(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 97) L'étendue de leur victoire avait surpris les catholiques eux-mêmes. Ils avaient espéré entamer les positions libérales, non les rompre : un succès aussi inattendu risquait de les griser. Leurs militants entendaient profiter au maximum d'un triomphe sans précédent et détruire au plus tôt l'œuvre scolaire réalisée par le ministère Frère-Orban.
En faisant, pour constituer le gouvernement, appel à Jules Malou, dont il connaissait la modération, le Roi avait espéré empêcher le parti vainqueur de suivre les directives de ses éléments les plus intransigeants. Cette attente fut déçue. Le formateur du cabinet ne put résister la pression des « cercles catholiques » dont Victor Jacobs et Charles Woeste avaient été les principaux animateurs. Ils exigèrent que des portefeuilles ministériels soient confiés à leurs chefs et le gouvernement ainsi constitué prit immédiatement figure de gouvernement de combat. Frère-Orban ne réagit pas immédiatement contre la (page 98) menace qu'il entrevoyait. « Au lendemain d'une chute - écrivait-il le 27 juin 1884 - bien des gens s'imagineraient que je suis inspiré par le regret du pouvoir. Il n'en est absolument rien. Je croyais que notre mort arriverait en deux actes ; elle est venue en un acte ; voilà la différence. » Invité à la réunion de l'Association Libérale de Liège qui devait désigner ses candidats sénatoriaux, il se refusa à y prendre la parole parce qu'il ne voulait pas, disait-il, être contraint de rechercher les causes de la défaite libérale et de formuler ainsi un « acte d'accusation contre les radicaux. »
D'autre part, il n'entendait pas commettre la faute qu'en 1878 il avait si sévèrement reprochée à ses adversaire s: attaquer un programme avant de le connaitre. Il voulait voir le gouvernement à l'œuvre et ne remonter sur la brèche que lorsqu'il connaîtrait ses intentions. Dès le mois d'août, il fut fixé.
Le ministère Malou marqua immédiatement qu'il n'entendait rien laisser subsister de ce qu'avait réalisé le gouvernement précédent. Son premier acte, le 4 août, fut de demander aux Chambres les crédits nécessaires au rétablissement de la légation au Vatican.
Frère-Orban tenta vainement de s'y opposer en arguant et de l'inutilité de cette représentation diplomatique et d'une lettre où le Pape avait exprimé toute sa satisfaction de la victoire remportée par les catholiques belges. Il s'en prit avec violence au chef du gouvernement et dénonça à la fois sa prétendue modération et son absence de sincérité : « Nous l'avons vu, dit-il, au premier rang de nos adversaires les plus acharnés, animé de l'esprit de parti le plus intraitable et le plus injuste, nier le déficit (page 99) qu'il avait contribué plus que personne à former, refuser tout moyen d'y pourvoir et se condamnant d'avance, s'il revenait au pouvoir ou bien à supprimer les impôts qu'il avait déclaré inutiles ou bien les maintenir et reconnaître ainsi qu'il avait fait une opposition malhonnête et déloyale. »
En même temps, le gouvernement déposait un projet de loi destiné à remplacer celle du 1er juillet 1879 sur l'enseignement primaire. Ce projet mettait fin aux prérogatives que cette loi avait conférées à l'Etat. La direction des écoles primaires était restituée aux communes qui étaient autorisées à adopter une ou plusieurs écoles privées et pouvaient ainsi, sauf si vingt chefs de famille ayant des enfants en âge d'école s'y opposaient, se dispenser d'ouvrir ou de maintenir une école communale. En fait, dans toutes les communes rurales, l'enseignement devait à bref délai retomber sous la coupe du clergé.
Ainsi qu'il fallait s'y attendre, le projet abolissait la disposition de la loi de 1879 suivant laquelle le corps enseignant des écoles publiques devait se recruter parmi les candidats formés par les seules écoles normales officielles. Bien plus, la mise en disponibilité de nombreux instituteurs nommés par le gouvernement précédent était prévue. C'était faire table rase de tout ce que le gouvernement libéral avait réalisé.
On eût pu croire que devant une proposition allant aussi nettement l'encontre de ses aspirations, la gauche reconstituerait immédiatement son unité. Mais les séquelles de la lutte que doctrinaires et radicaux s'étaient livrée étaient telles qu'il n'en fut rien. Caractéristique à cet égard fut la réaction de Frère-Orban. Invité à participer à Liège (page 100) avec Paul Janson à un meeting contre le nouveau projet scolaire, il se refusa à prendre la parole au local de la « Renommée » en rappelant que le tribun « y avait, en 1869, attaqué les libéraux en compagnie de M. Coomans, du fanatique comte de Limburg-Stirum et des chefs de l'Internationale, lorsqu'on y préparait l'effondrement du parti libéral de 1870. »
A la Chambre, il s'efforça de contrecarrer les plans du ministère. Dès le 11 août, il tenta, mais en vain, d'obtenir l'ajournement de l'examen du projet scolaire la session ordinaire. Quelques jours plus tard, le 22 août, dans un impressionnant discours, il mit en lumière les dangers de la législation proposée. L'Etat ne pouvait, disait-il, être écarté de la formation morale et intellectuelle de la jeunesse. Il ne pouvait accepter son abdication au profit de l'Eglise. La morale est indépendante du dogme. Il fallait qu'elle pût être enseignée dans les écoles, ce que le projet ne prévoyait pas.
Il apparut d'ailleurs bientôt que le pays légal n'accepterait pas sans réagir la législation proposée. Déjà, il semblait se ressaisir et regretter son verdict du mois de juin.
Devant l'offensive de leurs adversaires, libéraux et radicaux comprirent enfin qu'ils devaient oublier leurs dissentiments et ils constituèrent un front commun. Dès le 23 juillet, les élections sénatoriales avaient marqué un revirement de l'opinion publique : la gauche y avait remporté un succès incontestable, notamment dans l'arrondissement de Nivelles ; à Bruxelles, la liste libérale était passée tout entière.
Quand le gouvernement eut déposé son projet, (page 101) l'opposition s'amplifia et, dans les villes, les passions s'échauffèrent. A Bruxelles, des manifestations tumultueuses se produisirent autour du Parlement. Elles donnèrent lieu à d'âpres polémiques. Le bourgmestre de Bruxelles, accusé à la Chambre, de n'avoir point maintenu l'ordre, trouva en Frère-Orban un ardent défenseur. Ce fut bien pis encore quand les catholiques voulurent, le 7 septembre, célébrer leur victoire dans la capitale même et faire ainsi violence à ses sentiments. Leur cortège y fut reçu coups de sifflet. D'homériques bagarres mirent aux prises les citadins libéraux et les campagnards catholiques qui s'en retournèrent dans leurs villages avec leurs drapeaux lacérés et les grosses caisses de leurs fanfares crevées.
Les grandes villes d'ailleurs prenaient énergiquement position contre le gouvernement et, dès le 9 août, quatorze d'entre elles concluaient un « Compromis des Communes » et sollicitaient bientôt une audience du Roi.
La position du Roi devint alors difficile. Sous le gouvernement Frère-Orban, le Souverain n'avait pas suivi sans appréhension la politique libérale qu'il estimait contraire aux traditions du pays. Le radicalisme clérical du nouveau ministère l'inquiéta bien davantage mais le parti catholique disposait au Parlement d'une majorité sans précédent.
Lorsque la loi sur l’enseignement primaire eut été votée (page 102) le 10 septembre, les libéraux auraient souhaité que le Roi ne la sanctionnât point ; c'était, de toute évidence, lui demander l'impossible. Tout au plus, pouvait-il s'efforcer de provoquer une détente dans l'opinion publique. Les incidents des derniers mois avaient eu un écho défavorable à l'étranger. L'agitation que provoquait l'intransigeance du gouvernement nuisait au prestige de la Belgique. Il fallait trouver le moyen d'apaiser les passions.
Les élections communales qui eurent lieu dans le courant du mois d'octobre furent, dans toutes les grandes agglomérations, marquées par un très net succès libéral. Le Roi y trouva l'occasion qu'il cherchait pour écarter du pouvoir les ministres en qui l'opposition voyait ses principaux adversaires ; après avoir pris contact avec Washer, Rolin-Jaequemyns et Bara, il exigea la démission de Jacobs et de Woeste.
A cette occasion, Frère-Orban ne fut point appelé par le Souverain, mais lui fit connaître par écrit son opinion. Il regrettait que la loi scolaire eût été sanctionnée et promulguée : « Il est maintenant trop tard, écrivait-il, et il ne reste qu'à attendre les événements si la loi scolaire est maintenue. Puisse-t-on ne pas davantage aigrir les esprits en faisant entrer dans le cabinet les délégués directs des évêques comme seraient des professeurs de l'Université de Louvain qui ont trouvé insuffisante la loi déplorable qui a été votée. »
Le Roi le remercia de sa franchise, lui annonça que des mesures étaient prévues aux fins d'améliorer la situation matérielle des instituteurs mis en disponibilité et le pria en même temps d'exercer son influence sur L'Echo du Parlement afin que celui-ci diminuât l'âpreté de ses Il était évidemment impossible au Roi d'aller plus loin. L'élimination de Jacobs et de Woeste donna d'ailleurs lieu (page 103) de vives critiques dans les milieux catholiques, en sorte que la popularité du Souverain se trouva minée tant droite qu'à gauche. Celui-ci avait espéré que Malou, dont il appréciait le savoir-faire, consentirait à demeurer à la tête du cabinet amputé de ses deux membres les plus agressifs. Mais le chef de la droite, se considérant solidaire des ministres démissionnaires, n'estima pas pouvoir donner suite au désir du Roi.
Pour diriger le cabinet, celui-ci fit appel alors Auguste Beernaert qui avait été ministre de l'Agriculture et dont les tendances modérées n'étaient pas contestables.
On vantait l'aménité de caractère, son habileté et son énergie. Les événements devaient d'ailleurs bientôt servir sa politique et faciliter sa tache.
Lors des élections communales d'octobre, Frère-Orban avait vu avec déplaisir le poll de l'Association Libérale de Bruxelles accueillir la candidature de Paul Janson. Il avait redouté que son nom n'effarouchât « les bons bourgeois qui ont des ouvriers et ont souvent à s'en plaindre, les industriels, les entrepreneurs, etc.. constamment menacés par les prétentions de certaines catégories d'ouvriers et qui ne lui paraissaient guère favorables aux théories radicales. »
L'union des libéraux bruxellois ne fut d'ailleurs pas de (page 104) longue durée. Un nouveau conflit surgit bientôt opposant, pour la présidence de l'Association, l'ancien ministre de l'Instruction publique Van Humbeeck, progressiste modéré, à Louis Huysmans que soutenaient les radicaux. Van Humbeeck fut élu, mais, quelques jours après, mis en minorité par une majorité de hasard conduite par Paul Janson et Emile Féron, il démissionna et constitua un groupement nouveau, la « Ligue Libérale » qui groupa les libéraux modérés. Celle-ci, dont le programme n'envisageait pas la révision immédiate de la Constitution et qui réservait la liberté de ses membres sur la question, compta assez rapidement près de deux mille membres. Un troisième groupe, conduit par Goblet d'Alviella, Richard, A. Allard, fonda l’« Union Libérale. » Il tenta un effort de conciliation entre la Ligue et l'Association, mais ses interventions s'étant avérées vaines, il perdit bientôt toute raison d'être et se disloqua assez rapidement.
D'âpres controverses de presse opposèrent dès lors La Réforme, organe des radicaux, aux journaux doctrinaires. Ces divisions et les polémiques auxquelles elles donnèrent lieu, eurent leur répercussion en province : là aussi l'unité libérale fut ébranlée. Dans les arrondissements où elle se maintint, le découragement frappa les militants et ralentit leurs efforts.
La crise de son parti ne freina pas immédiatement l'activité parlementaire de Frère-Orban. En décembre 1884, il intervint dans un débat relatif la défense nationale et reprocha au gouvernement de ne point prendre, au point de vue du renforcement de l'armée, les dispositions qui s'imposaient. Le général Pontus avait, en effet, écarté le projet préparé par le ministère précédent concernant la réserve de l'armée, sans y substituer une proposition (page 105) adéquate. Quelques jours plus tard, un débat financier fut, pour le leader libéral, l'occasion d'opposer la gestion de son gouvernement aux expédients auxquels le ministère catholique avait recours.
Mais en 1885, la lassitude le gagna. Le mouvement radical s'amplifiait et lui paraissait menacer l'existence même du parti libéral. Il constatait la confusion qui régnait dans les esprits concernant la révision de l'article 47 de la Constitution et l'absence d'idées précises quant la manière de réaliser cette réforme l'exaspérait. Dans ses lettres à son ami Trasenster, il donnait libre cours à son découragement et à ses craintes. Le temps n'était plus où il s'efforçait de redresser la direction de son parti quand il l'estimait défaillante. Il ne songea pas un instant, ainsi qu'il l'avait fait souvent autrefois, à rédiger une brochure où il aurait exposé et défendu ses idées. Une résignation attristée semblait paralyser ses initiatives. « La maladie dont nous souffrons est comme toutes les maladies, écrivait-il. Elles doivent suivre leur cours. On peut appliquer de-ci de-là des remèdes, éviter des complications, mais le mal doit périr par ses excès, s'il ne tue pas le patient... »
Même lorsqu'il apprit qu'un vœu en faveur de la révision constitutionnelle allait être déposé au conseil communal de Liège, il renonça à intervenir publiquement. Il ne réagit pas davantage lorsqu'il connut la résolution des comités libéraux de quartier, se prononçant pour la suppression de l'enseignement de la religion dans les écoles communales, dût même une réduction de subsides en résulter, et se borna à traduire à Trasenster la déception que lui inspiraient ces initiatives, si contraires à ses vues.
La disparition de L'Echo du Parlement, le journal qui, (page 106) pendant vingt-six ans avait fidèlement soutenu sa politique, contribua encore à accroître sa lassitude. A la vérité, ainsi que l'a souligné Pirenne, une époque de l'histoire politique de la Belgique indépendante avait pris fin : celle où des principes et des tendances purement intellectuelles s'opposaient, où aucune question économique ne dressait les partis les uns contre les autres, et où les antagonistes ne se trouvaient séparés que par l'étendue de la question religieuse Des problèmes jusqu'alors ignorés, ou tout au moins profondément négligés, allaient se poser et modifier les données fondamentales de la vie politique.
(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)