(Paru à Bruxelles en 1954, chez La Renaissance du Livre)
(page 109) Rien, au début de 1886, ne laissait prévoir les événements dramatiques qui allaient, quelques mois plus tard, ébranler si profondément le pays. En février, Frère-Orban était intervenu dans la discussion du budget de la guerre pour reprocher à la droite d'avoir naguère promis la réduction des dépenses militaires et d'être forcée maintenant de les augmenter. Une fois de plus, il avait insisté pour que fût donné suite au projet créant une réserve de l'armée, rappelé que le principe de son recrutement dans la garde civique avait reçu l'approbation des plus hautes autorités militaires, et qu'il avait été admis par tous les cabinets qui s'étaient préoccupés de la question.
Il s'était élevé contre la proposition du ministre de la guerre, le général Pontus, qui entendait créer cette réserve par le rappel des classes mises en congé. Il en avait démontré l'insuffisance et le caractère antidémocratique, précisant que cette conception aboutissait à « charger exclusivement les classes pauvres de la société du service militaire et de la défense nationale. »
(page 110) Pas plus que les autres parlementaires, il ne semblait à ce moment particulièrement inquiet des conséquences désastreuses d'une crise économique qui, de jour en jour, allait s'aggravant. Depuis quelques années, dans toute l'Europe, les prix s'avilissaient. La concurrence du blé américain et russe atteignait cruellement les classes rurales dont elle diminuait la puissance d'achat. Ne trouvant plus de suffisants, l'industrie périclitait, le commerce extérieur fléchissait. Tandis que de mois en mois le marché intérieur se rétrécissait, les faillites se multipliaient et le chômage jetait des milliers d'hommes sans ressources sur le pavé. Les salaires des ouvriers demeurés au travail avaient dû être réduits et ne suffisaient plus aux besoins les plus indispensables de leur famille.
Constitué en 1885, le « parti ouvrier belge » n'exerçait pas encore sur le prolétariat une influence susceptible de canaliser son action en lui assignant des buts précis et positifs. Plongées dans une étrange apathie, les masses semblaient insensibles sa propagande.
Eclatant brusquement, la colère populaire prit le gouvernement au dépourvu.
Un meeting anarchiste tenu à Liège, le 18 mars, déclencha le mouvement. Dans la nuit, une émeute se produisit. Le lendemain, la grève fut générale dans la région industrielle liégeoise. Faisant tache d'huile, en quelques jours, elle gagna de proche en proche d'abord toute la vallée de la Meuse, puis le Hainaut, bientôt le pays tout entier. Sortant de leur torpeur, exacerbés par leurs souffrances, les travailleurs manuels se dressaient contre l'ordre établi ; les usines étaient envahies, les propriétés attaquées et les passions déchainées laissaient entrevoir les plus dangereux excès (page 111) révolutionnaires. A Roux, les émeutiers mirent le feu une verrerie, puis incendièrent le château du propriétaire.
Débordées, les autorités locales et la gendarmerie s'avéraient impuissantes à faire face à la situation. Il fallut recourir à l'armée qui fit usage de ses armes. Des victimes tombèrent. Devant la force, la révolte s'apaisa et, peu à peu, le calme se rétablit.
Dès le début de cette crise sans précédent, le Roi, qui en avait compris immédiatement toute la gravité, avait, le 20 mars, convoqué Frère-Orban. A la rentrée du Parlement, le 30 mars, après que Beernaert se fut efforcé de rassurer l'opinion publique, Frère-Orban intervint dans le débat pour déclarer qu'il fallait, avant tout, assurer l'ordre et le respect de la légalité, quitte ce que le gouvernement fournît ultérieurement des explications concernant les mesures de précautions, apparemment insuffisantes, qu'il avait prises. Le danger écarté, il revint la charge le 13 avril.
Obéissant à une préoccupation compréhensible, il s'éleva d'abord contre une affirmation de Beernaert qui, après avoir tenté de rallier autour de lui les éléments d'ordre, avait déclaré que le parti catholique était le seul parti conservateur et national.
Au chef de la droite, il rappela le rôle du libéralisme dans la vie du pays depuis son indépendance, les réformes politiques et économiques que les ministères libéraux avaient menées à bien, l'influence prépondérante qu'ils avaient exercée depuis 1847 dans le développement industriel et commercial de la nation. Il mit le gouvernement en garde contre le danger qu'il y aurait, en exploitant la peur qu'avaient fait naitre les(page 112) événements, à grouper autour de lui une majorité réactionnaire et à gouverner avec une « chambre introuvable » aussi aveugle que celle qu'avait connue la France après 1815.
Le 5 mai, un grand débat fut ouvert sur la situation économique du pays, la crise sociale et le moyen d'y porter remède. Frère-Orban devait l'inaugurer par une intervention qui fit sensation et domina toutes les autres. Quittant son rôle d'opposant et se plaçant à un point de vue purement national, il s'attacha à déterminer les remèdes susceptibles de parer aux maux que les événements récents venaient de mettre en lumière. Sans doute, ne préconisait-il pas les mesures qui ont été adoptées de nos jours et que l'économie de l'époque n'eût d'ailleurs pas supportées.
Ainsi qu'il le rappela d'ailleurs au cours de son discours, les grandes fortunes étaient rares. « Elles pourraient tenir dans le creux de la main » disait-il. L'énorme majorité des industriels et des commerçants géraient des entreprises moyennes ou petites. Issus, la plupart, de la classe ouvrière ou de la petite bourgeoisie, ils demeuraient dans une situation difficile, travaillant dur, vivant médiocrement. L'affaire qu'ils avaient patiemment créée absorbait toutes leurs ressources et une âpre concurrence, qu'aggravait l'insuffisance de crédit, les faisait vivre sous une perpétuelle menace. Ces données justifient et expliquent les conceptions de Frère-Orban et l'attitude qu'il adopta.
Fidèle à la liberté qui est. pour lui, la grande stimulatrice, la force équitable qui récompense et qui châtie, il met, avant tout, sa confiance dans l'encouragement des initiatives individuelles. dans la suppression des barrières qui l'entravent encore.
Tout imprégné de l'esprit qui animait les Constituants, (page 113) il continue à se méfier de l'Etat, dont le rôle doit, selon lui, se limiter à assurer l'ordre et la sécurité. Sans s'aventurer sur le terrain économique, il doit se borner à encourager ceux dont les efforts lui paraissent méritoires.
L'orateur loue le gouvernement d'avoir ordonné une vaste enquête sur la condition des ouvriers. Il lui reproche, toutefois, d'avoir fait trop largement appel à des théoriciens et de ne pas avoir suffisamment recours aux lumières des industriels, des travailleurs et des fonctionnaires. Surtout, entrevoyant sans doute l'incidence que les prix agricoles ont sur le marché intérieur et comprenant que la prospérité industrielle reste menacée quand les ressources des classes rurales sont atteintes, il lui fait grief de n'avoir pas étendu l'enquête à l'agriculture.
Par contre, aucune des suggestions formulées par les radicaux ne trouve grâce à ses yeux. Exacerbé par leurs attaques, c'est contre eux, qu'avant tout, il dirige ses sarcasmes et rien ne montre plus clairement qu'à ce moment, sur le plan économique, aucune divergence de vue ne sépare de la droite, les libéraux doctrinaires.
Janson l'avait accusé de piétiner sur place et de n'avoir rien fait. Avec quelle vigueur il lui répond, énumérant, sans en oublier un seul, tous les actes par lesquels les gouvernements libéraux ont cherché, dans l'intérêt de la masse, à réduire le coût de la vie : mesures de liberté commerciale qui ont contribué à accroître la puissance d'achat des salaires, abolition de l'échelle mobile et proclamation de la liberté du commerce des grains, suppression des octrois, de l'impôt sur le sel, organisation du crédit au commerce et l'industrie.
On le prétend insensible à la situation de la classe (page 114) ouvrière. Il aligne les réformes qu'il a réalisées en sa faveur : enquête sur la situation des ouvriers des mines et de la métallurgie, résultats auxquels elle a conduit, loi organique des prud'hommes, celles qui ont permis de créer la caisse d'épargne, les sociétés coopératives, les sociétés de secours mutuels, les caisses de retraite. La loi, enfin, qui a assuré aux travailleurs la liberté de coalition. Il rappelle l'abolition du livret obligatoire, l'abrogation de l'article 1781 du Code Civil, les mesures prises en faveur de la pension des miliciens, les avantages par lesquels le gouvernement a cherché à stimuler le zèle des chefs d'industrie disposés à créer des œuvres utiles à leur personnel.
Il rappelle encore qu'il a déposé un projet de loi réglementant le travail des enfants, qu'il est prêt sans tomber dans le suffrage universel à ouvrir l'arène électorale à touscCeux qui possèdent un minimum d'instruction. Il tire orgueil de l'effort qu'il a tenté en faveur de l'enseignement populaire, de ce qu'il a fait pour « arracher les masses à l'ignorance, qui est un plus grand malheur que la faim. »
On lui objecte que le suffrage universel est le seul moyen de rétablir la balance en faveur des travailleurs. Il ne s'en déclare pas convaincu et oppose les pays où il existe à la Belgique, pour démontrer qu'on y a réalisé moins de réformes que chez nous et, qu'en France notamment, la généralisation du droit de suffrage n'a pas empêché les projets démocratiques de dormir dans les cartons des ministères.
Puis, prenant l'offensive, il s'acharne à démontrer l'inanité des différentes propositions par lesquelles ses adversaires de l'extrême-gauche prétendent remédier à la situation. Ils préconisent, sous le nom de syndicats (page 115) professionnels, non pas des associations telles que la loi les permet déjà, mais des groupements qui prendraient en main la gestion des entreprises. La proposition est utopique. Elle conduira, tôt ou tard, au communisme.
Le rachat des charbonnages par l'Etat est, à ses yeux, une chimère sans portée positive, puisqu'elle ne permettrait aucune majoration substantielle des salaires.
Les radicaux réclament la suppression de l'impôt sur l'alcool et des primes accordées aux sucreries. Il leur objecte le caractère dangereux de leur première proposition et la menace que la seconde constituerait pour l'industrie sucrière qui ne subsiste que grâce à l'appui qui lui est accordé. « C'est - déclare-t-il - le radicalisme de Gribouille. »
Janson et ses séides voudraient substituer le seul impôt sur le revenu à toutes les taxes directes ou indirectes existantes. Il ne rejette pas le principe de l'impôt sur le revenu, mais, contestant les prémisses du raisonnement de ses adversaires, il montre qu'il ne peut être qu'un impôt complémentaire se superposant aux autres pour les corriger.
Qu'on juge de l'âpreté et de l'ironie de sa diatribe : « Les radicaux, dit-il, me paraissent atteints de daltonisme politique. Nous voyons bleu ; ils voient rouge et ils confondent toutes les couleurs. Le daltonisme, ce n'est pas un crime ; c'est une infirmité : les plus honnêtes gens peuvent en être atteints. Le chef des radicaux en est une preuve vivante...
« C'est un galant homme, proclame-t-il ; il lui arrive seulement de travestir parfois les idées de ceux qu'il combat : il leur attribue des opinions contraires à celles (page 116) qu'ils ont exprimées ; mais on ne peut pas trop lui en vouloir : il voit si mal !
« Je le connais peu, mais, ce que je sais, parle en faveur de son caractère ; il a des sentiments très généreux ; il est animé des meilleures intentions ; il désire le bien ; il y aspire ; mais il promet de vous donner une panacée et c'est un poison qu'il vous offre. Il voit si mal !
« Il est doué d'un beau talent oratoire qui met en relief plus de mots que d'idées et a tout son éclat dans les réunions tumultueuses. Je l'ai plus d'une fois admiré, même lorsqu'il était tourné contre moi ; et si je n'ose dire qu'alors encore il voyait mal, on me permettra cependant de penser qu'il a tourné son éloquence contre moi un peu plus que de raison. Ses acolytes, les sectaires, les nébuleux, ceux qui se moquent de l'Etat, ceux-là sont atteints d'un daltonisme encore plus violent que le sien. »
Quels sont les remèdes qu'il préconise ?
Et tout d'abord, une enquête beaucoup plus vaste que celle qu'envisage le gouvernement. Partant de l'idée juste que l'on ne peut aborder utilement un plan de réformes sans avoir, au préalable, exactement diagnostiqué le mal auquel il importe de parer, il veut des mesures d'investigation portant sur toutes les branches de l'activité nationale, agriculture comprise. Il entend qu'elles s'étendent la situation de la propriété, du capital, du loyer, des fermages, des revenus individuels. des salaires et des prix de subsistances, aux conditions de la production et de la vente, à l'action des tarifs de transport, à l'hygiène, aux relations professionnelles des travailleurs et de leurs patrons, à l'état intellectuel et moral des ouvriers, leur instruction, la criminalité et même aux effets de la propagande socialiste.
(page 117) Comme mesures immédiates, il envisage la création d'écoles industrielles, d'écoles professionnelles et d'écoles des arts et métiers, la réouverture des écoles d'adultes qui avaient bénéficié de la sollicitude de son gouvernement et qui avaient été fermées depuis 1884.
Une partie de son discours suffit à réfuter l'accusation, souvent dirigée contre lui, d'être resté cantonné dans une idéologie périmée, et de n'avoir pas pressenti ou compris les grands courants sociaux et intellectuels qui se préparaient.
Il entrevoit, au contraire, l'avenir. « Le monde, dit-il, » paraît dans l'enfantement d'un ordre nouveau. Nous ne pouvons pas le dissimuler : le mouvement qui se manifeste dans tous les pays, au sein de masses laborieuses, qui souvent épouvante les esprits, qui éclate en menaces, en violences, semble annoncer quelque grande perturbation avant la fin du siècle. »
Et c'est alors la partie prophétique et, à nos yeux, la plus constructive de cette mémorable intervention.
« N'y a-t-il rien à faire ? N'y a-t-il rien tenter, s'écrie-t-il, pour prévenir, si on le peut, de grands maux dans cette lutte du capital et du travail ? Laisserons-nous en présence les forces brutales, celles-ci pour s'insurger, celles-là pour réprimer ? et jusqu'où, alors, pourra aller la répression ? » Il sent la nécessité de rapprocher le monde du capital et celui du travail. Il a le souci d'éviter les grèves préjudiciables à l'intérêt général et, la plupart du temps, désastreuses pour la masse ouvrière. L'ouvrier doit, avant de recourir à cette arme dangereuse, pouvoir faire entendre sa plainte. Il doit pouvoir être éclairé s'il formule une demande injustifiée. Il doit pouvoir discuter le refus que (page 118) l'on oppose à ses revendications. Il faut donc créer des organismes nouveaux, où employeurs et salariés pourront confronter leur point de vue, les obliger aux délibérations en commun et prévenir les grèves qui deviendraient la dernière raison de la résistance, au lieu d'être pour l'ouvrier, comme aujourd'hui, le seul moyen d'agir mais d'agir en aveugle. »
Et il dépose le texte d'une proposition précise portant institution de conseils de l'industrie et du travail dans toutes les communes où leur création peut s'avérer nécessaire.
A l'appui de sa suggestion, il formule encore une observation qui témoigne d'un sens psychologique très sûr.
« Cette mesure, déclare-t-il, aurait aussi pour effet de relever l'ouvrier à ses propres yeux » Et il ajoute (et cette réflexion est bien dans sa manière) : Ce n'est cependant pas pour le flatter que je la propose : il n'a déjà que trop de flatteurs aujourd'hui. J'aime mieux lui être utile et être son serviteur en lui disant la vérité. »
Son projet fut pris en considération par tous les membres présents. Légèrement amendé par le gouvernement, il fut adopté l'unanimité par la Chambre le 26 juillet 1887 et par le Sénat le 11 août 1887.
Cette loi ne fut, toutefois, jamais appliquée. Ainsi que le rappela Paul Hymans, elle était en avance sur son temps. Elle suscita des méfiances et se heurta à l'indifférence et à l'incompréhension du patronat comme de la classe ouvrière. JI faut y voir, néanmoins, l'origine des commissions paritaires dont nul, aujourd’hui, ne songe plus à contester l'utilité.
L'impression de ce discours fut profonde. Il recueillit (page 119) des approbations presque unanimes. Le lendemain, Beernaert tint à en souligner la portée : « Messieurs - dit-il - » l'honorable M. Frère-Orban a singulièrement élargi la discussion de ce budget, en y rattachant la question ouvrière. Il l'a examinée de haut, sans esprit de parti, en homme d'Etat mêlé depuis quarante ans au gouvernement de ce pays, et, sur bien des points, il a été l'éloquent interprète de nos convictions à tous. »
Puis, accentuant l'éloge, il conclut en disant : « L'honorable M. Frère-Orban a relevé l'ingratitude de ceux qui prétendent que rien, jusqu'ici, n'a été fait pour les ouvriers, et, dans une longue énumération des mesures prises pour améliorer leur condition, il a pu relever nombre d'actes dont lui-même a pris l'initiative et qui suffiraient à l'honneur de son nom. »
C'était, on le concédera, de la part du chef du gouvernement. un magnifique hommage à son plus éloquent adversaire.