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Frère-Orban le crépuscule 1878-1896
GARSOU Jules, VAN LEYNSELLE Henry - 1954

Jules GARSOU - Henry VAN LEYNSEELE, Frère-Orban le crépuscule 1878-1896

(Paru à Bruxelles en 1954, chez La  Renaissance du Livre)

Chapitre XII. Le dernier article de Frère-Orban. Sa mort. Ses funérailles

(page 193) La discussion du projet qui devait devenir la loi du 15 septembre 1895 sur l'instruction primaire ramena une dernière fois Frère-Orban sur la brèche.

En une chronique incisive, Joseph Demarteau, sous le pseudonyme de « Legius », avait, dans La Gazette de Liège, insinué que Frère-Orban et les libéraux liégeois pouvaient être considérés comme les premiers artisans du système que proposait le gouvernement et qu'ils combattaient maintenant avec tant de vigueur. A l'appui de ses dires, il avait cité quelques lignes extraites du rapport présenté par Frère- Orban en 1841 au conseil communal de Liège en réponse à la brochure de l'évêque Van Hommel.

Dans un article anonyme, inséré dans La Meuse du 30 août 1895, et intitulé « La comédie de l'enseignement religieux », Frère-Orban réagit avec vigueur et refit l'historique de la question scolaire, jugeant avec une particulière sévérité le rôle du clergé dans les luttes auxquelles le problème de l'enseignement avait donné lieu.

(page 194) Mais les forces du vieux lutteur déclinaient. Depuis son retour de Spa à Bruxelles au début du mois d'octobre 1895, il se confinait dans son hôtel de la rue Ducale, et on ne le voyait plus, comme naguère, faire deux fois par jour, en fin de matinée et après cinq heures, sa promenade dans le parc.

Une dernière satisfaction politique devait lui être donnée par les élections de novembre 1895 marquées par le succès des listes libérales modérées à Bruxelles et à Liège, et par l'échec des radicaux auxquels les socialistes avaient refusé leur alliance et leur appui.

Le 17 novembre, le Président de l'Association Libérale lui adressa un télégramme rappelant que 55 ans s'étaient écoulés depuis que les électeurs liégeois l'avaient appelé au conseil communal de la cité. Il en fut vivement ému, et, dans sa réponse, il se réjouit de la vaillance avec laquelle l'Association continuait à lutter sans compromission comme sans faiblesse pour la défense de la liberté et de l'ordre social menacé.

En décembre, son état empira et tout fit bientôt prévoir une fin prochaine. Il avait gardé toute sa lucidité, mais une bronchite le minait et une toux impitoyable ne lui laissait plus que de rares moments d'accalmie.

Le 26 décembre, le Roi lui envoya ses souhaits ainsi que (page 195) ceux de la Reine et de la Princesse Clémentine, lui disant les « sentiments invariables » qu'il avait eus pour lui.

Dans la nuit du 1er au 2 janvier 1896, tandis qu'il était veillé par son fils Georges et par la femme de celui-ci, son état s'aggrava soudain sans que rien, toutefois, fit prévoir un danger menaçant. Vers sept heures du matin, alors que l'on avait fait quérir le docteur Rommelaer, il fut pris d'une nouvelle quinte de toux. Quand elle eut cessé, épuisé, il s'affaissa. La mort avait fait son œuvre.

Les funérailles

Le décès de Frère-Orban provoqua en Belgique une émotion profonde. Pendant quarante ans, sa haute figure avait dominé la vie politique du pays. La défaite ne l'avait point amoindri, et, dans maints foyers de la région de Liège, une lithographie reproduisant ses traits continuait à figurer à la place d'honneur. Il était resté l'idole d'une partie de la bourgeoisie pour qui ses écrits demeuraient le bréviaire de toute sagesse politique. La presse libérale relata les phases de sa carrière et rendit hommage ses mérites. Les journaux catholiques eurent la loyauté de saluer avec respect la mémoire de celui qui avait été le plus redoutable adversaire de leur parti.

Eu égard aux services éminents qu'il avait rendus au pays, l'opinion libérale eût souhaité que des funérailles nationales lui fussent faites, mais le gouvernement ne crut pas pouvoir donner suite à ce vœu. Frère-Orban n'était plus (page 196) revêtu d'aucun mandat public. Sans doute était-il ministre d'Etat, mais on fit valoir qu'aucun précédent ne permettait de justifier un honneur aussi exceptionnel et que ni de Theux, ni Malou, ni Jacobs ne se l'étaient vu accorder.

Les funérailles de Frère-Orban n'en revêtirent pas moins un caractère tout particulier. La Ville de Bruxelles décida que les restes mortels de l'homme d'Etat seraient reçus à l'Hôtel de Ville, tandis que, à l'initiative de son bourgmestre Léo Gérard, la Cité Ardente prit des dispositions nécessaires pour rendre à celui dont le nom était si intimement lié à son histoire politique un hommage sans précédent.

Dès le 2 janvier, le Roi avait chargé son aide de camp, le lieutenant général Nicaise, d'exprimer ses condoléances à la famille du défunt. Le mardi 7 janvier, jour de l'enterrement, à partir de 7 heures du matin, les intimes de l'homme d'Etat se rendirent au 23 de la rue Ducale pour saluer sa dépouille ; ils y furent reçus par Walthère Frère-Sauvage, le fils aîné du défunt et par Georges Frère.

Conduite par le bourgmestre Buls, une délégation de la Ville de Bruxelles vint s'incliner devant son cercueil.

Sur le corbillard, six couronnes furent placées, celle de la Caisse d'Epargne, de la Société du Crédit Communal, de la Banque Nationale, de ses serviteurs et de sa famille.

Puis, dans l'aube grise, sous un ciel pluvieux et doux, le cortège funèbre s'achemina vers l'Hôtel de Ville par la rue de la Loi, la rue Royale, la place de Louvain, le Treurenberg, la rue de la Montagne, le Marché-aux-Poulets, la rue de la Colline et la Grand-Place. La dépouille mortelle fut alors portée dans la salle gothique où elle fut placée sur un catafalque. La cérémonie officielle commençait.

(page 197) Le Roi s'y était fait représenter ; le Comte de Flandre et le Prince Albert y étaient présents. A l'exception de Nothomb, souffrant, et de Woeste, qui refusait de s'associer à des funérailles qui ne fussent pas célébrées selon le rite catholique, tous les ministres d'Etat avaient tenu à rendre un dernier hommage au plus illustre d'entre eux. Tout ce que la capitale comptait d'autorités civiles, scientifiques et militaires était là. Le gouvernement, à l'exception du Premier ministre de Burlet, remplacé par le ministre des chemins de fer, Vanden Peereboom, était au complet. Le Baron t'Kint de Roodenbeek représentait le Sénat ; la Chambre avait envoyé une députation officieuse ayant à sa tête Beernaert. Les audiences des tribunaux avaient presque toutes été suspendues et les magistrats de la cour de cassation et de la cour d'appel, du tribunal de première instance et du tribunal de commerce avaient tenu s'associer à des funérailles qui, en fait, étaient véritablement nationales. Tous les grands corps de l'Etat, les dirigeants des institutions que Frère-Orban avait créées, avaient envoyé des délégations imposantes. Celle de l'Université de Bruxelles était conduite par Charles Graux, administrateur- inspecteur. Il semblait que les Belges eussent oublié leurs anciennes querelles dans une impressionnante unanimité, amis et adversaires considéraient comme un devoir de s'incliner devant la dépouille mortelle de l'homme dont on sentait confusément qu'il ne serait pas remplacé. Les progressistes Féron, Hanrez, Lorand, Fléchet, Palante et Heuse s'associèrent à l'hommage rendu à celui qui les avait si âprement combattus. Le général Brialmont, dont les conceptions militaires avaient trouvé en Frère-Orban un impitoyable contradicteur, manifesta par sa (page 198) présence qu'il entendait participer à l'émotion douloureuse du pays.

Ce fut le pasteur Lebeau, de Verviers, qui, avec le pasteur Rochedieu, avait suivi la dépouille mortelle de la rue Ducale à l'Hôtel de Ville, qui, le premier, prit la parole. En termes élevés, il loua les vertus morales du défunt, sa loyauté, son âme incorruptible, le souffle austère et fort qui faisait vibrer sa voix.

Parlant au nom du gouvernement, le ministre de la Justice Begerem lui succéda. La presse libérale devait lui reprocher le caractère assez terne de son allocution, mais il est difficile de s'associer à ce reproche : le ministre s'attacha à mettre en lumière les initiatives économiques et financières qui constituent aux yeux de l'histoire les réalisations essentielles de Frère-Orban.

Au nom de la classe des lettres de l'Académie Royale, Vanderkindere, avec une éloquence juste et vivante, évoqua la silhouette de l'homme et les mérites de l'orateur.

Bara parla au nom des anciens collègues de Frère-Orban et situa avec justesse son œuvre dans l'histoire politique du pays.

Délégué par la « Ligue Libérale », Goblet, par des citations adéquates, caractérisa les préoccupations essentielles de l'homme d'Etat.

Puis, après que le bourgmestre Buls se fut associé au nom de la ville aux éloges qui venaient d'être prononcés, la levée du corps eut lieu. Il était neuf heures trois-quarts. Une foule compacte s'était, dans l'entretemps, groupée sur la Grand-Place où trois compagnies de grenadiers rendaient les honneurs militaires.

(page 199) Bara, ministre d'Etat, Begerem, ministre de la Justice, Beernaert, président de la Chambre d'une part, Buls, bourgmestre de Bruxelles, Vanderkindere et le sénateur liégeois Dupont de l'autre, tinrent les cordons du poêle.

Par la place de la Bourse, noire de monde, et les grands boulevards où les curieux, dans un silence impressionnant, s'étaient massés, le cortège gagna la gare du Nord où le cercueil fut placé dans un fourgon funèbre du train de Liège.

Sa ville natale réserva la dépouille de Frère-Orban un accueil inoubliable. Les écoles avaient été licenciées. De tous les environs, c'est par milliers que ceux qui avaient soutenu sa politique, étaient accourus. La grande cité mosane semblait avoir interrompu son labeur tant était dense, entre la gare et l'Hôtel de la Violette, la foule qui se pressait sur le parcours qu'allait suivre le char funèbre.

A l'Hôtel de Ville, le bourgmestre Léo Gérard salua en Frère-Orban le plus illustre des enfants de la Cité.

Au nom de l'Association libérale, son président Warnant célébra le défenseur de la liberté économique et le compara à Robert Peel.

Porte-parole de la Fédération libérale, Xavier Neujean, père, caractérisa la politique du défunt.

« Frère, dit-il, attribuait aux pouvoirs publics l'obligation de mettre l'homme en possession de toute sa liberté, de toute sa puissance, d'éliminer les conditions d'infériorité, de protéger les petits et les humbles. Son œuvre tout entière est empreinte de ces préoccupations.

« S'il n'avait pas cru le moment venu de tout faire par (page 200) le peuple, il a toujours fait tout pour le peuple. Frère honorait le travail, rien que le travail, il ne distinguait entre les hommes qu'en raison de leur valeur personnelle… »

La cérémonie officielle terminée, par le populeux quartier d'Outre-Meuse, le cortège funèbre gagna le cimetière de Robermont où la dépouille mortelle devait reposer.

Dans son testament du 31 janvier 1892, il avait exprimé en ces termes ses dernières volontés : « Je désire être inhumé dans le cimetière de ma ville natale et dans la même tombe que ma femme, si bonne, si dévouée, et à laquelle j'ai été si longtemps et si heureusement uni. »


Les conseillers communaux socialistes de Liège avaient refusé de s'associer l'hommage que la ville rendrait au grand libéral. Pour justifier leur attitude, ils firent afficher une proclamation où se lisait que Frère-Orban ne fut pas » l'homme du peuple mais l'homme d'une classe incarnant les aspirations de l'aristocratie bourgeoise. » Pourtant, l'Œuvre que Frère-Orban avait réalisée était telle que même ses adversaires les plus acharnés ne pouvaient en contester la grandeur. Les mandataires socialistes eurent assez d'objectivité pour ne pas nier l'évidence. Leur proclamation disait encore : « Nous ne méconnaissons pas les services que Frère- Orban rendit à la chose commune, nous conserverons le souvenir des réformes bienfaisantes qu'il réalisa dans l'ordre économique »

Et elle se terminait par ce qui fut peut-être l'éloge le plus émouvant qu'on ait fait de l’homme d'Etat défunt :

« Nous nous inclinons respectueusement devant celui qui vient de mourir parce qu'à la différence de tant d'autres, il avait un idéal et fut un caractère. Plus grand dans sa défaite qu'au temps où sa prééminence n'était pas contestée, il sut mourir debout dans les plis de son drapeau sans essayer de prolonger son agonie politique en sacrifiant les principes qu'il avait toujours défendus. »