(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 13) Les élections du 11 juin 1878 rendirent au parti libéral la majorité qu'il avait perdue depuis 1870.
Sa députation à la Chambre compta soixante et onze membres contre soixante et un à la droite ; au Sénat, furent élus trente-six sénateurs libéraux contre trente catholiques. Ce succès avait été d'autant plus remarquable qu'il faisait suite à une série d'échecs dont celui de 1876 avait été particulièrement décevant.
Tout désignait Frère-Orban pour prendre la direction du nouveau gouvernement et personne, sur les bancs de la majorité, n'eût songé à lui contester ce privilège. Agé de soixante-six ans, il était dans la plénitude de sa force et de son talent. Les qualités qu'il avait déployées dans ses fonctions ministérielles antérieures avaient définitivement assis sa réputation. Nul, plus que lui, n'avait contribué à donner à la Belgique l'armature financière sur laquelle se fondait sa prospérité grandissante. Il exerçait sur le Parlement un ascendant (page 14) indiscutable. Ses qualités d'orateur et de « debater » étaient inégalées.
Moins aimé sans doute que ne l'était Rogier, il avait imposé à tous sa forte personnalité. Quelques années auparavant, un caricaturiste ne l'avait-il pas représenté habillé en marquis d'ancien régime, la poitrine barrée d'un grand cordon, portant haut une tête couronnée de cheveux blancs, sûr de lui, semblant narguer ses adversaires et menant en laisse des hommes qui s'appelaient Bara, Pirmez, Jamar, Vanderstichelen et Renard.
Véritable idole de l'opinion libérale modérée, il était pour tous « Monsieur Frère-Orban », un homme dont la compétence et l'autorité ne se discutent pas et auquel ses adversaires mêmes n'osaient s'attaquer qu'avec une secrète appréhension.
Son prestige personnel avait seul permis de rétablir l'unité du parti libéral rongé, depuis quelques années, par des dissensions intérieures. Recrutant plus spécialement sa clientèle électorale dans les villes, ce parti n'avait jamais présenté la même unité que le parti catholique, et l'indépendance intellectuelle de ses adhérents avait contrasté avec la stricte obédience aux chefs qui caractérisait les électeurs de la droite.
Aux libéraux conservateurs et modérés dont Frère-Orban était le porte-parole, s'opposaient d'autres groupes plus ou moins importants : c'étaient d'abord les partisans de Goblet et de Laurent qui réclamaient la séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat. Leur journal « La Flandre libérale » s'attaquait aux croyances catholiques tandis que l'anticléricalisme des « vieux libéraux » n'impliquait aucune hostilité envers la religion.
(page 15) Plus difficiles à contenir étaient les radicaux, particulièrement nombreux Liège et à Bruxelles ; leur mouvement, précédant la naissance de la démocratie socialiste et chrétienne, constituait un élément nouveau dans la vie politique du pays : ils étaient les premiers à rompre avec les principes du libéralisme économique jusqu'alors unanimement admis tant par la gauche que par la droite. Partisans eux aussi de la laïcité, ils étaient animés de préoccupations qui jusqu'alors étaient restées étrangères aux sphères dirigeantes. Ils pressentaient l'importance de la question sociale, se rendaient compte de ce que la non-intervention de pouvoirs publics s'avérait préjudiciable aux classes laborieuses, et entendaient qu'il fût législativement porté remède aux injustices et aux maux que le régime économique en vigueur avait fait naître. L'extension du droit de suffrage leur apparaissait comme une réforme indispensable, non pas seulement parce qu'elle correspondait à la maturité intellectuelle grandissante de l'opinion publique, mais aussi et surtout peut-être, parce qu'ils y voyaient l'instrument indispensable à la réalisation des réformes qu'ils jugement urgentes.
La grande habileté et le grand mérite de Frère-Orban avaient été de regrouper les forces libérales sur un terrain précis : celui de la défense des principes constitutionnels.
Dans un discours prononcé à la Chambre, le 11 avril 1878, quelques semaines avant les élections, profitant des excès de langage d'une partie de la presse catholique et des attaques qu'elle avait dirigées contre les libertés publiques, il avait répudié la lutte anticatholique, proclamé la neutralité religieuse du libéralisme et affirmé la nécessité de maintenir l'indépendance du pouvoir civil. Il avait ainsi réussi à calmer les appréhensions qu'avaient fait naitre, dans une (page 16) partie de l'opinion, les théories de Goblet et celles du professeur Laurent. Son énergie lui avait aussi rallié les radicaux. Sans abandonner ses idées révisionnistes et ses conceptions sociales, Paul Janson, leader des radicaux, avait admis que la lutte devait provisoirement se limiter à combattre l'ultramontanisme et, de ce fait, l'unité de front s'était reconstituée entre « doctrinaires » et « radicaux. »
Le corps électoral avait interprété favorablement l'union ainsi rétablie. Il avait compris qu'il fallait donner un coup de barre à gauche pour mettre fin aux manœuvres de ceux qui, au nom des Encycliques de 1832 et de 1864, semblaient vouloir porter atteinte aux principes que la révolution de 1830 avait consacrés. Le sens des élections n'était pas douteux : le corps électoral voulait voir renforcer l'indépendance du pouvoir civil. Le nouveau gouvernement devait nécessairement concentrer son effort sur ce point ; dès lors, la première tâche qui s'imposait lui était la révision de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire.
Mais un problème préalable se posait aux dirigeants libéraux. Avant d'entamer une œuvre, qui risquait de se heurter à une opposition acharnée de la droite, ne fallait-il pas profiter des tendances de l'opinion publique, favorables au libéralisme et tenter, par une dissolution, de renforcer la majorité libérale qui n'était que de dix voix la Chambre et de six au Sénat ?
Dès le lendemain de l'élection, Trasenster, dans Le Journal de Liège, avait préconisé cette mesure. Dans une lettre à Frère-Orban, il faisait valoir que, faute d'y recourir, son gouvernement serait à la merci des sept ou huit députés progressistes dont la modération toute récente risquait de n'être que momentanée.
(page 17) Dès l’abord, Frère-Orban avait été peu tenté de suivre la suggestion de son ami. Celle-ci fut d'ailleurs ment combattue par L'Indépendance et par L'Etoile Belge et trouva l'opinion libérale divisée. Même écho défavorable à Gand, où les libéraux n'étaient point certains de renouveler leur succès, et à Bruges, ou le sénateur Boyaval n'avait été élu qu'à une voix de majorité, ce qui rendait sa réélection aléatoire en cas de nouveau scrutin.
Ainsi éclairé, et après avoir conféré avec Jules Pécher, Président de l'Association d'Anvers, Frère-Orban s'en tint à premier sentiment et décida de gouverner avec la majorité dont il disposait.
La constitution de l'équipe gouvernementale se heurta aux habituelle difficultés, d'ailleurs surmontées sans trop de peine. Ce fut, pour Frère-Orban. une déception de ne pouvoir compter sur le concours de Pirmez à qui il eût souhaité confier le Ministère des Finances. Mais Pirmez, libéral très modéré, restait hostile à la révision de la loi sur l'enseignement primaire. Les libéraux gantois avaient remporté un succès particulièrement impressionnant. Il fallait donc qu'un Gantois fît partie du ministère. Après avoir songé à Hippolyte Lippens, Frère-Orban fit appel au concours de d’Elhoungne, qui certains incidents l'avaient naguère opposé. Grand avocat, dialecticien habile, il eût apporté au Cabinet l'appui (page 18) d'une éloquence qui, maintes fois, s'était manifestée à la Chambre. Mais, pour des raisons personnelles, d’Elhoungne déclina l'offre qui lui était faite.
Le choix de Frère-Orban se porta alors sur Rolin-Jaequemyns, juriste éminent, qui, à la veille de l'élection, faisant écho au discours du 11 avril, n'avait pas hésité à désavouer, en termes catégoriques, le programme anti-catholique de Laurent et de ses partisans.
Pressenti, Bara avait d'abord paru peu disposé à accepter un portefeuille et il avait fallu des insistances pressantes pour qu'il modifiât sa décision.
L'attribution du portefeuille de la Défense Nationale s'avérait délicate : une réforme militaire s'imposait plus ou moins à brève échéance. Il fallait donc que le chef du gouvernement pût compter sur un titulaire capable de la soutenir avec autorité. Après certaines hésitations, le choix de Frère-Orban se porta sur le général Renard, bien que Pécher lui eût fait savoir que sa désignation serait mal accueillie dans certains milieux anversois traditionnellement hostiles à tout effort militaire. Mais Renard n'était pas seulement un patriote ardent et un remarquable technicien; il s'était rendu populaire en réfutant les allégations anglaises suivant lesquelles les troupes belges auraient fui honteusement à Waterloo. Durant la période critique de 1870, il avait assumé les fonctions de chef d'Etat-Major de l'armée. Il avait d'ailleurs déjà été ministre de la Guerre en 1868 et avait, avant cela, comme commissaire du gouvernement, révélé ses qualités de dialecticien devant les Chambres. Dès que son nom fut prononcé, la presse catholique, conduite par Le Bien Public, dénonça en lui un dangereux militariste.
(page 19) Le Moniteur du 20 juin publia finalement la composition du ministère, le quatorzième depuis 1830 : Frère-Orban prenait les Affaires Etrangères, Rolin-Jaequemyns l'Intérieur, Renard la Guerre, Sainctelette les Travaux Publics, Graux les Finances. Un nouveau département avait été créé, celui de l'Instruction Publique et Van Humbeeck, homme de confiance de la Ligue de l'Enseignement, en était le premier titulaire.
L'équipe ministérielle était remarquable. A côté de vétérans comme Frère-Orban et Bara, des hommes qui, pour la première fois, accédaient au pouvoir, apportaient au Cabinet l'appui de leur savoir et de leur éloquence. Rolin-Jaequemyns représentait brillamment le libéralisme gantois. Ses conceptions s'harmonisaient parfaitement avec celles de Frère-Orban. Il unissait la pondération à la science du droit et devait se révéler, pour son chef, un collaborateur d'élite.
Le choix de Sainctelette, homme à l'aspect sévère et ascétique, était particulièrement heureux : travailleur acharné, il devait se donner tout entier à sa tâche au point d'y sacrifier sa santé.
Charles Graux, qui venait d'être élu sénateur de Bruxelles, avait connu au barreau de brillants succès. Il avait débuté dans la vie politique avec Paul Janson, Edmond Picard, Adolphe Demeur et Gustave Jottrand, dont il avait d'abord partagé les opinions. Il s'était cependant bientôt séparé d'eux, désapprouvant leurs tendances trop avancées, et avait continué à défendre, dans son journal La Liberté, les idées progressistes modérées. En l'associant au gouvernement, Frère-Orban espérait visiblement donner une (page 20) satisfaction, tout au moins partielle, à l'aile gauche de la majorité.
Seuls les départements des Travaux Publics et de la Guerre devaient changer de titulaires entre 1878 et 1884 : quand, épuisé par son labeur, Sainctelette fut amené à démissionner en 1882, il eut pour successeur Xavier Olin qui, comme rapporteur de la loi scolaire, s'était signalé à l'attention du Parlement. Le général Renard ne devait, de son côté, exercer ses fonctions ministérielles que pendant un peu plus d'un an. Il mourut le 4 juillet 1879 et eut pour successeur le général Liagre qui démissionna en septembre 1879 et auquel succéda le général Gratry.
La question du programme du gouvernement ne souleva guère de difficultés. Le parti libéral dans son ensemble trouvait nécessaire la révision de la loi du 23 septembre 1842 sur l'enseignement primaire.
Cette loi, il est vrai, avait, à l'époque, été votée presque à l'unanimité, après que le chef de la droite, M. Dechamps, eut admis qu'un refus du clergé de concourir à son application ne devait point rendre impossible l'existence légale de l'école officielle. Seuls, à la Chambre, trois élus libéraux : Delfosse, Savart et Théodore Verhaegen, avaient émis un vote négatif, et s'étaient prononcés en faveur d'un enseignement public, indépendant et laïc. C'est à l'unanimité, par contre, que le Sénat avait voté la loi. Celle-ci traduisait le souci d'unir, dans une collaboration loyale et féconde, le (page 21) pouvoir civil et le pouvoir religieux, préoccupation qui animait notamment Orts, Lebeau et Paul Devaux.
Pour donner au régime de l'enseignement primaire un statut qui jusqu'alors lui avait fait défaut, peut-être aussi pour éviter dans l'avenir une législation plus favorable aux prétentions du clergé, entraînés enfin par le langage conciliant du rapporteur J.-B. Nothomb, les chefs libéraux avaient admis les plus larges concessions aux exigences de la droite.
Sans doute, la loi prévoyait-elle qu'il y aurait dans chaque commune au moins une école primaire. Mais les autorités locales étaient dispensées de cette obligation de principe lorsqu'il était suffisamment pourvu aux besoins de l'enseignement par les écoles libres. Ainsi se trouvait consacré le rôle supplétif où les catholiques avaient toujours entendu confiner l'enseignement officiel. Bien plus, l'adoption des écoles libres étant permise, la majorité des communes recourut à cette solution, ce qui eut pour conséquence une « cléricalisation » de l'enseignement primaire. Même dans les écoles non adoptées, l'influence du clergé s'exerçait, puisque le cours de religion et de morale, donné par l'instituteur, était placé sous la direction des ministres du culte professé par la majorité des élèves de l'école, donc sous la direction du prêtre catholique, En dehors de l'enseignement religieux, aucun enseignement moral n'était prévu.
D'autre part, l'autorité religieuse n'avait pas seulement le droit de déterminer de façon souveraine les livres destinés à l'enseignement religieux et moral; elle exerçait aussi un droit de regard sur le choix de tous les livres employés dans les écoles primaires communales.
(page 22) Tant de privilèges consacrés par la loi n'avaient pourtant pas paru suffisants et sous le ministère de Theux, l'autorité religieuse avait obtenu ce que ni J.-B. Nothomb, ni après lui Vande Weyer n'avaient voulu lui concéder : un règlement du 15 août 1846 avait admis que l'instituteur saisirait toutes les occasions de développer les principes de la religion et de la morale et, qu'à cet égard, il se conformerait aux instructions que les évêques donneraient aux curés. C'était aller beaucoup plus loin que ne l'avait voulu la gauche libérale lorsque, dans un esprit de concorde nationale, elle avait voté la loi. Ce contrôle du pouvoir ecclésiastique n'était plus limité à la religion et à la morale, reconnues comme son domaine propre ; il s'étendait en fait à l'enseignement primaire tout entier. L'école cessait d'être laïque dans son enseignement essentiel puisque celui-ci devenait obligatoirement imprégné d'esprit catholique. En fait, dans toutes les communes catholiques, l'instituteur se trouvait subordonné au curé habilité à lui imposer ses directives.
Cet état de choses s'accentua encore lorsque les évêques eurent obtenu de l'Etat qu'il limitât le nombre d'admissions dans les écoles normales officielles déjà moins nombreuses que celles de l'enseignement libre, en sorte que la majorité des instituteurs des écoles publiques se recruta parmi les élèves sortis des écoles normales catholiques.
Dès ses débuts dans la vie politique, Frère-Orban s'était rangé dans le groupe, alors minoritaire, des adversaires de la loi de 1842. Déjà avant son entrée au Parlement, et alors qu'il n'était encore que conseiller communal, il s'était élevé contre les principes qu'elle allait consacrer. Les concessions du gouvernement de Theux qui, à la collaboration entre les deux pouvoirs souhaitée par le législateur de 1842, (page 23) substituaient la prépondérance de l'autorité religieuse, avaient trouvé en lui un ennemi déclaré. Au Congrès libéral du 14 juin 1846, il avait pris l'initiative d'inscrire au programme du parti : « L'organisation d'un enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de l'autorité civile, en donnant celle-ci tous les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence contre les établissements privés et en repoussant l'intervention des ministres des cultes à titre d'autorité dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil. »
Cependant, ni le gouvernement de 1847, ni celui de 1857, ni celui de 1868 ne tentèrent de modifier soit le texte soit l'application de la loi de 1842. En 1850, Rogier avait bien élaboré un projet que Frère-Orban avait annoté et que le Conseil des Ministres avait discuté. Mais le gouvernement avait renoncé à le déposer, se rendant compte qu'il risquait de n'être pas suivi par une fraction importante de l'opinion libérale dont Paul Devaux restait l'interprète écouté et qui demeurait fidèle aux conceptions de l'unionisme. Près de dix ans plus tard, en 1859, Théodore Verhaegen reconnaissait encore qu'une initiative de révision de la loi de 1842 risquait de mettre en péril l'unité libérale.
Mais l'expérience faite à l'occasion de l'application de la loi sur l'enseignement moyen du 1er juin 1850 allait souligner combien illusoire était la politique de collaboration sincère avec l'autorité religieuse souhaitée par les chefs libéraux en 1842.
Cette loi de 1850, due à l'initiative du gouvernement Rogier, traduisait, il est vrai, dans une certaine mesure, les préoccupations qui avaient animé le Congrès de 1846. C'est ainsi qu'elle interdisait aux provinces et aux communes de (page 24) conclure des accords analogues à celui qu'avait envisagé en 1846 le collège échevinal de Tournai, accord qui partageait le choix du principal de l'Athénée entre la ville et l’ordinaire du diocèse et subordonnait la désignation des professeurs à l'agrément de celui-ci. Provinces et communes ne pouvaient plus désormais « déléguer en tout ou en partie à un tiers » l'autorité que les lois leur conféraient sur les dix athénées royaux et les cinquante écoles moyennes dont la création était envisagée. L'article 8 de la loi stipulait que les ministres des cultes seraient invités donner ou surveiller l'enseignement religieux dans les établissements d'enseignement moyen et qu'ils pourraient pareillement communiquer au conseil de perfectionnement leurs observations relatives à cet enseignement.
En ce qui concerne la religion et la morale, les pouvoirs de l'autorité ecclésiastique revenaient, à peu de choses près, à ce qu'ils étaient dans l'enseignement primaire selon la loi de 1842, mais ils étaient limités à ce domaine. Le droit de regard sur les livres employés dans l'enseignement général, concédé au clergé par cette dernière loi, n'était pas repris, et surtout la supervision de l'enseignement telle qu'elle résultait, dans l'enseignement primaire, des instructions de de Theux, avait été délibérément écartée.
La droite avait combattu avec âpreté ces dispositions que Frère-Orban avait magistralement défendues dans son discours du 20 avril 1850. Quand la loi eut été votée par la Chambre et le Sénat, l'autorité religieuse se refusa à collaborer à son application.
Les négociations entreprises avec le cardinal-archevêque en octobre 1850 échouèrent. Et cependant, pour les faire aboutir, le gouvernement, se conformant aux (page 25) déclarations faites par Frère-Orban, s'était déclaré prêt à reconnaître à l'autorité ecclésiastique un droit d'inspection limité, il est vrai, à l'enseignement religieux mais en précisant qu'un même droit serait éventuellement attribué aux ministres des autres cultes. Il s'était heurté à une intransigeance absolue. L'Eglise s'en tenait à sa thèse : la religion catholique devait être adoptée comme base de l'éducation tout entière. Elle devait imprégner tout l'enseignement. Seuls les prêtres catholiques devaient avoir accès à l'école. Les élèves appartenant à une autre confession n'avaient droit qu'au libre exercice de leur culte.
Sous le gouvernement modéré de Brouckère-Piercot, les négociations furent reprises. Elles semblaient ne pas devoir aboutir, quand l'administration communale d'Anvers s'accorda avec l'archevêché sur un règlement d'ordre intérieur applicable l'athénée et à l'école moyenne de cette ville. Ce règlement reconnaissait l'autorité religieuse des droits à peu près identiques à ceux que la convention de de Theux avait consacrés pour l'application de la loi de 1842 : outre l'agréation des livres destinés l'enseignement de la religion, un droit de veto était reconnu à l'autorité religieuse sur les livres destinés aux autres branches. Le préfet des études et les professeurs devaient profiter de toutes les occasions pour inculquer aux élèves les principes de morale et leur recommander la pratique de leurs devoirs religieux. L'ecclésiastique chargé du cours de religion se voyait reconnaitre le droit de veiller à ce que les élèves accomplissent ceux-ci.
M. Piercot ayant annoncé son intention d'adopter le régime d'Anvers comme règlement-type pour tous les établissements d'enseignement moyen, avait été approuvé presque unanimement et, entre autres, par Devaux, Lebeau, (page 26) Rogier, Tesch, Orts, Deliège et par Delfosse lui-même qui, en 1849, avait réclamé l'abrogation de la loi de 1842.
Frère-Orban s'était en vain élevé contre la politique du gouvernement. Six députés seulement s'étaient rangés à son opinion. Bien que soutenu par la presse libérale, il devait connaitre un échec analogue lors de la discussion de l'adresse en novembre 1854. Mais les événements n'allaient pas tarder à lui donner raison.
Malgré les concessions qui avaient été faites, le clergé refusa son concours à Gand, à Mons, à Tournai, Bruges, à Furnes et à Ypres. L'autorité religieuse voulait en réalité autre chose et plus encore que ce qu'elle avait obtenu. Elle entendait que l'enseignement moyen comme l'enseignement primaire fût tout entier imprégné de catholicisme et que son droit de contrôle demeurât illimité. Ce à quoi elle s'opposait, c'était à cette indépendance du pouvoir civil en matière d'enseignement qu'avait prônée Devaux. Elle excluait de même l'entente entre le monde religieux et civil qu'en 1842 encore Lebeau avait souhaitée. La preuve était ainsi faite que la collaboration entre les deux pouvoirs était illusoire.
Le respect des idées religieuses et de l'influence religieuse, pour prendre les termes dont s'était servi Frère-Orban, ne suffisait pas à l'Eglise. Elle n'entendait pas être reléguée dans son domaine propre, mais persistait ) vouloir que l'enseignement public restât soumis à son obédience.
Le pouvoir civil se trouvait dès lors contraint à défendre et à faire prévaloir ses droits.
C’est ce que, dès 1856, la gauche libérale comprit après que Dechamps et le Comte Félix de Mérode eurent fait des (page 27) déclarations ne laissant aucun doute sur le but confessionnel poursuivi par la droite.
La naissance d'un mouvement ultramontain au sein de celle-ci devait accentuer encore l'antagonisme que les prétentions du clergé rendaient inévitable. Dans ses mémoires, Woeste ne songe pas à contester que, vers 1865, ces tendances hostiles à la Constitution se soient manifestées dans certains milieux catholiques et que le mouvement ait grandi d'année en année. S'y était rallié un nombre imposant de catholiques fervents et riches qui exerçaient sur la presse de leur parti une influence prépondérante. Plusieurs évêques passaient pour être en communauté de vue avec eux. Le Pape Pie IX était, on le savait, hostile aux constitutions modernes et aux libertés qu'elles consacraient, et, dans le pays même, les trois Nonces qui s'étaient succédé, Mgr Ledochowski, Mgr Oreglia et Mgr Cattani avaient prêté l'appui de leur autorité au groupe des intransigeants dont l'influence grandissait.
Une brochure anonyme, Catholique et Politique, avait préconisé, comme but des efforts des catholiques, la révision de la Constitution dans un sens hostile aux libertés publiques. Woeste affirme, il est vrai, que les dirigeants du parti restaient fidèles aux principes constitutionnels et réprouvaient les manifestations tapageuses ct maladroites de cette minorité remuante. Mais cette campagne anticonstitutionnelle, de jour en jour plus marquée, devait nécessairement renforcer la conviction des libéraux, de plus en plus nombreux, qui constataient que leurs dirigeants avaient, selon la prévision de Verhaegen et de Frère-Orban, été dupes du compromis de 1842. Ne fallait-il pas craindre, d'ailleurs, que, tombées en fait (page 28) dans une très large mesure sous l'influence du clergé, les écoles primaires même officielles ne servent à diffuser les conceptions anticonstitutionnelles auxquelles le haut clergé était unanimement rallié ? Pouvait-on admettre que la jeunesse fût élevée dans des sentiments d'hostilité sinon d'indifférence, à l'égard des libertés publiques ? Et, si on ne le voulait pas, le moyen le plus efficace pour réagir n'était-il pas de renforcer l'autorité du pouvoir civil et même du pouvoir central sur l'école ? On comprend, dès lors, les raisons qui imposaient au nouveau gouvernement, avant toute autre tâche, la révision de la loi sur l'enseignement primaire.
A vrai dire, sur les principes qui devaient être la base de cette révision, des divergences existaient. Les uns, selon la thèse que Condorcet avait développée dans son rapport à la Convention, partaient du principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat et entendaient exclure tout enseignement religieux de l'école. D'après eux, celle-ci n'avait d'autre objet que d'assurer la formation intellectuelle et morale des élèves. C'était aux parents, et aux parents seuls, qu'il appartenait de leur faire donner l'enseignement de la religion qui avait leur préférence. Les modérés, au contraire, estimaient qu'il suffisait d'enlever aux ministres des cultes l'autorité qui leur avait jusqu'alors été reconnue dans les écoles, mais que rien ne s'opposait à ce qu'ils fussent admis à y enseigner la religion. Frère-Orban partageait cette façon de voir. De l'aveu peu suspect du Bien Public, il cherchait à dégager le libéralisme de toute solidarité avec les sectaires de la Revue de Belgique et de La Flandre Libérale. Il rallia sans trop de peine la gauche à ses conceptions. Mais, sur la tactique à suivre pour arriver au résultat désiré, des hésitations se manifestèrent : fallait-il procéder à une révision (page 29) générale de la loi, ou seulement l'amodier dans le sens de la loi de 1850, ou encore, était-il sage d'étendre brusquement la législation nouvelle à tout le pays ? N'était-il pas préférable de procéder par étapes ? La prudence ne conseillait-elle pas de n'appliquer d'abord la neutralité de l'enseignement qu'aux écoles des villes où l'opinion publique était préparée à pareille réforme ? Frère-Orban, comme d'ailleurs Bara, semblait incliner vers cette dernière solution. Des arguments puissants militaient en sa faveur. Si la victoire libérale avait été très nette, la majorité dont disposait le gouvernement n'était pas considérable et la droite soutenait avec raison que le système électoral avait avantagé la gauche dont la représentation ne correspondait même pas avec la majorité du corps électoral censitaire.
Bien plus, la réforme envisagée devait modifier les conditions d'enseignement de centaines d'écoles populaires. On pouvait dès lors se demander si les masses en comprendraient la portée ; si elles seraient sensibles aux considérations de droit constitutionnel et d'intérêt national qui militaient en faveur d'une modification du régime existant.
Par contre, s'en tenir à une révision partielle de la loi de 1842, c'était non seulement manquer aux engagements pris avant l'élection, c'était aussi rompre l'unité si difficilement rétablie du parti libéral. Après tant d'années d'attente, était-il possible à Frère-Orban de rester en-deçà de la motion qu'il avait fait voter au Congrès libéral de 1846 ? Cette considération l'emporta finalement sur toutes les autres.
(page 30 )Le discours du Trône annonça l'intention du gouvernement de laïciser l'enseignement : « L'enseignement donné aux frais de l'Etat - y était-il dit - doit être placé sous la direction et sous la surveillance exclusive de l'autorité civile. Il aura pour mission, à tous les degrés, d'inspirer aux jeunes générations l'amour et le respect des principes sur lesquels reposent nos libres institutions. »
Ainsi avertie des intentions de la majorité, la droite, naguère encore divisée entre « constitutionnels » et adversaires des libertés publiques, refit son unité. Lors de la discussion de l'Adresse à la Chambre, ses orateurs réclamèrent des précisions sur le programme scolaire du gouvernement que la presse catholique affirmait constituer une tentative de déchristianisation. Frère-Orban répondit à Thonissen que le ministère s'expliquerait bientôt sur les projets dont le discours du Trône fixait les principes.
Très habilement, les porte-parole de la droite tentèrent de diviser la gauche. Woeste accusa Frère-Orban de ne se servir de l'appui des radicaux qu'avec la secrète pensée de les éliminer dès qu'il disposerait d'une majorité libérale suffisante, cependant que Cornesse, un autre représentant de la droite, affirma que le chef du gouvernement avait dû consentir des concessions importantes à Janson et lui promettre tout au moins la réalisation d'une partie de son programme.
(page 31) Fidèle à sa tactique, Frère-Orban se défendit en attaquant. Il rappela que certains droitiers avaient pris part à des manifestations aux côtés de Janson et que, quelles que fussent leurs convictions personnelles, les parlementaires catholiques étaient débordés par les ultramontains et la presse où triomphaient les tendances anticonstitutionnelles. Il conclut en disant : « Notre politique sera libérale et ferme autant que modérée. Elle sera une politique d'ordre, de conservation, de progrès : de liberté et d'ordre contre tous les anarchistes ; de conservation contre ceux qui attaquent nos institutions ; de progrès en cherchant, par les voies de la liberté, à assurer le développement moral, intellectuel et matériel de la société. »