(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 75) A partir de 1881, les difficultés que l'aile radicale du parti libéral suscita au gouvernement vinrent encore compliquer sa tâche.
Lors de la formation de son cabinet, Frère-Orban s'était flatté de rétablir l'unité de la gauche en réalisant l'œuvre scolaire réclamée depuis des années par la quasi-unanimité des libéraux. Sans se dissimuler les obstacles auxquels il se heurterait, il avait cru pouvoir entamer la lutte, fort de la promesse formelle de Paul Janson suivant laquelle les radicaux renonceraient aux autres points de leur programme aussi longtemps que la réforme scolaire ne serait pas acquise.
Dès 1881, les radicaux oublièrent leurs serments et leur attitude devint, pour le ministère, une cause constante de soucis et de difficultés. La désunion qu'ils provoquèrent dans les rangs libéraux, s'ajoutant au mécontentement que la crise économique suscita chez une partie des électeurs censitaires, fut à l'origine de la défaite du parti en 1884.
(page 76) La profonde antipathie personnelle de Frère-Orban pour Janson contribua incontestablement à envenimer la discorde entre les deux fractions du parti libéral. Tout séparait les deux hommes : leurs opinions autant que leur tempérament. Frère-Orban méconnaissait la profonde influence que l'éloquence de Janson exerçait sur les masses. Les tendances démagogiques de son tempérament le heurtaient ; il réprouvait son amour de la popularité et des succès de foule et ne jugeait pas moins impitoyablement ses idées. Pour lui, Janson n'était qu'un agitateur à l'idéologie fumeuse, sans vues politiques précises, héritier spirituel des républicains de 1848 dont les erreurs avaient conduit la France à la dictature de Napoléon Ill.
Aussi peut-on aisément s'imaginer quelle fut sa réaction lorsque Paul Janson, Léon Defuisseaux, Hanssens, Dansaert, Demeur, Emile Féron et Scailquin, - ces trois derniers, comme Janson, élus de Bruxelles, - lui adressèrent une sommation exigeant que le gouvernement soutînt l'amendement qu'ils avaient déposé au projet de loi sur la répression des fraudes électorales, amendement tendant à conférer, pour la province et la commune, le droit de vote à tous les citoyens, sachant lire et écrire.
La position de Janson et celle de ses amis était, il est vrai, délicate. L'aile gauche de l'association libérale de Bruxelles supportait avec impatience la politique de temporisation laquelle, deux ans plus tôt, le groupe radical s'était rallié. Elle ne voulait pas comprendre combien il était malhabile de poser la question du droit électoral, alors que le problème scolaire n'était pas résolu. Ou plutôt, réagissant à la seule ambiance bruxelloise, elle sous-estimait les difficultés de la lutte dans laquelle le gouvernement était engagé (page 77) et la profondeur de l'opposition que la loi scolaire rencontrait dans le pays.
Janson lui-même était sensible aux railleries que lui prodiguait la droite et à l'accusation, souvent formulée contre lui, d'être le prisonnier des doctrinaires.
La sommation radicale provoqua une réunion des gauches parlementaires. Frère-Orban refusa de s'incliner devant l'ultimatum. Tout au plus se déclara-t-il prêt à renvoyer à la section centrale un projet de réforme subordonnant l'électorat à une capacité réelle.
Le 5 juillet, à la Chambre, Charles Graux, tout en se disant toujours partisan de l'extension du droit de suffrage qu'il avait défendue lors de ses débuts dans la vie publique, déclara ne pas vouloir s'associer à une manœuvre « dont le succès compromettrait à jamais l'œuvre scolaire à laquelle les radicaux s'étaient associés et qui était loin d'être achevé. » Cet appel la sagesse ne fut point entendu. Janson maintint ses exigences et alla jusqu'à menacer de renverser le ministère. « S'il le faut - déclara-t-il - d'autres hommes à gauche peuvent prendre le pouvoir et faire preuve de bonne volonté. » C'était signifier au gouvernement que la gauche radicale était prête à lui retirer son appui.
Le 12 juillet, Frère-Orban réagit avec énergie. Son discours reflète l'amertume que lui inspirait la manœuvre des radicaux et souligne le danger qui en résultait pour l'œuvre qu'il avait entreprise. Dans un passage prophétique, et qui fut vigoureusement applaudi par la gauche modérée, il s'écria : « Eussions-nous pensé nous engager dans cette vaste et difficile revision de nos lois d'enseignement à tous les degrés, si nous avions pu supposer que (page 78) l'œuvre à peine entreprise, et lorsque nous y aurions compromis tant de pauvres gens, tant d'instituteurs, tant d'administrations communales, des comités scolaires, on viendrait le lendemain, alors qu'il s'agit de la poursuivre et de faire en sorte de la consolider, nous exposer à la faire »ombrer au risque de livrer ses plus humbles et ses plus dignes coopérateurs à toutes les vengeances cléricales ? Avions-nous pu supposer que l'on viendrait s'écrier aujourd'hui : l'heure est venue de soulever les questions qui nous divisent ? »
Abordant le problème du droit de suffrage, il se déclara prêt à examiner toute proposition impliquant chez ceux que l'on voulait appeler l'électorat une garantie sérieuse de capacité ; mais il se refusa à la trouver dans la réforme que l'on résumait dans le langage politique de l'époque par la formule, sans doute commode mais audacieuse, le « savoir lire et écrire ».
Avec une hauteur qui était dans sa manière, il fit un parallèle sévère entre les titres contestables que pouvaient avoir les chefs radicaux au gouvernement du pays et les services réels que les ministres en fonction avaient rendus. Ce fut pour lui l'occasion d'un vif éloge de Bara et une occasion indirecte de rappeler l'œuvre qu'il avait personnellement accomplie au cours d'une carrière ministérielle de vingt années. En terminant, il avertit Janson et ses amis que la chute du gouvernement ouvrirait fatalement la voie à un ministère catholique. Son intervention produisit une impression si profonde que Janson, après avoir pris contact avec ses partisans, renonça à poursuivre sa manœuvre. Seul Dufuisseaux, plutôt que de se déjuger, fit parvenir sa démission au Président de la Chambre.
(page 79) Après cette alerte, l'union fut maintenue quelque temps dans les rangs libéraux par l'approche des élections communales.
Elles furent marquées à Bruxelles et dans l'agglomération bruxelloise par les premiers succès d'un groupement politique nouveau qui s'intitulait le « parti indépendant. » Ce parti, dirigé par des catholiques modérés, allait bientôt ravir aux libéraux la voix de nombreux électeurs sans convictions bien nettes, mais qui jusqu'alors avaient apporté leurs suffrages à la gauche par crainte des tendances ultramontaines de la droite.
Cet avertissement ne ramena cependant pas les radicaux à plus de sagesse : loin d'abandonner leurs projets, ils constituèrent une ligne réformiste dont Paul Janson assuma la présidence.
De son côté, le 15 décembre 1881, Malou formula une proposition de remaniement de l'impôt foncier et personnel qui devait aboutir à une extension du corps électoral.
Frère-Orban se trouvait pris entre deux feux.
Une fois encore, il adressa la gauche radicale un avertissement solennel : le suffrage universel consacrerait le triomphe du cléricalisme en Belgique. Mais Janson n'en persista pas moins dans ses illusions. Il déclara que, sous un régime de « savoir lire et écrire », il n'hésiterait point se présenter dans un arrondissement du Luxembourg où, sous le régime censitaire, la prépondérance catholique était assurée, et, pour conclure, il annonça son intention de déposer une proposition de loi consacrant la révision de l'article 47 de la Constitution. La prise en considération de proposition Malou fut votée par 71 voix contre 18 et le (page 80) renvoi aux sections décidé. C'était un échec pour le ministère ; contre son gré, la question de la réforme électorale était posée.
Le hasard fit que les catholiques se trouvèrent en majorité dans les sections. Woeste fut nommé rapporteur par la section centrale et, dès le 30 mars 1882, avec une hâte inaccoutumée, il déposa son rapport.
Les élections législatives étaient proches. Malgré l'insistance de Woeste et de Jacobs, Frère-Orban s'opposa avec succès à la discussion du projet Malou et déclara qu'il combattrait toute proposition de révision constitutionnelle. Cette intransigeance n'était point de nature à calmer les radicaux. Alexandre Jamar ayant donné sa démission de député pour occuper les fonctions de gouverneur de la Banque Nationale, l'Association Libérale de Bruxelles désigna pour lui succéder Eugène Robert, avocat brillant et spirituel, mais dont l'influence ne pouvait que renforcer le groupe des radicaux.
A Liège, une manœuvre s'esquissa dont le but n'était peut-être pas d'empêcher l'élection de Frère-Orban, mais, tout au moins, de la rendre plus difficile et de l'amener ainsi à composition. Paul Janson n'hésita pas à apporter l'appui de son talent au groupe du « Perron Liégeois » hostile au chef du gouvernement, et envisagea un moment d'opposer sa candidature à la sienne.
C'est alors que, dans une lettre du 26 avril 1882, à son fidèle ami Trasenster, Frère-Orban écrivit mélancoliquement : « Après cinquante années passées au service de la cause libérale, on dira si je dois être brisé. » Janson se ravisa cependant. Malgré la déception de ceux qui avaient fait appel à lui, il déclina finalement l'offre d'une (page 81) candidature à Liège, et, tout en formant des vœux pour le succès de la cause réformiste, proclama la nécessité de l'union de toutes les forces libérales sur le terrain électoral.
Les difficultés ne s'apaisèrent cependant pas. A Liège, cinq cercles libéraux de quartier, gagnés aux idées progressistes, invitèrent par écrit les futurs candidats à venir répondre publiquement, le 21 mai, aux interpellations que les membres de l'assemblée jugeraient bon de leur adresser. Frère-Orban et ses collègues refusèrent de se soumettre à cette épreuve, humiliante à leurs yeux. Un seul élu de Liège. Hanssens, consentit l'accepter. Le poll de l'association consacra d'ailleurs la victoire de Frère-Orban et de ceux qui restaient fidèles à sa politique. Hanssens fut classé défavorablement ; Emmanuel Desoer et Masson, qui, comme lui, avaient donné suite à la sommation des éléments radicaux, virent leurs candidatures écartées. Le 4 juin 1882, Frère-Orban alla exposer son point de vue devant les membres de l'Association Libérale de Liège.
Sans doute n'opposa-t-il pas de « non possumus » absolu à l'extension du droit de suffrage et rappela-t-il qu'en 1870 il avait fait consacrer le principe de l'accession des capacitaires à l'électorat. Mais il déclara qu'il se refusait à se lancer dans l'aventure et à sacrifier la position du parti libéral dans le pays. A ses yeux, la question de suffrage ne présentait qu'un intérêt accessoire. La liberté existait en Belgique. C'était risquer de la compromettre que d'ébranler, à la légère et sans plan nouveau mûrement réfléchi, l'édifice qui l'abritait.
A la lecture de ce discours, ce qui sépare Frère-Orban des chefs radicaux apparait clairement. A la différence de ceux-ci, il est uniquement préoccupé de la situation (page 82) politique présente. Il se refuse à préparer un avenir dont il n'augure rien de favorable, sachant que l'élargissement du corps électoral doit entraîner le renforcement des adversaires qu'il a combattus au cours de toute sa carrière.
Sans doute peut-on lui reprocher de n'avoir pas senti que certaines concessions s'imposaient et de s'être opposé trop longtemps à un mouvement qui, d'année en année, dans tous les pays, allait gagner en intensité. Mais il serait injuste de le juger trop sévèrement. Il n'a en face de lui, parmi les protagonistes des idées nouvelles, que des hommes sensiblement plus jeunes, sans expérience et sans passé politique. Il se méfie d'eux. Il condamne leur impulsivité. Au surplus, l'extension du droit de suffrage lui apparaît comme la plus dangereuse des expériences. L'exemple de la révolution française, - celui qu'il a vécu - de la révolution de 1848, les plébiscites de l'Empire, justifient sa méfiance.
S'il souhaite que « le plus grand nombre d'hommes capables soit appelé la direction des affaires publiques par l'exercice du droit de suffrage », il ne croit pas au sens politique des masses. Le fait de savoir lire et écrire ne lui paraît point une garantie suffisante de capacité et surtout de maturité. Profondément hostile au suffrage universel, il ne veut point que, fût-ce en deux étapes, on aille une généralisation de l'électorat.
Ce discours, si net et si bien dans la manière du grand doctrinaire, fut vivement applaudi et recueillit l'entière adhésion de la majorité des élus libéraux ; mais il n'était certes pas de nature à apaiser les impatiences radicales et à rétablir l'union au sein de la gauche.
(page 83) Ce n'est pas sans inquiétude que les libéraux affrontèrent le verdict du corps électoral : la guerre scolaire battait son plein et toutes les tentatives d'apaisement faites par le ministère avaient échoué. Les troupes catholiques se trouvaient animées de la volonté de vaincre. Le succès du Prince de Caraman-Chimay, éliminant un libéral à Philippeville le 15 mai, divers échecs libéraux récents aux élections provinciales, semblaient justifier leurs espoirs.
A Bruxelles, la situation du parti libéral était confuse. La candidature d'un modéré, Finet, accusé d'avoir confié sa fille à une institution religieuse, avait été écartée au poll. On lui avait préféré Victor Arnould, ancien radical ayant répudié le suffrage universel, mais qui ses adversaires reprochaient d'avoir, en 1871, fait le panégyrique de la Commune de Paris. Le poll avait, il est vrai, éliminé Edmond Picard qui, depuis quelque temps, apportait au mouvement radical l'appui de son dynamisme, de son extraordinaire talent et d'une dialectique éblouissante, et les libéraux orthodoxes en avaient ressenti une vive satisfaction. La présence de Picard sur la liste libérale n'eût pu qu'aggraver les dissentiments du parti. Nul, en effet, n'avait attaqué Frère-Orban et ses amis avec plus de véhémence et plus d'injustice. Le résultat de l'élection vint infirmer le pessimisme de ceux qui prédisaient la fin de la majorité libérale. Le pays (page 84) légal ratifia la politique du gouvernement et renforça même sa majorité. 77 députés libéraux rentrèrent la Chambre contre 61 cléricaux. La gauche compta au Sénat 37 élus contre 32 droitiers.
A Bruxelles, toutefois, les indépendants avaient remporté un succès plus marqué encore que lors des élections communales précédentes. Leur liste recueillit plus de sept mille voix, alors qu'en 1878, les catholiques n'en avaient obtenu que quatre mille cinq cents, preuve évidente de la désaffection croissante de l'opinion flottante à l'égard de la gauche.
Loin de tirer la leçon de cet avertissement, les libéraux bruxellois reprirent bientôt leurs querelles. L'Association libérale comptait parmi ses quelque deux mille membres un grand nombre de non-électeurs dont la plupart étaient des intellectuels favorables aux thèses radicales. Une inopportune proposition des modérés d'exclure les membres non électeurs aboutit à un échec et exacerba l'antagonisme des deux fractions rivales.
Le décès du sénateur Bisschoffsheim fut bientôt l'occasion d'une nouvelle épreuve de force entre radicaux et doctrinaires. Ceux-ci portèrent leur choix sur le fils du défunt qui, dans une circulaire, adopta un point de vue assez large se déclarant prêt à voter une réforme capacitaire pour la commune et la province et l'étendre aux élections législatives après une expérience sérieuse. Une fois de plus, Edmond Picard fut le candidat des radicaux.
La compétition fut acharnée. Elle donna lieu des incidents. Demeur, partisan d'Edmond Picard, lança contre Bisschoffsheim une accusation infamante qui fut, séance tenante, relevée et qu'un jury devait bientôt (page 85) reconnaître non fondée. Il semble que ses outrances mêmes et peut-être son antisémitisme aient desservi Edmond Picard qui fut finalement battu par 985 voix contre 973.
Quelque temps après, une première scission se produisit dans les rangs radicaux. Ceux-ci, sous la direction de Desguin et Morichar, avaient fondé une association progressiste qui toutefois ne constituait pas une assemblée électorale en ce sens qu'elle n'entendait pas désigner de candidats aux élections. Trouvant ce groupement trop modéré, Van Caubergh, Wilmart et Louis Bertrand l'abandonnèrent pour former « L'Union démocratique et progressiste.3
Janson, une fois de plus accusé de « modérantisme » par ses partisans et comprenant qu'il risquait d'être débordé, sentit la nécessité de raidir sa position. De jour en jour, sa popularité fléchissait. On lui opposait maintenant l'intransigeante agressivité d'Edmond Picard et il entrevoyait le moment où une partie de ses fidèles l'abandonneraient pour suivre les chefs de l'extrême-gauche radicale. D'accord avec ses amis, il résolut donc de reprendre, au Parlement, ses critiques envers le gouvernement.
L'occasion lui en fut bientôt donnée par une interventi0n du député Hanssens au cours de la discussion du budget de l'intérieur. Ce dernier, le 11 mai 1883, fut amené à déclarer que l'assainissement et l'embellissement des villes et notamment celui de Bruxelles n'avait apporté aucune compensation aux ouvriers expulsés du centre des grandes cités et que la raison s'en trouvait dans le fait qu'ils n'étaient pas électeurs. Cette déclaration provoqua de la part de Rolin-Jaequemyns une immédiate et vive riposte. Brusquement, Janson l'interrompit et appuya Hanssens. Comme Frère-Orban et Rolin-Jaequemyns lui demandaient ce qu'il (page 86) fallait faire, il répondit : « C'est au gouvernement à le savoir. S'il n'a pas d'opinion, il ne remplit pas son devoir. » Excédé, Frère-Orban lui cria : « On vous a donné l'initiative parlementaire ; faites-en usage. »
Mis ainsi au pied du mur, Janson résuma avec véhémence ses griefs, reprocha au ministère de se refuser à voter l'instruction obligatoire, la réglementation du travail et la réforme électorale et termina en disant : « Vous voulez tout faire sans les ouvriers à qui vous refusez le droit électoral. »
C'était en réalité la question de l'extension du droit de suffrage qui continuait diviser la majorité.
Les radicaux refusaient de considérer comme suffisant le projet que le gouvernement s'était décidé à déposer et qui comportait l'extension de l'électorat la province et la commune. Chose plus grave, ils se déclarèrent hostiles aux majorations d'impôts proposées par le ministre des Finances, appuyant ainsi indirectement la campagne que les catholiques avaient déchaîinée contre les « Graux impôts. »
Faisant ce qu'ils n'avaient osé faire l'année précédente. Janson, Féron, Arnould, Roberts Demeur et Dansaert déposèrent, le 15 juin 1883, une proposition de révision des articles 47 et 53 de la Constitution et entamèrent une campagne de meetings pour appuyer leur proposition.
Le débat s'engagea à la Chambre au début du mois de juillet. Il devait créer, dans le pays. une impression profondément défavorable au parti libéral dont les dissentiments prirent un caractère public.
Si Janson. évitant de mêler la question fiscale au débat, ainsi qu'il l'avait fait quelque temps auparavant dans (page 87) un meeting retentissant tenu au Cirque de Bruxelles, plaça la discussion sur un plan élevé, il n'en fut pas de même d'Eugène Robert.
Uniquement soucieux, semble-t-il, d'un succès de tribune, ce dernier, à la grande joie de la droite, donna à son intervention une portée personnelle, et fit grief à Lescart, élu libéral à Mons, Graux, Buls et Vanderkindere, anciens collaborateurs de La Liberté, d'avoir renié les convictions de leur jeunesse. Impatienté, Frère-Orban commit l'erreur de ne pas s'en tenir à la discussion des idées et reprocha âprement à Janson, Robert et Féron les opinions républicaines qu'ils avaient défendues en septembre 1870. Washer surenchérit en dénonçant l'attitude démagogique des « six. »
Pendant deux jours, les porte-parole du libéralisme étalèrent ainsi leurs rancunes et leurs divisions. Une intervention heureuse de Charles Graux fut suivie de paroles maladroites d'Arnould et d'Emile Féron. Le débat se termina par la défaite des radicaux. 116 voix contre 11 rejetèrent la prise en considération du projet de Janson et de ses amis. Il y eut six abstentions.
Le Roi se réjouit de l'issue de ce débat et félicita vivement Frère-Orban.
Mais, avant la clôture de la session, il restait à voter les impôts que rendaient nécessaires à la fois l'application de la nouvelle législation scolaire et une crise économique qui avait fait baisser le rendement des impôts existants. Le Ministre des Finances. soucieux des rentrées immédiates, avait jugé nécessaire de taxer les eaux-de-vie, les tabacs, le vinaigre, l'acide acétique. L'opposition radicale vint renforcer la campagne violente que la droite menait contre le (page 88) ministère en général et le ministère des Finances en particulier. Les élus de l'extrême-gauche surenchérirent encore sur les attaques cléricales et l'on entendit Emile Féron, emporté par la passion partisane, combattre l'accroissement des droits d'accise en soutenant que l'usage de l'alcool était indispensable au peuple.
Frère-Orban laissa à Charles Graux le soin de répondre à ceux qui attaquaient la politique financière du cabinet.
La séance du 21 juillet faillit être fatale au gouvernement. Certains libéraux étaient absents et les radicaux ayant joint leur vote celui des catholiques, l'article premier de la loi d'impôt rejeté par parité de voix ; il fallut toute l'autorité et l'habileté manœuvrière de Frère-Orban pour obtenir le renvoi de la discussion à la semaine suivante. Il intervint encore dans le débat le 26 juillet pour répondre à Janson, qui avait déclaré qu'aucune considération relevant de l'intérêt du parti ne l'empêcherait de voter contre une loi qu'il estimait inutile et mauvaise, même si la question de cabinet était posée. Une fois de plus, il mit le chef du groupe radical devant ses responsabilités, lui signifiant que ses manœuvres s'avéraient inconciliables avec l'existence d'un parti et même avec le gouvernement parlementaire.
Les impôts ayant finalement été votés, la Chambre aborda, avant de se séparer, le projet de réforme électorale proposé par le gouvernement.
Loin de voir dans cette proposition une première satisfaction donnée leurs aspirations, les radicaux ne ménagèrent ni leurs attaques ni leurs critiques. Aux séances des 9-11 et 14 août, Frère-Orban tint impérieusement tête à la double offensive radicale et cléricale, s'opposant la fois aux amendements de la droite et ceux de l'extrême-gauche.
(page 89) Plusieurs fois, il se trouva dans une position difficile et n'obtint leur rejet qu'à de faibles majorités. Janson ayant prétendu qu'on ne faisait pas assez de concessions à l'opinion démocratique, Frère-Orban lui reprocha âprement d'avoir été en 1870, en unissant ses efforts ceux de la droite, l'artisan de la défaite libérale et dénonça les coalitions injustifiables qui se renouvelaient entre les extrêmes.
Finalement, le 14 août, l'ensemble du projet fut adopté par 62 voix de gauche contre 41 de droite et deux abstentions de droite. Le Sénat vota la loi le 18 août et le Roi la sanctionna le 24. Ce jour-là, Van Praet félicita vivement Frère-Orban de l'habileté tactique dont il avait fait preuve pendant ces longs débats.
La trêve entre radicaux et doctrinaires qui s'ensuivit ne fut que momentanée.
Edmond Picard, outrant ses attitudes à son ordinaire, n'hésitait point à proclamer que toute entente entre les deux groupes était désormais impossible. De leur côté, les modérés se préoccupaient de renforcer leurs positions au sein dl'Association Libérale de Bruxelles. Ils voulaient éliminer tout au moins Arnould, Féron et Robert. A l'initiative de Washer, ils formèrent officieusement un comité d'action. Ils réussirent ainsi à écarter Eugène Robert de la direction de l'Association et firent repousser une motion radicale tendant juger la conduite de la députation bruxelloise au cours de la récente session.
Quelques mois plus tard, le groupe radical faillit à nouveau renverser le gouvernement. En vue de la mise en application de la nouvelle loi électorale et afin de vérifier les capacités qu'elle exigeait des électeurs, le ministère de l'Instruction Publique dressa une liste de questions (page 90) auxquelles devraient répondre ceux qui désiraient être inscrits sur les listes d'électeurs. Certaines des questions posées offraient une difficulté réelle et d'autres, relatives à la morale, suscitèrent d'assez vives critiques. Interpellé avec par Houzeau de le Haye, Van Humbeeck, tout en défendant son questionnaire, promit de le réviser. Janson, par contre, dirigea contre le cabinet une attaque furieuse dénonçant « l'insupportable tyrannie » du premier ministre qui, cette fois encore, lui répondit avec chaleur. L'ordre du jour proposé par le leader radical ne fut repoussé qu'à parité de voix, 54 droitiers ayant fort habilement joint leur vote à ceux des 7 radicaux.
Ce fut la dernière alerte que connut le cabinet Frère-Orban. La fin de la session se déroula dans le calme. Déjà les partis se préparaient à la bataille électorale qui, au mois de juin, devait les opposer.
Comme prélude aux élections législatives, les élections provinciales devaient se faire suivant la nouvelle loi électorale, adjoignant aux censitaires quelque cent mille électeurs capacitaires admis à l'électorat soit à raison des diplômes dont ils étaient porteurs soit parce qu'ils avaient avec succès passé un examen destiné vérifier leurs connaissances.
Leurs résultats constituèrent une amère déception pour le parti libéral, qui perdit de nombreux sièges à Anvers (page 91) et dans la province de Namur. A Bruxelles, les libéraux furent battus dans le canton de Saint-Josse-ten-Noode où, sous la conduite de l'avocat Vandersmissen, le parti indépendant était devenu particulièrement puissant. Seuls, les résultats du Luxembourg furent favorables.
La presse libérale interpréta inexactement le verdict électoral en attribuant cet échec aux nouveaux électeurs capacitaires. Il semble plutôt que, mécontents de l'aggravation de la fiscalité, de nombreux électeurs censitaires aient porté leurs suffrages vers la droite.
Il apparut bien vite que les catholiques disposaient d'un programme susceptible de leur rallier de nombreuses sympathies. En termes prudents, ils prônaient la révision de la loi sur l'enseignement primaire et défendaient âprement le rétablissement et l'extension de l'autonomie communale. Enfin et surtout, ils dénonçaient les dépenses excessives du cabinet et réclamaient la suppression des « impôts inutiles ».
A tous égards, la situation se présentait défavorablement pour le parti libéral. Il était dans l'impossibilité d'opposer un programme positif à celui de ses adversaires. L'effort qu'il avait accompli dans le domaine de l'enseignement primaire et moyen n'avait pas produit les résultats escomptés. Malgré la création de nombreuses écoles nouvelles et le perfectionnement des méthodes pédagogiques, la population de l'enseignement officiel avait décru de façon inquiétante.
Dès lors, les catholiques avaient beau jeu en dénonçant les dépenses qu'avait rendues nécessaires la réalisation du programme de 1878. De fait, les initiatives du ministère de l'Instruction Publique ne s'étaient pas toujours montrées (page 92) très opportunes dans l'usage des deniers publics. Certains locaux scolaires, érigés à grands frais, n'abritaient qu'un nombre infime d'élèves. Se refusant à admettre en Flandre l'échec de sa politique, le gouvernement avait, malgré la diminution sensible de la population scolaire, multiplié les écoles, et les dépenses exposées à cette fin se révélaient injustifiées.
Les critiques de la droite dans ce domaine devaient trouver chez les électeurs censitaires un écho d'autant plus profond que la crise économique, qui sévissait depuis quelques années, avait créé au sein des classes moyennes un sourd mécontentement. Une fois de plus, dans ce pays préoccupé avant t0ut de ses intérêts matériels, l'aggravation des impôts jouait contre le gouvernement.
D'autre part, les divisions de la gauche avaient entamé son prestige : la poussée radicale, l'agitation en faveur du suffrage universel inquiétaient l'opinion des milieux conservateurs et devaient fatalement affaiblir le libéralisme.
A Bruxelles, le poll de l'Association fut favorable aux sortants. Les modérés tentèrent en vain de faire échouer Arnould, Robert et Féron. Ils ne réussirent qu'à écarter les candidatures de Picard et de César de Paepe. De leur côté, les radicaux essayèrent inutilement d'éliminer Van der Kindere, Jottrand et Washer. La liste ainsi formée n'était de nature à satisfaire ni l'une ni l'autre des fractions ennemies : trop modérée aux yeux des extrémistes, elle paraissait trop avancée à ceux qui restaient fidèles à la politique de Frère-Orban. Nombre d'électeurs devaient par le fait même, être tentés d'apporter leurs suffrages à ces « indépendants » qui, reprenant les vieux thèmes de l'unionisme, se prononçaient contre toute outrance (page 93) confessionnelle, et, sous une feinte modération, s'efforçaient d'exploiter les appréhensions qu'avaient fait naitre les imprudences verbales de Janson et de ses séides.
La campagne électorale fut d'une extrême violence. Dans les villes, la droite mit très habilement l'accent sur la question fiscale. Les « Graux impôts » constituèrent le thème favori de ses propagandistes.
Chose étrange, aucun leader des partis en présence ne prévoyait combien serait profond le revirement de l'opinion que l'élection allait révéler. Les libéraux s'attendaient à perdre des voix mais espéraient maintenir leur majorité. Leur succès de 1882, remporté en pleine guerre scolaire, entretenait leurs illusions. Le matin des élections, Van Humbeeck se refusait encore à croire à la défaite de son parti. Bara qui, lors des élections législatives précédentes, avait été si pessimiste, se bornait cette fois à pronostiquer un simple affaiblissement de la gauche. Woeste émettait une opinion identique. Il estimait que les libéraux n'auraient plus de majorité, qu'une nouvelle dissolution s'imposerait et qu'alors la droite l'emporterait définitivement. Frère-Orban partageait cette manière de voir. Toutefois, il ne se faisait guère d'illusions sur l'avenir de son parti. Il savait que, divisé comme il était, il ne pourrait plus assumer la tâche de gouverner le pays. Il considérait comme certaine une défaite libérale en province et se déclarait fort inquiet pour Bruxelles. Comme Woeste, il croyait à une nouvelle dissolution et l'entrevoyait désastreuse pour le libéralisme.
Plus perspicace que ses adversaires radicaux, il se rendait compte de ce que serait la tactique de la droite victorieuse. Dans une lettre à Trasenster du 2 juin 1884, il écrit : « Vainqueur, le parti clérical abaisse le cens électoral pour la commune et la province ; il fait quelques-uns des (page 94) tripotages à la Malou pour mieux composer à sa guise le corps électoral général, et, sous le prétexte d'éviter la révision, il conquiert, et pour longtemps, bien longtemps, la majorité dans les conseils communaux, provinciaux et dans la Chambre. »
Le résultat des élections devait dépasser les prévisions les plus pessimistes. Un véritable raz de marée balaya la majorité libérale. Jamais, dans l'histoire du pays, ne s'était manifesté un revirement aussi profond de l'opinion publique. Dans la capitale, jusqu'alors toujours fidèle aux libéraux, la liste indépendante l'emporta. Ce fut l'élément décisif de l'élection. Les arrondissements de Nivelles, Neufchâteau, Namur, Philippeville, Bruges, Ostende, Anvers n'élirent que des catholiques. La Chambre compta 86 élus de droite, dont 16 indépendants. Les libéraux n'eurent plus que 52. Pendant trente ans, ils devaient rester écartés du pouvoir. Ainsi se trouvaient confirmées les prévisions pessimistes de Frère-Orban dont la journée du 10 juin consacra la fin de la carrière ministérielle.