(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 133) La session de 1887-1888 ne comporta aucune intervention marquante de Frère-Orban.
Lors de la discussion d'un projet apportant des modifications à la loi du 16 juin 1836 sur l'avancement des officiers et à celle du 18 mars sur l'organisation de l'école militaire, il s'insurgea, au nom de la Constitution, contre l'obligation de la connaissance du flamand que l'on voulait imposer aux futurs officiers.
En une autre occasion, s'instituant le défenseur des intérêts de l'industrie liégeoise, il fit grief au gouvernement d'avoir commandé chez Krupp les canons nécessaires aux fortifications de la Meuse.
Il intervint encore à diverses reprises pour dénoncer les dépassement de crédits auxquels la construction de ces forts, dont il contestait l'utilité, avait donné lieu et prit part au débat sur le contingent de l'armée et sur la constitution de l'armée de réserve.
(page 134) Les élections approchant, dans un important discours, il critiqua violemment la politique du gouvernement, qu'il blâma tant du point de vue militaire que du point de vue financier et social, lui reprochant de n'avoir d'autre souci que de favoriser les intérêts catholiques.
A vrai dire, il demeurait profondément découragé. La crise que traversait son parti lui enlevait tout espoir de voir celui-ci reprendre le pouvoir. A Bruxelles, la lutte entre radicaux et modérés, loin de s'apaiser, s'exaspérait à nouveau et la « Ligue » se refusait à envisager une alliance électorale avec « l'Association ». Jules Guillery s'efforça alors de constituer une liste de concentration et d'union sur laquelle devaient figurer pour représenter l'élément progressiste, Demeur et Dansaert à la Chambre, Mignot, de Renesse et Van Camp pour le Sénat. Mais ces candidats lui refusèrent leur concours, et l'Association préféra présenter une liste incomplète dont les candidats s'opposèrent à ceux de la « Ligue. »
Conscient de ses responsabilités, Frère-Orban ne voulut cependant rien négliger de ce qui était en son pouvoir pour assurer tout au moins un succès partiel son parti. Grâce à son intervention, des personnalités en vue acceptèrent à Namur, à Ostende et à Anvers de figurer sur les listes libérales. Ses initiatives contribuèrent relever le courage des libéraux de province, défavorablement impressionnés par les querelles qui, à Bruxelles, ne cessaient d'opposer les différentes fractions du parti.
L'élection du 12 juin 1888, qui comportait notamment le renouvellement des mandats des seize députés et des huit sénateurs de l'arrondissement de Bruxelles, n'en fut pas moins décevante. Elle entraîna en province la perte des (page 135) sièges de Virton et d'Ostende. A Bruxelles trois listes s'opposaient : celle de la « Ligue Libérale » doctrinaire, de la radicale « Association Libérale » et celle des « Indépendant s» soutenus par les catholiques. Découragés par leur défaite au premier tour de scrutin, les radicaux bruxellois s'abstinrent au ballottage, en sorte que seuls furent élus, parmi les candidats libéraux, Buls à la Chambre et A. de Brouckère au Sénat.
Quelques mois plus tard, l'Association Libérale devait à nouveau provoquer une défaite libérale lors d'une élection partielle qui eut lieu les 22 et 27 octobre 1888 : la situation paraissait devoir favoriser le candidat libéral et les catholiques avaient même songé ne pas participer à la lutte. Il avait fallu une énergique intervention de Woeste pour qu'ils se ravisent. Au premier tour, Graux, désigné par la « Ligue » l'emporta largement sur Emile Féron, candidat des progressistes. Mais au ballottage, ceux-ci refusèrent d'apporter à Graux leur appui et le candidat catholique Powis emporta le siège par une majorité de deux cents voix. Pour la seconde fois depuis 1884, le parti voyait ainsi le corps électoral ratifier sa politique et même renforcer sa majorité.
La déception compréhensible que cette situation faisait naître dans les rangs libéraux ne pouvait que grossir le nombre de ceux qui réclamaient une large extension du droit de suffrage. De plus en plus s'ancrait dans les esprits la conviction que, sous le régime électoral existant, le renversement de la majorité de droite s'avérait impossible. Aussi, dès la rentrée du Parlement, Houzeau de le Haye, député radical de Mons. déposa-t-il une proposition de révision des articles 47 et 56 de la Constitution.
(page 136) Contre la majorité de droite, Frère-Orban et les doctrinaires en votèrent la prise en considération tout en déclarant que ce vote n'impliquait de leur part aucune approbation de la proposition même.
Si, parlementairement, le rejet de la proposition de Houzeau de le Haye mettait provisoirement fin à la question électorale, il apparut bientôt que celle-ci ne tarderait pas à se poser nouveau.
L'abattement qui avait semblé peser sur la classe ouvrière après l'insurrection de 1886 faisait place à d'autres sentiments. Petit à petit, sous l'aiguillon de la propagande socialiste, les masses laborieuses prenaient conscience de leurs intérêts et s'éveillaient de leur longue léthargie. En pays flamand comme en Wallonie, les théories de l'extrême-gauche trouvaient chez elles un écho grandissant.
Sans doute, les tendances n'en étaient pas partout ide tiques. Alors qu'en Flandre et à Bruxelles, sous l'influence d'Anseele et de Louis Bertrand, le mouvement revêtait des formes plus positives et s'attachait avant tout à des revendications d'ordre pratique, dans le Hainaut, la tradition purement révolutionnaire exerçait son emprise sur les esprits. Alfred Defuisseaux, retiré en France et vivant en contact avec des agitateurs français, méditait un coup de force, une marche sur Bruxelles suivie d'une prise de pouvoir qui eût consacré la victoire de la classe ouvrière et la proclamation de la République. Ses partisans entretenaient dans le Sud du pays une agitation croissante. Des grèves sans but économique se multipliaient malgré l'opposition des dirigeants du socialisme officiel. Il s'agissait pour Defuisseaux et ses amis de créer au sein de la masse ouvrière une psychose de combat.
(page 137) Le mouvement revêtait des allures mystérieuses. A la nuit, se tenaient des meetings où les orateurs parlaient masqués et en déformant leur voix. Les attentats à la dynamite se multipliaient. Des ballots de tracts révolutionnaires furent saisis. Le gouvernement reçut en mai 1887, signé par Alfred Defuisseaux et par l'ouvrier Conreur, un manifeste qui empruntait la forme d'un ultimatum révolutionnaire.
L'arrestation de Conreur tua dans l'œuf l'idée de la marche sur la capitale. Mais l'agitation souterraine n'en persista pas moins et l'idée d'un coup de force s'implanta dans des esprits de plus en plus nombreux. Defuisseaux acquit alors la conviction que rien ne pourrait arrêter le mouvement dont il était l'animateur. Estimant que l'heure de passer aux actes avait sonné et, en plein accord avec son neveu Georges resté en Belgique, il convoqua en décembre 1888 à Châtelet un congrès secret de ses partisans. Le principe de la grève générale révolutionnaire avec, pour objectif, la proclamation de la république « démocratique et sociale » y fut adopté.
Mais un certain Laloi, qui avait présidé le congrès, était un agent de la Sûreté Publique et l'on devait apprendre bientôt qu'un autre agent de celle-ci, le nommé Pourbaix, avait été étroitement mêlé tout le mouvement révolutionnaire des derniers mois. Démasqués, la plupart des délégués furent arrêtés et déférés à la cour d'assises du Hainaut y compris Laloi qui choisit pour le défendre Edmond Picard.
Dès ce moment, la presse de gauche déchaîna contre le ministère des attaques chaque jour plus furieuses.
Le procès du « Grand Complot » s'ouvrit devant la cour d'assises du Hainaut, le 6 mai 1889. Dix-huit des avocats les plus réputés de l'époque, socialistes, libéraux et (page 138) catholiques, se trouvèrent au banc de la défense unis dans leur réprobation des méthodes policières auxquelles le gouvernement avait eu recours. L'administrateur de la Sûreté Publique, Gautier de Rasse, cité comme témoin, fit des révélations sensationnelles, déclarant qu'il était entré en contact avec Pourbaix sur la recommandation du ministre de l'Intérieur, M. De Volder ; ajoutant que Pourbaix avait eu d'abord des contacts avec Beernaert et que c'était ce dernier qui l'avait envoyé chez De Volder. Bien plus, il divulgua que le chef du gouvernement avait reçu de Pourbaix le texte du manifeste incendiaire de 1887 et que c'était lui-même qui le lui avait fait renvoyer à Conreur qui, pour l'avoir signé, avait été déféré aux assises et condamné.
Les débats furent l'occasion pour Janson et Picard d'un triomphe sans précédent. Pourbaix fut arrêté et une instruction fut ouverte contre lui. Tous les accusés, sauf Laloi, furent acquittés.
Ces événements eurent leur écho au Parlement. Bara, soutenu par Frère-Orban, attaqua le ministère dans un discours où la violence se mêlait au mépris. Beernaert et De Volder se défendirent maladroitement. Ils furent appuyés par Jacobs de façon assez inefficace, cependant que Woeste gardait un silence significatif. L'ordre du jour de confiance n'en fut pas moins voté, droite contre gauche. Mais le ministère semblait ébranlé et Bara avait même espéré que le Roi retirerait sa confiance au chef de cabinet et au ministre de l'Intérieur.
La gauche entendait exploiter à fond la situation compromise du gouvernement. Le hasard vint à son secours. Un député catholique de Bruxelles, M. Stroobant, étant décédé, une élection partielle fut fixée au 3 juin.
(page 139) Auréolé par son succès de Mons, Paul Janson décida de se porter candidat au nom des progressistes. Il eut la loyauté de déclarer à l'Association Libérale que si le scrutin favorisait au premier tour Charles Graux, candidat de la Ligue, il prônerait au second tour le ralliement libéral autour du nom de celui-ci.
Le premier scrutin donna 4.818 voix à Janson, 4.201 voix à Graux et 6.410 au candidat catholique De Becker.
Le soir même, Janson se rendit à la L »igue » et y fut acclamé. Il exprima l'espoir que toutes les voix libérales se concentreraient sur son nom et qu'après l'élection l'union pourrait se refaire définitivement sur un programme commun.
Frère-Orban, interrogé par un ami, déclara qu'il ne lui paraissait pas possible de ne pas voter au ballottage pour Janson. Celui-ci l'emporta l'élection du 10 juin par 10.539 voix contre 8.602 De Becker.
L'affaire du « Grand Complot » avait servi de plateforme à la campagne électorale ; la victoire de Janson atteignait directement le cabinet et son chef Beernaert. Dès le lendemain de son élection, Janson interpella et demanda au ministère de se démettre.
Woeste essaya de briser l'offensive libérale en opposant Janson à Frère-Orban. Ayant posé au chef doctrinaire la question de savoir s'il avait été sincèrement partisan de la candidature du leader radical, il se vit répondre sèchement « Oui, Monsieur » et le lendemain, reprenant la parole au sujet d'un fait personnel, Frère-Orban répéta qu'il n'y avait aucune hésitation possible et qu'aucune excuse ne (page 140) pouvait être admise à l'acte de Beernaert s'abouchant avec Pourbaix. « J'espère - dit-il en terminant - que nous n'en sommes pas encore arrivés à pratiquer cette morale flétrie que la fin justifie les moyens. »
L'ébranlement du ministère semblait devoir hâter le regroupement des forces libérales.
Le rapprochement des radicaux et des doctrinaires fut scellé le 30 juin 1889 dans un banquet de seize cents couverts organisé en l'honneur de Janson et de Graux. Frère-Orban ne put y assister, mais, le 20 octobre, les libéraux liégeois ayant à leur tour organisé une réunion pour célébrer le centenaire de la révolution liégeoise, il saisit l'occasion et dans son allocution, appuya de son effort la réconciliation esquissée. Abordant la question du droit de suffrage, il justifia l'initiative qu'il avait prise en faisant voter la loi capacitaire de 1883. Il répéta avec force ses déclarations antérieures disant que le succès de cette réforme pour les élections provinciales et communales l'imposait pour les élections législatives. Dans sa péroraison, longuement acclamée, il rappela le serment des délégués de la principauté liégeoise en 1789, et invita ses auditeurs jurer de maintenir l'union libérale reconstituée.
« Nous sommes aujourd'hui réunis pour célébrer le centenaire de cette journée. Nous avons, parmi nous, des successeurs de ces délégués des bonnes villes alliées.
« Mieux encore, nous avons ici des représentants du pays libéral tout entier, du libéralisme dont la mission est de sauvegarder les institutions conquises par nos ancêtres et par nous-mêmes.
« Eh bien ! jurons à notre tour d'éloigner les discordes (page 141) qui ont permis à la réaction de s'emparer du pouvoir.
« A chacun sa croyance, à chacun sa conviction sur les points réservés.
« Jurons de ne songer qu'à ce qui nous unit.
« Jurons de travailler pour le bien public et pour le progrès, avec la volonté de faire régner la justice, surtout pour les pauvres et les déshérités dont nous devons nous occuper sans cesse.
« Jurons de ne jamais compromettre, au profit d'un despotisme intolérable et à jamais brisé, les droits inaliénables, imprescriptibles de la raison et de la conscience humaine. »
Les interventions de Frère-Orban au cours de cette session furent peu nombreuses. Quelques mois auparavant, il avait eu la douleur de voir mourir son petit-fils Georges, fils du conseiller à la cour d'Appel de Liège. La santé de Madame Frère-Orban lui inspirait les plus vives craintes. Elle fut emportée le 6 janvier 1890 et le Roi, dès le lendemain, tint à aller lui exprimer la part qu'il prenait à son deuil.
Il ne reparut à la Chambre que le 6 mars 1890 et reprit (page 142) la parole lors de la discussion du budget de la Justice, les 17, 18 et 23 avril.
Il reprocha vivement au gouvernement de n'avoir pas adhéré officiellement à l'Exposition Universelle de Paris et dénonça l'hostilité que cette attitude impliquait à l'égard des principes de 1789 dont catholiques et libéraux avaient, en 1830, fait d'un commun accord la base de nos institutions constitutionnelles.
Comme Janson et Bara quelques semaines auparavant, il revint sur l'affaire du « Grand Complot » qui avait trouvé son épilogue peu glorieux dans la révocation de Gautier de Rasse, l'administrateur de la Sûreté Publique.
Il évoqua aussi une autre affaire qui venait de susciter des ennuis au cabinet, l'affaire Nieter. Celui-ci, ancien rédacteur du Journal de Bruxelles et successivement attaché au cabinet de Jacobs, de Thonissen et de De Volder, était soupçonné d'avoir dérobé des documents ministériels et de les avoir livrés à la France.
Enfin, faisant allusion la révision de l'article 47 de la Constitution, il affirma sa position dans la phrase lapidaire souvent citée : « Je ne veux du suffrage universel ni en un ni en deux actes. »
Sur le plan électoral cependant, les efforts d'une gauche où les divisions étaient depuis quelques mois moins éclatantes, demeurèrent sans effet. Le revirement de l'opinion publique qui avait paru se dessiner au lendemain du verdict de Mons ne se maintint pas. Les élections partielles de Louvain, Dinant, Namur, Neufchâteau, se révélèrent décevantes.
Lors de la consultation électorale du 10 juin 1890, si (page 143) les libéraux connurent certains succès et gardèrent de belles majorités dans le Hainaut, sauf à Thuin, ces résultats favorables furent éclipsés par la défaite cuisante de leurs candidats à Waremme et surtout à Gand.
La droite conserva une majorité de cinquante voix que rien, semblait-il, n'était de nature à entamer dans un avenir proche.