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Frère-Orban le crépuscule 1878-1896
GARSOU Jules, VAN LEYNSELLE Henry - 1954

Jules GARSOU - Henry VAN LEYNSEELE, Frère-Orban le crépuscule 1878-1896

(Paru à Bruxelles en 1954, chez La  Renaissance du Livre)

Chapitre II. Le dépôt de la loi scolaire

Le dépôt de la loi scolaire

(page 35) C'est à la séance du 21 janvier 1879 que le ministre de l'Instruction Publique, Van Humbeeck, déposa le projet de révision de la loi du 23 septembre 1842 sur le bureau de la Chambre. Une lithographie en couleurs, abondamment répandue, a gardé le souvenir de cet événement mémorable dans les annales du libéralisme : tandis qu'une vague brume semble voiler les représentants catholiques, la physionomie des élus de la gauche est en pleine lumière. Jules Guillery préside la séance. Van Humbeeck est à la tribune au pied de laquelle se tiennent Paul Janson et ses amis radicaux. Au premier plan, un groupe empressé, où l'on reconnait Orts et Anspach, entoure Rogier dont l'âge a voûté la stature. Les ministres sont à leur banc. Derrière eux, au centre des travées libérales. Frère-Orban, droit et l'air impératif. semble dicter ses dernières instructions à Bara et Graux qui se penchent vers lui. Curieuse image que celle de cette assemblée censitaire que le débraillé démocratique n'a pas encore envahie. La république des camarades n'est point née ; la solennité est (page 36) de règle et la redingote de rigueur. Une assemblée de grands bourgeois s'apprête à délibérer et seuls les cols rabattus de quelques députés radicaux sont l'indice qu'un monde nouveau, peut-être, se prépare.

L'exposé des motifs de la loi en met les tendances en pleine lumière : il s'agit, d'une part, d'en revenir, par delà les errements de la loi de 1842, à l'application stricte des principes constitutionnels. Mais il faut aussi, par un effort nouveau en faveur de l'enseignement populaire et par l'adaptation des méthodes aux progrès de la pédagogie, opérer une réforme profonde qui favorisera l'émancipation intellectuelle de la nation.

Quels ont été les mérites de la loi de 1842 ? L’exposé les rappelle brièvement : en obligeant chaque commune à établir au moins une école primaire et fournir gratuitement l'instruction aux enfants en consacrant l'obligation pour l'Etat et pour les provinces d'accorder des subsides aux communes dont les ressources étaient insuffisantes, elle a, dans un pays où l'instruction populaire avait été trop longtemps négligée, donné à celle-ci un développement infiniment utile. Mais elle a consacré au profit d'une Eglise, celle de la majorité des élèves, donc en fait de l'Eglise catholique, un privilège injustifié alors que la Constitution, en assurant à toutes les croyances la même liberté et les mêmes garanties. établit entre elles une complète égalité. Or, poursuit l'exposé des motifs, l'Etat doit être, par définition, neutre et laïc. C'est à lui et lui seul qu'il appartient, dans ses écoles, d'organiser l'enseignement. Mais l'enseignement de la religion sort de sa compétence.

Le projet reprenait ainsi les conceptions que (page 37) Talleyrand, à l'Assemblée Constituante, avait défendues dans un rapport célèbre où il préconisait la séparation de l'enseignement général et de l'enseignement religieux. Les pouvoirs publics n'ont pas à organiser celui-ci. En le faisant. ils sortiraient de leurs attributions ; ils s'immisceraient dans le domaine de la conscience ; ils se substitueraient aux parents, seuls juges de la formation religieuse qu'il convient de donner à leurs enfants.

Pourtant l'Etat peut, sans déroger à sa neutralité et sa compétence exclusive en ce qui concerne l'enseignement proprement dit, « mettre à la disposition des ministres des cultes un local dans l'école pour y donner l'enseignement religieux conformément aux vœux des familles et en dehors des heures de classe. »

Telle était la portée politique du projet : il laïcisait l'enseignement public, il le soumettait à la seule direction du pouvoir civil. Il n'était point antireligieux puisque le clergé restait maître d'organiser à sa guise l'enseignement dans l'école même. Cependant ce privilège n'était plus réservé aux seuls ministres du culte catholique : toutes les confessions étaient mises sur un pied d'égalité complète. La religion catholique n'était donc pas exclue de l'école, mais elle perdait la place privilégiée qui lui avait, jusqu'alors, été réservée. Si l'instituteur devait s'abstenir de toute attaque contre les croyances des familles dont les enfants lui étaient confiés, son enseignement devait être tel qu'il pût être accepté aussi bien par les croyants que par les incroyants. La morale devenait une branche de l'éducation proprement dite. Elle était séparée de la religion laquelle jusqu'alors elle avait été intimement liée. L'école publique devait ainsi devenir accessible tous les enfants, quelles que (page 38) fussent les convictions religieuses, philosophiques ou politiques de leurs parents.

La loi nouvelle consacrait incontestablement une rupture brusque et totale avec le passé. Pour assurer l'application des principes qu'elle entendait consacrer, une réforme profonde de l'organisation même de l'enseignement s'avérait nécessaire. Comment espérer que des instituteurs formés dans les écoles normales libres et tout imprégnés de la pensée catholique et de l'idéal de prosélytisme qui en est inséparable, puissent dispenser aux enfants un enseignement qui, sans être antireligieux, n'en devait pas moins se confiner dans les bornes de la stricte neutralité. Le projet de loi prévoyait dès lors qu'en principe le recrutement des membres du corps enseignant devait se faire parmi les diplômés sortis des seules écoles normales de l'Etat. Il ne pouvait être dérogé à cette règle que moyennant l'autorisation du Ministre de l'Instruction Publique. Encore fallait-il que le candidat prouvât sa capacité devant un jury formé par le gouvernement, ce qui enlevait pratiquement toute valeur aux diplômes délivrés par les écoles normales libres.

D’autre part, pour éviter que les pouvoirs locaux n'énervent l'application de la loi, des mesures centralisatrices s'avéraient nécessaires, inconciliables avec l'ancienne tradition de l'autonomie communale.

Alors qu'auparavant, il suffisait que chaque commune eût au moins une école, fût-elle adoptée, le projet prévoyait que désormais chaque commune serait tenue d'avoir au moins une école primaire officielle. Deux ou plusieurs communes pouvaient cependant être autorisées à se réunir pour fonder et entretenir pareille école ; elles pouvaient même y être contraintes par le gouvernement : c'était lui (page 39) qui, le conseil communal et la députation permanente entendus, fixait le nombre minimum des écoles à entretenir dans chaque commune et même le nombre de classes et d'instituteurs. Si le conseil communal continuait, comme par le passé, à nommer les instituteurs, son choix était désormais limité par les prescriptions impératives de la loi. Les frais de l'enseignement ainsi organisé n'en incombaient pas moins à la seule autorité communale, ce qui faisait dire à Woeste, avec une apparence de vérité : « L'Etat commandera, la Commune paiera. »

Bien plus, pour soustraire l'instituteur des vexations de la part de l'autorité communale, présumée hostile, l'application de la peine de la suspension de plus de quinze jours et celle de la révocation était réservée au Ministre de l'Instruction Publique, tandis que seules les sanctions de la réprimande et de la courte suspension étaient laissées au conseil communal.

Si la nouvelle loi ne consacrait point une étatisation absolue de l'enseignement primaire, le régime qu'elle instaurait s'en rapprochait singulièrement.

On peut croire que ce n'était pas de gaité de cœur que le ministère s'était rallié à pareille conception. Elle lui était en quelque imposée par la portée même de la réforme qu'il entendait réaliser et par la prescience des oppositions qu'elle allait susciter.

Mais le projet de loi ne traduisait pas seulement une conception, peut-être trop théorique des rapports du pouvoir civil et de l'autorité religieuse en matière d'enseignement ; il tendait parallèlement à faire, en faveur de l'instruction populaire, un effort trop longtemps négligé. Animés de la conviction que l'homme ne peut s'élever que (page 40) par sa valeur intellectuelle, les libéraux de l'époque voyaient dans l'extension de l'enseignement primaire la réforme primordiale.

Ils étaient par contre trop hostiles aux interventions de l'Etat dans les autres domaines, trop méfiants à l'égard de tout ce qui pouvait porter atteinte à la liberté des individus, pour envisager dans le domaine social des interventions qui, depuis, se sont imposées et ont, petit à petit, pénétré nos mœurs.

La vraie réforme, la seule qui à leurs yeux eût une portée réellement efficace et féconde, consistait dans l'amélioration et la diffusion de l'enseignement. Par de bonnes écoles, ils entendaient arracher le peuple à son ignorance et assurer à chaque citoyen les chances les plus grandes.

De là, les mesures que la loi prévoyait en faveur des enfants indigents ; de là, la possibilité pour le pouvoir central d'obliger la commune à joindre à l'école communale des écoles gardiennes et des cours pour adultes ; de là, la création d'un conseil de perfectionnement de l'enseignement, la réorganisation de l'inspection scolaire, la multiplication des bourses d'étude, l'institution de concours ; enfin, la création de comités scolaires qui, en l'absence d'une loi rendant la fréquentation de l'école obligatoire, devaient s'attacher à déterminer les parents à envoyer leurs enfants l'école.

En ces comités, les catholiques ne voulurent voir que des organismes chargés de surveiller les communes et de limiter encore les rares prérogatives que la loi leur laissait. A la vérité, c'était méconnaître la pensée de Frère-Orban et de ses collaborateurs que de leur prêter des vues aussi étroites. Ce qu'ils voulaient, c'était selon les formes qu'ils estimaient les meilleures, dans un incontestable souci de (page 41) respecter toutes les convictions, tenter d'élever le niveau intellectuel de la nation, la pénétrer aussi de « l'amour et du respect des institutions nationales et des libertés publiques. »

Ce grand effort ne devait pas aboutir. Il allait se heurter à l'opposition intransigeante, passionnée, souvent injuste de l'opinion catholique.

Cette réaction se comprend. La loi nouvelle prenait le contre-pied de toutes les conceptions de la droite. Elle consacrait le rôle prépondérant des pouvoirs publics en matière d'enseignement. Elle instaurait une neutralité contrastant avec la cléricalisation qui jusqu'alors avait pénétré tout au moins les écoles du plat pays. Elle portait au prestige de l'Eglise catholique un coup direct en la mettant sur un pied d'égalité avec les autres cultes. Enfin et surtout, elle tendait à assurer l'enseignement officiel une diffusion qu'il n'avait point connue jusqu'alors.

Les catholiques avaient d'autant plus lieu d'être inquiets que, satisfaits des privilèges que leur assurait la loi de 1842, ils avaient détendu leur effort et négligé d'organiser leur propre enseignement, se contentant de faire adopter leurs écoles par les communes.

Le débat scolaire

Le 4 avril 1879, Olin, au nom de la section centrale, déposa son rapport. Il était conçu dans des termes d'une modération extrême et constitue un document capital pour (page 42) qui cherche à comprendre les tendances du libéralisme de l'époque.

Le premier souci du rapporteur était de montrer que, loin d'instaurer une réforme inadmissible pour les catholiques, le projet de loi exprimait des conceptions déjà anciennes que l'Eglise avait d'ailleurs acceptées dans d'autres pays. A cet égard, il rappelait qu'une commission, nommée par arrêté ministériel du 30 août 1831, et qui avait déposé son rapport en 1832, avait prévu des dispositions analogues à celles du projet en ce qui concerne l'organisation de l'enseignement religieux. Il invoquait, d'autre part, l'exemple de la loi néerlandaise de 1857, analogue dans son esprit et dans sa lettre au projet gouvernemental, et que les catholiques hollandais avaient acceptée. Pour justifier la réforme, il faisait état de l'affaiblissement progressif du catholicisme libéral et de la victoire de l'ultramontanisme. Il réfutait l'allégation suivant laquelle le projet tendait à transformer les instituteurs en apôtres du rationalisme ou du positivisme, et, à la droite qui avait accusé le gouvernement de vouloir supprimer les crucifix dans les locaux scolaires, il affirmait que la question serait, comme par le passé, résolue dans un esprit de large tolérance et avec le souci de ne pas créer d'inutiles incidents.

Sa conclusion mettait en lumière le but poursuivi et la situation qui devait résulter de la loi : « Séparés, mais associés dans une tâche commune, le maître d'école et le prêtre, disait-il, se complèteront l'un l'autre ; seulement, nous mettrons en relief la mission de l'instituteur qui, autrefois, était reléguée l'arrière-plan.

« Nous voulons qu'on s'habitue dans les campagnes à ne pas mesurer son respect à l'habit ou à la fortune et que (page 43) le maitre d'école continue à devoir au curé son respect sans lui devoir sa soumission.

« Il est, dans sa localité, l'agent d'une force morale qui est celle de l'esprit moderne ; il est l'incarnation vivante de ce XIX' siècle qui a fait vœu de distribuer à tous, aux plus humbles et aux plus petits la manne de la science ; il est pour l'esprit des masses ce que le prêtre est pour le cœur. Tous deux ont charge d'âmes, tous deux ont un mandat sublime que nous voulons également honorer, mais nous ne pensons pas que ce soit rabaisser le prêtre que d'élever l'instituteur. La discussion, ouverte le 22 avril, devait se prolonger pendant près d'un mois et demi. »

La Chambre y consacra presque exclusivement vingt-six séances. Plus de la moitié des députés catholiques prirent part au débat et les orateurs libéraux furent à peine moins nombreux.

Malgré l'importance de l'enjeu, malgré la passion qui animait les orateurs des deux groupes opposés, la discussion ne cessa de se dérouler dans un calme parfait et Frère-Orban ne se fit pas faute de le relever. L'allure de la controverse, le ton des discours sont caractéristiques de l'époque, ils ne laissent pas l'impression d'une bataille parlementaire telle que nous la concevons : on y chercherait en vain l'âpreté des répliques et des interruptions, ct la fièvre qui marquent actuellement, aux heures graves. le heurt des partis.

Presque tous les exposés gardent le ton académique. Ils sont très longs et visiblement très préparés. Les orateurs ne sont pas pressés par le temps. Ils savent qu'une séance ou davantage leur est réservée, et ils étalent à l'aise toutes les ressources de leur dialectique et de leur érudition. Les rappels historiques se succèdent et s'opposent : d'un côté, (page 44) on évoque Joseph Il et l'absolutisme du roi Guillaume et l'on ne se fait pas faute de citer Robespierre et les excès de 1793.

L'Inquisition, l'exemple de l'Espagne, les méfaits du pouvoir temporel des papes, sont amplement exploités par la gauche. Le débat est trop intellectuel pour émouvoir réellement ; si les opinions s'affrontent, les hommes ne se heurtent pas. Les interruptions sont brèves et peu nombreuses. Chaque orateur est plus préoccupé d'exposer la thèse de son parti que de contredire celui auquel il succède et Defré, parlant après le catholique Cornesse, avait raison de dire que celui-ci avait apporté sa bibliothèque à la Chambre lui en donner lecture.

L'essentiel de l'effort de la gauche et spécialement du rapporteur Olin et du ministre Van Humbeeck tendit à dissiper l'équivoque que les catholiques cherchaient à créer quand ils affirmaient que la loi instaurait une école sans Dieu. Reconnaissant que la grande majorité des familles dans tout le pays souhaitait qu'un enseignement religieux donné aux enfants à l'église et complété ensuite à l'école, le Ministre de l'Instruction Publique s'attacha tout spécialement à démontrer que toutes les mesures seraient prises, notamment dans les grandes villes, pour que l'article 4 qui ouvrait les locaux de l'école aux représentants de différents cultes, pût trouver son application.

A la séance du 16 mai, Pirmez intervint et essaya de se poser en arbitre des deux groupes. Bien que sachant la loi de 1842 condamnée, il s'attacha à la défendre contre les griefs de la gauche. Puis, tournant vers la droite, il protesta contre l'interprétation tendancieuse que les catholiques donnaient au projet, quand, comme Jacobs notamment, ils prétendaient qu'il était contraire à toute idée de (page 45) justice et tout respect du droit ; il prétendit que la loi nouvelle ne faisait pas pratiquement au clergé une situation très différente de celle qu'il avait eue jusqu'alors et ce faisant, il soutenait le ministère.

A ses yeux, il était dès lors à la fois inutile et dangereux de changer la législation et de donner aux catholiques un prétexte pour déchaîner la guerre scolaire.

Il montra que, sous un régime ou l'instruction n'était pas obligatoire, si la fréquentation des écoles communales avait pu augmenter de cent cinquante cent en moins de trente ans, ce résultat n'avait pu être atteint que grâce à l'appui que le clergé avait apporté la mise en œuvre de la loi de 1842. En soulignant l'immense influence de l'autorité religieuse, il mettait la majorité en garde contre le sabotage de l'enseignement communal que le projet risquait de déclencher. Les justes griefs de la gauche trouvaient d'après lui leur origine, non dans les imperfections de la législation existante, mais dans l'action politique du clergé.

Il termina son discours en invitant les libéraux à la modération, leur dénonçant les dangers d'une réforme trop radicale et les avertissant qu'il fallait, avant tout, chercher conserver aux écoles communales leur population scolaire ; puis, se tournant vers la droite, il l'exhorta à ne pas repousser les possibilités qu'offrait la loi nouvelle, ajoutant que le clergé commettrait une faute colossale s'il se refusait à assurer l'enseignement religieux dans le cadre de la législation proposée.

Frère-Orban ne pouvait être insensible à certains de ces arguments. Mais, son projet une fois déposé, il lui était impossible de faire machine arrière sans disloquer sa majorité. A trois reprises. il intervint dans la discussion. (page 46) Brièvement d'abord, le 25 avril, pour stigmatiser la manœuvre de l'épiscopat qui, sans connaître le texte qu'élaborait le gouvernement, et, convaincu que celui-ci exclurait de l'école toute instruction religieuse, avait dénoncé à l'avance le caractère funeste et impie de la loi, et qui, forcé de reconnaître que l'article 4 laissait l'école ouverte aux ministres des cultes, n'en persistait pas moins à attribuer à la loi une portée qu'elle n'avait pas. Faisant état d'une circulaire du comte de Theux, il montra qu'à tort le clergé cherchait à tirer argument du texte légal selon lequel son enseignement ne pourrait avoir lieu qu'avant ou après l'heure des classes pour prétendre qu'une situation dégradante et inadmissible lui était faite. Il défendit, au nom des principes, l'égalité que la loi entendait instaurer entre les ministres des différents cultes et mit en lumière la nécessité pour l'Etat d'organiser de façon complète l'enseignement de la morale.

Sa deuxième intervention, celle du 27 mai, fut particulièrement remarquable par la verve, le caractère direct, la puissance dialectique. Elle faisait suite à un important discours de Beernaert prononcé à la séance du 23 mai et auquel le rapporteur de la loi, Xavier Olin, avait déjà répondu. Le chef du gouvernement entendait réfuter l'ensemble des critiques de l'opposition. A larges traits, il brossa d'abord un tableau des manœuvres de l'opposition :

« Il existait, dit-il, au Ministère de l'Intérieur, un véritable département de l'instruction publique. Nous l'érigeons en un ministère spécial de l'instruction publique. C’en est fait ! Cest le premier malheur dont on accable notre pauvre pays : c'est une déclaration de guerre aux catholiques, s'écrie-t-on tout d'une voix sur les bancs de la droite !

(page 47) Songez donc, Messieurs, un ministère de l'instruction publique, au lieu d'une direction générale de l'instruction publique ! Pouvait-on s'attendre à une pareille noirceur, à l'audace d'un ministère capable d'infliger une pareille calamité au pays ? Aussi, et l'on croit se montrer en cela courageux, aussi dénonce-t-on un tel forfait à l'indignation des honnêtes gens. pour comble d'horreur, les affreux personnages qui siègent aux bancs ministériels annoncent - je ne puis le répéter sans frémir, et je crains vraiment de renouveler votre effroi en le répétant , - ils annoncent leur intention de réaliser ce qu'ils ont préconisé depuis trente ans, ils annoncent qu'il faut placer l'instruction publique sous la direction exclusive de l'autorité civile, exactement comme l'instruction religieuse se trouve sous la direction exclusive des ministres des cultes; et aussitôt, dénonçant cette maxime comme une innovation quasi diabolique, la droite entière, unanimement, comme un seul homme, vote, à raison de cette déclaration, contre le budget de l'instruction publique !

« Ainsi, plus d'instituteurs à payer, plus de professeurs de l'enseignement moyen à rémunérer, plus d'enseignement supérieur à entretenir : l'Etat hors de l'école ! Voilà la première réponse de l'opposition.

« Le projet de loi qui nous occupe aujourd'hui n'a pas encore vu le jour, nul ne le connaît : un mandement collectif des évêques le juge, le condamne et l'exécute.

« Le projet paraît : il n'est pas précisément ce qu'on attendait, et cela occasionne au premier moment un certain désarroi ; mais, réprouvé d'avance, il est voué aux gémonies; messieurs les évêques appellent à la croisade (page 48) contre lui, ils inventent une prière nouvelle pour l'exorciser :

« Des écoles sans Dieu et des maîtres sans foi, préservez-nous, Seigneur !

« Les vieilles femmes et les petits enfants prosternés dans les églises et terrifiés, en pleurant : « Des écoles sans Dieu et des maitres sans foi, préservez-nous, Seigneur ! »

« Les nouveaux croisés déploient la bannière épiscopale laquelle ils vont ranger ; et, désertant pour le moment l'arène parlementaire, ils s'en vont de ville en ville, Ou plutôt de village en village, excitant le zèle des populations crédules, pour les déterminer à protester avec eux contre les projets épouvantables de ces abominables sectaires, qui veulent tuer non les corps - à défaut de la morale qui leur manque, le code pénal est là pour les arrête - mais pour tuer ce qui est bien pis : les âmes arrête des petits enfants !

« Les voix éclatent en chœur, les tocsins des meetings cléricaux sonnent à toute volée : il n'est pas d'images terribles qu'on ne fasse apparaître; on prédit des tempêtes, des bouleversements. un cataclysme. si l'abominable projet de loi dont les Chambres ont saisies vient à être voté par elles.

« Satisfaits de leurs œuvres, les adeptes de la croisade se disent entre eux avec componction : « Le pays est ému, profondément ému, le pays est troublé jusqu'au fond de ses entrailles » et ils s'en vont le répétant partout, espérant qu'ils finiront par faire partager la conviction qu'ils paraissent éprouver.

(page 49) « La discussion s'ouvre. On s'attend à un de ces mouvements fiévreux qui agitent les réunions politiques, lorsque le courant électrique qui vient du dehors se fait sentir au milieu des assemblées délibérantes. Les passions qui s'agitent dans les masses trouvent toujours, en effet, un écho au sein des Chambres. Mais rien de pareil ne se produit. Le calme le plus parfait règne partout. Attendez, dit-on, c'est le début; aucun souffle ne ride encore la surface des eaux, mais la mer rnonte, elle va gronder ! Attendons Ecoutons .

« Nous attendons... nous écoutons... Aucun bruit ne se fait entendre.

« Les voix les plus éloquentes parlent ; elles charment les auditeurs comme une musique douce et agréable, parfois éclatante et mais il n'y a pas d'accents qui pénètrent les imes, qui éveillent nos plus nobles et nos plus légitimes passions ; on reste froid et indifférent ; malgré le langage souvent violent et beaucoup d'orateurs, l'indignation, qui fait le poète, n'est pas venue ; alors, les bancs se dépeuplent ; il reste un petit cercle d'auditeurs complaisants et bienveillants ; On est censé parler par la fenêtre à la foule venue pour entendre; mais, hélas, la foule passe et n'écoute pas. Est-ce manque de courtoisie, tout en rendant hommage, et hommage légitime et sincère, aux talents qui se sont révélés dans cette discussion; est-ce manque de courtoisie que de constater une pareille situation ?

« Jamais, à aucune époque, un tel constraste n'a été constaté entre les efforts tentés et les résultats obtenus ; jamais on n'a vu se produire une aussi profonde déception après de si brillantes illusions.

(page 50) « Quelles Messieurs, les causes d'un état de choses aussi extraordinaire ? Serait-ce que le public est enfin blasé sur cette perpétuelle mise en scène, toujours la même, reprise à tout propos et hors de tout propos ? Qu'il s'agisse, en effet, d'intérêts matériels ou d'intérêts moraux, on revoit toujours la même mise en scène, les mêmes attaques, les mêmes moyens, la même exagération contre les proiets que les libéraux soumettent la sanction des Chambres. Ces projets, quels qu'ils soient. sont toujours invariablement représentés comme iniques et partiaux; attentatoires à la Constitution et la liberté, ils froissent les consciences et violent à la fois toutes les lois divines et humaines.

« N'est-ce pas toujours aussi, Messieurs, l'exagération touchant au comique, il faut bien le dire, des prétendus griefs des catholiques ? On ne peut faire quoi que ce soit dans ce pays qui contrarie leurs vues, leurs idées ou leurs prétentions, sans qu'ils crient la persécution. »

Puis il rappelle les rétroactes de la question scolaire et justifie les principes qui servaient de base au projet de loi. Comme Pirmez, il termina son intervention en faisant appel à la concorde. Il évoqua la proximité du cinquantième anniversaire de l'indépendance du pays et exprima le vœu qu'il pût se célébrer dans l'union de la nation.

Enfin. lors de la discussion des articles à la séance du 3 juin, c'est encore à Beernaert que Frère-Orban répondit. Il lui reprocha la violence avec laquelle il attaquait le projet de loi alors qu'il avait appartenu au conseil de gérance de L'Etoile Belge, journal qui soutenait la politique du gouvernement, et s'attacha à justifier le recrutement futur (page 51) des instituteurs parmi les seuls candidats sortis des écoles normales officielles.

Le 6 juin, la Chambre vota le projet par 67 voix contre 60 et une abstention, celle de Pirmez; il justifia son attitude en déclarant que les explications fournies par le ministre de l'Instruction lui donnaient satisfaction, mais que le système de la loi concernant le recrutement des instituteurs lui paraissait aller au delà de ce qui était nécessaire pour réagir contre des abus antérieurs et atteindre le but que le gouvernement devait proposer.

Au Sénat, la discussion fut brève. Trois séances seulement y furent consacrées, celles des 16, 17 et 18 juin. Un événement qui eut un grand retentissement la marqua. Le président de la Haute Assemblée, le Prince de Ligne, descendit de son fauteuil présidentiel et, se désolidarisant de la gauche, se prononça contre le projet. La loi y fut votée par trente-trois voix contre trente et une et une abstention, ce qui permit aux catholiques de dire que le gouvernement ne l'avait emporté que grâce au vote du sénateur libéral brugeois Boyaval, élu lui-même à une voix de majorité.

La guerre scolaire

Sur le terrain parlementaire, le gouvernement l'avait emporté ; mais, ce n'était là que la partie la plus aisée de sa tâche. Il lui restait appliquer la loi et il était évident pour tout esprit non prévenu qu'il se heurterait aux plus (page 52) graves difficultés. La majorité dont il disposait n'était que l'expression très imparfaite du sentiment des masses : celles- ci restaient profondément catholiques et les dispositions de la loi nouvelle échappaient à leur compréhension.

D'autre part, la droite se trouvait brusquement menacée dans ses positions traditionnelles, qu'elle avait crues immuables. Il fallait prévoir qu'elle réagirait avec vigueur et emploierait tous les moyens pour contrecarrer l'action du gouvernement.

De fait, les catholiques n'avaient pas attendu que le projet fût déposé pour en dénoncer les périls et jeter leur cri d'alarme. A la seule annonce de la révision de la loi de 1842, l'épiscopat prit position contre les intentions que l'on prêtait au gouvernement de Frère-Orban et son attitude détermina un mouvement en profondeur dans les masses catholiques. Les associations politiques sortirent de leur léthargie et le parti catholique retrouva une énergie dont on ne le croyait plus capable.

Sous l'impulsion du bouillant archevêque de Malines, Mgr Dechamp, les évêques furent à la pointe du combat. Leur mandement collectif de carême, en février 1879, donna le signal de la guerre scolaire qui allait, pendant les années suivantes, si cruellement déchirer le pays et écarter de l'Eglise des milliers de pratiquants.

Le mandement dénonçait le caractère prétendument antireligieux du projet, mais se gardait bien de dire qu'il mettait simplement fin à l'influence exclusive que le clergé catholique avait jusqu'alors exercée sur l'école officielle.

Pourquoi l'école publique était-elle, aux yeux de l'Episcopat, une école sans Dieu. alors que le gouvernement se (page 52) déclarait prêt à faciliter de toute manière l'enseignement religieux et que le clergé était convié à le donner ? Parce que la loi prévoyait un cours de morale et que les catholiques prétendaient que celle-ci ne se concevait que sous sa forme religieuse, ou, plus exactement, sous sa forme catholique.

Dans la pensée de Frère-Orban et de ses collaborateurs, l'école devait être neutre, c'est-à-dire que l'instituteur devait être animé du souci de respecter toutes les croyances. Pour atteindre leur but, les évêques déformaient cette intention : à leurs yeux, soustrait à l'influence du clergé, l'instituteur devenait un instrument de la politique de déchristianisation. Aussi leur mandement collectif s'appropriait-il le « slogan » qui allait servir de thème à toute la propagande catholique au cours des années suivantes : « Des écoles sans Dieu et des maitres sans foi, délivrez-nous, Seigneur », et il était ordonné que le prêtre récitât cette imploration chaque dimanche à la fin du prône.

On imagine aisément le retentissement de pareille attitude, spécialement dans les masses flamandes si confiantes alors dans leur clergé local.

L'action contre le gouvernement et son proiet fut menée selon les méthodes les plus habiles et avec une rare compréhension de la psychologie populaire. En Flandre, une adaptation du Vlaamse Leeuw aux besoins de la propagande contre l'école officielle connut un succès immédiat. Dès mars 1879, les dirigeants du parti catholique entreprirent un vaste cycle de conférences, allant de ville en ville faire la critique du projet de loi et répandre les idées qui allaient servir de base à la campagne antigouvernementale. A l'initiative d'un comité central ayant ses (page 54) ramifications dans tout le pays, un immense pétitionnement en faveur du maintien de la loi de 1842 fut organisé. Il recueillit un nombre très considérable de signatures. Les pétitions envoyées la Chambre constituèrent un des éléments les plus impressionnants de la réaction du pays et, par-delà les discours assez vains de l'opposition, permirent au gouvernement de mesurer les difficultés qu'allait rencontrer l'application de la loi nouvelle. Sans doute, toutes les signatures n'étaient-elles pas données librement, et Frère- Orban, tirant habilement parti de certains cas où la pression exercée était indiscutable, chercha-t-il à minimiser la portée de ce referendum populaire, voire même d'en contester le succès. Mais le gouvernement ne pouvait fermer les yeux devant certaines évidences. Il comprit le danger et tenta de réagir en destituant de leurs fonctions une série de personnalités en vue. Loin de renforcer sa position, ces mesures de rigueur fournirent un aliment nouveau l'inlassable propagande catholique.

Au mois de mars, le Ministre de l'Intérieur Rolin- Jaequemyns adressa aux gouverneurs de province une circulaire que tous les bourgmestre étaient tenus d'afficher et où était précisée la portée exacte des projets gouvernementaux.

Si justifié qu'il pût être, cet exposé resta sans grande influence et n'amena pas les opposants à une plus exacte compréhension de la réalité. La réaction catholique était déchaînée et plus rien ne pouvait l'arrêter. Elle poursuivit dès lors un double but : organiser la désertion de l'école officielle et mettre sur pied un enseignement libre qui donnerait satisfaction aux pères de famille catholique.

S'il faut admirer l'énergie avec laquelle cette dernière entreprise fut menée à bien, s'incliner devant les (page 55à dévouements qu'elle suscita et rendre hommage à la fois au désintéressement des instituteurs catholiques et à la généralité de ceux qui subsidièrent la création des écoles libres, les méthodes employées pour arracher leurs élèves aux écoles officielles doivent être sévèrement condamnées.

A l'initiative de l'Archevêque, le sabotage systématique de la loi s'organisa : le clergé se refusa à enseigner la religion dans les conditions prévues, en sorte que, par un étrange paradoxe, si l'école publique devint une école sans Dieu, ce fut sur l'ordre de l'épiscopat.

Tous les moyens furent mis en œuvre pour faire déserter le corps enseignant ; il fut enjoint aux instituteurs catholiques d'abandonner leurs fonctions. Si, par faveur exceptionnelle, l'évêque diocésain les autorisait à rester en place, ils avaient pour instruction de saboter l'enseignement dont ils restaient chargés. Quant aux inspecteurs, appelés par leur mission même veiller à l'application de la loi, ils avaient à démissionner en tout cas. La méconnaissance de ces instructions entraînait le refus de l'absolution sauf promesse d'amendement. Une telle intransigeance du haut clergé n'alla pas sans des réactions parmi les parlementaires catholiques, dont certains n’hésitèrent pas blâmer la pression ainsi exercée sur les consciences.

Après les désertions du début, l'attitude du corps enseignant officiel fut, dans son ensemble, d'une fidélité remarquable. Surtout dans les villages flamands, où ils étaient en butte à une hostilité attisée par le clergé local, les instituteurs témoignèrent d'un véritable héroïsme. Dénoncés comme des ennemis de la religion, privés de tout soutien moral, trouvant parfois difficilement se ravitailler, ils demeurèrent à leur poste, décidés à défendre jusqu'au bout la cause de l'enseignement public.

(page 56) Par une propagande dénuée de scrupules, on s'efforça d'empêcher les parents d'envoyer leurs enfants aux écoles communales : les prêches firent des églises de véritables salles de meeting contre l'enseignement officiel et l'on devine aisément les contraintes exercées sur les fidèles par le moyen de la confession. Les militants catholiques eurent recours aux expulsions de locataires, aux renvois d'employés, à tous les moyens pouvant compromettre la situation maté- rielle des récalcitrants.

Ces procédés inadmissibles amenèrent, à l'initiative de Neujean, l'institution, en 1880, d'une enquête scolaire aux fins de déterminer les actes de rébellion ou de mauvais gré, les persécutions individuelles ou collectives, les excès de pouvoir, les abus d'autorité et les actes d'inhumanité auxquels la résistance à la loi de 1879 avait donné lieu. Cette enquête mit en lumière les trop nombreux abus commis ; mais son coût élevé fournit aux propagandistes catholiques une arme nouvelle contre le gouvernement.

Si en pays wallon et à Bruxelles, l'école officielle résista assez bien à l'assaut dirigé contre elle, il n'en fut pas de même en pays flamand. De nombreuses écoles y furent, soit complètement, soit partiellement désertées et à cet égard, les appréhensions formulées par Pirmez lors de la discussion de la loi se révélèrent exactes. Dans l'ensemble du pays d'ailleurs, l'enseignement libre, bien que presque entièrement improvisé, l'emporta bientôt très largement sur l'école officielle.

Le grand effort du gouvernement n'atteignit donc pas son but et les dépenses qu'il avait entraînées, bien plus que les principes qui étaient à la base de la loi nouvelle. constituèrent, en 1884, un argument redoutable contre la majorité qu'avait conduite Frère-Orban.