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Frère-Orban le crépuscule 1878-1896
GARSOU Jules, VAN LEYNSELLE Henry - 1954

Jules GARSOU - Henry VAN LEYNSEELE, Frère-Orban le crépuscule 1878-1896

(Paru à Bruxelles en 1954, chez La  Renaissance du Livre)

Chapitre XIV. Les opinions politiques et religieuses de Frère-Orban

Les opinions religieuses de Frère-Orban

(page 213) Frère-Orban n'avait pris aucune disposition testamentaire concernant ses funérailles. Son fils Georges, conseiller à la cour d'appel de Liège, qui, jusqu'au dernier jour, entoura son père d'une affection respectueuse, en régla le détail.

Avec les siens, Georges Frère s'était converti au protestantisme libéral qui, des dogmes traditionnels, ne retient que le déisme, la croyance en la vie future, le spiritualisme et la morale du Christ. C’est pour répondre à un vœu que l'homme d'Etat lui avait exprimé après le décès de l'un de ses petits-fils, qu'il fit inhumer son père selon le rite protestant.

Le pasteur Lebeau, membre du synode de l'Union des Eglises protestantes évangéliques, dans son allocution à l'Hôtel de Ville de Bruxelles, tint à préciser nettement la raison de son intervention. Après avoir rappelé que Frère- Orban n'appartenait pas à la confession protestante, il justifia sa présence par le désir du défunt qu'une parole (page 214) religieuse confirmât sa foi spiritualiste et les hautes espérances de l'âme humaine. « Il entendait ainsi, dit-il, selon l'admirable unité qui a présidé toute son œuvre, affirmer que le dernier acte de sa carrière en ce monde se trouvant d'accord avec les convictions de toute sa vie, fût un acte de foi en même temps que de liberté. »

Des funérailles civiles n'eussent point répondu aux sentiments intimes de Frère-Orban. S'il rejetait les dogmes de l'Eglise catholique et ceux de toutes les Eglises, c'est qu'il estimait qu'ils emprisonnent la conscience en lui imposant le silence et la servitude au nom d'un autoritarisme devant lequel sa conscience ne voulait point s'incliner. Il croyait la raison humaine, indépendante, souveraine, qui cherche, hésite, critique, discute, obéit aux lois de la logique et constitue la base de toute civilisation. Mais, loin de trouver son appui dans l'athéisme ou dans le matérialisme cher à certains adhérents des sociétés de « libre pensée », son laïcisme, - le rôle qu'il assignait à l'Etat vis-à-vis de l'Eglise - résultait de sa conviction qu'à la base de toutes les religions et de toutes les philosophies se retrouvent quelques grandes vérités morales indispensables à toute vie digne de ce nom et qui constituent le legs le plus sacré que les hommes tiennent du passé.

Mêler la question religieuse à la mission de l'Etat lui semblait non seulement contraire aux principes constitutionnels mais dangereux pour les Eglises elles-mêmes. L'Etat devait être laïc, non pas par hostilité aux religions, mais parce qu'en ouvrant celles-ci un domaine qui devait lui demeurer réservé, on favorisait la lutte entre les croyances différentes et on assurait ainsi une position prépondérante à celle dont les adhérents seraient les plus nombreux. La neutralité de l'Etat, au contraire, paraissait à Frère-Orban (page 215) le plus sûr moyen d'assurer la paix intérieure et, notamment, en matière scolaire, de développer dans la jeunesse une atmosphère de tolérance réciproque.

Un jour, à la Chambre, cherchant à définir le rôle de l'instituteur laïc, il exposa quel était le langage qu'il lui appartenait de tenir.

« Mes enfants, dirais-je à mes élèves, vos parents appartiennent à des religions différentes, les uns sont catholiques, les autres protestants. Suivez les conseils de vos parents et des ministres de vos cultes pour tout ce qui regarde vos religions. Je ne m'en occupe pas. Je vais vous entretenir de la morale ; elle est la même pour tous, quoique placée sous la sanction de dogmes religieux différents. » Et il ajoutait encore : « Le mérite de cet enseignement serait de prouver que l'on peut s'aimer et s'estimer les uns les autres, pourvu que l'on pratique les vertus sociales, la morale chrétienne, si l'on veut, qui ne se distingue pas des autres... »

Il s'éleva toujours avec indignation contre l'accusation d'être hostile à la religion, et, dans le discours qu'il avait préparé pour les membres de l'Association Libérale de Liège et qui y fut lu le 9 septembre 1894, il exprima encore sa pensée avec toute la netteté désirable. Donner comme but à la politique, la guerre à la religion et aux idées religieuses qui sont du domaine inviolable de la conscience, faire, ou tenter de faire, de la puissance politique, un instrument hostile aux idées religieuses, « ce serait une œuvre non seulement impie, mais attentatoire à la liberté de l'homme. » Dans ce même discours, parlant de ceux qui combattent les idées religieuses, il n'hésitait pas dire qu'ils violaient la liberté dans la même mesure que ceux qui prétendent les (page 216) imposer par la contrainte. « De plus, ajoutait-il, ils commettent une faute. Ils méconnaissent les besoins de l'âme humaine et pensent que l'on a pourvu à tout quand on a satisfait aux nécessités matérielles de la vie. »

Ainsi, si le déisme de Frère-Orban s'apparente à celui de la vieille franc-maçonnerie, il comporte aussi une très nette hostilité à l'égard du matérialisme et une incontestable prédilection pour le christianisme.

La présence des pasteurs Rochedieu et Lebeau lors de ses funérailles à Bruxelles, de ce dernier et du pasteur Rey aux côtés de son char funèbre à Liège, en sont la plus décisive confirmation.

Les opinions politiques de Frère-Orban

Il ne convient point de juger les opinions politiques de Frère-Orban à la mesure de nos conceptions, ni des données de notre époque. La société où il a vécu est trop différente de la nôtre pour que les normes auxquelles nous nous sommes habitués lui soient applicables.

Les socialistes liégeois ont eu tort d'affirmer qu'il avait été le porte-parole de l'aristocratie bourgeoise. Ce qui est vrai. c'est que, semblable en cela au grand Pitt et aux constituants français de 1789, il a été l'homme du Tiers-Etat, l'homme de la bourgeoisie laborieuse, qui, en un prodigieux effort et aidée dans sa tâche par les progrès techniques, a jeté les bases du monde économique moderne.

(page 217) Si l'on veut sainement apprécier son œuvre et ses idées, il ne faut point les dissocier des éléments de fait qui les justifient. Quand Frère-Orban accède à l'avant-plan de la vie politique, l'essor industriel en est encore à ses débuts, le grand capitalisme n'est pas né, la Belgique n'a point de colonie ; c'est un petit pays qui ne dispose d'autres atouts que la richesse de son sous-sol et la vaillance de sa population. Son peuple n'est point instruit. Dans les villes, une minorité audacieuse s'est révélée. Issue des couches populaires et de la petite bourgeoisie, elle s'essaie vaillamment aux affaires mais celles-ci sont difficiles et, par les aléas qu'elles comportent, dangereuses. L'heure de l'étatisme n'a point encore sonné. L'individualisme règne. La lutte pour la vie est âpre. Seuls les meilleurs ont chance d'y triompher.

Frère-Orban ne méconnait pas les réalités économiques et sociales ; il est nourri des idées de la fin du XVIIIème siècle. L'esprit de la Constitution est le sien. Il se méfie des initiatives de l'Etat, il a la haine des réglementations oppressives, il ne croit qu'à la liberté. Il a donné de celle-ci et du libéralisme de magnifiques définitions. La plus célèbre est celle que Goblet rappela quand, le 7 janvier 1896, l'Hôtel de Ville de Bruxelles, il prit la parole devant le catafalque de l'homme d'Etat. « Partout où, en vue du salut éternel et nonobstant les intentions les plus droites et les plus pures, partout où il y aura des hommes opprimés dans l'expression de leur foi religieuse et dans leur façon d'adorer Dieu, le libéralisme apparaîtra et sera victorieux en invoquant la liberté de conscience. Partout où, sous le prétexte du salut de l'homme sur la terre et nonobstant cette fois encore, les intentions les plus droites et les plus honnêtes, on investira la puissance publique du droit de fixer à chacun sa place et son rôle dans la société, son travail et (page 218) son salaire, de priver les hommes de toute propriété individuelle et d'en faire des esclaves sous la direction de leurs régents, le libéralisme révolté apparaîtra, revendiquant les droits de l'homme au nom de la liberté humaine. »

En une autre occasion n'avait-il pas dit : « Le programme libéral oblige les libéraux à défendre la liberté humaine dans toutes les sphères de l'activité sociale contre ceux qui peuvent la menacer dans l'ordre religieux moral et intellectuel aussi bien que dans l'ordre matériel.

« Il prescrit aux libéraux de placer l'enseignement public sous la direction exclusive de l'autorité civile : de reconstituer cet enseignement là où il a été désorganisé et en partie détruit : d'exiger l'existence, dans toutes les communes, d'écoles neutres accessibles aux enfants de toutes les confessions religieuses.

« Il fait une loi aux libéraux de maintenir la liberté dans l'ordre économique, la liberté des échanges et du commerce, de même que la liberté du travail, et de repousser énergiquement comme incompatibles avec elles, le socialisme et le collectivisme. »

C’est sous le signe de ces conceptions qu'il faut apprécier son action.

L'instruction publique est, aux yeux de Frère-Orban, le plus sûr moyen de favoriser le développement de l'individu et, partant, d'amorcer sa liberté. L'Etat n'a point à s'immiscer dans les relations entre les citoyens. Sa mission est d'assurer l'ordre et de faire en sorte qu'en pleine égalité, tout au moins théorique, ils puissent déployer leurs initiatives. Sans doute, se doit-il de les soutenir indirectement en brisant les entraves qui les (page 219) paralysent et en dotant le pays des institutions propres à les stimuler.

Dans le domaine économique, financier et social, les réalisations de Frère-Orban n'ont point eu d'autre but. Il ne va pas plus loin. S'il a méconnu des injustices sociales et refusé, pour y porter remède, de recourir à des moyens techniques qui, de nos jours, ne sont plus guère contestés, ce n'est pas par dureté de cœur ou par indifférence.

Il a toujours parlé du peuple avec compréhension et sympathie. Il admirait son labeur et compatissait à son sort. Mais il était persuadé que les réformes proposées eussent été pires que les maux auxquels on prétendait porter remède, que rien n'était plus dangereux que de vouloir forcer le jeu des lois économiques et qu'il valait mieux laisser à la liberté le temps de faire son œuvre plutôt que de porter atteinte à un principe qui demeurait à ses yeux générateur de tout progrès durable.

C’est dans le cadre des conceptions de son époque qu'il déploie son action. Nul, à cet égard, n'a atteint sa maîtrise et c'est par là qu'il surclasse ses contemporains. Il a la vision nette de la tâche à entreprendre et, dans sa réalisation, il révèle une sûreté de coup d'œil qui force l'admiration. Qu'il s'agisse de la création de la Banque Nationale ou de l'abolition des octrois, pour ne citer que ces exemples, on reste émerveillé par la technique impeccable selon laquelle il a résolu le problème qui se posait à lui.

C'est par là qu'il a été homme d'Etat et le plus grand de son époque. C’est par là que, plus que tout autre, il a servi la Belgique.