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Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Introduction

(page 7) Au printemps de 1936, nous nous trouvions réunis, avec quelques amis, à la campagne, dans un coin paisible du Namurois.

Incidemment, nous jetâmes dans la conversation le nom de Louis De Potter, le fougueux tribun de notre Révolution de 1830. Nous venions précisément d'acquérir les mémoires de ce curieux personnage, et cela par hasard, au cours d'un bref passage en Hollande. Découvrir à La Haye, à l'éventaire d'un bouquiniste installé à l'ombre de l'historique Binnenhof, les Souvenirs personnels</, avec pièces à l'appui de ce révolutionnaire de chez nous qui fut l'ennemi juré du régime hollandais, l'aventure était singulière. Mais ce qui piqua davantage notre curiosité, c'était le fait que les deux volumes se trouvaient annotés dans les marges d'une écriture tremblée de vieillard, dont l'encre avait pâli par l'effet du temps.

Il s'agissait de l'édition originale, datée de 1839, (page 8) imprimée à Bruxelles. Le premier propriétaire de l’ouvrage - indiscutablement, un Hollandais encore sous le coup des passions politiques alors toutes fraîches - s'y était exprimé en termes virulents. Ses nombreux commentaires se distinguaient, comme il fallait s'y attendre, par leur violence à l'égard de Louis De Potter, mais aussi par leur agressivité haineuse à l'adresse de tous les Belges.

C'était l'époque où nos paisibles voisins du Nord nous appelaient avec mépris « Muiters » (mutins, révoltés) et ne désignaient pas notre pays autrement que sous la dénomination ironique : « het vrijgevochte landetje » (le pays pays q

ui s’est affranchi en se battant).

Nous avions donc mis la main sur un ouvrage du passé qui, s'il n'était pas tellement rare en soi, prenait à nos yeux une certaine valeur. Ne représentait-il pas le vivant reflet d'une époque de notre histoire nationale qui nous est chère à plus d'un titre ? Aussi bien, nos amis et nous, discutâmes-nous avec passion, sans aucune âpreté, d'ailleurs, les commentaires de notre Batave inconnu. Avec le recul du temps, nous ne pouvions plus que difficilement épouser la violence des sentiments qui divisaient alors Belges et Hollandais. N'avions-nous pas une origine lointaine commune ? Et les rapports actuels n'étaient-ils pas empreints d'estime et de cordialité réciproques ?

(page 9) Quant à la personnalité de Louis De Potter, elle suscita parmi nous des courants d'opinion en sens divers. Les causes de sa grande popularité, comme aussi les motifs de sa brusque disparition de la scène politique, donnèrent lieu à de nombreuses hypothèses plus ou moins séduisantes. A notre étonnement, un de nos amis, se levant brusquement, se porta le défenseur en titre du héros national de 1830. Arrière petit-neveu de ce dernier, quoi de plus naturel, à bien y réfléchir, que son attitude ?

C'était un jeune avocat wallon, non dépourvu de talent. Petit de taille, une figure expressive éclairée par des yeux vifs, le front prématurément dégarni. Debout devant nous, débordant d'éloqence et de caractère combattif, ne ressuscitait-il pas le fougueux De Potter en personne ? « Un cas de réincarnation manifeste dit un des nôtres. Ce descendant du grand patriote devait se montrer, quelques années plus tard, digne de son ancêtre. En mai 1940, les événements militaires firent jouer à notre jeune ami, dans des conditions combien difficiles, un rôle pour lequel il paraissait peu préparé. Officier-aviateur de réserve, il se comporta brillamment lors des opérations de défense de notre ciel violé. II tomberait héroïquement, comme flying-officer de la R.A.F., au-dessus de Cambrai, lors de la reconquête de la Belgique. Mais ceci est une autre histoire...

Nous voulions simplement rappeler à la suite de quelles circonstances, captivés que nous fûmes pia puissante personnalité de Louis De Potter, (page 10) nous étudiâmes davantage la vie de cet ardent patriote, héros d'une époque à laquelle nous devons notre indépendance.


De Potter, tout comme Voltaire, Chateaubriand, Lamennais, exerça une profonde influence sur les événements politiques et sociaux de son temps.

D'abord historien, il se fit polémiste par amour de la liberté. Ses sentiments humanitaires autant que son ardent patriotisme l'entraînèrent par la suite dans la mêlée politique. Ce fut ainsi qu'il devint homme d'action : peut-être malgré lui. L'insurrection le rendit populaire ; la Révolution le reconnut pour son chef ; le peuple l'acclama comme le symbole de la liberté.

Mieux secondé, il eût pu continuer, c'est incontestable, à diriger les destinées de notre pays. Du moins pendant les débuts difficiles, alors qu'il fallait sortir le char des anciennes ornières, que tout était à créer sur des bases nouvelles. Son esprit novateur, ses solides connaissances historiques, la méthode et la conscience qu'il apportait dans tous ses travaux, son impulsivité même, parfois autoritaire, faisaient de lui un dirigeant de toute première valeur. Mais parce qu'il planait trop haut pour s'attarder aux basses calomnies dont le salissaient les envieux, sa situation politique devint bientôt impossible, et sa participation au pouvoir ne fut qu'éphémère.

Devenu homme d'action, cet idéaliste garda le cœur foncièrement généreux. Sacrifiant sa liberté (page 11) et sa vie de famille, il se laissa condamner par deux fois emprisonner et bannir ensuite, à seule fin de rapprocher les partis et de rallier les Belges en un seul et unique mouvement de résistance nationale.

Avant lui, la politique se bornait à un particularisme purement régional. Par l'union des deux grands partis. De Potter a porté l'opposition sur un plan plus élevé et, le premier, créa un programme vraiment national. Son rôle politique terminé, jeune encore, il est rentré dans l'ombre, se contentant désormais d'instruire et de guider l'opinion publique par de nombreux écrits.


On a reproché à De Potter d'avoir souvent « changé son fusil d'épaule » , d'avoir été, tour à tour, voltairien et catholique, ennemi des Hollandais, puis en sympathie avec le roi Guillaume, républicain acharné, mais, en 1848, adversaire de tout effort en vue d'instaurer la République en Belgique. D'autres voix l'accusent d'avoir été autoritaire, ambitieux : un autocrate.

En réalité, Louis De Potter était un homme d'études, peu fait pour l'action. Esprit supérieur et, comme les esprits supérieurs, très complexe, il a vécu une période de transition. A bien des égards, il a été, par ses théories politiques et sociales, un précurseur.

Les principes révolutionnaires de 1789, que l'Empire avait vainement tenté d'adapter, étaient rejetés par l'Europe réactionnaire de la Sainte-Alliance. D'autre part, les peuples prenaient conscience (page 12) d'eux-mêmes ; ils s'efforçaient de se libérer de la tutelle des classes possédantes qui détenaient encore toutes les prérogatives gouvernementales. Mais les classes inférieures ne possédaient ni maturité sociale, ni cohésion ; ils leur faudrait encore passer par bien des crises idéologiques et expérimentales.

De Potter traversa, comme ses contemporains, cette succession de crises politiques. Esprit en avance sur son temps, il fut d'abord libéral, sacrifiant tout à la Liberté, ensuite républicain et ennemi des rois, enfin socialiste ; pour préciser : adepte d'un socialisme rationnel. C'est qu'il estimait que cette forme particulière du socialisme était celle de l'avenir, le seul fondement possible d'une société où tous auraient des chances égales au bonheur.

Ajoutons que notre héros, comme tous les patriotes de 1830, était tout frissonnant d'un romantisme intense, qui l'entraînait à pousser les sentiments politiques jusqu'à l'exaltation. Nous aurons ainsi une idée du climat dans lequel évolua notre personnage.

Au cours des diverses étapes de sa carrière, De Potter a donné de nombreuses preuves de sa grande clairvoyance. Dans les moments les plus difficiles, il semblait posséder une véritable préscience, pour le plus grand étonnement de ses contemporains qui s'en sont fait l'écho dans maints écrits. Devançant les théories et opinions politiques en cours, il a soutenu des discussions et des différends avec la plupart de ses coéquipiers. C'était là un signe des temps ; car n'oublions pas qu'Alexandre (page 13) Gendebien, pour ne citer que lui, à la suite d'une discussion politique avec Charles Rogier, rencontra son adversaire sur le terrain et lui chargea son pistolet en pleine bouche... Ce qui fit dire à un journaliste facétieux que c'était là une manière assez particulière de couper la parole à l'adversaire !

Notre tribun, lui, n'eut jamais de duel ; il ne fut jamais un homme de violence. Son arme était la persuasion. Tempérament méditatif, après avoir quitté le pouvoir, il se livra à une vie purement intellectuelle, ne sortant de son isolement que pour donner à ses contemporains son opinion sur les questions philosophiques et sociales à l'ordre du jour. Esprit clairvoyant, aussi franc que désintéressé, d'un caractère entier, n'hésitant pas à s'attaquer aux personnages les plus hauts placés, De Potter a suscité de grandes inimitiés. Très discuté sa vie durant, après sa mort, il fut négligé par les historiens officiels qui ont minimisé son rôle dans la genèse de notre indépendance nationale. L'action politique de notre héros a été littéralement escamotée par certains auteurs, au point que son dernier biographe, M. Maurice Bologne, qui fit paraître en 1930 une intéressante monographie sur De Potter vu sous l'angle socialiste, a pu sous-intituler cette étude : « histoire d'un banni de l'Histoire. »

Quoi qu'il en soit, si ce grand patriote a été un gêneur pour nombre d'ambitieux, son (page 14) influence et ses nombreuses initiatives politiques demeurent indiscutables.

Il fut l'homme de l'union de tous les partis. A ce titre seul, il fut le grand premier rôle de la période prérévolutionnaire de 1830 ; et il mérite, outre notre admiration, toute notre reconnaissance.

Quant à ses opinions philosophiques, elles reflètent des efforts sincères pour arriver à rendre, sur des bases scientifiques, la société humaine plus harmonieuse, plus capable de relever le niveau matériel et moral de la masse. Toute la courbe philosophique de Louis De Potter implique un acte de foi dans la perfectibilité de l'homme, dans le progrès moral de l'individu, progrès qui trouverait son achèvement dans l'organisation d'une société nouvelle où régnerait, à côté de l'égalité politique, plus d'égalité sociale.

Historien, philosophe, sociologue, apôtre d'une religion nouvelle, tels sont les aspects de cette curieuse personnalité, où l'idéalisme n'a jamais cessé de dominer.

L'histoire complète de cet homme étonnant, qui a abordé tant d'activités, exploré tant de sujets scientifiques, serait très longue à écrire et risquerait de n'intéresser que les spécialistes. Nous nous sommes limités à présenter Louis De Potter en une série de tableaux, de manière à le camper aux moments les plus importants de son existence.

Puisse le lecteur trouver le même plaisir à revivre cette époque ardente que nous en avons-nous-même trouvé ! Puisse-t-il s'attacher à notre héros qui, toute sa vie durant, comme la plupart des (page 15) esprits en avance sur leur temps, fut un grand incompris !

Ce Flamand, qui jouissait d'une grande popularité également en Wallonie, fut un libéral dont la modération inspirait confiance aux catholiques. A peine déiste, il refusa toujours de s'affilier à une loge maçonnique ; il n'appartint à aucun parti, vivant en marge de la société.

La plupart de ses anciens collègues du Gouvernement provisoire sont statufiés, soit à Bruxelles, soit dans leur ville natale. Nous n'en réclamons pas autant pour Louis De Potter, qui renonça à son titre nobiliaire et retourna les décorations dont le Gouvernement voulut l'honorer. A peine si une rue banale de Bruxelles porte son nom. Peut-être qu'un jour, son patronage sera donné à une école de hautes études sociales, de manière à rappeler à la jeunesse future la mémoire du grand patriote dont la devise était : « Faisons le bien... Advienne que pourra »