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Du gouvernement représentatif en Belgique (1830-1848)
VANDENPEEREBOOM Ernest - 1856

Ernest VANDENPEEREBOOM, Du gouvernement représentatif en Belgique (tome 2)

(Paru à Bruxelles, en 1856, chez Libraire polytechnique d’Augistre Decq)

Conclusion générale

Nous avons parcouru, dans les études qui précèdent, dix-sept années d'un règne sage et de la pratique modérée du régime représentatif, en Belgique. Semblable au voyageur, nous avons rencontré bien des sites arides et tristes, bien des passages difficiles et dangereux ; mais, nous avons bientôt oublié la défaillance et la déception passagères par la satisfaction que nous faisait éprouver l'ensemble des souvenirs de ce long voyage. Obtiendrons-nous, par cet écrit, que ce sentiment personnel devienne une impression publique et générale ? Nous le voudrions, non dans un intérêt mesquin et rétréci d'amour-propre, mais dans une vaste et ardente aspiration de patriotisme et d'attachement à nos institutions.

Ce que nous voudrions avoir démontré, c'est que le régime représentatif est celui qui convient le mieux à l'esprit droit et calme du peuple belge : non pas qu'il soit parfait,- qu'y a-t-il de parfait ici-bas ? - mais, parce que, sans être le plus prompt à opérer le bien, il est le plus efficace pour empêcher ou pour (page 301) déraciner le mal (Note de bas de page : « Aucune autre forme de gouvernement n'a donné à l'homme plus de chances de rencontrer le juste et le raisonnable, plus de facilités pour éviter l'erreur ou pour la réparer. Que peut-on vouloir de plus ? Ne pas permettre à l'instrument de se rouiller ou de se contracter, c'est la sagesse même qui l'ordonne ; mais vouloir le briser ou le transformer, ce serait le comble de l'ingratitude et de la folie. » (de Montalembert, « De l'Avenir, etc. », § X, p. 119)). Ce que nous voudrions avoir mis en lumière, c'est que, avec notre Constitution, nous pouvons opérer tous les progrès, et que beaucoup de nos fautes sont venues de l'oubli momentané de l'esprit de ses prescriptions.

Certes, le régime représentatif, pas plus que tout autre régime, n'échappe à la fragilité et aux erreurs auxquelles l'humanité tout entière n'a pu se soustraire. Les individualités les plus élevées, et les institutions les plus fortes y ont été soumises, à toutes les époques et dans tous les pays.

Athènes vit sous ses lois équitables, elle se fait admirer par le succès de ses armes et l'éclat de ses œuvres d'art et de science ; mais, elle exile Thémislocle, malgré ses victoires et Aristide, malgré sa justice ; elle fait boire la ciguë à Socrate et condamne Périclès. - Le sénat romain établit et fait prospérer une puissante république et il finit par se courber honteusement sous les ignobles caprices de tyranniques empereurs. - Louis XIV ternit l'éclat de son grand règne par la révocation de l'édit de Nantes et par des guerres injustes. - Le Parlement anglais ne vient en aide à la destruction de la république et à la restauration, qu'après avoir fait tomber la tête de Charles Ier. Les Provinces-Unies de Hollande soutiennent, sur terre et sur mer, des luttes héroïques contre de grandes puissances, puis se déchirent par des dissensions intestines et travaillent, de leurs propres mains, à leur décadence. - La Convention française détruit de son bras puissant des abus qui ont des racines de plusieurs siècles, et se souille du sang du plus doux des rois. - Napoléon Ier dompte l'anarchie, promulgue (page 302) son magnifique Code ; mais il fait fusiller le duc d'Enghien et se perd dans les excès où l'entraînent l'amour des conquêtes et l'ivresse d'un despotisme sans frein. - Les Etats confédérés d'Amérique concilient une liberté sans limites et une prospérité prodigieuse, et ils ne savent pas abolir le honteux et coupable esclavage. - Le régime représentatif jouit, en France, de l'exercice absolu de ses droits, et il se suicide, en laissant tomber une admirable dynastie, sous le coup d'une émeute, avant-garde d'une république insensée et impuissante. - Le second empire sauve la France du désordre, mais il renverse la tribune, bâillonne la presse et se flétrit par une confiscation doublement coupable, puisqu'elle ne satisfaisait que sa vengeance, sans servir ses intérêts.

Partout où est l'homme avec ses erreurs et ses passions, se rencontre l'abus avec ses injustices et ses violences. Mais après tout, à n'examiner que les temps présents, quels sont les Etats qui jouissent de plus de bonheur et de repos ? Ce n'est pas Rome, cette métropole du monde catholique : elle ne se soutient qu'à l'aide de baïonnettes étrangères. Ce ne sont pas les autres États d'Italie, qui ne sortent des convulsions de la licence, que pour tomber dans l'étreinte du despotisme. Ce n'est pas l'Espagne, qui ne sait se délivrer entièrement ni de ses guerres civiles ni de ses révolutions militaires, parce qu'elle ne veut pas se retrancher solidement derrière une Constitution représentative, - cet abri, où les peuples sages se fortifient contre les excès du pouvoir et les excès de la liberté. C'est l'Angleterre, avec sa grande Charte et son antique Parlement, opérant lentement mais sûrement sa marche progressive. Ce sont les Etats-Unis qui n'ont pas changé les principes de leur Constitution depuis près de soixante et dix ans qu'elle existe, et dont les progrès matériels seraient glorieux, s'ils n'étaient viciés par un plaie morale, l'esclavage. C'est la Sardaigne, relativement tranquille, au milieu de l'agitation qui l'entoure. C'est la Belgique, qui compte le nombre d'années (page 303) de son heureuse indépendance par le nombre d'années de sa fidélité à ses institutions libérales.

Quand nous contemplons les faits de l'histoire ancienne, quand nous examinons les événements de l'histoire contemporaine, n'avons-nous pas des motifs suffisants pour nous attacher, plus fermement que jamais, à notre excellente Constitution, à notre bonne dynastie, instruments de nos destinées heureuses ? Ne devons-nous pas espérer le progrès de l'avenir et nous consoler de nos fautes dans le passé ?

Si notre propre expérience ne suffisait pas pour nous faire apprécier, à leur juste valeur, les bienfaits de ce régime, où chaque pouvoir a son contrepoids, écoutons ce qu'on en pense ailleurs. « Je sais tous les dangers de la liberté, et, ce qui est pire, ses misères. Et qui les saurait, si ceux qui ont essayé de la fonder, et y ont échoué, ne les connaissaient pas ? Mais il y a quelque chose de pis encore, c'est la faculté de tout faire, laissée même au meilleur, même au plus sage des hommes. On répète souvent que la liberté empêche de faire ceci ou cela, d'élever tel monument, ou d'exercer telle action sur le monde. Voici à quoi une longue réflexion m'a conduit : C'est à penser que, si quelquefois les Gouvernements ont besoin d'être stimulés, plus habituellement ils ont besoin d'être contenus ; que si quelquefois ils sont portés à l'inaction, plus habituellement ils sont portés, en fait de politique, de guerre, de dépenses, à trop entreprendre, et qu'un peu de gêne ne saurait jamais être un malheur. On ajoute, il est vrai : Mais cette liberté destinée à contenir le pouvoir d'un seul, qui la contiendra elle-même ? Je réponds sans hésiter : Tous. Je sais bien qu'un pays peut parfois s'égarer, et je l'ai vu, mais il s'égare moins souvent, moins complétement qu'un seul homme. » (Thiers. Histoire du Consulat et de l'Empire, XIIème vol, Avertissement, in fine) Qui (page 304) a dit cela ? L'éminent historien et l'enthousiaste admirateur du premier Empire ; l'un des grands acteurs et l'une des grandes victimes du régime représentatif, M. Thiers. Quand le dit-il ? Dans le recueillement de l'étude, sous l'inspiration du désintéressement que donnent la perte des illusions et le renoncement aux affaires, en face des séductions du second empire.

Un autre parlementaire, moins retiré de la lutte, mais pas moins convaincu de la perte subie, s'exprime ainsi : « Aussi dans les pays où le silence de la tribune et de la presse vient garantir l'impunité aux défaillances de l'homme public, le culte de l'honneur devient un mythe suranné. Partout, au contraire, où s'est introduit et consolidé le régime parlementaire, il a créé de nouveau le règne de la pudeur publique : elle exerce sa domination sous une forme souvent âpre et confuse, mais avec une sévérité efficace. Les susceptibilités exagérées, mais salutaires, de l'opinion publique, sans cesse éveillées par la presse, tiennent en bride chez les ambitieux, non pas tous, mais la plupart des penchants inférieurs de la nature humaine. La probité, la fidélité aux engagements, le désintéressement avéré deviennent les premières conditions de la carrière d'un homme politique. L'honneur refleurit, grâce à cette contrainte morale, sans laquelle il n'y a de vertus ni publiques, ni privées. » (de Montalembert, De l’Avenir, etc., § XV, p. 237).

On l'a vu, nous ne sommes pas le contempteur du régime sous lequel nous vivons. Est-ce à dire que, aveuglé par ses avantages, nous n'ayons découvert aucun de ses défauts, ou aperçu aucune de ses fautes ? Loin de là : nous croyons l'avoir prouvé, dans tout le cours de cet ouvrage, et nous allons le confirmer encore, à l'instant, en indiquant pourquoi nous croyons qu'il a failli, durant la période close ; comment nous estimons qu'il peut s'amender, durant la période ouverte devant nous.

(page 305) Et d'abord, le parti catholique n'a pas cessé d'opposer une force d'inertie tout au moins, à l'organisation complète de l'enseignement aux frais de l'État, prévu, quoi qu'on en dise, par l'article 17 de la Constitution. Il eût pu, puisque alors il occupait le pouvoir, faire que l'enseignement universitaire fût plus solide et plus brillant, en n'établissant qu'une seule université : il a toléré, encouragé peut-être la fondation de deux universités, afin d'abandonner Louvain, avec tous ses avantages, à l'alma mater, à l'université catholique, qui se fût résignée, au besoin, à rester à Malines. Pendant vingt ans, il a fait obstacle à l'organisation de l'enseignement moyen officiel, qui aujourd'hui encore, malgré la Convention d'Anvers, a de la peine à obtenir, pour l'enseignement de la religion, le concours du clergé. Il a gravement blessé nos libertés communales : et en demandant la nomination des bourgmestres hors du conseil, sans l'intervention de la députation permanente ; et en fractionnant les collèges électoraux communaux. Il est imprudent, s'il n'est coupable, en se réservant comme un projet, ou en montrant comme une menace la réforme électorale, à l'aide du fractionnement des collèges électoraux pour les Chambres et du vote au canton. Triste plagiat du fractionnement, si mal réussi, des collèges électoraux communaux ! Tentative réactionnaire et audacieuse ! Et, disons-le sans détour, germe des plus graves complications, auxquelles notre chère patrie puisse jamais être exposée !

Les libéraux, eux, ont occupé le pouvoir, prenant trop souvent soin de ne pas blesser leurs adversaires, plutôt que de satisfaire leur propre parti ; procédé chevaleresque d'autant plus naïf, qu'on ne leur en a tenu aucun compte. Ils ont égalisé le cens électoral, en l'abaissant au minimum prévu par la Constitution ; mesure que nous blâmons hautement, non parce qu'elle serait contraire à l'opinion à laquelle nous appartenons ; mais parce que nous la croyons en opposition avec l'intérêt constitutionnel et parlementaire ; l'instruction générale n'étant pas (page 306) assez répandue et la pratique politique pas assez acquise pour permettre la création d'autant de nouveaux électeurs. L'abaissement du cens électoral des villes au taux de celui des campagnes eût été, croyons-nous, une réforme plus en harmonie avec la présomption de capacité, condition essentielle pour la participation à la vie publique. Ils ont essayé d'entrer dans la voie des économies et, dès les premiers pas, ils se sont arrêtés devant les dépenses exagérées de la guerre, causes de nos embarras financiers et de nos contributions nouvelles. Puisqu'ils croyaient qu'il y avait un intérêt social à régler les questions de charité, de donations et de legs, c'est au début de leur avènement au pouvoir qu'ils auraient dû en chercher la solution.

On peut articuler des griefs communs à l'un comme à l'autre parti. Quelques-uns de leurs chefs, après être arrivés au pouvoir, ont semblé plus préoccupés de défendre leur position personnelle, que de faire triompher leurs principes. Aucun parti n'a osé aborder résolument la réforme du mode injuste de recrutement aujourd'hui en vigueur, et qui ne durerait pas six mois, si, au lieu de blesser les classes pauvres, il froissait les classes riches, c'est-à-dire celles qui possèdent l'action ou l'influence pour la confection des lois. Aucun n'a entrepris franchement la réforme de l'assiette de l'impôt, par le dégrèvement de ceux qui souffrent, par la surtaxe de ceux qui sont dans l'aisance ou dans la richesse. M. Frère a seul eu le courage et le mérite de faire un pas dans cette voie, principalement par la loi des successions, que l'on pouvait éviter par des économies raisonnables sur le budget de la Guerre ; mais loi juste, si on avait besoin de ressources nouvelles : loi si juste même, que l'on peut défier le parti catholique, aujourd'hui au pouvoir, d'essayer de faire rapporter cette mesure ; ce qui serait son devoir, au cas où il fût vrai, comme on l'a dit, que c'est là une loi de spoliation et d'iniquité, une loi révolutionnaire.

(page 307) A présent, quant à l'avenir, en examinant de près notre tempérament politique, si on peut s'exprimer ainsi, nous voyons très clairement qu'il est menacé par bien des causes morbides, que plus d'un remède lui est indispensable. Indiquons-les rapidement, et qu'ainsi nos études, toutes diagnostiques jusqu'ici, deviennent, aussi en finissant, quelque peu thérapeutiques. Nous croyons fermement que législateurs, gouvernants et gouvernés doivent prendre en sérieuse considération quelques conditions nécessaires, pour que le régime représentatif prospère et se fortifie parmi nous. D'après notre conviction intime, si l'on ne tient pas compte de ces nécessités, ce régime finira par perdre dans l'estime de la nation, qui est sa raison d'être et sa seule chance de durée.

Si nous ne parlons pas, en première ligne, des dangers nombreux de l'intervention, dans les élections, du clergé, comme corps et comme autorité spirituelle, ce n'est pas que les arguments nous manquent, ou que la crainte nous arrête. C'est parce que le remède, n'est pas aux mains de l'autorité civile ; parce que le clergé lui-même est seul juge et seul maître du point de savoir s'il lui convient que ses membres entrent aux comices des élections, autrement que comme citoyens-électeurs, mais bien comme prêtres agents électoraux. En vain démontrerait-on le danger que cette intervention fait courir aux sentiments religieux et à la pratique du culte d'une partie de la population ; on pourrait vous répondre par ces mots de Rousseau : « Quand quelqu'un veut se faire mal à soi-même, qui donc peut l'en empêcher ? »

Mais ce que nous ne voulons pas dire nous-même, d'autres l'ont dit pour nous. Nous avons déjà rapporté ce que MM. Dechamps et Dedecker avaient osé déclarer, à cet égard, au sein même du parlement (Voir t. II, livre XI). Mais si forte que puisse être l'opinion de ces honorables membres, nous croyons pouvoir invoquer (page 308) des autorités plus puissantes encore. Le 11 février 1844, au moment d'une élection, l'évêque de Montpellier adressait au clergé de son diocèse, les conseils suivants : « Ce n'est jamais sans danger que le prêtre descend dans l'arène de la politique... Ah ! ne soyons jamais des hommes de parti ; restons dans notre sanctuaire, au pied de la croix. » (Journaux français de 1844). En 1851, au concile de Paris, Mgr. Sibour disait aux prélats et hauts dignitaires ecclésiastiques assemblés : « Il faut nécessairement, nos très chers coopérateurs, que dans notre conduite avec les fidèles, nous demeurions étrangers à ces opinions, à ces partis, quelles que soient d'ailleurs nos convictions et nos sympathies. Le prêtre qui, dans sa vie sociale, dans ses rapports officiels et journaliers avec le monde, se mêlerait aux débats passionnés de la politique ; celui surtout qui, dans l'accomplissement des devoirs de son saint ministère et particulièrement dans la prédication de la parole divine, oubliant le respect dû à la chaire chrétienne, la transformerait en une espèce de tribune ou seulement s'y permettrait des allusions plus ou mains directes aux affaires publiques et à ceux qui y prennent part, celui-là aurait bientôt compromis, avec son caractère de prêtre, les intérêts augustes de la religion ; celui-là, frappant lui-même sa foi et son zèle de stérilité, rendrait d'avance infructueuses toutes les œuvres de son sacerdoce, au moins à l'égard de ceux dont il aurait froissé les sentiments par ces démonstrations d'esprit de parti, démonstrations (page 309) dès lors plus coupables encore qu'intempestives, VÉRITABLEMENT CRIMINELLES AUX YEUX DE DIEU COMME AUX YEUX DES HOMMES. »

(Note de bas de page) : Dans une grande commune des Flandres, lors d'une élection communale, un jeune vicaire se mit à cheval et parcourut toute la commune, pendant deux jours. Il était coiffé d'une casquette et revêtu d'une blouse. En 1854, dans une ville de plus de vingt-trois mille âmes, un représentant libéral ayant échoué aux élections, un prêtre d'un ordre régulier prêcha, le soir, devant un nombreux auditoire ; il dit : « Le résultat de l'élection de ce matin est un miracle de saint Antoine, dont nous célébrons la fête ! ». Journaux français de 1851 (Fin de la note).

Au lieu d'absorber huit à dix mois, les sessions ne devraient en occuper que quatre à cinq. Il faudrait donc des travaux préparatoires moins languissants, des séances plus longues, des discours plus courts et moins nombreux. Sans cela, vous éloignez des chambres les avocats de talent ayant une forte clientèle, les industriels éclairés, à la tête d'affaires considérables, beaucoup de personnes capables devant soigner par elles-mêmes les intérêts de leur famille (Note de bas de page : L'exode, les désertions parlementaires qui se manifestent, aux approches des élections de 1856, nous confirment dans cette idée, consignée ici avant que cette sorte de sauve-qui-peut fût connue) ; vous soulevez des plaintes qui doivent être écoutées, parce qu'elles sont justes et qui finiraient par devenir dangereuses, si l'on n'y faisait pas droit.

Il convient de réformer, dans une sage mesure, la loi des incompatibilités, à défaut de quoi, la représentation nationale restera amoindrie, parce qu'elle restera privée des lumières de magistrats éminents, de l'expérience de fonctionnaires d'un rang élevé. Or, l'intervention de ces hommes spéciaux nous paraît indispensable pour l'éclat et la solidité des débats, pour la force même des lois adoptées. Car des lois mal faites doivent bientôt être révisées, et rien n'affaiblit autant le respect que la nation est tenue de porter aux dispositions légales, que leur instabilité. L'absence d'un conseil d'État rend la nécessité de cette réforme plus urgente.

Il est nécessaire, pensons-nous, de revenir, prudemment aussi, de la suppression totale des pensions ministérielles. Sinon, les parlementaires - et il est bon que ce soient eux qui tiennent en majorité les portefeuilles - ne passeront plus par le pouvoir que pour se caser, comme administrateurs, (page 310) dans les banques, les chemins de fer, les sociétés industrielles ; et il faudrait des gendarmes pour les forcer à échanger ces lucratives et faciles positions contre la possession stérile et tourmentée d'un ministère. La nature humaine est ainsi faite ! les hommes capables qui auront, une fois, occupé le pouvoir pro Deo, invoqueront, quand on voudra les y faire rentrer, le principe : non bis in idem. Si rien n'est fait à cet égard, nous ne craignons pas de le dire : le ministère deviendra l'école normale des directions des administrations privées et le banc ministériel ne sera plus qu'un marchepied pour monter au fauteuil de la spéculation.

Il ne faut plus que des représentants et des sénateurs fassent partie, à la nomination des ministres, de commissions permanentes et rétribuées. (Note de bas de page : La Chambre a, pendant la session 1855-1856, enterré la commission parlementaire du chemin de fer, que nous avions critiquée comme représentant. Mais il serait possible que le moderne Lazare sortit de sa tombe ; nous maintenons donc notre blâme, comme écrivain). A notre sens, une telle pratique produit, à la fois, l'anéantissement de la responsabilité ministérielle, déjà presque illusoire ; la ruine de la hiérarchie et de l'émulation administratives ; tous les inconvénients, moins la franchise du représentant fonctionnaire ; c'est-à-dire la violation de la loi des incompatibilités, dans ce qu'elle a de bon. Que pourront faire ou dire, dans les discussions, d'autres membres des chambres, devant ces collègues, qui auront reçu du Ministre un brevet de capacité et un bonnet de docteur ès science administrative ? Et ces conseillers privés du ministre, ces conseillers d'État au petit pied ne doivent-ils pas craindre de compromettre leur délicatesse dans ce chemin glissant et boueux des jetons de présence, des indemnités de frais de route et de séjour, dans les opérations mercantiles de fournitures à conseiller, à commander peut-être ? Souvenons-nous du tort qu'a fait, en France, au régime représentatif la scandaleuse affaire Teste : et que cette leçon nous serve à écarter

(page 311) de notre Parlement non seulement le reproche, mais même le soupçon. Les Chambres sont le temple des lois : s'il arrive que la nation puisse croire qu'on y troque des complaisances parlementaires contre des faveurs ministérielles ; qu'on y achète le silence et qu'on y vend l'approbation, la nation ne professera pas plus de respect pour ce temple que pour la Bourse.

Mais parce que ces infirmités, auxquelles on peut remédier, existent ; parce que nos deux grands partis politiques, cortège inévitable et souvent auxiliaires puissants du régime représentatif, auraient commis, l'un ou l'autre, des excès et des fautes, faut-il condamner, pour cela, ce régime lui-même, qui a si bien servi nos intérêts moraux et matériels ? Ne vaut-il pas mieux le consolider par une bonne pratique, que d'y apporter des changements d'un résultat incertain, peut-être funeste ? Si nous sommes faibles par le nombre, petits par notre exiguïté, soyons grands et puissants par notre sagesse. Que notre respect pour nos lois essentielles, que notre amour pour la liberté dans l'ordre fassent notre force. Car alors, comme nous l'avons dit quelque part : « nous envahir, nous détruire ne serait pas seulement un crime de lèse-nationalité, mais encore de lèse-civilisation. »

Toutes ces pensées nous viennent, quand nous examinons, dans son ensemble et d'un seul coup d'œil, le doux et facile chemin que la jeune Belgique a parcouru depuis un quart de siècle, à l'aide de ce bienfaisant régime, dont nos grands pouvoirs apprennent encore à user sagement (Note de bas de page : « Tous les peuples sont faits pour être élevés. Le gouvernement représentatif n'est autre chose qu'une longue éducation, laborieuse et difficile, mais la plus honorable et la plus féconde de toutes.» (de Montalembert, « De l'Avenir politique », § XVIII, p. 277)). Que chacun tienne à ses convictions et à ses principes, car il faut rester fidèle à sa foi politique presque autant qu'à sa foi religieuse (Note de bas de page : Vœ duplici corde et ingredienti duabus viis. « Au-dessous de notre foi aux vérités divines et à l'autorité infaillible, gardons aussi la foi aux nobles instincts de notre jeunesse, à ces principes de liberté, de justice et d'honneur qui font seuls ici-bas la force et la dignité du moindre citoyen comme des plus grandes nations. Au milieu des découragements, des hésitations, des apostasies qui nous assiègent, que du moins notre voix et notre vie restent d'accord avec notre passé. « Manet immola fides. » (de Montalembert, « de l'Avenir, etc. », § XVIII, p. 28-2)).

(page 312) Mais au sein même de nos luttes pacifiques, serrons nos rangs, catholiques et libéraux, pour défendre, - de quelque part que vienne le danger et si forte que soit la main qui nous menace, - notre bienfaisante Constitution, dans un sentiment commun d'indépendance et de patriotisme. Et alors, on verra se vérifier ces mots flatteurs, qu'un étranger nous adressait, un peu prématurément peut-être : « La Belgique est le plus beau royaume, après le royaume du ciel ! »