(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 161) Au lendemain des élections de 1890, de nombreux radicaux, qui n'avaient accepté la formule du « savoir lire et écrire » que comme un pis-aller, s'adressèrent aux dirigeants progressistes afin de voir inscrire officiellement le suffrage universel au programme du parti. Le comité central accueillit cette demande et décida de convoquer, pour la fin décembre, un congrès qui devait à la fois fixer les statuts de la fédération progressiste et se prononcer sur l'opportunité d'admettre le suffrage universel.
Cette initiative eut un grand retentissement : elle rallia d'abord tous les progressistes, puis de nombreux militants de province. La majorité de la presse libérale lui assura son appui.
Frère-Orban n'en maintint pas moins son point de vue.
Sans doute, admettait-il qu'une extension du droit de (page 162) suffrage s'imposait, mais il se refusait à suivre les libéraux, de plus en plus nombreux, ralliés aux conceptions radicales.
A droite également, les partisans d'un élargissement du corps électoral gagnaient du terrain. Sans avoir, au point de vue de la réforme à réaliser des opinions bien précises, Beernaert y était favorable.
Soutenu par la majorité des élus catholiques, Woeste, comme Frère-Orban, restait hostile au suffrage universel. Au point de vue législatif, il n'entendait pas aller plus loin que le projet formulé par la droite en 1881 qui tendait à augmenter le nombre des électeurs au moyen d'un abaissement du cens électoral et par un aménagement de la contribution foncière. Mais les événements n'allaient pas tarder à se précipiter.
Sentant le revirement qui se produisait au sein du parti libéral, les socialistes accentuèrent leur campagne révisionniste. Le 10 août 1890, ils organisèrent au parc de Saint-Gilles une grande manifestation en faveur du suffrage universel.
La veille, l'Association Libérale avait écrit au Conseil général du parti ouvrier que cette réforme était « avec bon droit et avec raison » réclamée par la classe ouvrière et, des fenêtres de leur local, les radicaux avaient acclamé le cortège socialiste.
Quelques jours plus tard, La Réforme, organe du groupe progressiste, annonçait le dépôt prochain par Janson d'une proposition révisionniste. De fait, dès la rentrée, avec Buls et quatre autres députés, il déposa sur le bureau de la Chambre une demande de révision des articles 47, 53 et 56 de la Constitution.
Frère-Orban intervint dans le débat sur la prise en (page 163) considération de cette proposition ; il en admit la recevabilité, reconnaissant que s'il y a dans la Constitution des vérités essentielles, immuables, qui ne peuvent être soumises à discussion, il n'en était pas ainsi de celle qui réglait le droit de suffrage. Mais il ne cacha pas les appréhensions que l'initiative de Janson suscitait dans son esprit. Prévoyant à longue échéance une collusion de l'extrême-droite et de l'extrême-gauche, il en dénonça les périls. Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce qu'il ait mis tout en œuvre pour essayer de barrer la route à un mouvement dont il ne pouvait cependant sous-estimer la force grandissante.
Malgré ses quatre-vingts ans, sa combativité restait entière et sa participation au débat parlementaire au sein de la commission centrale d'abord, à la Chambre ensuite, pendant les sessions de 1891 à 1893 fut particulièrement active. S'il avait perdu son ancien ascendant sur la gauche, qui, bien plus qu'en 1870, se séparait de lui, il s'imposait encore par la force de son talent et de son caractère à une Chambre désemparée qui allait d'ailleurs finalement admettre par résignation une réforme qu'elle redoutait.
En son absence, la gauche parlementaire, le 17 décembre 1890, masqua sa désunion en admettant la révision dans le sens d'une large et démocratique extension du droit de suffrage, sans pouvoir préciser davantage son programme.
Quelques jours plus tard, le Congrès progressiste se rallia presque unanimement l'idée du suffrage universel et, à une forte majorité, se prononça en faveur du referendum.
Reniant ses opinions anciennes, L'Indépendance Belge, rendant compte de ce Congrès, souligna que l'idée du suffrage universel avait conquis trop d'esprits pour que la (page 164) formule du savoir lire et écrire, admise en 1887, pût encore l'emporter.
Débordés, les doctrinaires n'en persistèrent pas moins à défendre leurs positions : les associations libérales de Liège, de Gand, de Tournai, se déclarèrent hostiles au suffrage universel. Dix des treize élus de Liège, l'inspiration de Frère-Orban, prirent l'initiative de la résistance et déclarèrent n'admettre que le vote capacitaire.
Dans une lettre à L'Etoile Belge, qui, à son tour, s'était ralliée au suffrage universel, Frère-Orban fit valoir que cette forme de suffrage avait consacré, pendant dix-huit ans, la dictature en France, et, sous un régime absolument libre cette fois, avait assuré, dans une série de départements, l'élection du Général Boulanger.
En février 1891, toutes les sections de la Chambre. sauf une, repoussèrent la proposition Janson.
La constitution de la section centrale fut laborieuse. Frère-Orban et Sainctelette y représentèrent la gauche à côté des droitiers Tack, de Smet de Naeyer, de Borchgrave, Nerinx et du président de Lantsheere.
Le 10 mars 1891, après de longues hésitations, Beernaert fit connaître sa formule : c'était le système anglais de l'occupation qui. en accordant le droit de suffrage à tout occupant d'une maison ou d'une exploitation (page 165) agricole, devait accroître de 600.000 le nombre des électeurs.
Un instant, il parut que la formule capacitaire dût l'emporter. Elle ralliait maintenant, outre les doctrinaires, une partie de la droite. Beernaert n'y était pas encore hostile et elle avait les faveurs du président de Lantsheere soucieux de réaliser une entente entre la droite conservatrice et les libéraux modérés.
La section centrale finit par admettre à l'unanimité le principe de la révision. Contre l'opinion de Frère-Orban et de Sainctelette, elle considéra toutefois que celle-ci ne s'avérait possible que moyennant un accord préalable des partis sur les modalités de la réforme. De Smet de Naeyer fut nommé rapporteur. Il semble qu'il ait voulu freiner la marche des événements. L'échec des dernières grèves socialistes avait détendu l'atmosphère politique et fait naître l'illusion que le mouvement révisionniste était en perte de vitesse. De fait, sous prétexte de se documenter sur les législations étrangères, le rapporteur mit des mois à rédiger son rapport. Frère-Orban ne le reçut qu'à la fin d'août et s’aboucha immédiatement avec de Sainctelette, lui proposant de rédiger une note de minorité, ce qui reporterait sans doute à 1893 la discussion la Chambre. Le 22 septembre, la section centrale tint sa dix-huitième et dernière séance. de Smet de Naeyer se plaignit de certains passages de la note de la minorité et en demanda soit la suppression, soit la modification.
Après de longs débats, que L'Indépendance Belge compara à des combats homériques, il fut convenu que la note serait suivie de quelques observations du rapporteur de Smet de Naeyer, condamnant à la fois le suffrage universel (page 166) et le système capacitaire. Seul, le droit électoral basé sur l'occupation lui paraissait justifié et il entendait que la gauche acceptât une réforme en ce sens. Si elle s'y refusait, la révision s'avérerait impossible. « S'imaginer, écrivait-il, que dans un moment d'affolement, sous l'influence de nous ne savons quelle pression, la majorité, abdiquant ses prérogatives et oublieuse de ses devoirs, pourrait être amenée à se laisser imposer un programme dont elle condamnerait le principe, ce serait faire un rêve de factieux dont notre patriotisme repousse jusqu'à la possibilité. » Les événements de 1893 n'allaient pas tarder à démentir cette jactance.
Dans sa note, Frère-Orban met l'accent sur la différence de structure sociale entre l'Angleterre et la Belgique et souligne le danger que constitue, dans notre pays, le grand nombre d'analphabètes. Le système de l'occupation conduirait, selon lui, à ce résultat inadmissible qu'un grand nombre d'indignes et d'illettrés seraient électeurs alors que des milliers de capacitaires se verraient refuser le droit de suffrage.
Pour comprendre la situation politique de l'époque et se rendre compte que Frère-Orban ne menait pas une bataille désespérée, il convient de ne pas perdre de vue que la majorité catholique n'était pas suffisante pour assurer la révision constitutionnelle dans le sens où elle le désirait, pour atteindre la majorité requise des deux tiers, elle se (page 167) trouvait dans l'obligation de rallier à ses vues une partie de la gauche. Les doctrinaires repoussaient le système de l'occupation qui devait favoriser les campagnes où les catholiques recrutaient la majorité de leurs électeurs. Défendant le vote capacitaire, ils entendaient favoriser les électeurs citadins qui constituaient la masse du corps électoral libéral.
Forcée de trouver un allié, la droite allait-elle faire un sacrifice pour se rallier les libéraux modérés, ou, au contraire, s'unirait-elle aux radicaux, quitte à voir une importante minorité socialiste faire son entrée au parlement ?
Tel était le problème qui se posait Beernaert et à ses partisans étroitement surveillés par Woeste, aussi hostile que Frère-Orban à l'idée du suffrage universel.
L'attitude du Roi vint encore compliquer le problème politique rendu déjà difficile par les incertitudes de la majorité et les divisions de la gauche : Léopold II posait la question du referendum royal et entendait en faire la condition sine qua non de la révision. Il supportait mal les entraves que la Constitution avait mises son pouvoir et l'interprétation restrictive des prérogatives royales qui y avait été donnée. Désireux de limiter la puissance du parlement, il entendait profiter du courant d'opinion en faveur de l'extension du suffrage populaire pour tenter d'asseoir (page 168) le pouvoir royal sur la volonté de la nation et l'accroître par le fait même. L'initiative du Souverain divisa de la façon la plus étrange les hommes politiques.
A la veille de sa mort, Emile de Laveleye la défendit en une série d'articles publiés dans L'Indépendance et la représenta comme une « mesure démocratique dans le bon sens du mot » comme la seule forme possible du veto royal en quoi il voyait une « prérogative nécessaire à la Couronne. »
De son côté, Paul Janson accueillit la suggestion royale avec faveur et le Roi tint à l'en remercier, lors d'un dîner à la Cour.
Frère-Orban se trouva d'accord avec Woeste pour repousser l'idée du Souverain. Un article du Journal de Liège dont la paternité lui fut attribuée, déclara que le referendum royal était « mauvais en lui-même », contraire au jeu régulier des institutions libres et qu'il ferait « sortir le Roi de cette position spéciale que nos constituants de 1831 lui font en dehors et au-dessus des partis », l'exposant ainsi, par des interventions plus fréquentes et ostensibles, à une perte de prestige.
Lorsque, le 15 mars 1892, la section centrale adopta la formule proposée par le gouvernement suivant laquelle il y avait lieu de réviser l'article 26 de la Constitution par l'addition d'une disposition prévoyant que la loi déterminerait dans quel cas et sous quelles conditions le Roi pourrait consulter le corps électoral, Frère-Orban, avec Sainctelette, émit un vote négatif.
Entretemps. le mouvement révisionniste avait gagné du terrain même au sein de l'Association libérale de Liège (page 169) jusqu'alors presque unanimement groupée autour de Frère- Orban.
Les éléments progressistes entendaient obtenir de l'assemblée générale un vote de principe en faveur du suffrage universel et ils avaient adressé une motion en ce sens au comité. Celui-ci, dont certains membres étaient partisans de l'élargissement du corps électoral, élabora un ordre du jour demandant que le droit de vote fût accordé à tous les citoyens que la loi ne déclarerait pas incapables ou indignes et soumit ce texte à Frère-Orban et à ses co-élus de la Chambre et du Sénat. Ceux-ci n'hésitèrent point. Ils répondirent que la loyauté les obligeait à solliciter de l'association un vote de confiance par l'adoption d'un ordre du jour repoussant le suffrage universel.
Pour éviter que les deux fractions du parti ne se heurtent trop violemment, le Comité, impressionné par l'attitude nette de Frère-Orban et de ses partisans, jugea bon de contremander la réunion qu'eussent souhaitée les radicaux.
Le 26 avril 1892, la Chambre aborda la discussion sur l'ensemble des propositions de révision de la Constitution.
Dans un exposé général, Beernaert rattacha la question de l'extension du droit de suffrage celle de la représentation des minorités et du referendum royal. Woeste, (page 170) aussi hostile que les doctrinaires au suffrage universel, tenta de diviser la gauche et s'efforça de trouver chez les modérés un appui contre la politique esquissée par le chef de la droite.
Frère-Orban prit la parole aux séances des 27 et 28 avril. Froidement accueilli à gauche, parfois applaudi par certains droitiers, toujours écouté avec un respect admiratif, il fit, de façon saisissante, le procès du suffrage universel condamné par l'expérience de l'histoire. Il défendit l'œuvre politique de la bourgeoisie libérale, se gaussa des conceptions radicales, dénonça l'attitude irrésolue et flottante du gouvernement, et prédit une capitulation sans gloire de la droite. A ses yeux, aucun doute n'était possible : l'adoption du suffrage universel devait, à plus ou moins lointaine échéance, entraîner la prépondérance illimitée d'un parti et la ruine des libertés publiques.
Le 10 mai, la proposition de soumettre à révision l'article 47, réglant le droit de suffrage, fut votée l'unanimité des cent vingt-huit membres présents. Celle relative à l'article 26, recueillit soixante-dix voix contre quarante- huit, étant entendu que les votes resteraient libres sur le droit de consultation accordé au Roi.
La Chambre émit un vote négatif en ce qui concerne la révision de l'article 48 qui devait permettre l'adoption éventuelle de la représentation proportionnelle. Mais le Sénat ayant estimé nécessaire la révision de cette disposition constitutionnelle, la Chambre revint sur son vote après que la droite eut fait bloc autour du chef du gouvernement favorable à la réforme.
Avant les élections la Constituante, Frère-Orban (page 171) recueillit à Liège un dernier succès. L'Association libérale devait désigner ses candidats pour trois sièges vacants à la Chambre. Une fois de plus, doctrinaires et radicaux se heurtèrent. Frère-Orban, attaqué avec fougue par Alfred Journez, tint tête l'orage. Violemment interrompu par les libéraux ralliés à l'idée du suffrage universel, acclamé par ses partisans, il réussit à maintenir intactes ses positions et à assurer la victoire des candidats modérés.
Les libéraux avaient perdu l'espoir de reconquérir la majorité. Ils restaient profondément divisés sur la question du droit de suffrage. Mais les catholiques, de leur côté, n'avaient pas réussi à réaliser l'unanimité au sein de leur parti.
L'enjeu de la bataille était localisé Bruxelles où devaient être élus dix-huit députés et neuf sénateurs. Une victoire libérale dans la capitale empêcherait la majorité catholique de réaliser seule la révision. C'est ce qui explique que, mettant une sourdine à leur antagonisme, la « Ligue » et l' »Association » décidèrent la formation d'une liste unique. Elle passa tout entière.
A Liège, le résultat fut pareillement favorable. Mais, en province, la crainte du socialisme joua en faveur de la droite et les libéraux perdirent du terrain et des sièges dans les arrondissements de Huy, Verviers, Charleroi, Ath, Tournai et Soignies. Après ballottage, la droite compta (page 172) 92 sièges à la Chambre et 46 au Sénat, contre 60 et 30 à gauche. Un peu moins de la moitié des élus libéraux s'étaient prononcés en faveur d'un suffrage universel plus ou moins mitigé. Malgré cela, les radicaux crièrent victoire et laissèrent entendre qu'ils mèneraient désormais le jeu.
Dans une lettre à Banning, Frère-Orban n'en persistait pas moins à interpréter contre eux la consultation électorale. Il faisait valoir qu'ils étaient responsables des échecs libéraux en Wallonie où leurs candidats avaient échoué, cependant que leurs manœuvres avaient empêché que des listes fussent présentées à Waremme et Philippeville. A ses yeux, l'élection de Bruxelles n'était pas décisive puisque la liste libérale comportait autant de modérés que de radicaux.
Le Parlement fut convoqué en session extraordinaire le 12 juillet aux fins d'arrêter la procédure en révision.
Le 14, les droites se réunirent et, après avoir exprimé leur confiance en Beernaert, admirent la proposition du chef du gouvernement de renvoyer une commission le projet à soumettre aux Chambres.
Après que Beernaert eut, à la séance du 16 juillet 1892, défendu ce point de vue, Frère-Orban dénonça la carence gouvernementale et demanda que le ministère prit l'initiative et la responsabilité de la révision ; il ajouta qu'à la place (page 173) du chef du gouvernement, avec l'appui d'une majorité aussi forte, aussi dévouée, aussi disciplinée, il n'hésiterait pas à présenter une formule propre à réunir les deux tiers des voix.
Une initiative malencontreuse de Janson, qui déposa une nouvelle proposition, tendant à l'établissement du suffrage universel, vint raffermir la position du gouvernement un moment ébranlée.
Frère-Orban laissa entendre qu'une majorité pourrait se former si le ministère prenait comme base de ses propositions la loi communale en vigueur. Cette suggestion provoqua la colère de Janson ; il n'hésita pas à brandir la menace de l'agitation populaire, ce qui lui valut de la part du chef doctrinaire la réponse que force resterait à la loi.
Après que Beernaert, à son tour, eut affirmé que le Parlement ne discuterait jamais sous la contrainte de la rue, la proposition gouvernementale fut adoptée et une commission de vingt et un membres constituée. Elle comptait treize droitiers, quatre libéraux adversaires du suffrage universel et quatre libéraux qui en étaient partisans.
De son côté, le Sénat Constitua une commission chargée d'examiner le problème.
La Commission de la Chambre se réunit pendant les mois d'octobre, novembre et décembre.
Séjournant à Spa, Frère-Orban ne revint à Bruxelles qu'à la fin du mois d'octobre. Il n'entendait pas faire au gouvernement des suggestions qu'il jugeait prématurées, et recommandait à Sainctelette la plus grande prudence au cours des pourparlers qui allaient s'engager. A son avis, c'était avant tout au gouvernement qu'il appartenait de (page 174) prendre position. Aussi longtemps qu'il ne l'aurait pas fait, toute proposition de la part des modérés lui paraissait plus dangereuse qu'utile. Graux, appuyé par Neujean, partageait cette manière de voir, tout en signalant le danger d'une collusion entre le chef du gouvernement et Janson qui, pour faire triompher le principe du suffrage universel, était disposé à consentir des concessions sur les conditions d'âge et de résidence et, par surcroit, à accepter et le referendum royal et la représentation proportionnelle.
Ainsi averti, Frère-Orban n'en persista pas moins, en octobre encore, dans son attitude d'expectative. A tort ou à raison, il estimait dangereux de formuler une proposition précise devant la Commission qui, sans doute, la rejetterait, alors que, présentée plus tard à la Chambre, elle pourrait y recueillir la majorité requise. Il considérait qu'en aucun cas, la commission n'admettrait le suffrage universel. Son mot d'ordre était, dès lors, que seul le vote capacitaire devait être défendu par les libéraux modérés qui y siégeaient.
Ce n'est que le 2 novembre qu'il se rendit à la commission lorsque celle-ci fut amenée à émettre ses premiers votes. Ses prévisions se réalisèrent quant au suffrage universel. La formule la plus large, celle qui n'excluait du droit de vote que les indignes et les indigents, fut écartée par dix-sept voix contre quatre. D'autres formules plus restrictives ne connurent pas un meilleur sort. Le 3 novembre, Frère-Orban vota contre l'abolition du cens proposée par Janson, tandis que Graux, Sainctelette et Sabatier s'abstenaient. A cette même réunion, le système de l'occupation recueillit seize voix contre six dont celle de Frère-Orban. Sainctelette s'abstint.
La session ordinaire s'ouvrit dans une atmosphère agitée. Quand Léopold Il se rendit au Parlement pour y prononcer le discours du trône, un foule houleuse, manifestant pour le suffrage universel, s'était massée sur le parcours que devait suivre le cortège royal.
Ajoutant au texte délibéré en Conseil des Ministres, le Souverain fit appel à la concorde et à la bonne entente des partis.
Lors de la discussion de l'adresse, un amendement de Janson en faveur du suffrage universel, fut repoussé par 89 voix contre 21 et 7 abstentions. Féron ne rencontra pas plus de succès lorsqu'il demanda de ne pas « opposer d'obstacle constitutionnel aux nouvelles extensions du droit de suffrage que l'avenir rendrait nécessaire. »
Mais le Parlement était désemparé et les partis divisés hésitaient prendre des positions nettes. Un sourd mécontentement travaillait la majorité, ce qui explique que le texte final de l'adresse ne recueillit à la Chambre que 50 voix contre 38.
Beernaert sentit la nécessité d'une attitude plus catégorique ct, le 31 décembre 1892, il proposa d'abolir le cens et de combiner l'habitation, substituée à l'occupation, avec (page 176) un examen de capacité portant sur le « savoir lire et écrire » ainsi que sur les éléments de calcul.
Le 8 janvier 1893, Frère-Orban se déclare hostile aux propositions ministérielles. Il n'admit point le système de l'habitation avec taux différentiel, estimant qu'il consacrerait l'écrasement des villes au profit des campagnes. Il s'éleva contre la disparition de presque tous les capacitaires de droit et déclara insuffisantes les garanties de capacité qui découleraient de l'examen envisagé. Connaissant les sentiments de Woeste et d'une fraction importante de la droite conservatrice, il prôna le système de la loi de 1883 et le déclara très supérieur à celui qui avait les faveurs de Beernaert. Sortant de sa réserve, il déposa un projet supprimant le cens et accordant le droit de vote à tous les citoyens ayant reçu une instruction primaire complète. A titre transitoire, il suggéra que la loi communale fût appliquée aux élections législatives. Cette proposition ne fut point appuyée par la presse libérale qui, en général, estima tardives les concessions qu'elle comportait.
Une initiative de Graux admettant la formule du « savoir lire et écrire » écartant des urnes les assistés et n'établissant pas de barrière contre le suffrage universel, ne recueillit pas plus de succès.
Devant l'attitude négative des journaux libéraux et l'hostilité que sa proposition avait rencontrée en commission, Frère-Orban la retira, tout en se réservant de la représenter ultérieurement.
(page 177). Une fois de plus, les radicaux liégeois voulurent faire pression sur les élus modérés. Ils saisirent l'Association Libérale d'une motion exprimant le vœu que la Constitution révisée ne comportât pas de mandat impératif et menacèrent de démissionner. Le 26 février 1893, une assemblée houleuse se réunit. La motion progressiste y fut, après un âpre débat, rejetée par 898 voix contre 548. Exacerbés par ce nouvel échec, les radicaux démissionnèrent et formèrent un groupement dissident. La presse libérale, acquise au suffrage universel, blâma Frère-Orban et ses amis et leur reprocha leur intransigeance.
C'est alors que les doctrinaires lancèrent un nouveau journal La Liberté. Frère-Orban en fut un des fondateurs, Paul Hymans en devint le rédacteur politique. Il défendit le point de vue du chef doctrinaire, se déclara hostile au socialisme et favorable à l'amélioration du sort des classes laborieuses qui devait se réaliser, selon la tradition libérale, dans la liberté fécondée par l'instruction.
(page 178) Dans les sphères politiques, la tension croissait de jour en jour et rien ne permettait d'entrevoir la formule qui, finalement l'emporterait. D'accord avec de Smet de Naeyer, Beernaert ne désespérait pas de faire triompher le système de l’habitation. Tous deux restaient hostiles au suffrage universel. Pendant près de deux mois, les prises de contact et les discussions se multiplièrent. La majorité de la droite inclinait à un compromis avec les doctrinaires. Mais Beernaert semblait mettre son point d’h0nneur à ne pas réaliser « la révision de M. Frère-Orban.3
Quand, les 23 et 24 mars, le chef doctrinaire exposa son point de vue à la tribune de la Chambre et demanda au Premier ministre s'il maintenait le taux différentiel, qui était à la base de son système d'habitation, celui-ci répondit affirmativement. Le compromis espéré avec la gauche modérée s'avérait dès lors impossible.
C'est désormais dans une autre direction que le chef du gouvernement va rechercher la solution du problème électoral. Sans s'engager à fond, il lança l'idée d'un système « logiquement différentiel, qui n'accorderait pas le même effet au vote du célibataire et celui du père de famille, au vote du savant qui honore son pays et de l'ignorant grossier qui n'a notion de rien, au vote de celui qui supporte une plus grande partie des charges publiques et détient une part du capital nécessaire à la prospérité (page 179) générale et du malheureux qui ne dispose que de ses bras. » Mais la droite ne paraissait pas encore disposée à accueillir ces idées auxquelles Woeste demeurait résolument hostile. Par contre, elles trouvèrent un écho favorable à l'extrême-gauche et, pour se concilier les faveurs de Beernaert, Féron n'hésita point à prôner le referendum royal ajoutant que nul mieux que le Souverain n'était à même de juger avec une indépendance entière ce que la « sagesse politique commande pour le salut de la patrie. »
Sentant la menace d'une collusion de la droite et de l'extrême-gauche, les doctrinaires présentèrent à leur tour une formule de vote plural donnant à l'âge de vingt-cinq ans une voix à tout citoyen ayant fait des études primaires, une deuxième voix à tout citoyen ayant fait des études moyennes, une troisième voix à ceux qui auraient fait des études supérieures, enfin une quatrième voix tout propriétaire ou occupant d'une maison soumise à l'impôt. Beernaert repoussa ce « capacitariat réchauffé » et multiplia les prises de contact avec la gauche radicale.
Le 11 avril, la Chambre, catholiques et doctrinaires contre radicaux, rejeta le suffrage universel en faveur duquel seuls les progressistes se prononcèrent. Le lendemain, les doctrinaires repoussèrent le système de l'habitation, se réservant de voter un projet de Woeste qui combinait le système du cens et de la propriété avec le capacitariat.
Mais le pays s'impatientait de ces irrésolutions. Les partisans du suffrage universel s'agitaient. Quand ils apprirent le rejet de la proposition Janson, les socialistes décrétèrent la grève générale. Les incidents ne tardèrent pas se multiplier ; l'ordre fut troublé. Appelée à intervenir, la garde civique fut lapidée et insultée. Elle dut faire usage (page 180) de ses armes. Si le gouvernement apparaissait débordé par les événements, les alarmes des chefs socialistes n'étaient pas moins vives. Ils redoutaient de se voir dépassés par l'agitation qu'ils avaient déclenchée et s'inquiétaient de perdre éventuellement l'indispensable soutien des radicaux. Aussi s'abouchèrent-ils avec Janson et Féron et leur firent-ils savoir que la grève cesserait si le Parlement votait le suffrage universel tempéré par le suffrage plural.
Avisé de cette initiative, Beernaert n'hésita plus. Contre le gré de la plus grande partie de la droite, il décida de réaliser la révision avec l'appui des radicaux. Malgré l'opposition de Woeste, il rallia la majorité autour de la proposition Nyssens qui consacrait le vote plural. Celle-ci fut adoptée le 18 avril 1893 par cent quatorze voix de radicaux unis aux catholiques contre quatorze votes négatifs des doctrinaires. Woeste et onze de ses partisans s'abstinrent.
Vainement, Frère-Orban, dans cette ultime intervention, reprocha-t-il ses amis politiques de céder à la peur ; après avoir blâmé le gouvernement qui n'avait pas prorogé les Chambres jusqu'au rétablissement de l'ordre, il déplora un vote précipité que l'on attribuerait à la pression extérieure et qui jetterait une ombre peu glorieuse sur le Parlement belge.