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Louis De Potter. Un philosophe au pouvoir
VAN TURENHOUDT E. - 1946

VAN TURENHOUDT E., Louis de Potter. Un philosophie au pouvoir

(Paru à Bruxelles en 1946, chez Charles Dessart)

Chapitre premier. Le nouveau royaume

1815. - La Naissance d'un nouvel Etat : le Royaume des Pays-Bas-Unis - Le roi Guillaume Ier et ses sujets - Incompatibilité d'opinions et de mœurs

(page 17) Notre génération se rappelle encore avoir vu, conservées dans de vieilles familles de province, certaines gravures du début du XIXème siècle, encadrées d'or terni. Elles représentent, sous leurs divers aspects, le cortège et les fastes du couronnement de Guillaume Ier, roi des Pays-Bas-Unis, sur la Place Royale, à Bruxelles.

La cérémonie se passe en plein air, le 21 septembre 1815, en face de l'église Saint-Jacques-sur-Coudenberg ; la vieille place historique présente déjà à peu près, l'aspect qu'elle offre encore de nos jours.

Malgré les traits irréguliers, presque disgracieux, la stature imposante du roi et sa physionomie énergique lui donnent un air majestueux. (page 18) Il est entouré de grands personnages en uniformes de gala, et suivi d'une cour nombreuse.

De ce jour prit date, peut-être, l'indifférence de la population belge à l'endroit de son nouveau souverain. Visiblement, si l'on s'en rapporte aux descriptions parvenues jusqu'à nous, la plus grande économie avait présidé à cette mise en scène. Par ordre supérieur, le bon marché s'étendait jusqu'aux accessoires !

Dans son journal intime, le comte de Mérode-Westerloo a noté que le roi Guillaume « portait sur la tête une couronne de bois doré, dont les pierreries étaient de verres de couleurs. » Et le même mémorialiste d'écrire encore que « les lions, dont était parsemé le manteau royal, étaient de cuivre doré, et que tout ce clinquant paraissait la figure du pouvoir éphémère qu'exerça ce prince maladroit et inhabile. »

Effectivement, le roi semblait s'être livré comme cible à la critique facile. Sans doute pour renouer avec les coutumes du passé, il portait un manteau de velours, vestige des manteaux d'apparat de nos anciens ducs de Brabant. Mais à chaque geste du monarque, le manteau s'entrouvrait sur des pantalons blancs et des bottes à l'écuyère, ce qui faisait sourire les assistants.

Le discours inaugural fut prononcé en hollandais et choqua singulièrement les oreilles de l'auditoire belge, dont la langue officielle était depuis plus d'un quart de siècle, le français. On remarqua également qu'un seul Belge, le duc d'Ursel, figurait parmi les ministres qui entouraient le roi.

(page 19) L'inélégance de la reine et la simplicité de la cour déçurent la bonne société de notre capitale. D'aucuns se rappelaient encore les anciennes cérémonies toujours accompagnées de grande pompe, du temps de Charles de Lorraine. Et tous demeuraient sous l'impression des fastes éclatants de richesse, de couleur, de jeunesse de cet Empire dont le souvenir n'était pas si lointain.

La suite de la cérémonie se déroula dans un profond silence, que rompirent à peine quelques cris de la foule, lors de la distribution de menue monnaie. La tradition voulait, en effet, qu'un nouveau souverain, comme gage de bienvenue, fit asperger son « bon peuple » de monnaie d'argent à son effigie. Mais, détail puéril peut-être, Guillaume ayant fait jeter des pièces de cuivre la foule, le peuple bruxellois lui donna le surnom de « koperen koning », « le roi de cuivre », qu'il devait garder jusqu'à la fin de son règne !

L'attitude glaciale de la population est rappelée par une caricature du temps. Elle montre Guillaume faisant de violents reproches à son ministre de la police, chargé de provoquer l'enthousiasme populaire. Et le haut fonctionnaire, marri de son échec, de répondre : « Que voulez-vous, Sire ? Les acclamations qui coûtaient deux florins en 1814, en coutent trente aujourd'hui ! »

Notre historien national, Henri Pirenne, a résumé la première impression produite sur notre population par le roi Guillaume et son entourage, en ces termes définitifs : « Leur politesse cérémonieuse, leur froideur, tout ce qui dans leurs (page 20) goûts et leurs habitudes différait des mœurs belges, paraissait bizarre, archaïque ou ridicule. »

Le petit peuple, et en particulier celui de notre capitale, a vite fait de remarquer le côté mesquin, voire sordide, de ceux qui commandent : il les a jugés du premier coup d'œil, une fois pour toutes. De Bruxelles, cette malencontreuse impression se répand en province. Le malaise initial est né ; les autres n'allaient pas manquer de suivre.


Ce fut sous de tels auspices que débuta le règne de Guillaume Ier, souverain des Pays-Bas-Unis, le nouvel Etat voulu et créé par l'Europe de la Sainte-Alliance, immédiatement après la chute de Napoléon. Les Grandes Puissances alliées, obsédées par l'ancienne prédominance militaire de la France, dont elles craignaient encore les réactions, avaient décidé, au Congrès de Vienne, de dresser une nouvelle barrière sur les frontières septentrionales de cc peuple remuant. La Hollande, agrandie des anciennes provinces autrichiennes constituerait cette barrière ; Guillaume d'Orange, qui avait donné des gages suffisants à l'Angleterre, en serait le gardien. Lié au système général de l'équilibre des forces, le nouveau royaume devenait ainsi une pièce essentielle sur l'échiquier européen. Nos provinces, qui jusqu'alors avaient servi de champs de bataille à l'Europe, en devenaient le camp retranché. Un système de lignes de bastions allait être établi sur notre territoire, système qui serait assez fort pour prévenir toutes surprises. Le (page 21) long de la frontière française, Ypres, Menin, Ath, Mons, Charleroi, Philippeville, Mariembourg, constituaient une première ligne s'appuyant, plus à l'Est, sur la place fortifiée de Luxembourg ; sur la côte : Ostende et Nieuport ; sur la ligne de l'Escaut : Anvers, Termonde, Gand, Audenaerde et Tournai ; enfin, sur la Meuse : Liége, Huy, Namur et Dinant. (H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. VI, p. 244.)

Ceux qui présidaient à nos destinées entendaient bien faire coup double : ils voulaient, à la fois, parer à une agression française, et, en cas de guerre, garantir à la Grande-Bretagne des communications faciles vers des bases sûres.

Le duc de Wellington, le vainqueur de Waterloo, était l'inspirateur de ce plan général. Il en fit surveiller l'exécution ; les travaux devaient transformer notre pays en une immense place forte, la plus redoutable de son temps. N'oublions pas que le duc de Wellington avait été créé prince de Waterloo, et qu'une rente perpétuelle, gagée sur la forêt de Soignes, lui avait été attribuée. Cette faveur, étendue à sa maison, la Belgique a continué de l'acquitter jusqu'à nos jours, aux descendants de celui que les Anglais appelaient « le Duc de Fer. » Guillaume Ier s'était engagé à mettre cette formidable défense sur pied, et à l'entretenir conformément aux vues de la Sainte-Alliance.

Celle-ci, ayant sans doute déjà pu juger des difficultés auxquelles se heurtait son mandataire, llui (page 22) impose, pour plus de sûreté, le 15 novembre 1818, un traité connu dans l'histoire sous le nom de « Convention des Forteresses. » En cas de menace de guerre, cette convention recommandait de faire occuper par les troupes de Sa Majesté britannique les forteresses d'Ostende, d'Ypres, de Nieuport et de l'Escaut ; les autres seraient tenues par des troupes de Sa Majesté prussienne. Le nouveau royaume était donc, dès sa naissance, grevé de lourdes charges politiques, auxquelles vinrent s'ajouter des obligations financières qui dépassaient largement ses moyens.

Sans doute, son premier et unique roi, Guillaume Ier, se rendait-il parfaitement compte de cette situation anormale. Mais le descendant des anciens Stadhouders de Hollande avait de l'ambition ; ce qui a fait dire plus tard à un homme politique hollandais que, tout compte fait, c'était le roi seul qui avait désiré cette union territoriale. « Et peut-être », a écrit Pirenne, non sans ironie, « n'attachait-il tant de prix à s'intituler Roi par la grâce de Dieu que pour dissimuler qu'il n'était que roi par la grâce de l'Europe ! »


Les Grandes Puissances avaient donc disposé de la Belgique, en vertu du droit de conquête. Aussi, après plus de vingt années de régime français, semblait-il aux Belges qu'en passant sous le pouvoir de Guillaume, ils n'avaient fait que changer de maître.

Le nouvel « amalgame » ainsi constitué (page 23) pouvait, il est vrai, se prévaloir d'un lointain commun. Mais Hollandais et Belges. depuis le XVIIème siècle, avaient suivi des destins différents. Traditions, idées, sentiments, opinions religieuses surtout, intérêts, enfin avaient divergé. Nul doute que, si les deux peuples avaient été consultés directement, ils se fussent refusés à contracter ce mariage politique auquel rien ne les incitait.

Voyons maintenant quel était ce nouveau roi son caractère, sa personnalité, ses goûts, ses qualités ; - compte tenu de ce que les événements seraient surtout appelés à révéler aux Belges, ses défauts.

Guillaume Ier naquit à La Haye, le 24 août 1772. Il était le fils de Guillaume V, Stadhouder des Provinces-Unies, et de Sophie-Wilhelmine de Prusse, nièce du grand Frédéric.

Comme tous ceux de sa génération, il allait subir très tôt les contre-coups des bouleversements politiques qui secouèrent la France à la fin du XVIIIème' siècle. II se fit tout d'abord remarquer par son application à l'étude et par son profond dédain pour les frivolités. Ces deux traits de caractère persisteront sa vie durant ; nous le verrons plus tard, roi grave et sérieux, remplissant ses devoirs monarchiques avec un zèle et une exactitude minutieux.

Entré dans la vie active, il fut nommé général d'infanterie et gouverneur militaire de Bréda. Le 1er octobre 1791, il épousa Frédérique-Wilhelmine-Louise, fille de Frédéric-Guillaume II, roi de (page 24) Prusse, consolidant ainsi ses attaches de famille du côté de l'Allemagne.

Mais éclatèrent les orages politiques qui devaient renouveler la face de l'Europe ; la Hollande y fut entraînée rapidement, la Convention Nationale lui ayant déclaré la guerre, comme à l'alliée de l'Angleterre. Le prince héréditaire se battit courageusement ; il pénétra même en Flandre, à la tête d'une armée des Etats Généraux, pour y seconder les Autrichiens. Après des rencontres aux chances diverses, il fut obligé, au lendemain de la bataille de Fleurus (27 juin 1794), de se retirer avec ses troupes dans les provinces-Unies. Mais au cœur de l'hiver suivant, les Français, commandés par Pichegru, envahirent la Hollande, prirent Utrecht et Amsterdam, et firent disparaître de la carte l'ancienne république batave.

Il ne restait plus à Guillaume V et sa famille, qu'à fuir leur patrie occupée : le 19 janvier 1795, une flottille de barques de pêcheurs les recueillit et les transporta en Angleterre.

Mais le prince Guillaume, comme d'ailleurs son jeune frère, n'y séjournèrent pas longtemps. Tous deux s'engagèrent dans les rangs des armées alliées, où ils se comportèrent fort honorablement.

Le traité de Paris, conclu le 24 mai 1802 entre la France et la Prusse, accorda à la maison d'Orange, à titre de dédommagement, Dortmund, Fulda et quelques autres petits domaines allemands ; Guillaume V refusa de les accepter pour lui : il les céda à son fils aîné. Ce fut ainsi que ce dernier commença son (page 25) apprentissage de dirigeant. Partageant sa vie entre l'Allemagne et l'Angleterre, il fut souvent entraîné par le flux et le reflux des armées combattantes ; à Wagram, il se comporta avec bravoure.

Mais Napoléon, qui avait incorporé la Hollande dans son grand Empire, ne put jamais effacer la forte empreinte de la vieille nationalité batave. Déjà après les désastres de Russie, des réunions entre patriotes avaient eu lieu secrètement, à La Haye, en vue de préparer le soulèvement du pays. Le comte de Hogendorp - celui-là que nous retrouverons, plus tard, à côté du roi, dans le gouvernement de notre pays - fut l'âme de la révolte. Les confédérés réussirent à donner un nouvel élan aux sentiments orangistes et à provoquer une révolte générale.

Déjà le 30 novembre 1813, Guillaume d'Orange débarquait à Scheveningen. Il y fut acclamé par les patriotes enthousiastes, au cri de : « Oranje boven ! » Le 6 décembre suivant, il prit les rênes de I'Etat avec le titre de Prince souverain, régnant sur la plus grande partie du pays ; les Français n'occupaient plus que quelques ports et places fortes secondaires.

La diplomatie et les exigences de la politique européenne d'alors firent le reste : les anciennes provinces provinces du Sud furent adjointes aux provinces bataves, en guise d'accroissement territorial, au (page 26) grand avantage de Guillaume de Nassau, promu au rang de roi.


Guillaume Ier avait 43 ans quand il monta sur le trône. D'après les Souvenirs du comte de Mérode-Westerloo, les traits du nouveau monarque, sans être beaux, dénotaient une grande pénétration et de la fermeté. Deux rides profondes, à droite et à gauche de la bouche, révélaient les labeurs et afflictions d'une existence marquée par tant de vicissitudes. Intelligent et instruit, il était doué d'une exceptionnelle puissance de travail. II entendait faire du nouveau royaume la première puissance commerciale de l'Europe. Aussi concentra-t-il, dès le début de son règne, toutes ses pensées, tous ses efforts, toutes ses préoccupations vers le développement économique de son peuple. S'il remplissait ses devoirs de roi avec une exactitude parfaite, c'était plutôt un homme d'affaires, un administrateur, avant tout minutieux.

Tel il s'était déjà montré, lorsque, dix années plus tôt. il administrait Fulda et d'autres petits domaines, tel il se révéla par la suite : peu communicatif, susceptible et défiant. Par contre, s'il était d'une obstination proverbiale, il brillait par son esprit de justice et par son extrême équité. Théodore Juste, dans son excellent ouvrage sur La Fondation du Royaume des Pays-Bas (1870), a laissé du roi Guillaume un portrait vivant (p. 210) :

« Guillaume Ier se distinguait par sa prodigieuse activité non moins que par la simplicité de ses habitudes. (page 27) Chacun, si humble que fût son rang, était admis devant le monarque et certain d'être écouté avec attention. Tous les mercredis, il se tenait debout, de midi à sept heures, devant une table, dans la salle du Conseil, recevant une à une toutes les personnes qui se présentaient. On le voyait entrer dans tous les détails relatifs à leurs moindres intérêts, leur répondre en roi, les conseiller en ami, les consoler en père de famille, et, seul, ne pas s'apercevoir de sa propre fatigue. »

Malheureusement, ce monarque, malgré les meilleures intentions, ne possédait pas l'envergure politique exigée pour gouverner un pays de l'importance de celui qui venait de lui échoir, à cette époque de transition où toute l'Europe sortait à peine rétablie de la Révolution française et de ses multiples conséquences. Alors qu'il admirait le système représentatif anglais, une des contradictions si nombreuses dans son caractère, lui fit rejeter toute idée d'une constitution élaborée dans le sens moderne. La « Loi fondamentale », qui devint la charte du nouveau royaume, fut discutée par une commission composée de onze membres hollandais et de onze membres belges. Les Belges avaient été choisis par Guillaume parmi la noblesse et la haute bourgeoisie, de manière à représenter les diverses tendances politiques.

Cette mesure, d'apparence libérale, ne manquait pas d'une certaine astuce : nos délégués, d'opinions différentes, (page 28) eurent bien de la peine à s'entendre entre eux pour défendre nos intérêts, alors que les membres des provinces du Nord formaient un bloc cohérent, aux idées nettement arrêtées.

La première réunion se tint, le 1er mai 1815 à La Haye, sous la présidence du comte van Hogendorp. Celui-ci mit immédiatement tout le monde d'accord sur les grandes lignes, en exhibant le texte des huit articles qui imposaient les volontés des Grandes Puissances. Ainsi furent tranchés sans appel les deux sujets essentiels : la liberté religieuse, assurant protection à tous les cultes, et le partage des dettes entre chacun des deux pays.

Mais combien la discussion des autres questions fut pénible, ou terne, sur bien des points importants !


La « Loi fondamentale » - qui plus tard allait être tant discutée par nos ancêtres - fut d'abord soumise à l'Assemblée des Etats Généraux des Provinces-Unies, réunie à La Haye le 8 août.

Cette « Loi fondamentale » était la deuxième pour les Hollandais, une première leur ayant déjà été octroyée une année auparavant, quand ils venaient à peine de s'affranchir ; elle fut reçue avec une certaine méfiance par nos nouveaux « frères » du Nord. Ils lui reprochaient d'être trop libérale, trop moderne et surtout de refléter ces « Droits de l'Homme » et ces nouvelles libertés françaises dont le pays avait gardé un amer souvenir.

(page 29) Le roi, qui avait tenu à assister à cette importante réunion, présenta lui-même le projet. Comme la « Loi fondamentale » sera âprement discutée, plus tard, dans son application, il paraît intéressant d'examiner de près les raisons qui avaient poussé Guillaume Ier à l'élaborer. Rappelons donc les parties essentielles du discours royal.

« Hauts et puissants Seigneurs !

« Il y a quelques mois que j'ai fait part aux Etats Généraux de la réunion de toutes les provinces des Pays-Bas sous l'autorité royale.

« Mais pour rendre cette union plus durable et salutaire, il ne suffit pas que tous les habitants obéissent au même souverain, il faut encore qu'ils soient étroitement liés par les mêmes lois et les mêmes institutions, il faut, au moment où s'écroulent les barrières élevées entre eux dans d'autres temps, qu'ils apprennent à se reconnaître comme des enfants de la même famille.

« Je ne vous aurais pas présenté le projet qui doit être soumis à la délibération de cette assemblée si, lors de la révision de la « Loi fondamentale », il eût été omis un seul des articles qui garantissent les droits toujours chers à la nation.

« Au contraire, on a pris tout le soin nécessaire pour étendre ces droits et les déterminer de la manière la plus précise, et pour donner à la nouvelle constitution l'empreinte d'un siècle éclairé et du caractère national.

« La liberté de conscience est garantie dans le sens le plus étendu. La peine de la confiscation est abolie. Toute pensée, toute opinion peuvent (page 30) circuler librement. Le plus simple citoyen a la faculté de faire entendre sa voix au pied du trône. Le système représentatif est maintenu. La noblesse conserve les distinctions auxquelles elle a droit, et les Etats provinciaux demeurent investis d'un pouvoir en harmonie avec le but de leur institution. Les impôts sont librement consentis et répartis avec égalité. Les revenus, dont il doit être rendu compte d'après des règles fixes et invariables, ne peuvent être affectés entre les mains du roi, qu'à l'entretien de toutes les branches du service, de l'instruction publique, de la défense du royaume, et il est laissé généralement à la puissance royale toute l'étendue nécessaire pour assurer le bonheur social, sans que toutefois elle ait la faculté d'opprimer ou d'outrager un seul individu.

« Si cet exposé est fidèle, on peut, sous l'empire d'une nouvelle constitution, poursuivre et terminer avec plus d'énergie et une perspective plus assurée ce qui déjà, avec l'aide manifeste du Tout- Puissant, a été commencé, projeté ou préparé pour l'honneur ou la prospérité des Pays-Bas » (Th. Juste, op. cit., pp. 210-211.)

A une époque réactionnaire et de retour à l'absolutisme dans la plupart des pays européens, c'était là, sans nul doute, des paroles et des idées libérales, dont il fallait savoir gré au souverain. Le discours royal, paternel dans la forme et empreint de bon sens quant au fond, fut malheureusement suivi très rapidement d'actes en complète opposition avec sa teneur.

(page 31) Si les Etats Généraux des Provinces-Unies adoptèrent à l'unanimité la nouvelle « Loi fondamentale » , par contre, dans les provinces du Sud, les notables réunis aux chefs-lieux d'arrondissements la repoussèrent. Au dépouillement des votes qui se fit à l'hôtel de ville de Bruxelles, par exemple, sur 1.323 notables présents, il y eut 796 votes « contre » la loi, et 527 « pour ». (Th. Juste, op. cit., p. 241.)

Qu'allait faire le roi en présence de cette première manifestation par laquelle la meilleure partie de la population avait clairement exprimé son veto aux propositions gouvernementales ? Dans une proclamation tortueuse et se fondant sur les calculs équivoques, - on estimait, notamment, que les personnes qui s'étaient abstenues avaient marqué tacitement leur accord, - Guillaume se créa une majorité discutable. Et le roi de déclarer officiellement la fameuse « Loi fondamentale » acceptée, escamotant ainsi publiquement le consentement des Belges !


Cette intervention royale, qui constituait un acte d'arbitraire très grave, allait être lourde de conséquences. Elle fut à l'origine d'une méfiance justifiée de la part des Belges, d'une politique de partialité et d'injustice de la part des dirigeants hollandais. Les difficultés insurmontables des années suivantes en sortiraient en droite ligne.

Ce n'était point un penchant vers les principes (page 32) d'absolutisme intégral qui poussait le roi à en user de la sorte ; il s'affichait d'emblée comme un monarque voulant à la fois régner et gouverner. Aujourd'hui, nous dirions qu'il était partisan d'un « absolutisme éclairé. »

Guillaume Ier ne concevait les membres de son gouvernement que sous forme d'administrateurs strictement passifs, soumis à sa volonté. Sans doute sa volonté était la meilleure possible ; et parce qu'il l'estimait telle, il n'admettait aucune intervention étrangère. S'il voulait sincèrement le bien de tous ses sujets, il jugeait qu'il était seul à même de réaliser la prospérité générale. De telles dispositions devaient fatalement amener la création d'un gouvernement personnel, entièrement plié à la volonté du roi. Cette volonté se manifesta rapidement dans l'organisation même du ministère, les ministres formant plutôt une sorte de commission présidée par le roi et uniquement autorisée à délibérer sur les matières qu'il voulait bien lui soumettre.

Pour être certain que ses ordres seraient exécutés, Guillaume Ier conféra les principaux emplois publics à des fonctionnaires qui lui étaient entièrement dévoués. Bientôt, toutes les charges importantes furent ainsi occupées par des Hollandais. Dans l'intention de plaire à ses compatriotes, autant que pour obéir à la ligne générale de conduite qu'il s'était tracée, le souverain établit dans les villes du Nord toutes les grandes institutions du royaume. Y furent installés, notamment : la Chambres des Comptes, l'Ecole Militaire, (page 33) Invalides, la Haute Cour de Justice Militaire, les Administrations des Douanes, du Cadastre, des Mines, des Contributions, de l'Enregistrement, des Postes, des Monnaies, etc.

Aux débuts, le roi, animé du désir de bien faire, voulut, par un système de bascule, donner des satisfactions apparentes à ses sujets du Sud. Comme il entretenait une double maison, - système fort onéreux, d'ailleurs, pour son budget personnel, - il eut l'air de placer les deux capitales, La Haye et Bruxelles, sur le même pied. La solution ne donna satisfaction à personne : La Haye resta pratiquement le siège du gouvernement ; Bruxelles ne fut sa rivale que sur le papier. Aussi les Belges virent-ils avec peine la ville qui était l'objet de leur fierté nationale, tomber au second rang, dans leur propre pays.

Bruxelles, pour l'époque, était une ville importante, qui avait servi de siège depuis longtemps, à tous les gouvernements successifs. Limitée à son seul territoire elle comptait, en 1816, une population active de 76.969 habitants. Les nombreux villages : Molenbeek, Saint-Josse-ten-Noode, Saint-Gilles, Schaerbeek, etc., qui se livraient pour la plupart à la culture maraîchère, faisaient autour de la capitale une guirlande de verdure fort animée. La population avait été habituée aux fêtes et réjouissances publiques. Elle était remuante et frondeuse, et sa liberté d'allures contrastait avec le sérieux et le décorum de ses nouveaux compatriotes. « A part soi, a noté Henri Pirenne, si (page 34) ceux-ci se considéraient comme les plus solides, les nôtres s'estimaient les plus modernes. »

Par un arrêté du 15 septembre 1819, l'obligation fut imposée d'employer, dans les affaires publiques, la langue néerlandaise, déclarée langue nationale. Ni les Flamands, ni les Wallons ne consentirent à se servir de cet idiome ; et leur obstination mit souvent les fonctionnaires hollandais dans le plus grand embarras.

Après plus de six années d'exercice, le gouvernement de Guillaume restait aussi impopulaire qu'à ses débuts ; Belges et Hollandais étaient aussi étrangers les uns aux autres qu'au premier jour de la fusion artificielle des deux pays. Bien entendu, depuis lors, la partialité du roi avait été sans cesse croissante.

Pour fixer les idées, donnons la composition du gouvernement au pouvoir en 1830, alors que les excès de favoritisme étaient arrivés à leur comble. Sur 7 ministres de cabinet, il y avait 2 Belges ; sur les 14 directeurs-généraux des ministères, un seul Belge ! Même disproportion parmi les fonctionnaires inférieurs.

Dans l'armée, la situation était encore plus grave : sur un total de 2.377 officiers, quelque 400 seulement étaient d'origine belge ; encore 377 d'entre eux avaient-ils été envoyés aux Colonies. Nos compatriotes estimaient cette « préférence » aussi injuste qu'humiliante.

Voici, d'après l'Annuaire officiel de 1830, quels étaient les cadres de l'armée des Pays-Bas : Officiers généraux d'Etat-major : total 76, (page 35) dont 7 Belges ; officiers d'Etat-major : total, 43, dont 8 Belges ; officiers d'infanterie : total 1.454, dont 259 Belges ; officiers de cavalerie : total 316, dont 84 Belges ; officiers d'artillerie : total 360, dont 33 Belges ; officiers du génie : total 128, dont 9 Belges (J.-B. Nothomb, Essai sur la Révolution Belge, deuxième édition, p. 16. Londres 1833.).

Il est facile de comprendre que l'autorité voulait éviter l'influence sociale des cadres sur la masse, et maintenir une armature militaire aussi « hollandaise » que possible.


Et pourtant, personne ne pouvait nier que le nouveau régime ne fût bienfaisant. Au point de vue économique, l'impulsion nouvelle avait incontestablement profité à notre pays. La crise industrielle, au milieu de laquelle nos provinces se débattaient depuis leur détachement de la France, avait pris fin. Une nouvelle période de prospérité s'ouvrait pour nous, grâce à l'élargissement dc nos marchés. La Restauration nous ayant privés du marché français, il fallait trouver de nouveaux débouchés. Le tarif douanier de 1816, en protégeant l'industrie du jeune Etat, nous les procura. Nos manufacturiers purent vendre librement leurs marchandises dans les provinces d'outre-Moerdyk et vers les riches colonies L'ouverture de l'Escaut - proclamée dès 1792, mais demeurée lettre morte sous la domination (page 36) française - devenait enfin une réalité : Anvers, et son port, longtemps endormi, reprenaient une activité qu'on n'avait plus connue depuis le siècle.

Dans toutes nos provinces, la reprise du travail fut générale ; elle ramena le bien-être dans les foyers modestes.

Le roi suivait avec un vif intérêt cette renaissance industrielle et commerciale, à laquelle, d'ailleurs, il avait largement contribué. La liste des firmes créées ou développées sous son patronage est longue et tout à son honneur. N'avait-il pas généreusement subventionné - souvent, sur sa cassette personnelle - les industriels, entrepreneurs et novateurs dont l'activité présentait un intérêt national ?

L'initiative royale se fit aussi sentir dans la gestion financière du pays, qui souffrait d'un manque d'organisation bancaire et surtout de la pauvreté du crédit. Le 13 décembre 1822, fut créée, à Bruxelles, « la Société Générale des Pays-Bas pour favoriser l'Industrie Nationale » ; le roi fut le très gros souscripteur du capital de 30 millions. Cet organisme bancaire a été la base de l'essor financier et économique ultérieur de la Belgique. Encore aujourd'hui, il est un des principaux facteurs de notre prospérité ; sa réputation et sa solidité ont résisté à toutes les épreuves. Le grand mérite en revient à Guillaume Ier, qui avait ainsi couronné l'œuvre de rénovation économique.

A côté de ces interventions de premier plan, (page 37) l'activité du monarque s'étendait à toutes sortes de réalisations d'utilité générale. De grands travaux publics furent entrepris. De nouvelles voies navigables, dont la nécessité se faisait depuis longtemps sentir, mises à l'étude ou achevées. Le canal de Charleroi et celui de Pommeroeul à Antoing, transportèrent bientôt à bon marché les charbons du Borinage ; tandis que le canal de Terneuzen allait assurer une voie de sortie directe aux matières premières de nos filatures gantoises. D'autres plans restèrent à l'état de projets : notamment, un canal reliant l'Ourthe au bassin de la Moselle ; sa réalisation eût doté le pays d'un réseau de voies navigables qui aurait mis en liaison le fin fond du Luxembourg avec Anvers et les ports hollandais.

Les plus belles possibilités économiques étaient donc permises, et même en cours de développement, grâce à l'union et à la coopération des deux Etats. Mais le mieux-être seul ne pouvait suffire au bonheur de nos aïeux, dont la masse continuait à bouder la dynastie et tout ce qui touchait au régime hollandais. D'ailleurs le public belge ne comprit que lentement les initiatives royales et l'intérêt qu'elles présentaient pour la prospérité des provinces du Sud.


Avec les années, les dissentiments nés aux premiers temps de l'union artificielle des deux pays étaient allés s'aggravant. Ne voulant pas condescendre à expliquer ses (page 38) desseins, a écrit le baron Buffin dans ses préambules à ses Documents inédits sur la Révolution de 1830 (page 21), le roi prit l'habitude d'intimer aux Belges ses volontés, et, pour augmenter son autorité, il interpréta à son avantage différents articles de la « Loi fondamentale »

Les ministres étrangers accrédités auprès du gouvernement à Bruxelles suivaient cette situation non sans inquiétude. Déjà le 7 novembre 1815, le Ministre d'Autriche écrivit au prince de Metternich son impression défavorable sur les sentiments réciproques des deux nationalités : « Les Belges ont les premiers jeté le gant, les Hollandais ne font que leur rendre haine pour haine et mépris. (...) Si l'on demande ce que les Belges veulent après tout, on ne peut répondre autre chose : qu'ils ne veulent pas être hollandais ! »

Il n'était malheureusement que trop certain que le fossé qui s'était creusé entre nos aïeux et leurs nouveaux compatriotes s'élargissait de jour en jour.

Les causes de cet antagonisme étaient d'ordre psychologique : morales d'abord, mais surtout religieuses.

Nous avons vu que, dans le domaine matériel, l'union des deux pays avait donné des résultats satisfaisants, et, tout compte fait, plus favorables même à nos provinces qu'à celles du Nord. Mais, tout comme pour deux conjoints, la vie commune (page 39) s'écrit au jour le jour ; elle est faite de mille petits détails parfois mesquins, qui, si les antagonistes s'exaspèrent, finissent par créer une atmosphère irrespirable.

Les Belges étaient blessés dans leur amour-propre : un petit pays leur faisait jouer le rôle de sous-ordres. Nos provinces - qui, à cette époque, comptaient près de quatre millions d'habitants, alors que la Hollande n'en avait que la moitié environ - étaient pratiquement tenues à l'écart de la gestion commune. Ceux des nôtres qui participaient au gouvernement ou qui étaient en rapports de négoce avec des Hollandais rencontraient, chez eux, plus de pratique des formes établies, plus de connaissance du maniement des affaires - legs d'un long passé - et, surtout, cette ténacité propre aux gens du Nord.

Il en résultait que les Belges estimaient être concurrencés chez eux, qu'ils devaient toujours lutter avec désavantage sur leur propre terrain. En matière politique, d'autre part, nos aïeux ne purent former, en général, qu'une minorité honorable, mais peu efficace.

Quant à la question religieuse, elle constituait le terrain brûlant par excellence. Le différend entre le Nord et le Midi remontait au XVIème siècle. Est-il nécessaire de rappeler les causes de la Révolution, surtout religieuse, contre l'Espagne de Philippe II ? Les Hollandais étaient les descendants des protestants qui avaient suivi Guillaume le Taciturne et, deux siècles et demi plus tôt, avaient réussi à s'affranchir de la tutelle étrangère. Ils se (page 40) trouvaient en présence des descendants des catholiques de ces Provinces du Sud, qui avaient mieux aimé rallier leur souverain catholique que de renoncer à leur foi.

L'ancienne intransigeance confessionnelle ne se limitait malheureusement pas au seul terrain religieux. Des paroles regrettables furent prononcées, là où la plus grande réserve eût été de rigueur. Aux Etats Généraux, un député hollandais alla jusqu'à reprocher au clergé belge, au milieu des marques d'approbation de ses collègues protestants, d'être plongé dans les ténèbres de l'ignorance et de se montrer animé du plus intolérant fanatisme.

Cet incident - et combien d'autres ! - ramena fatalement l'Eglise belge à un exclusivisme étroit et soupçonneux. Les démêlés graves qui en résultèrent entre le pouvoir central et diverses autorités épiscopales - de Gand, de Malines, de Liége - mises dans l'impossibilité d'exercer leur ministère, ou condamnés pour des raisons politiques, ont déjà été longuement commentés par nos historiens ; nous ne nous y étendrons pas davantage.

Le roi - même dans ces questions spirituelles - crut devoir prendre une attitude cassante et autoritaire, qui lui fit un tort immense dans l'opinion publique. Nous verrons plus loin comment, Rome étant finalement intervenue, le Concordat n'apporta aucun apaisement. En effet, le roi l'appliqua d'une manière tortueuse, donnant aux (page 41) catholiques toutes les raisons de croire qu'il les avait joués.

Aux difficultés provenant du problème des cultes se rattachait l'importante question des réformes que le roi voulait apporter dans l'enseignement, lequel était fort arriéré dans nos provinces du Sud. L'instruction publique, alors en grande partie entre les mains du clergé, nécessitait une vaste refonte. Le roi, avec raison, voulait élargir et surtout moderniser les cadres et programmes scolaires. Là également, des difficultés surgirent ; des maladresses de la part des exécutants royaux rendirent le jeu facile aux mécontents, qui ne manquèrent pas de transporter ces irritantes questions sur le terrain politique.

Cette situation complexe était encore envenimée par le problème de la langue officielle : le néerlandais avait été déclaré, nous l'avons vu, langue nationale ; or, Flamands et Wallons y étaient également hostiles.

Triple faisceau de grosses difficultés, qui devinrent finalement un obstacle insurmontable pour le gouvernement.

Petit à petit, le roi se découragea devant ses insuccès répétés ; et il fit rapporter, une à une, les différentes mesures qu'il avait prises, même à propos de questions essentielles. Des ordres et contre-ordres de toute nature n'allèrent pas sans jeter une grande confusion dans l'administration du royaume et dans toutes les classes de la population, tant chez les Hollandais que chez les Belges.

Si Guillaume comprenait ses compatriotes, qui (page 42) étaient en même temps ses coreligionnaires, son grand tort fut de n'avoir pas essayé de comprendre les Belges, qui ne partageaient ni sa nationalité ni sa religion. Son esprit administratif poussé à l'excès le faisait s'arrêter sur des détails qu'il eût fallu abandonner à des subalternes. Mais à la fois infatué et obstiné, il se laissait de plus en plus dominer par son seul amour-propre. Et de bien intentionné qu'il avait été au début de son règne, il finit par ne plus ressentir que mépris pour ses sujets belges qui refusaient de s'en remettre à ses lumières exclusives.

Ce que des observateurs impartiaux avaient prévu dès les premiers jours, Guillaume Ier, roi des Pays-Bas-Réunis, ne le pressentit que quand il était trop tard. Les événements allaient se précipiter de la manière la plus inattendue pour les deux partis.