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Frère-Orban le crépuscule 1878-1896
GARSOU Jules, VAN LEYNSELLE Henry - 1954

Jules GARSOU - Henry VAN LEYNSEELE, Frère-Orban le crépuscule 1878-1896

(Paru à Bruxelles en 1954, chez La  Renaissance du Livre)

Chapitre XIII. Frère-Orban orateur

(page 205) Il n'est jamais aisé de déterminer ce qui caractérise un orateur. Est-ce la force de sa dialectique, l'autorité que dégage sa personnalité, l'éclat ou le charme de sa voix, le rayonnement mystérieux d'une conviction forte, l'émotion qu'il exprime et qui traduit la passion intérieure ?

Comment définir les qualités maîtresses d'un homme que l'on n'a point entendu ? Est-il possible, au vu d'un texte mort, de comprendre l'impression qu'il a produite, de reconstituer les éléments extérieurs qui donnaient aux mots une portée que seuls les contemporains pouvaient saisir pleinement ?

Les préoccupations se déplacent ; au gré des événements les sensibilités se modifient. L'art oratoire n'échappe point à la griffe du temps : sur lui aussi, la mode exerce son emprise. Nous ne parlons plus comme nos pères et la génération qui nous suivra n'acceptera plus la hiérarchie des valeurs qui motive nos appréciations. Mais le nom des grands orateurs reste gravé dans la mémoire des hommes. Ils ont exercé sur leurs contemporains (page 206) une telle action que leur légende demeure et que leur nom résiste à l'épreuve des ans.

De quoi était faite la puissance oratoire de Frère-Orban ?

Sans doute, avait-il des connaissances étendues qu'enrichissait un labeur incessant. On ne manie point les hommes pendant de longues années, on n'occupe pas les plus hautes fonctions de l'Etat, sans accumuler une expérience, un savoir-faire et une documentation qui fournissent à l’homme politique les armes dont il fait tout naturellement usage dans les débats auxquels il est appelé participer. Mais d'autres hommes d'Etat ont été, comme Frère-Orban, assidus à leur tâche et dévoués la chose publique : d'autres que lui ont sondé le cœur et les passions humaines, étudié et connu les rouages de nos institutions, manié la parole avec adresse et autorité, et leur nom a sombré dans l'oubli. D'où vient cette différence ; comment expliquer que le destin, défavorable aux uns, ait épargné Frère-Orban ?

L'hésitation ici n'est plus possible. C'est que la puissance de sa personnalité donnait à sa parole un rayonnement qui a frappé tous ses contemporains. Le secret de cette force ? Il était moral d'abord, et découlait de la loyauté de l'homme, de sa sincérité, de la netteté de sa pensée, du caractère inébranlable de ses convictions. Très justement, on a dit que sa parole « était vraiment l'expression de son être et de son âme. » Il était physique aussi.

Et certes, il y a eu de grands orateurs, - et Thiers en est un exemple frappant, - à qui la nature avait refusé et une voix puissante et cette prestance qui ajoutent à la valeur des mots ; cependant, presque tous ceux qui ont brillé à la tribune, qu'ils s'appellent Mirabeau, Danton, Lamartine ou (page 207) Paul Janson, ont été servis soit par un masque qui fixait le regard, soit par des dons extérieurs qui soutenaient leur action oratoire.

De taille à peine moyenne, se tenant très droit, Frère-Orban paraissait grand. Son toupet que les années avaient blanchi accentuait cette impression. Ses traits réguliers, la beauté de son visage, le sérieux de son regard pénétrant et clair, quelque chose d'impassible dans toute sa personne impressionnait ses auditeurs.

Il n'était point l’homme des improvisations hâtives. Chaque fois que les événements le lui permettaient, c'était la plume à la main, sur de grandes feuilles de papier, d'une écriture calme, qu'il préparait ses discours. Rien n'était laissé au hasard. Les objections de ses adversaires, il y songeait à l'avance et les réfutait dans le silence du cabinet. Mais il se rendait compte que la parole lue perd de sa puissance persuasive. Le discours préparé n'était pour lui qu'un point d'appui lui permettant de ne pas perdre le fil de la pensée et de ne point se laisser entraîner sur un terrain différent de celui qu'il avait choisi. Il savait abandonner le texte, saisir l'incident et s'en servir, profiter d'une faute de ses adversaires, les larder de traits de son ironie. Ses discours sont plus vivants, plus directs que ceux de la plupart de ses contemporains.

Un des meilleurs journalistes belges du XIXème siècle, Charles Tardieu, nous a laissé de Frère-Orban orateur un portrait précis et que l'on devine juste. « Il arrivait souvent, écrit-il, avec un manuscrit préparé, savamment machiné, simple précaution pour ne pas dépasser le but et pour imposer son plan à l'interruption la plus débridée ; mais ce texte, premier exposé de la question à débattre, devenait (page 208) le canevas du débat tout entier. Le tacticien excellait à y ramener incessamment les diversions les plus malicieuses et l'orateur d'action avait à son service une plastique et une diction d'acteur qui doublait son autorité sur l'assemblée : sens du geste, talent de faire valoir le mot à effet, port de tête olympien, grandiose en dépit de sa taille plutôt courte. Traitant les questions de haut, rétorquant avec hauteur aux objections de l'adversaire, il passait pour hautain. Et il est certain que dans la vie publique, qu'il prit la parole ou la plume, il supportait malaisément la contradiction... »

« Mêmes éloges chez Vanderkindere qui loue son éloquence nette, colorée, persuasive, sans recherche et sans fausse abondance, toujours maîtresse d'elle-même et qui allait droit au but, entraînante, qui séduisait l'oreille et l'esprit par l'élévation des idées, la vigueur de l'argumentation, la précision des images, le charme de la diction, et dans laquelle brillait toujours l'accent d'une conviction profonde. »

Louis Hymans et J.-B. Rousseau insistent sur ses qualités d'improvisateur :

« On l'interrompt : il précipite sa verve étincelante : tout à l'heure, il cherchait l'expression, à présent, il n'hésite plus, il la trouve sans songer ; il court, il vole, il tonne, il provoque, il répond, il réunit tous ses souvenirs et les jette au front de ses adversaires, jusqu'à ce que, s'élevant à mesure qu'il a marché, il arrive des hauteurs où il plane hors de toute atteinte, on ne l'interrompt plus. »

Enfin, comment ne pas citer le portrait que nous a laissé Paul Hymans, témoin de ses dernières interventions ?

(page 209) Il commençait lentement, écrit-il, laissant tomber dans le silence ses premières phrases. Et au début, son geste familier était de saisir l'un des revers de sa redingote et d'en caresser le pli de haut en bas. Puis, il s'animait, le débit s'échauffait, le bras se tendait, s'écartait de la poitrine d'un mouvement large et toujours mesuré. Jusque dans ses accès d'emportement, il demeurait totalement maître de lui-même, de son action, de sa phrase. La colère empourprait son visage, le sang montait aux joues, le front se colorait, l'œil jetait du feu ; cependant, par un phénomène que connaissent les orateurs, il réglait avec précision du fond de son cerveau, sa parole et son geste. Il disciplinait, gérait, exploitait sa colère, lui faisant rendre le plus d'effet utile, attendant le moment propice, au moment du tumulte, pour lancer le trait qui frappe, assomme ou perce... Sa voix pleine, riche de sève et d'ardeur, une voix de chair jaillie des profondeurs de la poitrine, sonnait, rayonnait et resplendissait comme un éclair : l'ampleur du geste, l'accent dominateur et le front inspiré, tout donnait à cet homme, alors, comme la majesté d'un demi-dieu. »

Mais on se ferait de Frère-Orban une image inexacte, si on se l'imaginait sous les traits d'un parlementaire moderne à la parole prompte et incisive. Il est de sa génération, de celle des hommes politiques en redingote, plus proche des Royer-Collard et des Odilon Barrot que de nos orateurs pressés d'aller au but et qu'accaparent des tâches multiples.

Son privilège est d'avoir vécu une époque où les problèmes politiques, limités en nombre, ne présentaient point la complexité parfois tragique de ceux avec lesquels nous sommes confrontés. Très souvent, sa phrase se ressent (page 210) de la préparation écrite. Les formules longuement méditées y abondent et l'exposé souffre de l'absence de spontanéité. Notre vie trépidante nous a déshabitués d'une pensée se déroulant avec tant de lente précision. Nos nerfs réclament un rythme plus rapide, mais la technique même de cette éloquence nous fait saisir ce qui frappait les contemporains, ce que l'un d'eux a défini en parlant d'une « incomparable majesté » et un autre d'« invincible autorité ».

Que Frère-Orban ait sa place dans la galerie des grands orateurs du XIXème siècle, est incontestable.

Nous avons cité des témoignages belges. L'ayant entendu au déclin de sa carrière, en mai 1892, un rédacteur du Pays de Paris écrivait : « J'ai entendu Gambetta, je préfère Frère-Orban ; l'un vaut l'autre en éloquence, mais Frère-Orban est plus clair, son geste plus noble, ses idées sont toujours nettement exprimées. Il ne sort jamais des réalités de la politique. »