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Frère-Orban le crépuscule 1878-1896
GARSOU Jules, VAN LEYNSELLE Henry - 1954

Jules GARSOU - Henry VAN LEYNSEELE, Frère-Orban le crépuscule 1878-1896

(Paru à Bruxelles en 1954, chez La  Renaissance du Livre)

Chapitre VII. La session de 1886-1887. Frère-Orban et la question militaire

(page 123) La session de 1886-1887 fut dominée par la question mili1aire. Frère-Orban exposa ses conceptions dans trois discours qui pendant longtemps ont fait l'objet d'âpres critiques.

Les réformes touchant à la défense nationale se sont toujours heurtées en Belgique au sentiment antimilitariste de la nation et il est assez piquant de relever que cet antimilitarisme s'est manifesté aussi bien à l'extrême-gauche qu'à l'extrême-droite. En fait, à toutes les époques, la question se compliqua des divergences de vues existant dans les milieux dirigeants de l'armée elle-même.

Pour comprendre les conceptions de Frère-Orban l'égard des initiatives du gouvernement Beernaert, il est indispensable de se souvenir de ce qu'avait été jusque-là sa politique en matière militaire. Dans le passé. il s'était fait le protagoniste de la défense d'Anvers et de sa nouvelle enceinte. Tenant tête au « Meeting » dont les dirigeants (page 124) cléricaux avaient été les animateurs, et qui avait réussi à recruter ses partisans dans tous les milieux anversois, il avait sacrifié les intérêts libéraux à la réalisation de la défense de la métropole. Lors de la session de 1868, tout en écartant le service général, il s'était opposé au système de la nation armée préconisé par deux mandataires de gauche : Couvreur et le Hardy de Beaulieu. Mais il avait obtenu du Parlement que le contingent fût porté à 12.000 hommes.

Sous le ministère Malou, précisant ses vues sur la question militaire, il avait déclaré :

« Nous n'avons pas à constituer la plus grande armée possible... Il nous faut l'armée nécessaire.

« Nous ne pouvons pas avoir la prétention de constituer une armée qui nous mettrait en mesure de résister seuls à une grande puissance quelconque.

« N'essayons pas de ces choses absurdes et impossibles.. Il nous faut l'armée nécessaire pour défendre le territoire avec nos alliés. Si, attaqués par une grande puissance, nous n'étions pas secourus, nous ne pourrions résister aux forces armées qui seraient conduites contre nous et il ne nous resterait qu'à succomber avec honneur dans la place d'Anvers où nous nous serions enfermés.

« Mais le secours est inévitable ; nous avons la garantie de l'Europe parce qu'il est de l'intérêt de l'Europe que la Belgique soit indépendante et libre.

« Nous avons des alliances certaines et, par conséquent, nous devons être armés, nous devons l'être pour maintenir notre neutralité ; nous devons l'être pour aider nos alliés dans notre défense si nous étions attaqués. »

Sachant le peuple belge hostile aux charges militaires, (page 125) ayant, à l'expérience, constaté combien il était difficile d'obtenir un renforcement numérique de l'armée, il avait, sous le ministère Malou, en 1873, tout en persistant à défendre le remplacement, insisté pour que soit créée une armée de réserve.

Le chef du gouvernement ayant, cet égard, paru s'écarter des vues de son ministre de la Guerre, le Général Thiebauld, Frère-Orban avait terminé son discours en disant : « Ce qu'il importe de savoir, c'est que vous admettrez qu'une réserve est indispensable indépendamment de l'armée de cent mille hommes, et ce point fondamental capital est maintenant hors de contestation. »

Que faut-il retenir de ces discussions ? C'est que, dans l'opinion de Frère-Orban, la puissance de l'armée prime toute autre considération ; qu'il n'admet pas une dispersion de nos forces militaires fatalement insuffisantes à la défense intégrale du territoire ; qu'à ses yeux : ou bien nos garants viendront à notre secours, auquel cas nos forces se joindront aux leurs ; ou bien, abandonnés à son sort, il ne restera à notre armée qu'à se retirer derrière les forts d'Anvers et y attendre les événements.

Mais, au cours des années qui suivent la guerre de 1870, de nouvelles opinions voient le jour. Dans un mémoire préparé antérieurement, mais complété et publié en 1882, Emile Banning, avec sa clairvoyance politique habituelle, avait prévu les dangers qui allaient menacer notre neutralité. Adressant à Léopold Il un exemplaire de son étude, il écrivait au Souverain : « La situation de la Belgique dans la prochaine guerre sera fort critique. En supposant que la France demeure, comme le lui conseille sa situation présente, sur la défensive, l'Allemagne aura les plus pressants (page 126) motifs de passer par la vallée de la Meuse... La fortification de Liège et le service personnel, donnant les effectifs nouveaux, sont indispensables. »

Ces vues pessimistes avaient profondément impressionné le Roi. Aussi s'était-il immédiatement rallié aux projets de Brialmont prévoyant la fortification de Liège et de Namur et il avait persuadé Beernaert de leur urgence ainsi que de la nécessité d'une modification de notre statut militaire tendant au renforcement de l'armée. Le discours du trône mit l'accent sur l'importance des deux questions et fit appel à l'accord patriotique des partis.

Dès avant les élections de 1886, dans un discours prononcé le 30 mai à l'Association Libérale de Liège, Frère-Orban, faisant table rase de ses opinions anciennes, s'était rallié au service personnel.

A l'occasion de la discussion du budget de la Défense Nationale, le 7 décembre 1886, il déclara à la Chambre qu'il acceptait les exemptions ecclésiastiques réclamées par la droite, mais mit par contre en doute la volonté du cabinet de lier son sort à la réalisation de l'effort militaire qu'exigeait l'extension de notre système défensif.

Le 8 février 1887, le gouvernement déposa sur le bureau de la Chambre une première demande des crédits de huit millions pour les fortifications de la Meuse.

Dès le 18 février, par motion d'ordre, Frère-Orban annonça son intention d'interpeller le ministre de la Guerre ce sujet. Il développa son interpellation les 1er et 2 mars et revint sur le même sujet dans son discours des 1er et 2 juin. A ses yeux, les fortifications envisagées sont « inutiles, inefficaces et dangereuses. » Il ne croit pas à la violation (page 127) de notre neutralité. Mais si celle-ci doit se produire, les nouvelles forteresses ne seront pas défendables même avec une armée de 130.000 hommes qui d'ailleurs n'existe pas. Reprochant à Brialmont, qu'il n'aimait pas, de contredire actuellement les théories militaires dont il s'était fait le défenseur dans le passé, l'orateur pose en principe qu'une armée de 180.000 hommes serait nécessaire pour défendre à la fois la Meuse et Anvers. Très justement, il ajoute : « On ne peut certainement pas accepter les fortifications et rejeter l'armée nécessaire au système de défense : les deux choses se lient. Si l'on admet les fortifications, il faudra donner au pays l'armée que leur défense implique. »

Or, pour Frère-Orban, aucun doute n'est possible - et les événements allaient cet égard lui donner raison -, le Parlement n'est pas disposé porter nos effectifs au niveau qu'exige le nouveau plan de défense du pays. Fidèle à ses conceptions anciennes, il affirme qu'une bonne armée de cent à cent cinquante mille hommes appuyée sur Anvers vaudrait mieux que de nouvelles fortifications.

Le général Pontus d'abord, le premier ministre ensuite, répondirent à ces critiques. Ils firent valoir que les fortifications envisagées, en rendant le passage par la vallée de la Meuse aléatoire, étaient de nature à enlever à la France et à l'Allemagne la tentation d'envahir notre territoire.

Frère-Orban revint à la charge dans son discours des 1er et 2 juin. Il déclara regretter le silence auquel étaient tenus les officiers en activité de service et se prévalut de l'approbation que le général Chazal avait donnée précédentes déclarations. En tacticien habile, il soulignait les inconséquences du gouvernement qui, en décembre 1886 encore, ne voulait pas des projets de Brialmont, et qui, (page 128) deux mois plus tard, se ralliait à ses vues et les amplifiait même sans consulter d'autres spécialistes, et sans avoir égard à l'opinion des généraux Chazal, Eenens, Leclercq et Gratry. Pour conclure, il développa son argument principal, le seul qui, rétroactivement, apparaisse justifié : il demanda au gouvernement, qui avait créé une réserve insuffisante et composée de pauvres hères, où il allait prendre les troupes nécessaires à la garde des nouvelles forteresses.

Son argumentation ne convainquit pas. Une partie de la gauche suivit le gouvernement et, le 14 juin 1887, les crédits demandés furent votés par 80 voix contre 41 et 6 abstentions. Léopold Il applaudit à la « grande victoire » remportée par son premier ministre et pressa Beernaert de rallier son parti au service personnel.

Ce fut peine perdue. Un mois plus tard, le 14 juillet, sans que le gouvernement eût osé poser la question de confiance, par 69 voix, toutes de droite, la réforme fut repoussée. Vingt catholiques seulement votèrent avec les quarante députés libéraux en faveur de la proposition, quatre s'abstinrent.

Ce qu'avait prévu Frère-Orban se réalisait. Sous l'influence conjuguée du Roi et de Beernaert, la droite avait consenti les sacrifices financiers qu'exigeaient les projets de Brialmont. Elle repoussait par contre l'effort militaire qui en était le complément indispensable. Les événements de 1914 allaient, dans leur ensemble, confirmer l'exactitude des vues de Frère-Orban. Les forts de Liège n'empêchèrent pas l'Allemagne de violer notre neutralité. Faute de troupes suffisantes, ils ne purent remplir qu'un rôle d'arrêt. L'armée belge ne se porta point sur la Meuse ainsi que le préconisèrent alors certains chefs militaires. Après s'être déployée (page 129) sur la position intermédiaire de la Nèthe, elle se retira derrière les forts d'Anvers où le roi Albert la retint aussi longtemps qu'il fut possible. Ainsi que Frère-Orban l'avait prévu, la Belgique n'eut point l'armée que son système défensif impliquait.