sur les précautions que nécessitent la création des sociétés par actions et l'émission des billets de banque... » (Note de bas de page : Le Rapport des opérations de la Banque nationale pour 1854, constate le montant de la circulation du papier-monnaie de cet établissement, de la manière suivante : « Au 31 décembre 1851, 50,346,210 francs ; au 31 décembre 1852, 69,378,540 francs ; au 31 décembre 1853, 83,152,690 francs ; au 31 décembre 1854, 93,282,970 francs. » Autorisée à porter le chiffre de son émission à 100,000,000 de francs, elle demandait à pouvoir l'élever à 110,000,000 de francs. Somme exagérée, pensons-nous). C'est qu'en effet ces (page 305) précautions avaient été négligées et c'était là l'origine de la présente catastrophe. Le projet fut discuté en comité secret, dans les deux Chambres, et adopté par chacune d'elles, sans forte opposition (loi du 1er janvier 1839). Les plus grands adversaires de l'intervention du Gouvernement dans les affaires privées, l'admirent facilement, en cette circonstance ; semblables à ces méchants enfants, qui menacent de battre leurs mères et qui, lorsque l'orage gronde au dehors, les embrassent et se cachent dans leur sein.

Ce fâcheux événement fut une leçon pour tout le monde ; le remède appliqué fut efficace. Dès le 4 janvier 1839, la Banque de Belgique reprenait le remboursement des fonds de la Caisse d'épargne, le payement des billets de banque de 40 et de 100 francs : elle recevait, en payement des effets de commerce, les billets de 500 et de 1,000 francs : elle remboursait 20 p. c. à ses créanciers. Le 16 mars 1839, elle reprenait, à bureau ouvert, le payement de tous ses billets, et après des remboursements successifs, elle solda ses créanciers, le 6 juin de la même année.

Dès la rentrée des vacances du nouvel an, les Chambres furent saisies d'un projet de loi autorisant le Gouvernement à percevoir, par anticipation, les six premiers douzièmes de la contribution foncière de l'exercice 1839. La loi fut votée, dans les deux enceintes, presque sans discussion et à l'unanimité (Loi du 2 février 1839). Ces fonds devaient servir à des éventualités de guerre, qui ne se réalisèrent point, comme nous allons le voir.

6. Le traité définitif de paix avec la Hollande

Ici encore, nous trouvons notre cadre trop étroit, pour y faire entrer, avec tous les développements qu'il comporte, un (page 306) des actes les plus importants de notre histoire législative : nous voulons parler du traité définitif.

Guillaume Ier avait, pendant neuf années, employé contre la Belgique tous les moyens que lui avaient suggérés et son caractère tenace et son espoir de restauration. Guerre ouverte, conspirations sourdes, influences diplomatiques, tout avait été mis en œuvre contre notre jeune nationalité. Mais tous ces efforts étaient venus échouer devant notre bonne fortune, notre constant patriotisme, et aussi devant la sagesse et l'influence du Roi de notre choix. Fatigué de cette lutte stérile, déjà résolu peut-être à son abdication, très avancé en âge d'ailleurs, le monarque hollandais commença à considérer les événements à cette vive lumière, que répandent autour d'eux le sentiment de l'impuissance, le dégoût du pouvoir et le voisinage de la mort. Son peuple, clairvoyant et calculateur, se lassait aussi de ses énormes sacrifices, qu'aucun résultat ne venait compenser. Chez les nations, comme chez les individus, le temps émousse les haines les mieux trempées et l'inanité des efforts entraîne après elle la prostration et le découragement. Les grands pouvoirs de l'État s'étaient faits, en Hollande, les échos de l'opinion publique. Dès le 14 mars 1838, le Gouvernement néerlandais avait fait connaître à la Conférence de Londres sa volonté de céder. Le Gouvernement belge qui n'avait rien à perdre au statu quo, s'il avait pu durer, chercha à gagner du temps, pour obtenir, d'abord, le rachat de la cession du territoire ; ensuite, l'abaissement du chiffre de la dette. Sur le premier point, il ne trouva pas d'appui, même chez les Gouvernements français et anglais, qui nous avaient toujours si fermement soutenus et par leur diplomatie et par leurs armes. Sur le second point, une commission avait fait un difficile et solide travail, redressant bien des erreurs. M. Dumortier a eu le mérite de publier, à cette époque, un opuscule, qui servit à éclaircir cette obscure (page 307) question (Observations complémentaires sur le partage des dettes des Pays-Bas. Bruxelles, 1838). La dette d'abord fixée à 8,400,000 florins de rente annuelle, finit par être réduite à 5,000,000 de florins. Après de nombreux incidents, le Roi de Hollande adhéra, le 19 avril 1839, aux conditions posées par les Grandes Puissances et déjà acceptées par le Roi des Belges, depuis le 15 novembre 1831. Ce fut, pour M. de Theux, un devoir de position et, en même temps, une immense responsabilité de présider à cet acte décisif pour notre nationalité : et ce fut, pour M. Van de Weyer, comme un droit, d'en devenir l'instrument. Le traité définitif, signé à Londres, le 19 avril 1839, entre le plénipotentiaire belge et le plénipotentiaire hollandais (M. Salomon Dedel), fut ratifié, le 26 mai 1839, par S. M. le Roi des Pays-Bas et, le 28 du même mois, par S. M. le Roi des Belges.

Dès le 1er février 1839, M. le Ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères avait présenté aux deux Chambres un rapport complet sur les négociations suivies avec la conférence. Cette communication faisait entrevoir que le moment du sacrifice approchait. Aussitôt, M. Dumortier déposa un ordre du jour motivé, signé par trente-trois membres, et ainsi conçu : « Les soussignés ont l'honneur de faire la proposition suivante :

« La Chambre des Représentants, après avoir entendu le rapport du Gouvernement ;

« Considérant que, par son adresse du 17 novembre dernier, elle a exprimé sa volonté irrévocable de conserver l'honneur national et l'intégrité du territoire, et qu'elle a autorisé de reprendre les négociations dans ces vues, reprend son ordre du jour.

« Fait au palais de la nation, le 1er février 1839. » (Voir Moniteur de 1839, n°33, les noms des signataires).

M. d'Huart, Ministre des Finances, et M. Ernst, Ministre de la Justice, ne voulant pas s'associer aux résultats de ces négociations et moins encore les défendre, avaient donné leur démission , qui fut acceptée, le 4 février 1839. Ils couronnaient ainsi une carrière ministérielle, parcourue avec talent, par un acte de fermeté politique, en ne sacrifiant pas leur conviction à la jouissance du pouvoir. Les arrêtés de démission avaient chargé, ad interim, M. Nothomb de la signature du Département de la Justice, M. Félix de Mérode de la signature du Département des Finances. Mais, dès le 18 février, ce dernier donnait sa démission de ministre d'État, membre du conseil, et de ministre intérimaire. Le pouvoir était délaissé par ses plus fidèles serviteurs. Dans une pareille situation, on ne sait lesquels il faut louer le plus : ou ceux qui répudiaient l'honneur du portefeuille, parce que leur conscience le leur commandait ; ou ceux qui en gardaient la responsabilité et restaient à leur poste, parce qu'ils croyaient devoir, au risque d'une grande impopularité, consolider les destinées de la patrie (Note de bas de page : Voir « Moniteur » de 1839, le texte d'une brochure favorable au traité. On l'attribuait à une sommité du parti catholique, à un homme haut placé dans la magistrature, ancien membre du Congrès, à M. de Gerlache).

Soit qu'il espérât encore obtenir de meilleures conditions, soit qu'il voulût préparer les moyens pour faire accepter par le Parlement cet ultimatum, s'il était maintenu, le cabinet, ainsi mutilé, avait, par un arrêté du 3 février 1839, ajourné les Chambres jusqu'au 4 mars suivant : mais elles furent convoquées pour le 15 février. Un nouveau rapport fut fait à la Chambre, le jour de sa rentrée. Une dernière lueur d'espérance s'était présentée au Gouvernement belge ; il ignorait si le Gouvernement néerlandais avait accepté purement et simplement les propositions du 23 janvier 1839. Mais le cabinet de la Haye, y ayant adhéré, la conférence fit connaître que ce (page 309) fait ne lui permettait pas de rentrer dans aucune discussion. En conséquence, le ministère déposa deux projets de loi, le premier autorisant la conclusion du traité, le second renfermant quelques compensations pour les malheureux habitants des parties cédées (Moniteur de 1839, n°54).

A peine M. de Theux est-il descendu de la tribune, que M. Dumortier obtient la parole et dit : « Mais, l'ai-je entendu? Nos moyens, on les nie ; nos embarras, on les exagère ; nos affronts, on les supporte avec un dédain flegmatique, et l'on vient nous proposer de sanctionner l'opprobre de la Belgique ! Hommes d'Etat misérables ! ne voyez-vous pas que ces terreurs sont l'effet de votre faiblesse? Vos fautes ont fait la force de nos ennemis, et ont seules conduit la patrie au point où, dans votre cœur, vous vouliez peut-être secrètement la mener... Ministres pervers, qui donc a pu vous pousser à accepter un rôle aussi honteux?.. Si votre intention était de conduire le pays à jouer un rôle aussi dégradant, pourquoi êtes-vous venus nous parler de persévérance et courage ? De la persévérance, vous n'en avez pas ; du courage, vous venez de nous prouver que vous n'en « aurez jamais ! (Applaudissements dans la Chambre et dans les tribunes.) » M. Pirson succède au bouillant orateur de Tournai et il s'exprime ainsi : « La trahison de Judas a été précédée de la Cène à laquelle présidait le Seigneur, le Dieu que nous adorons tous. Hier il y a eu grand dîner en haut lieu... (Interruption.) Hier il y a eu grand dîner en haut lieu et aujourd'hui trahison du ministère envers la patrie et envers le Roi, vente à l'encan de nos frères du Limbourg et du Luxembourg... Oui, pour moi la trahison est flagrante. Il y a conspiration contre l'honneur national, il y a conspiration contre l'intégrité du territoire, il y a conspiration contre notre union, qui faisait toute notre force... Et (page 310) ce seraient trois hommes lâches, restes honteux d'un ministère auquel nous avons tout accordé pour nous défendre... (Interruption.) Je le répète, ce seraient les restes honteux d'un ministère auquel nous avons tout accordé : confiance, hommes, argent ; ce seraient ces trois hommes qui viendraient rompre cette union !... » (Moniteur de 1839, n°51). De telles attaques d'avant-garde annonçaient un vif combat. Du rapport modéré et calme, que fit M. Dolez, au nom de la section centrale (Ibid., n°60), il résultait que quatre-vingt-dix-huit membres avaient pris part aux travaux des sections : 42 avaient adopté le projet ; 39 l'avaient repoussé ; 17 s'étaient abstenus. La discussion s'ouvrit le 4 mars 1839 : elle dura quatorze jours.

Il nous est impossible de dépeindre la physionomie de l'assemblée, pendant ces tristes et solennels débats. Nous n'en trouvons, au Moniteur, que la froide silhouette et le calque décoloré. Quelques pétitions favorables, un plus grand nombre défavorables au traité avaient été déposées. On ne peut le cacher, l'opinion publique la plus active et la plus bruyante était contraire à tout arrangement. Les désastres du mois d'août 1831 n'avaient pas entièrement dissipé l'ivresse du succès de septembre 1830. Dès le début, M. Nothomb exposait nettement, dans un remarquable discours, et la position des membres du cabinet restés au pouvoir et l'état de la question. Il disait : « Les trois hommes, qui composent le ministère et qui vous proposent de constituer définitivement la nationalité belge, appartiennent, l'un par son mandat, l'autre par sa naissance, le troisième par sa naissance et son mandat aux deux provinces exclues en partie de cette nationalité ; en restant aux affaires, ils ont cédé à une profonde conviction et au sentiment d'un grand devoir »

Puis, l'habile orateur trace, à grands traits, la position de la (page 311) Belgique envers le grand-duché de Luxembourg et envers la Conférence de Londres. Il démontre que c'est, en 1831, que la question a été décidée : que, depuis, tous les moyens imaginables ont été tentés en vain, pour obtenir un meilleur résultat : il fait toucher du doigt l'inanité et les dangers d'une lutte plus longue. Enfin, il termine par ces paroles si puissantes, parce qu'elles sont si vraies. « La révolution est close, Messieurs, elle n'a pas manqué à sa destinée, puisqu'elle lègue au monde la nationalité belge ; elle n'a pas tout obtenu, mais nul n'obtient tout ici-bas et de prime abord. C'est une grande bataille de huit ans ; tous les combattants malheureusement ne sont pas appelés à jouir de la victoire. Mais la victoire est l'œuvre de tous. Cette révolution se présentera la tète haute dans l'histoire, car elle a été heureuse et sage. Aux prises avec des difficultés sans exemple, la nation belge s'est constituée : à ceux qui doutaient d'elle, elle a prouvé qu'elle savait être ; aux partisans des institutions libérales, elle a prouvé qu'on peut allier l'ordre à la plus grande liberté ; aux partisans des intérêts matériels, elle s'est montrée capable d'organiser le travail public et privé. La révolution de 1830 a fait ce qu'aucune autre révolution n'a fait. Elle a fait un peuple, une Constitution et une dynastie, triple résultat qu'elle a obtenu sans guerre civile et sans guerre étrangère. Elle a amené l'Europe alarmée et la dynastie déchue à reconnaître et le peuple nouveau et la dynastie nouvelle. Au dehors menacée par l'esprit de conquête, au dedans par l'esprit d'anarchie, elle s'est soustraite « et aux anarchistes et aux conquérants dépossédés soit en 1814, soit en 1830. Échappée pendant cinq ans à la diplomatie européenne, elle a fait dans cet intervalle un magnifique essai d'existence ; ressaisie par la diplomatie européenne. elle s'est débattue, mais vainement : elle a cédé, mais devant l'Europe entière ; il n'y a pas de déshonneur à céder à l'Europe, il y a de l'honneur à exiger, pour céder, (page 312) que ce soit l'Europe qui le demande. Au milieu d'une coalition européenne et d'une crise intérieure, la Belgique a reconnu son impuissance à conserver tous ses associés ; elle l'a reconnue pour éviter de grands maux, et après avoir pris une de ces attitudes dont le souvenir existe comme une noble protestation, comme un appel à des temps meilleurs. La Belgique n'est point humiliée, déshonorée ; elle a fait tout ce qu'elle pouvait ; ayant fait tout ce qu'elle pouvait. elle a fait tout ce qu'elle devait ; exiger davantage, ce serait être injuste envers elle. C'est sur les deux grandes nations qui abandonnent la Belgique que retombe ce qu'il y a d'odieux dans l'acte qui clôt la révolution ; c'est aux tribunes de France et d'Angleterre que l'histoire en demandera compte. »

Dans tous les discours, favorables ou contraires, respirent le sentiment et le regret du sacrifice. MM. Devaux, Rogier, Lebeau donnent au traité l'appui de leur parole et de leur autorité ; M. Liedts prouve la compétence de la Chambre, au point de vue constitutionnel ; M. Mercier démontre ce que l'on a gagné, au point de vue de la dette. MM. Dumortier, Gendebien et Pirson opposent au traité de vigoureux élans patriotiques ; M. Du Bus aîné sa puissante logique ; M. Doignon sa faconde un peu mystique ; M. Dechamps sa jeune et déjà remarquable éloquence ; M. de Mérode sa loyauté et son bon cœur ; M. d'Huart sa conviction fortifiée par l'abandon du pouvoir. Les députés des parties cédées prennent à peine le soin de cacher, sous d'amers regrets, leur profond mépris pour ce qu'ils regardent comme un lâche abandon. M. de Muelenaere, qui a si vigoureusement défendu le traité de 1831, origine de celui de 1839, garde le silence. Craint-il la protestation des pétitionnaires de Courtrai ? est-il frappé par le sort de son collègue, M. Bekaert? Au banc ministériel, M. de Theux déroute ses adversaires par son attitude impassible et sa froide défense ; M. Nothomb les combat par sa forte dialectique (page 313) et sa fidélité à ses convictions antérieures ; M. Willmar soutient stoïquement les reproches que lui valent les mots de « persévérance et courage ». Les tribunes applaudissent à outrance les brûlantes paroles des opposants : les irréfutables arguments des partisans sont écoutés avec une sorte de dédain. Presque toute la presse donne à l'opposition le renfort de sa polémique et l'encouragement de ses éloges. Et cependant, toutes les propositions d'ajournement échouent, parce qu'il faut en finir : toutes les tentatives d'amélioration avortent, parce que l'on se trouve devant l'impossibilité de rien changer. Au Sénat, pour être moins acerbe, l'opposition n'en est pas moins forte. Enfin, la loi est adoptée, le 19 mars, à la Chambre ; le 29 mars au Sénat (Loi du 4 avril 1839, adoptée, à la Chambre, par 58 voix contre 42 ; au Sénat, par 31 voix contre 14).

(page 314) A la Chambre, M. Gendebien avait émis son vote en ces termes : « Non ! 380,000 fois non, pour les 380,000 Belges que vous sacrifiez à la peur ! » Le résultat du scrutin proclamé, il fait passer au bureau sa démission écrite et quitte immédiatement le palais législatif, pour n'y plus reparaître. Homme d'un caractère tout d'une pièce, bon et rude à la fois, se faisant pardonner l'ardeur de ses attaques par la sincérité de ses convictions et l'absence de toute ambition. Horace l'eût nommé aussi : Justum et tenacem propositi virum. Entré aux affaires, comme membre du Gouvernement provisoire, il les quitta en honnête tribun (Note de bas de page : M. Gendebien donnait, peu de temps après, sa démission de membre du conseil communal, et de bâtonnier de l'ordre des avocats).

Et comme si rien ne devait manquer à ces émouvants et dramatiques débats, la mort vint y prendre sa place. M. Bekaert, député de Courtrai, après avoir déposé, en l'appuyant, la protestation d'un grand nombre de ses commettants, avait prononcé un discours favorable au traité. L'émotion visible qui l'obsédait, pendant cette lecture, lui causa une telle révolution, qu'il tomba, comme foudroyé, sur son banc. Telle était, en ce moment, l'excitation des esprits, qu'un membre s'écria, à la vue du cadavre de son collègue : « C'est une punition du ciel ! » (Note de bas de page : « Une parole a été prononcée qui a excité une indignation générale. Un député, connu par l'exagération de ses opinions catholiques, a dit, en voyant tomber l'honorable député de Courtrai : « C'est une punition du Ciel « ! (« Indépendant » du 15 mars 1839, n°74). Voir, pour ce propos et pour les détails de cet événement, d'autres journaux de l'époque). Triste spectacle de la faiblesse et de la (page 315) passion humaines ! Un membre de la Chambre qui meurt, comme on tombe sur un champ de bataille ; un autre membre qui écoute tellement le cri de son exaltation politique, qu'il n'entend plus la voix de l'humanité. Le premier, trop peu aguerri pour de pareilles luttes ; le second, transportant dans l'arène législative la violence des guerres civiles et religieuses...

Quant à nous, en écrivant ces tristes pages, nous nous disons à nous-même : On doit regarder comme heureux ceux qui n'ont pas été appelés à se prononcer sur le sort de leurs frères ; on comprend ceux qui cédèrent à l'élan de leur patriotisme et à leur attachement pour les parties cédées ; on pouvait absoudre alors et on doit louer aujourd'hui ceux qui, bravant une terrible impopularité, n'ont pas voulu exposer à une ruine complète notre chère nationalité, chancelante encore.

7. Lois votées à la suite du traité

L'amputation faite, pour sauver tout le corps, il fallait songer à cicatriser et à guérir les parties blessées. Nous n'avions pas repoussé nos frères du Limbourg et du Luxembourg ; ils nous avaient été enlevés par une tourmente politique. Nous les appelâmes à nous, comme dans un sinistre, on tâche de sauver ses compagnons d'infortune. Les deux Chambres adoptèrent, à l'unanimité, une loi (Loi du 4 juin 1839) qui sanctionna cet équitable adoucissement. Toute personne, jouissant de la qualité de Belge, et perdant cette qualité par suite du traité du 19 avril 1839, peut la conserver, moyennant déclaration et transfert de domicile dans une commune située dans le territoire qui constitue définitivement le royaume de Belgique. Cette déclaration doit être faite, par les majeurs, dans le délai de quatre ans, par les mineurs, dans l'année qui suivra (page 316) leur majorité. Il en est de même pour les personnes assimilées par la loi aux Belges de naissance et pour les naturalisés. Les fonctionnaires de l'ordre administratif et judiciaire, de résidence dans les parties cédées, jouissent de leur traitement actuel, pendant la première année et des deux tiers dudit traitement pendant les années suivantes, jusqu'à ce qu'ils soient appelés à un autre emploi.

Le morcellement portait aussi une perturbation grave dans les circonscriptions et les divisions administratives, judiciaires et électorales. Les Chambres opérèrent les modifications nécessaires par diverses lois réglant les circonscriptions judiciaires (Lois des 5 et 6 juin 1839) ; portant des changements à la loi électorale, et réorganisant les conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg (Lois du 3 juin 1839).

A ces changements administratifs, on ajouta, en faveur des parties cédées, des abaissements à notre tarif des douanes sur cette partie de notre frontière. La Chambre et le Sénat les admirent toutes et toujours à l'unanimité (Loi du 6 juin 1839). Ainsi, les fontes et les fers au bois et au marteau étaient admis en Belgique, par le bureau d'Arlon, au simple droit de balance de 25 centimes par 100 kilogrammes, jusqu'à concurrence de 3 millions de fer forgés, supposés représenter 4 millions de fonte : les faïences, les étoffes de laine, les fruits verts et les plâtres pouvaient entrer à un faible droit : les froment, orge et méteil, ainsi que leurs farineux, ne payaient que le quart du droit commun ; on pouvait en importer, par le Luxembourg, une quantité annuelle de 3 millions de kilogrammes et par le Limbourg de 6 millions de kilogrammes.

Le Gouvernement avait tenté d'inutiles démarches pour obtenir, par le payement direct d'une rente à faire à la Hollande, le rachat du péage imposé par le traité à la navigation de l'Escaut et du canal de Terneuzen. La Belgique avait acquis le droit de pilotage, de balisage et de pèche sur ce grand fleuve. Elle était affranchie de toute visite, retard et entrave qui aurait pu gêner la navigation. Mais il importait, non seulement aux intérêts d'Anvers et de Gand, mais aussi à ceux du commerce du pays tout entier, que le Gouvernement prit à à sa charge, comme dette nationale, le payement de ce péage stipulé. C'est ce que fait voir fort clairement le rapport présenté par M. Rogier '. Un point très-épineux y est traité : Y aura-t-il remboursement par le Trésor du péage pour les navires de toutes les nations, même pour ceux de la Hollande? Le Gouvernement avait demandé d'en excepter ces derniers. C'eût été évidemment diminuer la navigation entre les ports néerlandais et celui d'Anvers, et détruire, d'avance, les relations qu'il était dans notre volonté et dans nos intérêts de renouer avec nos anciens compatriotes. Cette question fut vivement débattue et, quoi qu'on fît, les droits différentiels revinrent sur le tapis. Cette idée avait jeté de telles racines dans certains esprits, qu'il était évident qu'elle entrerait bientôt dans les faits. A la fin, on admit un amendement de M. Lebeau qui généralisait le remboursement du péage, en ajoutant : « Toutefois, s'il se présente, à l'égard de l'un des pavillons étrangers, des motifs graves et spéciaux, le Gouvernement est autorisé à suspendre provisoirement, à son égard, l'effet de la présente exécution. » L'art. 2 stipulait : « Avant le 1er juin 1843, il sera examiné si le bénéfice de l'article précédent (le remboursement) doit être maintenu en faveur des pays avec lesquels il ne sera pas intervenu d'arrangements commerciaux, de douane ou de navigation. » C'était une voie ouverte à des négociations en faveur de notre marine nationale. Enfin, pour faire face aux dépenses (page 348) de remboursement, il fut accordé trois centimes additionnels de sur les droits de douane, de transit et de tonnage (Loi du 5 juin 1839, adoptée, à la Chambre, par 61 voix contre 15 ; au Sénat, par 22 voix contre 8. Moniteur de 1839, n°134 à 152).

8. Officiers étrangers

Quelquefois sagement, plus souvent d'une manière irréfléchie, la Belgique s'est montrée prompte à appeler ou à recevoir le service d'étrangers. Mais jamais, le but atteint ou l'erreur reconnue, elle ne s'est fait voir ingrate à leur égard. La loi du 22 septembre 1831 avait admis dans notre armée un certain nombre d'officiers de nations étrangères. Les éventualités de guerre étant passées, il s'agissait de régler leur position, qui n'avait d'ailleurs été établie que pour la durée des hostilités possibles. Dans son projet, le Gouvernement proposait de les admettre définitivement au service de la Belgique. La section centrale et la Chambre n'accueillirent pas cette disposition, inutile puisqu'elle allait au delà des engagements pris ; impolitique, puisqu'elle restreignait encore les chances d'avancement pour les nationaux, déjà menacées par le traité de paix. On fit bien, en ne prorogeant que de deux années les dispositions relatives aux officiers étrangers. Il résulte du rapport de M. H. de Brouckere qu'il y avait, à cette époque, un général de division, deux généraux de brigade, deux lieutenants-colonels, quatre majors, vingt-deux capitaines, et six lieutenants, n'étant pas Belges et touchant 172,500 francs de traitements. Parmi ces trente-sept officiers étrangers, treize étaient Polonais. On verra combien, à l'égard de ces derniers, les pouvoirs publies ont été généreux, quand il s'est agi, en 1853, de statuer sur leur sort. Les Chambres admirent cette loi (Loi du 3 juin 1839).

9. Les lois secondaires adoptées pendant la session 1838-1839

Tout en votant ces lois importantes, les Chambres avaient encore réglé quelques questions secondaires. Ainsi la loi du (page 349) 28 décembre 1838, qui ajoute une classe (grand officier) à l'Ordre de Léopold ; les lois du 30 mars 1839, augmentant les droits de sortie sur les poils de lapin et de lièvre et sur les os ; la loi du 31 mai 1839, qui fixe à 2 centimes le port des journaux ; la loi du 1er juin 1839, portant rachat de la concession du canal de Charleroi. La Chambre avait, en outre, abordé la discussion de la loi des chemins vicinaux, mais sans avoir pu la terminer.

10. Le ministère se complète

Après sa dislocation, le ministère ne chercha pas à se compléter immédiatement : l'eût-il voulu, il n'eût pas réussi d'une manière convenable. La grande question du traité de paix terminée, M. Desmaisières fut nommé Ministre des Finances, par arrêté du 6 avril 1839 ; M. Raikem, Ministre de la Justice, par arrêté du 8 juin suivant (Note de bas de page : Ce cabinet, auquel on donne toujours le nom du ministère du 4 août, quoique M. de Theux fût le seul membre entré à cette date, se composait de MM. de Theux, Intérieur et Affaires étrangères ; Nothomb, Travaux Publics, Willmar, Guerre ; Desmaisières, Finances ; Raikem, Justice). Et néanmoins le cabinet restait visiblement ébranlé, moins par ce changement de personnes, que par la cause qui avait amené ces modifications. Pendant ces orageux débats, il avait vu s'éloigner de lui ses amis les plus dévoués, ses partisans les plus naturels. Les pilotes politiques, eux aussi, évitent rarement de se blesser, tout en sauvant le navire confié à leur garde. Le ministère du 4 août 1834, si souvent modifié, avait été frappé mortellement au milieu même de son triomphe : sa chute n'était plus qu'une question de temps.

C'est le propre des administrations ébranlées de vouloir racheter, par des faveurs, ce qui leur manque en appuis naturels. Nous avons vu que, sous l'impression des vives discussions soulevées par le projet de la création d'un Ordre civil, le ministère n'avait, lors du renouvellement partiel des Chambres, en 1835, accordé que cinq décorations à des membres soumis à la réélection. Au renouvellement par moitié de la (page 320) Chambre, en 1837, aucune distinction de ce genre n'avait été conférée. Mais, cette fois, l'approche des élections et l'issue des débats sur le traité donnèrent l'occasion au ministère de se montrer plus généreux, nous devrions dire plus prodigue, qu'aucun cabinet ne le fut à aucune époque de notre existence représentative. Douze sénateurs, vingt représentants prirent, à des degrés divers, rang dans l'Ordre de Léopold !