(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 183) Frère-Orban apparaissait comme le grand vaincu du débat révisionniste. Non seulement, les conceptions opposées aux siennes l'avaient emporté mais il avait été manœuvré par Beernaert et les radicaux ; moins souple et moins habile que Woeste, il avait sacrifié l'unité de son parti à ses convictions personnelles. Il ne faut pas s'étonner dès lors qu'au lendemain de sa défaite, des voix nombreuses se soient élevées pour lui reprocher son intransigeance et ce que d'aucuns même qualifiaient « son obstination ».
Mais vaincu, il restait indompté. Physiquement affaibli et n'augurant rien de bon de l'avenir, il n'avait rien perdu de sa combativité. Sa sévérité envers Beernaert, qui il reproche l'insuffisante réforme du Sénat, ne se dément point : elle s'exprime dans des lettres à Banning et à Léon Say, directeur du Journal des Débats, lequel avait, sur les événements d'avril, publié des articles tendancieux.
Quand L'Etoile Belge insinua qu'il avait recherché un accord avec la droite, alors qu'en vérité c'étaient certains droitiers conservateurs qui s'étaient efforcés de rapprocher (page 184) leur point de vue du sien, il réagit avec vigueur dans deux articles qu'il adressa à ce journal les 12 et 14 mai.
Puis, profitant des vacances, qu'une fois de plus il passa à Spa, il jugea nécessaire de préciser ses opinions dans une brochure intitulée La révision constitutionnelle en Belgique el ses conséquences. Elle parut d'abord sous le couvert de l'anonymat en novembre 1893. Mais La Liberté en dévoila l'auteur et la première édition fut épuisée en quelques jours. La seconde édition fut publiée sous son nom. Après un historique de la révision, au cours duquel il rejette avec force le reproche de l'intransigeance que l'on a formulé à son égard, Frère-Orban refait, une fois de plus, l'apologie du libéralisme et de ses réalisations, défend la loi scolaire de 1879, accable les radicaux, dénonce les dangers que le parti catholique fait courir au pays, et flétrit dans le parti socialiste l'avant-garde du communisme.
L'œuvre est fortement charpentée. Elle témoigne d'un courage que les revers momentanés ne peuvent affaiblir, d'une conviction inébranlable, d'une foi émouvante de l'auteur dans les idées qu'il a défendues au cours de sa carrière. Son retentissement fut considérable, mais, par sa netteté même, elle ne pouvait qu'élargir le fossé qui séparait les radicaux des libéraux modérés.
Conformément l'opinion qu'il avait défendue dans sa brochure, Frère-Orban vota contre la représentation proportionnelle proposée par Féron. Elle était, selon lui, de nature à affaiblir le régime parlementaire par la multiplication des groupes politiques. Il jugeait indispensable la loi des majorités.
« La loi des majorités, avait-il écrit, est une loi nécessaire, une loi sociale si l'on veut, sans laquelle le (page 184) gouvernement de la société est impossible dans les pays libres.
« Il n'y a pas de raison pour qu'un homme incline son opinion devant celle d'un autre homme, mais quand les hommes sont réunis en société, il faut bien qu'ils se soumettent à une règle commune.
« Dans l'état de nature, la force décide ; dans les régimes absolus, c'est le Souverain ; dans notre état social démocratique, le conseil universel a fait admettre que c'est l'opinion de la majorité qui doit prévaloir. Autrement, ce serait l'anarchie dans le sens étymologique du mot : « pas de pouvoir »
« Qu'est-ce maintenant que la représentation des minorités dans une société qui doit avoir un gouvernement ? C'est un art imaginé pour entraver, énerver, paralyser la majorité.
« Aussi quelle est la suite de l'introduction de cet engin dans l'institution politique ? C'est que, après avoir fractionné, divisé, ce qui empêche qu'il y ait une majorité, les groupes ne sont plus occupés que d'une chose : c'est essayer de former une majorité Au lieu de l'avoir aussi près que possible de l'homogénéité, ce qui est la conduite de la vie, on la compose d'éléments hétérogènes discutables qui portent en eux un germe de mort. »
En présence de l'impuissance de notre régime actuel et des germes morbides dont il ne parvient pas à se débarrasser, force est bien de reconnaitre le caractère prophétique de ces vues.
Lors du vote d'une proposition Broquet, tendant établir des circonscriptions binominales, il justifia son (page 186) abstention par la crainte persistante de voir consacrer l'écrasement des villes par les campagnes.
Ce furent ses dernières interventions pendant la session de 1893-1894.
Tout devait contribuer au désastre libéral que furent les élections d'octobre 1894. Sous l'impulsion de Frère-Orban, les doctrinaires se refusaient à toute concession aux radicaux. De leur côté, ceux-ci entendaient chercher un appui du côté socialiste. Une tentative de rapprochement entre la Fédération des Associations libérales et la Fédération progressiste s'était terminée par un échec. Une initiative de Georges Lorand, préconisant le système du chanoine de Harlez, qui proposait la répartition des subsides au prorata de la fréquentation scolaire, avait encore accru le désarroi des esprits. A Bruxelles, les libéraux constituèrent finalement une liste unique avec les radicaux. Mais ils durent leur consentir des concessions que Frère-Orban jugea inadmissibles.
Son état de santé de plus en plus précaire ne lui permit pas de prendre une part active à la campagne électorale. Il ne dissimulait d'ailleurs pas son pessimisme et ses inquiétudes à ceux qui lui avaient maintenu leur confiance. A Sainctelette, qui, au cours du débat révisionniste, était fidèlement resté à ses côtés, il prédisait certains succès socialistes et surtout une victoire écrasante des catholiques ; il (page 187 dénonçait la naïveté des radicaux qui s'étaient trop aisément imaginé que le péril clérical était illusoire.
Le 9 septembre 1894, il se rendit une dernière fois à l'Association Libérale de Liège ; il espérait y prendre la parole mais ses forces le trahirent. Il dut se borner à faire lire le discours qu'il avait préparé, et où, une fois de plus, il disait sa foi dans le libéralisme classique, son horreur des contraintes morales et matérielles, sa passion pour la liberté.
Le 14 octobre 1894, au premier tour de scrutin, alors que trois progressistes et un socialiste étaient élus, il arriva seul de la liste libérale au ballottage. 29.377 voix se groupèrent sur son nom.
Devant la poussée de la gauche, les catholiques lui offrirent leur soutien pour le second tour. Il se refusa catégoriquement à accepter l'appui d'un parti dont il avait, au cours de toute sa carrière, combattu les idées et les tendances. La lettre que, le 14 octobre 1894, il écrivit au Président de l'Association Libérale Magis est d'une impressionnante dignité.
« Les raisons, y disait-il, qui font un devoir à nos candidats pour le Sénat de persévérer dans la lutte où ils sont engagés, celles qui s'imposeront demain aux candidats libéraux pour le conseil provincial qui ne sauraient déserter le combat, n'existent pas pour moi dans les conditions qui me sont faites par le ballottage. Je ne puis retirer mon nom de la liste ; la loi s'y oppose ; elle détermine les éléments d'une nouvelle épreuve par le nombre de voix obtenues au premier tour de scrutin, mais j'ai le droit de déclarer d'avance, pour dissiper loyalement toute équivoque, que si par impossible, un mandat m'était conféré dans les circonstances actuelles, comme il est apparent (page 188) qu'il ne le serait que par la grâce de mes adversaires politiques, il ne saurait me convenir de l'accepter et que je serais obligé de le décliner. Les libéraux ne se décourageront pas cause de la tourmente qui sévit en ce moment dans le pays. Ils doivent, au contraire, continuer plus que jamais, en maintenant intacts leurs principes, les propager virilement. On est parvenu par des promesses fallacieuses, par un système continu de dénigrement et de calomnie, à égarer des électeurs sans expérience, au point de faire élire les chefs d'un parti qui prêche ouvertement l'abolition de la propriété individuelle, qui arbore le drapeau rouge, qui fait l'apologie de la Commune de Paris et, à chaque jour anniversaire, en remémore le but et les actes pour indiquer au peuple la voie qu'il doit suivre. La désillusion du corps électoral viendra. En attendant qu'il soit désabusé, je tombe en même temps que mes chers collègues qui ont si vaillamment combattu pour la défense de l'ordre social et de la liberté. »
Huit jours après, le 21 octobre, il recueillit encore 26.625 voix, mais ne fut pas élu. Sa carrière politique était définitivement finie. Il accepta sa défaite avec résignation, bien qu'il ressentit vivement l'abandon des électeurs liégeois qui lui étaient restés fidèles si longtemps et auxquels il était attaché par toutes les fibres de son être. Plus que par son échec personnel, il était affecté par l'éclipse des idées qui lui étaient chères. Il ne renonça pourtant pas à les défendre. Le 10 mars 1895, il publia dans La Liberté un long article qu'il fit imprimer ensuite sous forme de brochure. Il avait, à ce moment, près de 83 ans.
Le jour de son anniversaire, une délégation de l'Association Libérale de Liège vint lui présenter une adresse de (page 189) félicitation et tint à lui affirmer son inaltérable dévouement. Un album aux armes de la Ville, comportant dix mille signatures, lui fut remis.
Cette manifestation l'émut profondément et, dans sa lettre de remerciement, il écrivit que la communauté persistante de foi dont elle témoignait au milieu du trouble qui régnait dans les esprits était la meilleure récompense qu'il ait pu ambitionner.
L'Association Libérale de Verviers lui adressa pareillement ure adresse prédisant que, la tourmente passée, la nation lui rendrait l'hommage que méritaient les services éminents qu'il avait rendus au pays.