(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Un discours du trône (9 novembre) - Une enquête (19 novembre) - Le néerlandais dans les écoles bruxelloises (1 décembre) - L’université flamande à la Chambre (8 décembre) - Un recensement (17 décembre)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 novembre 1910)
Bruxelles, 8 novembre.
Depuis des années, Léopold II avait supprimé le discours du trône, qui ouvrait habituellement, ici comme ailleurs, la session parlementaire. Une fois, les socialistes avaient jugé bon de lui jeter à la face leur opinion sur le suffrage universel. Le roi l’avait assez mal pris et, l’année suivante, il avait décliné l’honneur de prononcer un discours du trône... Je n’oserais dire que la Chambre, ni même le pays, en aient montré un grand regret. Chez nous, on n’apprécie guère les formalités officielles ; même le courtisan le plus déférent reconnaît qu’un discours du trône n’a pas d’autre signification, dans un pays constitutionnel, que celle de l’intérêt que le roi manifeste pour une législation dont il n’est que l’exécutant.
C’est sans doute ce qu’a voulu exprimer le roi Albert, si moderne, en renouant avec l’ancienne tradition du discours du trône : témoigner de son dévouement à la cause publique. Le roi Léopold fuyait les socialistes, obstiné qu’il était ; le roi Albert brave les socialistes, parce qu’il se soucie, tout aussi sérieusement qu’eux, du bien-être de son peuple et du peuple en général.
Il devait s’attendre – et le savait bien – à des manifestations socialistes à l’occasion de son discours du trône. Elles n’ont d’ailleurs pas manqué. Mais procédons avec ordre...
Bien sûr, un Parlement en grande pompe cet après-midi. Comme pour le couronnement, on avait installé pour le roi un trône sous un dais de velours rouge, sur un fond également en velours rouge où des lions d’or se dressaient. À gauche de celui-ci se trouvait une autre estrade pour la reine et sa suite, également en velours rouge avec des lions d’or. Et en dessous, dans la salle circulaire, la table verte du bureau et les sièges réservés aux sénateurs et députés. Car les sénateurs étaient bien sûr également présents.
Depuis les tribunes, diplomates – toujours dans des uniformes resplendissants ! – comme journalistes – et là encore, quelle prétention professionnelle ! – dames de la noblesse et messieurs serviles pouvaient observer à quel point ces sénateurs commencent tous à paraître vieux, et, de surcroît, combien ils sont peu représentatifs et dignes de regret. Aucun des sénateurs, en effet, ne portait d’uniforme, cet ornement distinctif d’une sénilité affirmée. Seul Monseigneur Keesen faisait exception. Son manteau pourpre sur sa toge noire, ses mains promptes et caressantes dans des gants violets donnaient à regretter que tous les sénateurs ne soient pas des prélats domestiques...
Quant aux ministres, leur tenue était tout aussi peu ostentatoire. Simplement et jovialement, ils avaient enfilé leur habit. Certes, à une exception près – M. Berryer –, ils arboraient tous un ruban d’ordre insistant, sous leur gilet et sur leur poitrine. Le ministre Helleputte reste fidèle au bleu pâle, tandis que le ministre Liebaert exhibe un rouge étincelant. Encore une seule exception éclatante d’uniforme : le général Hellebaut, en grande tenue, portant également, en blanc et rouge, un ruban d’ordre rayé comme un maillot de bain...
Les députés faisaient preuve d’une simplicité encore plus grande. Les décorations étaient réduites au minimum. Il est incroyable à quel point M. Beernaert paraît peu décoré. Seuls les socialistes faisaient cette fois exception. À une exception près – le mélancolique Hector Denis –, ils arboraient tous à leur boutonnière un œillet rouge... probablement pour se venger de n’avoir jamais reçu la Légion d’Honneur...
Ils font les importants, les socialistes. Cela se voit bien qu’ils préparent quelque chose. Et que préparent-ils ? Oh, des choses bien plus simples que ce qu’Héphaïstos forgea pour le bouclier d’Achille ! Vous le comprendrez bientôt... Les autres députés sont bien plus joviaux. Les libéraux ont l’air en pleine forme, et les catholiques particulièrement détendus. On peut dès à présent évaluer la force et la portée du combat à venir. On peut...
Mais voilà qu’une cloche, pareille à celle d’un char de pétrole, retentit. C’est le président Léger, doyen d’âge des deux Chambres, qui annonce la sortie des délégations chargées d’accueillir le roi et la reine à l’entrée du local. D’une voix pleine de vigueur, les noms sont appelés par le secrétaire, benjamin de l’assemblée, le jeune Frans van Cauwelaert. Sa barbe particulièrement belle attire immédiatement l’attention. Son nom, tel un mot ailé, passe de bouche en bouche. On murmure : « Le nouveau Lion des Flandres. » Et ce surnom est répété avec une sympathie sincère, car cette première apparition est décidée et vaillante. C’est aussi l’avis du ministre Schollaert, qui félicite l’orateur, malgré la modeste portée de ce discours inaugural. M. Louis Franck ne manque pas non plus de le féliciter...
Soudain, la cloche rauque retentit à nouveau. Un silence tombe sur la Chambre, d’un coup. Un huissier annonce : « La reine. » Et voilà que, dans ce silence, éclate une acclamation plus chaleureuse que jamais. Comme on l’aime ! Comme les sénateurs goutteux sourient paternellement ! Comme les yeux des représentants à peine trentenaires brillent !... Même les socialistes font preuve de politesse. Sur l’invitation explicite de leur camarade Destrée – un poète, après tout –, ils se lèvent. L’acclamation continue. Les sociaux-démocrates ne renient pas leur courtoisie. Tout se déroulerait au mieux, si soudain, depuis une tribune de spectateurs, une voix aiguë lançait en flamand : « Vive la reine ! »
Ce cri suffit à irriter un socialiste wallon, qui avait peut-être consenti à se lever à contrecœur à l’invitation de Destrée. Il bondit et hurle : « Vous n’avez rien à dire ici, vous ! » Mais le cri flamand « Vive la reine ! » reprend. Cette fois, tous les socialistes protestent bruyamment, et... conformément au règlement, ils ont raison. Le public n’a pas le droit, pendant une séance de la Chambre, d’exprimer son opinion de quelque manière que ce soit... On crie : « À la porte ! » Plus haut et plus fort encore retentit : « Vive la reine ! »
Et pendant ce tumulte, se tient, très embarrassée, rouge jusqu’à la racine des cheveux, l’héroïne de cette manifestation, sans trop savoir que faire. Cela n’empêche pas qu’on l’admire. Quelle belle robe elle porte, en Liberty blanc de soie avec un corsage orné de perles d’argent, par-dessus laquelle un manteau de soie gris souris tombe élégamment, assorti à une petite toque en chinchilla et hermine, avec une grande aigrette. Toutefois, je reste d’avis que les grands chapeaux vont mieux à Sa Majesté...
Timidement, mais avec un geste protecteur, ses deux petits garçons se tiennent à ses côtés, pressés contre elle. Ils sont entièrement vêtus de satin gris perle, avec des bas et des souliers assortis. Sa belle-mère, la comtesse de Flandre, semble cependant mieux comprendre : cela n’a pas grande importance. Ils ne veulent pas vraiment mal faire. Elle lui conseille de ne pas s’en formaliser...
Elle lui prend les magnifiques orchidées mauves qu’elle tient en main et les confie à un laquais. Puis elle l’invite à s’asseoir... Et peu à peu, le calme revient. Et la reine retrouve sur son visage le charme de son sourire...
Encore cette vilaine cloche de président. Et maintenant, c’est le roi : grand uniforme de général... Au même moment, une petite armée de journalistes envahit notre tribune. La nouvelle circule de bouche à oreille : le roi est venu du palais jusqu’ici sous une pluie de papiers où l’on pouvait lire : « Dissolution de la Chambre. Vive le suffrage universel ! »... Et à peine le « Vive le roi ! » a-t-il résonné dans cette salle, en néerlandais comme en français, que les socialistes commencent à jeter les mêmes papiers dans toutes les directions. Cela devient un chahut considérable. Les catholiques et les libéraux, littéralement ensevelis sous ces tracts, crient de plus en plus fort : « Vive le roi ! » La chorale bien entraînée des socialistes hurle, avec un sens remarquable du rythme, son « Dissolution ! » et, avec un ensemble impeccable, un convaincu : « Vive le suffrage universel ! » À droite et à gauche, on tente de les couvrir par des acclamations. En vain. Jusqu’à ce que soudain, la voix puissante du camarade Vandervelde domine tout et répète trois fois : « Notre manifestation n’est pas dirigée contre le roi, mais contre le gouvernement. » Et ce fut le premier geste courtois du camarade Vandervelde, possible futur ministre des Colonies dans un éventuel ministère de gauche...
Et le roi ? Le roi resta incroyablement, admirablement calme. Il s’assit tranquillement, saluant brièvement lorsque le « Vive le roi ! » reprenait le dessus, et attendit patiemment que l’on décide de se taire.
Puis il lut son discours du trône, d’abord encore un peu impressionné, mais ensuite avec assurance :
« Messieurs,
« Il y aura bientôt un an que la Belgique a perdu un grand souverain. L’effort constant du roi Léopold II était de rendre son pays plus prospère et plus beau, d’accroître le bien-être des Belges, d’offrir à ses compatriotes des horizons plus vastes, de leur confier une mission de civilisation particulière et de leur assurer de nouveaux débouchés par la conquête pacifique d’une colonie immense et riche.
« La nation fut profondément émue par le coup qui la frappa. Les témoignages universels de sympathie ont prouvé combien sont solides et étroites les attaches qui unissent le peuple belge à la dynastie.
« Ces mêmes sentiments se sont manifestés encore une fois lorsque, appelé à monter sur le trône, je vins prêter au milieu de vous le serment constitutionnel. Et depuis lors, ils se sont confirmés de façon éclatante en toutes circonstances.
« Je tiens à souligner ces faits et à vous dire combien ils me réjouissent et m’encouragent à travailler avec vous de toutes nos forces pour le bien du pays. » (Acclamation.)
Ensuite, le roi évoqua ses visites aux cours étrangères, notamment celle de l’empereur allemand, et ajouta ceci, de portée moins générale :
« Les traités récemment conclus avec l’Allemagne, l’Angleterre et la France, qui ont si heureusement délimité les frontières des colonies en Afrique, témoignent une fois encore de nos excellentes relations avec ces puissances. L’un de ces accords vous a été soumis pour examen et approbation, et les autres le seront sous peu. »
Sa Majesté évoqua ensuite l’exposition universelle et insista avec force :
« Il y a moins d’un an, je vous disais : « Seules les forces intellectuelles et morales d’une nation favorisent sa prospérité.
« Ces forces doivent être renforcées et développées à tous les niveaux de l’enseignement littéraire, artistique, scientifique, supérieur, moyen et professionnel, et dans cette tâche immense, toute collaboration sérieuse doit être acceptée, soutenue et encouragée. Le pays ne doit reculer devant aucun sacrifice lorsqu’il s’agit d’élever le niveau de l’éducation nationale, cette généreuse source de production. » (Applaudissements des socialistes.)
Cela amena le roi à insister sur la nécessité de reconnaître la personnalité juridique des universités libres de Louvain et de Bruxelles. Il rappela également la magnifique exposition d’art du XVIIe siècle et ajouta, sous de longs applaudissements :
« La nation encouragera également la pratique des belles-lettres, qui sont de plus en plus honorées dans notre pays, quelle que soit la langue utilisée par nos écrivains. Qu’il me soit permis de faire appel au sentiment national, à l’esprit de concorde et de compréhension mutuelle de tous les citoyens. Trouvons, dans le respect réciproque des droits de chacun, le moyen de prévenir les conflits regrettables en matière de langue et de race, et si nous devons traiter de la question linguistique, faisons-le avec modération, sans emportement ni préjugés. »
Le roi s’attarda longuement sur l’importance d’un bon enseignement professionnel, « qui constitue le trait d’union entre les ouvriers manuels et la bourgeoisie et dont émergent les meilleurs artisans, employés et petits commerçants ». Il insista également sur la nécessité de développer l’enseignement primaire. Cependant, tout le monde ne souscrira pas forcément aux propos suivants du roi Albert :
« Le père de famille a le droit de veiller à l’éducation et à l’enseignement de son enfant, de choisir librement et en toute indépendance l’école à laquelle il le confiera. Mon gouvernement vous proposera des mesures pour garantir l’exercice effectif de ce droit imprescriptible. »
Ensuite, la question de la « législation sociale » a été abordée ; on a insisté sur la poursuite et l'achèvement des grands travaux publics ; il a été constaté que la nouvelle loi sur la milice produit pleinement ses fruits, à la satisfaction de tous. Avec une grande satisfaction, le roi a également noté que « la consommation d’alcool, qui, durant la période de 1890 à 1895, atteignait en moyenne 10,03 litres par habitant, a diminué en 1909 à 5,50 litres. » Cela amène l’orateur à souligner la nécessité d’une loi concernant le droit de délivrer des licences. Avec une pointe d’humour et une légère audace envers le ministre Liebaert, il déclare ensuite :
« La situation financière du pays, qui maintient depuis un quart de siècle un équilibre parfait, est excellente. Il est néanmoins nécessaire de n’augmenter les dépenses annuelles qu’avec une sage modération et de veiller à ce qu’elles soient toujours parfaitement utiles. »
Pour conclure :
« Les nombreux décrets et arrêtés relatifs à la réorganisation de notre colonie, publiés durant la dernière session, témoignent de l’effort considérable accompli par mon gouvernement pour assurer le développement normal de nos possessions en Afrique, le progrès du commerce et le bien-être des populations indigènes. Ce travail sera poursuivi avec la même vigueur au cours de l’année 1911, conformément au plan exposé dans l’exposé des motifs du budget présenté. J’ajoute que mon gouvernement est fermement résolu à favoriser la prospérité et à garantir l’avenir du Congo belge, et sans délai à compléter l’infrastructure de notre belle colonie. »
On le voit : ce discours du trône est… un discours du trône. Enchaînement de banalités et de généralités, il est, dans un pays constitutionnel comme le nôtre, ce qu’il pouvait être. On ne pouvait pas attendre du roi qu’il aborde les grands problèmes qui divisent nos hommes d’État. Cela aurait été dangereux et… inutile. Le roi est le pouvoir exécutif : comment pourrait-il oser donner des leçons au pouvoir législatif dans un pays où les socialistes sont aussi peu dociles que chez nous ?... Leur manque de docilité, ils l’ont à nouveau démontré au départ du roi. Une fois encore, les airs résonnaient de « Vive le suffrage universel » et de « Dissolution ! » Ses oreilles furent longtemps poursuivies par ces cris inquiétants. Et lorsqu’il fut parti pour de bon… un silence stupéfait s’abattit.
Cependant, ce silence fut vite interrompu par Vandervelde, qui demanda la parole pour une motion d’ordre. Cette demande arriva cependant un peu tôt. La session proprement dite ne pouvait pas encore commencer. Car, maintenant que tout le monde était confortablement entre soi, il y avait tant de choses à raconter. Les pires ennemis redeviennent de bons amis. Le ministre Renkin serre tendrement la main du corpulent camarade Terwagne. Enfin, chacun regagne sa place respective — les nouveaux venus avec une dignité toute particulière. Finalement, le doyen Beernaert peut ouvrir la session, entouré de ses deux secrétaires, Van Cauwelaert et De Kerchove, les deux juniors de la Chambre. Comme je vous l’ai déjà dit, Van Cauwelaert s’acquitte de sa tâche avec une maestria innée. Quant à De Kerchove, il ne parvient pas à se décider à enlever ses gants blancs et se trompe constamment en lisant les noms tirés au sort pour les commissions qui doivent valider les élections du 21 mai.
Enfin, Vandervelde prend la parole. Il déclare qu’il regrette l’incident survenu lors de l’entrée de la reine, provoqué par un étranger dans les tribunes, mais que les socialistes ne peuvent en aucun cas en être tenus responsables. Il s’agissait ici de faire respecter le règlement de la Chambre… Le président Beernaert est entièrement d’accord avec le leader socialiste à ce sujet. Les membres les plus anciens de la Chambre le sont également. Ainsi, tout le monde était satisfait de cette unanimité, après quelques heures animées et quelque peu bruyantes, de pouvoir se séparer.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 novembre 1910)
Brussel, 18 novembre
Il règne une joyeuse agitation dans la presse franco-bruxelloise. Avec une exubérance enfantine et une charmante naïveté, elle dresse fièrement sa tête joyeusement provocante, se lance dans des tirades lyriques contre les prétentions des Flamands, prend un ton goguenard façon Gavroche pour démontrer qu'elle a toujours eu raison, sur le plan négatif, concernant le caractère flamand de notre capitale. Elle exulte, elle jubile, cette presse franco-belge. Elle agit comme si, dans le noble jeu des arbalètes, elle avait décroché le prix suprême. Et, avec l'audace et la retenue feinte de celui qui est sûr de son coup, elle déclare, moqueuse, par la voix de la Gazette : « Nous aurons le plaisir de soumettre aux honorables flamandisants – ou appelons-les plus simplement les Flamands – de Bruxelles, une petite statistique. » Et voyez-vous, cette petite statistique devrait inciter ces flamandisants – ou disons plus simplement, les Flamands – de Bruxelles à se terrer dans une tombe prématurée...
Mais laissez-moi d'abord vous expliquer de quoi il s'agit. L'administration municipale de Bruxelles, ou plutôt l'administration bruxelloise de l'enseignement, a cru lire dans la loi Franck-Segers qu'il était de son devoir de demander aux parents des élèves fréquentant les écoles moyennes s'ils souhaitaient que leur enfant soit instruit selon un régime flamand ou français. C'était, de la part de l'administration de l'enseignement, une grave erreur. Sinon dans le texte – que je regrette de ne pas avoir sous la main – du moins dans son contexte. Le contexte de ce texte montre clairement que seules les institutions d'enseignement secondaire de degré supérieur, c'est-à-dire les athénées et les collèges, où sont enseignées des humanités complètes ou des matières scientifiques équivalentes, sont concernées par cette loi. Les écoles moyennes du premier degré, qui sont en fait des institutions d'un niveau légèrement supérieur à celui de l'enseignement primaire, relèvent uniquement de la loi de 1883. Celle-ci prescrit que, en dehors des langues germaniques enseignées selon la méthode directe, deux matières – histoire, géographie et sciences naturelles – doivent être enseignées en néerlandais, tandis que pour les mathématiques et la chimie, les termes techniques doivent être donnés dans les deux langues.
Les « écoles moyennes » ne sont donc pas concernées par la loi Franck-Segers, et il est erroné d'appliquer cette loi, qui laisse le choix entre un régime français et un régime flamand, à ces établissements où l'enseignement gréco-latin ne va pas jusqu'à la rhétorique et où l'enseignement scientifique ne mène pas au diplôme final de l'enseignement secondaire supérieur. Cependant, l'administration de l'enseignement à Bruxelles, dirigée par une personne d'origine française, a jugé nécessaire de demander aux parents des enfants, parfois très jeunes – certains n'ont même pas atteint leur sixième année – fréquentant ses écoles moyennes : « Désirez-vous que votre enfant soit instruit en flamand ou en français ? » (Je cite presque littéralement la Gazette : « On leur priait de dire en quelle langue ils désiraient qu'on donnât l'instruction à leur petit garçon ou à leur petite fille. »)
Cela allait même au-delà des limites fixées par la loi Franck-Segers : celle-ci ne stipule nullement que l'enseignement doit être exclusivement en néerlandais ou exclusivement en français. Elle prévoyait, comme la loi de 1883, qu'un certain nombre d'heures d'enseignement en néerlandais seraient dispensées dans les sections flamandes, tandis que le régime français pouvait choisir entre un enseignement en néerlandais ou en allemand dans la langue d'origine. Pourtant, il a été officiellement déclaré aux parents qui demandaient en quoi consistait ce « régime flamand » – et cela m'a été rapporté par une source incontestablement fiable – qu'il s'agissait d'un enseignement totalement en néerlandais. Dans ces écoles, il ne serait plus question de parler un seul mot de français : tout serait en néerlandais...
Non seulement l'administration de l'enseignement appliquait une loi qui ne la concernait pas, mais elle en avait en outre donné une interprétation qui n'avait aucun rapport avec la vérité ou la réalité.
Vous pouvez imaginer quelles furent les conséquences de cette « enquête ». Les bons citoyens, dont les enfants fréquentent les écoles moyennes du premier degré – ces citoyens qui appartiennent pour la plupart au commerce et aux affaires et qui souhaitent préparer leurs enfants à ces professions, sauf s’ils envisagent d’en faire un avocat ou un médecin –, sont horrifiés à l’idée que leurs enfants ne reçoivent pas un seul mot de français, ou du moins aucune notion enseignée à travers le français.
De plus, ces bons citoyens se voient poser un ultimatum un bon mois après le début de l’année scolaire, alors que tous les livres scolaires – des livres en français – ont déjà été achetés. En choisissant le régime flamand, ils devraient donc effectuer une nouvelle dépense conséquente. Quelle sera alors leur réponse ? Évidemment : « Régime français pour nos enfants ! » Et la Gazette jubile, toute la presse franco-bruxelloise avec elle, car seulement vingt-six élèves sur environ douze cents demandent le régime flamand...
Nous avons vu comment ce résultat a été obtenu : d’abord par une application erronée, puis par une interprétation fallacieuse d’une loi ; ensuite, par une application intempestive de cette loi mal utilisée et mal interprétée ; enfin, par une mesure allant à l’encontre de toute pédagogie saine.
Les deux premiers points ont été démontrés. La bêtise du troisième est évidente… Quoi ! On veut empêcher le père de famille de garder le contrôle sur l’éducation morale et confessionnelle, sur l’éducation religieuse et sentimentale de son enfant ; mais on l’interroge sur la langue d’enseignement, sans même lui fournir la moindre information à ce sujet et en le trompant délibérément sur la réalité de la loi invoquée !
On lui demande – à lui qui ne peut juger de la valeur éducative, strictement pédagogique, de la langue maternelle ou d’une langue étrangère, ou du mélange des deux –, de se prononcer sur la question suivante : avec quels moyens l’enseignant obtient-il les meilleurs résultats chez vos enfants ? Car c’est bien là l’essentiel : obtenir les meilleurs et les plus utiles résultats. Il s’agit d’armer les enfants de la meilleure manière possible dans le temps le plus court. Et il n’y a aucun doute à avoir : cela se fait le plus rapidement dans la langue maternelle.
Et la langue maternelle d’au moins la moitié des enfants qui fréquentent les écoles moyennes de Bruxelles est sans aucun doute le flamand ; des statistiques fiables le prouvent, tout autant que celles dont il est question ici... Mais la loi de 1883, qui s’applique ici, ne va pas si loin. Elle ne prévoit que des mesures excellentes – bien que partiellement insuffisantes mais néanmoins fructueuses – pour garantir la connaissance des deux langues utilisées à Bruxelles. Les enfants de parents wallons en sont d’ailleurs exemptés.
La seule question qu’on aurait dû, en toute justice, poser aux parents bruxellois, en supposant qu’il y ait réellement eu une opportunité de le faire, aurait été : « Préférez-vous que votre fils, qui sera peut-être avocat ou médecin dans quelques années – et pour qui il est dans son intérêt de savoir également le flamand –, ou qui envisage peut-être une carrière dans l’administration – où la connaissance du flamand est généralement requise ou, à tout le moins, souhaitée pour son propre avantage –, préférez-vous que votre fils ne connaisse que le français, ou qu’il maîtrise les deux langues nationales ? »
Si l’administration de l’enseignement de Bruxelles avait posé cette question, encore en supposant qu’elle en ait eu la légitimité, elle aurait probablement obtenu un résultat diamétralement opposé.
Le citoyen bruxellois est un être pratique. Il tient bien plus à sa langue maternelle flamande qu’il ne veut le laisser paraître. À ce sentiment s’ajoute puissamment l’utilité et la nécessité de connaître les deux langues nationales. Mais c’est justement sur cet aspect pratique de sa nature qu’on a spéculé. On lui a fait croire que l’enseignement en français serait supprimé dans les écoles moyennes de Bruxelles s’il n’intervenait pas. Et on l’a fait intervenir… d’une manière qui le rendrait ridicule aux yeux de ceux qui raisonnent logiquement, si ce n’était qu’il a été, ce bon citoyen, trompé de manière honteuse – au sujet d’un labyrinthe qui, pour lui, restera un mystère, un labyrinthe où seuls les experts savent se repérer.
Et cet expert, le père de famille bruxellois, ne l’est que lorsqu’il s’agit de ses convictions morales, qu’il souhaite transmettre à son enfant ; il ne l’est pas quand il s’agit des moyens par lesquels son enfant sera éduqué…
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 1er décembre 1910)
Bruxelles, 30 novembre.
Je vous ai récemment montré comment l'administration de l'enseignement bruxellois a trouvé le moyen, par l'utilisation abusive et l'interprétation erronée d'une loi, de pousser les parents des élèves des écoles dites secondaires – en réalité des écoles de niveau primaire avancé – à déclarer qu'ils souhaitent que leurs enfants soient éduqués selon le « régime français », où le néerlandais est soit entièrement négligé, soit traité de manière très secondaire. Je me permets de revenir sur cette question. Elle est en effet importante aussi pour les Pays-Bas, car elle touche le « grand néerlandais ». Il s'agit ici de la préservation de notre langue commune, et par là de la culture néerlandaise, dans une ville entière qui est la capitale de la Belgique, le cœur de tout le pays. Ce pays, bilingue, verra – cela ne fait aucun doute – son essence intérieure et son existence intellectuelle modifiées selon que cette capitale dirigeante, ce cœur, sera flamand ou wallon. Les Pays-Bas ont donc tout intérêt à contribuer à la résistance contre la francisation totale de Bruxelles par le biais d’un enseignement exclusivement ou presque exclusivement en français pour les enfants des classes moyennes, qui dominent à Bruxelles.
Cette francisation est manifestement l'objectif de l'administration des écoles bruxelloises, je parle ici de l'administration générale, qui exerce son pouvoir à l'hôtel de ville. Elle vise à réduire le territoire de la langue néerlandaise, et ce de manière significative. Cela donne au correspondant d’un journal néerlandais le droit de revenir sur cette question, qu’il a déjà soumise à votre attention à plusieurs reprises.
J’ai parlé de francisation systématique. Car Bruxelles est bien une ville flamande, qui a résisté pendant des siècles à une francisation non organisée, malgré une certaine complaisance et une vantardise française qui aime s'exprimer librement. Les chiffres récents le prouvent de manière éclatante. En comptant les propositions nombreuses, parmi lesquelles certaines peuvent être qualifiées de majoritairement françaises, et malgré l'infiltration constante de l'élément wallon, qui refuse obstinément d'apprendre le flamand, l'agglomération bruxelloise compte aujourd'hui 558 012 habitants. Parmi eux, 371 863 – soit plus des deux tiers – parlent néerlandais et français, et sont donc des Flamands, car un Wallon ne renonce jamais à sa langue, surtout pas dans une ville où les deux langues sont en usage. Parmi ces 371 863 Flamands, 125 279 – soit un cinquième de la population totale – ne connaissent aucune autre langue que le flamand.
Ce sont en grande partie des éléments purement bruxellois ; car le Flamand qui émigre à Bruxelles est généralement un homme instruit, qui parle les deux langues nationales et est attiré par la capitale pour les opportunités qu’elle offre de se développer intellectuellement mieux qu’ailleurs. Les 186 149 habitants ne connaissant pas le flamand – un chiffre correspondant presque exactement à celui des habitants ne parlant que le flamand – sont pour la plupart des Wallons exilés issus du commerce – dans certaines banlieues presque exclusivement wallonnes, comme je l'ai mentionné plus haut – et des fonctionnaires souvent exemptés de la connaissance de la deuxième langue nationale, alors qu’aucun de leurs collègues flamands ne peut occuper un poste dans la capitale sans connaître le français.
À ces Wallons s’ajoutent sans doute un certain pourcentage de Flamands, qui, par leur naissance, leur éducation ou leur choix, sont à compter parmi les francophones exclusifs. Cela reflète malheureusement le monde des trois aristocraties : celle de la noblesse, de l’argent et du savoir. Ces groupes sont d’une importance considérable, mais numériquement faibles. Cependant, le fait que les intellectuels prennent de plus en plus conscience de la nécessité de connaître leur langue maternelle diminuera sans aucun doute ce nombre à l’avenir.
L’avantage croissant, jour après jour, de la connaissance du néerlandais pour les Wallons aspirant à un poste public les incitera également à faire preuve de plus de zèle dans l’apprentissage d’une langue qui accroît leurs chances de promotion. De sorte que, selon toute probabilité et une logique solide, Bruxelles deviendra de plus en plus une ville flamande, ou du moins une ville bilingue où l'élément flamand sera de plus en plus dominant – ce qui revient au même.
Il ne plaît pas à ces messieurs de l'administration de l'enseignement dans la capitale de maintenir et d'étendre la situation actuelle. Ils trouvent qu'il est plus élégant d'appartenir exclusivement à la culture française. Ils semblent convaincus que le peuple flamand de Bruxelles n’a rien à perdre, mais tout à gagner en renonçant à sa langue maternelle. Ou bien auraient-ils été motivés par des raisons pédagogiques pour adopter des mesures... si peu pédagogiques ? Pensent-ils, par exemple, qu’un enseignement bilingue constitue un frein ? Ont-ils cherché à économiser du temps pour l’investir dans des connaissances plus concrètes ?
Dans ce cas, la solution aurait été simple : un enseignement uniquement dans la langue maternelle, exclusivement en flamand, au moins pour les enfants flamands ! Mais je soupçonne que ces questions fondamentales n’ont pas été leur moteur. Leur but était tout simplement : une francisation systématique ; une francisation par tous les moyens, légitimes ou non. Cela avait déjà été organisé en secret et de manière habile : dans les écoles normales municipales, l’enseignement était presque exclusivement donné en français, même pour les matières que les aspirants instituteurs des écoles primaires devaient plus tard enseigner en néerlandais, conformément à la loi de 1883.
Le résultat ? Ces enseignants se sont trouvés, et se trouvent encore, dans l’impossibilité d'appliquer et de respecter cette loi. Dans une ville à plus de deux tiers flamande comme Bruxelles, près de la moitié des instituteurs et institutrices ne sont pas capables de donner une leçon correcte en néerlandais ou au moyen du néerlandais. En octobre 1894, mars et juin 1896, et janvier 1898, un certain nombre d’institutrices ne maîtrisant pas le néerlandais ont été nommées par le conseil municipal de Bruxelles. On semble aujourd’hui appliquer des critères plus stricts lors de ces nominations. Mais le fait qu’elles aient été possibles, et le restent encore, dans une ville flamande, n’en est pas moins... stupéfiant, vous en conviendrez. Cela explique pourquoi tant d’enfants flamands peuplent les soi-disant « classes françaises », qui, à l’origine, avaient été créées pour les enfants wallons, auxquels, avec beaucoup de courtoisie, on ne voulait pas imposer le flamand...
Voilà la situation. Je vous ai déjà raconté comment on a voulu la pérenniser et l’aggraver en invoquant une loi qui n’aurait pas dû être appliquée, et qui, de surcroît, a été détournée. Je ne suis pas resté seul dans ma dénonciation. De Vlaamsche Gazet est courageusement intervenue. Aujourd’hui, dans le Peuple, Alberic Deswarte ajoute des arguments percutants et une documentation remarquable. Au conseil municipal de Bruxelles, l’échevin compétent sera sans aucun doute appelé à rendre des comptes. Car c’est de sa faute, en fait, si la ville de Bruxelles s’est ridiculisée par l’acte le plus grotesque qu’on puisse imaginer.
Je ne vous l’ai pas encore raconté. Laissez-moi l’utiliser ici comme un « mot de la fin », un « plat du jour », ou une « nouvelle à la main », comme vous voudrez.
L’administration de l’enseignement bruxellois a donc jugé bon, sans aucune nécessité, d’imposer aux chefs de famille le devoir pédagogique de se prononcer sur le régime linguistique sous lequel ils souhaitaient que leurs enfants soient éduqués. Pour ce faire, ladite administration s’est appuyée sur une loi qui ne pouvait être invoquée. Cette loi a été complètement mal interprétée par les directeurs d’écoles qui interrogeaient les parents – ce qui n’était pas de leur faute, mais bien celle des autorités supérieures, qui avaient négligé de leur fournir les informations nécessaires. Ce référendum a eu lieu à un moment inopportun, alors que tous les livres scolaires avaient déjà été achetés. Et que s’est-il passé ?
Les parents ont bien sûr choisi le régime français, à l’exception de vingt-six d’entre eux, qui, ô surprise, ont demandé un enseignement en flamand… Alors, l’administration bruxelloise de l’enseignement s’est frotté les mains et a conçu cette ruse administrative : elle a demandé au ministère de l’Instruction publique si, vu le résultat lamentable de son référendum, la loi invoquée devait être appliquée à Bruxelles !
Oui, cher lecteur désintéressé, cela peut arriver dans la capitale de Bruxelles : un administrateur de l’enseignement, chargé de l’application de la loi, invoque une loi erronée, la détourne lors d’un référendum inopportun et injustifiable, et ose ensuite demander au ministre – est-ce de la ruse ? ou une audace flagrante ? – ce qu’il reste à faire de l’application de cette loi ! Un tel administrateur, qui ridiculise l’administration municipale de la capitale auprès du ministre – qui, bien sûr, ne mordra pas à l’hameçon ! – et devant tout le pays, est toléré à Bruxelles !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 8 décembre 1910)
Bruxelles, 7 décembre.
Ce n’a pas été une bataille ; même pas une guérilla, tout au plus une petite reconnaissance menée par quelques soldats quelque peu imprudents, sans conséquences, heureusement, ni présentes ni futures. Néanmoins, c’est une date ; un geste significatif ; un acte presque accompli, ou du moins la promesse d’une grande victoire à venir. Car c’est la première fois que la question de l’université flamande, sinon évoquée, du moins discutée devant notre Chambre des représentants, aboutit à un résultat qui réjouira beaucoup de monde.
En réalité, cet événement s’est produit un peu de façon inattendue : l’amendement y relatif, inséré dans l’adresse au Roi en réponse au discours du trône, et proposé par M. Verheyen, avait été présenté sans concertation avec les fractions flamandes des trois partis. Cela lui donnait l’apparence de défendre un intérêt partisan plutôt que national. Par ailleurs, il s’appuyait sur un projet de loi – ou, du moins, la discussion l’a laissé supposer – qui, déposé il y a quelques années par M. Daens, se distinguait par sa concision mais pêchait par l’absence d’orientations pratiques. Un tel projet risquait sans doute d’égarer le principe de l’université flamande dans les débats de la Chambre et de retarder sa réalisation.
De plus, le moment était mal choisi pour soumettre un sujet qui exige du calme, une étude préalable (notamment de la part des Wallons), et un accord approfondi entre les membres des trois partis qui défendent ce principe et doivent démontrer la faisabilité de la flamandisation de l’université de Gand.
Mais les défenseurs de la culture flamande en Flandre, ceux qui estiment que l’émancipation du peuple flamand dépend de la prise de conscience flamande des classes supérieures, et que cette conscience repose à son tour sur un enseignement universitaire en flamand, capable de produire des milliers d’avocats, de médecins, de notaires, d’ingénieurs et de professeurs convaincus qu’ils ne peuvent pleinement développer leurs capacités qu’à travers leur langue maternelle – ces défenseurs ont vécu hier, malgré le vacarme assourdissant d’une Chambre tumultueuse et l’opposition paradoxale de certains membres wallons et même... flamands, quelques instants d’espoir intense, voire de certitude.
Il est en effet indéniable : la Chambre du 6 décembre a prouvé que, moyennant une préparation approfondie de la loi ; une explication prudente et loyale du texte déjà existant ; du calme et de la dignité ; et surtout la conviction que l’université flamande est et doit rester une cause nationale, dépassant tout intérêt partisan (et tous ces éléments, renforcés par le fait que le comité universitaire s’était opposé il y a quelques jours encore à une discussion immédiate, montrent combien la démarche de M. Verheyen, avec son amendement proposé en pleine agitation, était précipitée) – après les discussions d’hier, il ne fait plus de doute que l’université flamande verra le jour.
Sans la moindre hésitation, la majorité nécessaire pour voter ce projet, issue des trois partis, peut être considérée comme acquise et présente au sein de la Chambre.
Cette certitude, nous la devons aux messieurs Van Cauwelaert, Franck et Anseele. Leur discours pondéré mais convaincant a trouvé, non pas seulement parmi les bancs de leurs partis respectifs, mais, oserais-je dire, au sein de la « Chambre flamande », de nombreux soutiens qui présagent une victoire décisive. Ils ont porté un coup fatal à l’affirmation selon laquelle la Flandre appartiendrait inévitablement et exclusivement à la culture française. Van Cauwelaert l’a dit explicitement : « Nous acceptons volontiers la culture française et nous lui en sommes très reconnaissants ; mais à côté d’une culture néerlandaise, la seule qui soit logique. » Et Anseele, tout aussi convaincu, a déclaré : « Nous ne libérerons le peuple flamand que par une culture flamande. » Franck, quant à lui, a une fois de plus démontré à quel point il maîtrise son parti. C’est grâce à lui que l’amendement, qui aurait pu être une source de débats désordonnés, épuisants, peut-être mortels et assurément blessants, a été ignoré par la plupart des libéraux. Cette attitude a fait taire les arguments de Destrée, paradoxal et parfois trop bohème sur le plan politique, qui voulait nier aux Flamands tout droit à cultiver leur propre langue. Cette boutade de Destrée, lors d’un éventuel débat futur, sera sans doute rétractée et contredite par lui-même.
L’amendement Verheyen n’a donc, en pratique, pas conduit à grand-chose d’autre qu’à une nouvelle perte de temps. Pourtant, aussi stérile qu’il puisse paraître pour la réalisation immédiate d’une université d’Etat flamande, il a été pour les Flamands un signe et une promesse, et il faut reconnaître qu’il arrive à point nommé. Remarquez qu’un groupe ait été récemment fondé parmi les professeurs, avocats et médecins gantois, ayant pour but de maintenir l’Université de Gand comme exclusivement française (excepté pour la philologie germanique). Ces messieurs s’appuient, dans leur lutte contre la flamandisation de l’Université, sur trois arguments :
- Le néerlandais n’est pas une langue scientifique.
- L’université serait désertée à cause de la flamandisation.
- Le commerce gantois en pâtirait.
Je serais honteux de devoir réfuter ici le premier argument. Une langue dans laquelle cinq savants, lauréats du prix Nobel, ont reçu et dispensé leur enseignement, peut sans problème résister aux attaques d’hommes qui, bien que professeurs, ne maîtrisent aucune langue germanique, même pas celle de leur propre peuple.
Les deux autres arguments ont été catégoriquement réfutés. Lundi dernier, lors d'une réunion à Gand, M. Hector Plancquaert, leader, comme vous le savez, des démocrates chrétiens, a démontré avec des chiffres que les étudiants ne maîtrisant pas le flamand à Gand constituent une nette minorité. Il a expliqué que si l'université de Gand n'était pas flamandisée mais qu'une nouvelle université flamande devait être créée, par exemple à Anvers, Gand conserverait bien ces étudiants ne parlant pas le flamand, mais perdrait une grande partie des Flamands. Il a ajouté que ces étudiants non-flamands appartiennent principalement aux couches aristocratiques, lesquelles, même en tant qu’intellectuels, sont rarement en contact avec le peuple. En revanche, la bourgeoisie et le peuple fournissent des avocats, des médecins et des notaires ; ainsi, l’éloignement de Gand des éléments flamands issus de la bourgeoisie et du peuple minerait sans aucun doute l'influence et l’importance de l'université de Gand.
Le troisième argument est encore plus insignifiant. « L’Université, a déclaré lors de la même réunion M. Van Roy, ne peut être considérée uniquement comme une usine à diplômes, ni surtout comme une simple opportunité pour louer des chambres. » Il est en effet regrettable de voir des professeurs d’université défendre les intérêts de la « grivèlerie »...
Mais je vous ai trop longtemps retenu avec une affaire trop exclusivement belge. Je l’ai fait de manière peut-être trop partiale, jugerez-vous. Cependant, je crois défendre ici un intérêt qui dépasse la seule population flamande. L’Université flamande est la condition sine qua non pour que la souche néerlandaise conserve, dans ses frontières linguistiques en Belgique, une partie étendue, vivante et pleine de promesses pour l’avenir. Je vous ai souvent montré comment on tente systématiquement de restreindre cette frontière linguistique sur le sol flamand. Ce qui se passe actuellement dans les écoles bruxelloises, les moyens utilisés, montrent clairement les intentions de ceux qui veulent imposer la francisation.
Il n’y a qu’un seul moyen décisif et définitif pour contrer cela : une université flamande, ou mieux encore, une université d’Etat flamand. Oui, je le sais : notre peuple possède une immense capacité de résistance ; le flamand ne disparaîtra jamais, quoi qu’on fasse. Mais attendez seulement l’instauration d’une obligation scolaire, qui ne tardera pas, une obligation scolaire imprégnée et saturée d'esprit français, et alors vous verrez la conscience flamande, l’essence même du flamand, ses pensées et ses sentiments reculer...
Personne ne désire avec plus d’ardeur un meilleur enseignement, et surtout une obligation scolaire, que moi. Mais pas si cela sert, n’est-ce pas, à dénaturer le peuple. Il suffit de comparer trois générations de travailleurs bruxellois : vous verrez ce qu’un enseignement même partiellement francophone a produit chez les plus jeunes ! Certes, ils savent infiniment plus que leurs grands-parents, mais quelle langue parlent-ils encore ? Quel caractère original savent-ils encore développer ? Ni le français, ni le flamand, et ils n’ont plus ni réflexion, ni pensées propres...
Et ce n’est pas seulement le cas à Bruxelles : dans la bourgeoisie gantoise, la situation n’est guère meilleure ; et dans les classes supérieures d’Anvers, encore entièrement flamandes il y a quelques années, on suit – du moins du côté des filles : je le sais par expérience – la même voie.
Je ne veux pas en déduire que le français gagnerait du terrain en Belgique. Au contraire. Si la mauvaise herbe francophone prolifère dans la bourgeoisie, et même dans la petite bourgeoisie qui aspire à monter socialement et cherche à gagner du prestige dans le monde des fonctionnaires et enseignants, les cercles de l’aristocratie intellectuelle sont de plus en plus convaincus que le peuple flamand a droit à une culture flamande et que ce n’est qu’à travers cette culture flamande qu’il pourra pleinement s’épanouir.
Et cette aristocratie intellectuelle, bien que minoritaire, donne le ton. La renforcer et l’armer, telle est la mission de l’université flamande. Elle doit former les savants qui, à leur tour, convaincront la bourgeoisie et la petite bourgeoisie du droit légitime du peuple flamand. C’est pourquoi elle est si nécessaire. Et c’est aussi pourquoi, étant donné son importance capitale et sa haute signification, il est essentiel de l’entourer, lors du vote à la Chambre, de toutes les chances qui garantiront son succès.
Messieurs Franck, Van Cauwelaert et Anseele ne l’ont pas oublié hier. Et ils ont eu parfaitement raison !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 17 décembre 1910)
Bruxelles, 15 décembre.
Vivre dans un pays bilingue est une chose pénible, parfois même exaspérante. Les Wallons se plaignent qu'on leur impose une langue étrangère ; les Flamands réclament davantage de respect pour la leur ; et la crainte de froisser les uns pousse l'administration à léser les droits des autres. Je ne prétends pas que l'administration agit de mauvaise foi. Bien au contraire : je reconnais qu’elle se trouve parfois dans des situations extrêmement difficiles, et que le problème du bilinguisme n’est pas toujours facile à résoudre. Il est difficile, comme le dit La Fontaine, de satisfaire tout le monde et son père. Cependant, il arrive que la clairvoyance des bureaux ministériels soit particulièrement limitée ; et leur attachement à des formes établies peut parfois paraître exagérément rigide. J’en ai une nouvelle preuve dans le formulaire du prochain recensement de la population belge.
Permettez-moi de préciser d’emblée : il ne s’agit pas, pour la énième fois, de plaider en faveur des droits flamands. Il s’agit ici simplement de garantir l’exactitude des données statistiques. Des statistiques inexactes ne changent rien aux faits. Même si elles affirmaient que personne en Belgique ne parle encore le flamand, cela n’empêcherait pas que deux tiers des Belges le parlent réellement. Mais des données erronées entraînent des conclusions erronées, ce qui a également des répercussions à l'étranger. Or, je crains que cela ne puisse se produire avec le recensement prévu pour le 31 décembre.
Voici de quoi il s’agit. Tous les dix ans, comme ailleurs, on procède ici au dénombrement de la population du pays. Dans un pays bilingue comme le nôtre, il s’agit aussi de déterminer combien de Flamands et combien de Wallons composent ce chiffre global, ainsi que combien de Belges maîtrisent les deux langues nationales et où ils se concentrent le plus. Cette évaluation n'est pas seulement une nécessité : elle peut aussi fournir des indications sur les fluctuations de la population, l’expansion ou la régression de chaque région linguistique, la vitalité ou le manque de résistance des deux idiomes. Les conclusions pourraient porter sur la diminution ou l’accroissement de l’élément germanique ou latin, ou inversement ; le degré de fusion entre ces deux éléments ; et la confirmation ou la négation d’un véritable caractère national.
Un recensement dans un royaume multilingue est donc d’une importance considérable, bien plus que dans un pays où tout le monde parle la même langue, et où l'indication des autres langues parlées ne fait que refléter le niveau de culture de la nation ou l’influence étrangère, parfois heureuse, parfois dangereuse.
Il est donc absolument indispensable que le formulaire des bulletins utilisés pour le recensement soit conçu de manière à exclure toute erreur, à garantir au maximum la vérité, et à empêcher toute ambiguïté, déclaration erronée ou interprétation douteuse. Dans un pays comme la Belgique, où la lutte entre les deux communautés est plus intense, cela est encore plus souhaitable. Nous sommes en droit d’attendre de l’administration qu’elle ne compromette en rien l’exactitude et la fiabilité des données recueillies. Or, ce n’est malheureusement pas le cas avec les formulaires actuels.
Là, vous avez d’abord la question posée dans le formulaire : « Quelles langues parlez-vous ? » (On entend par là : néerlandais, français et allemand, les trois langues nationales, l’allemand étant la langue maternelle de certaines communes du Limbourg, des Fourons et de la province de Luxembourg). À partir de cette question, on déduira si la connaissance du français progresse en Belgique, ou plus précisément en Flandre. Or, personne ne souhaite plus que moi que chaque Flamand connaisse le français. Cela ne signifie pas pour autant que je souhaite des chiffres exagérés dans les statistiques. Et qu’ils seront exagérés, cela ne fait aucun doute.
En effet, tout Bruxellois déclarera avec enthousiasme – sous peine d’être pris pour un imbécile – qu’il parle la langue de Voltaire. Et ce ne sera pas seulement le cas des Bruxellois ; tout paysan ou ouvrier flamand ayant passé vingt-quatre mois à la caserne – souvent en Wallonie, où il a appris quelques mots d’un dialecte wallon quelconque – affirmera également, et de bonne foi, qu’il connaît le français. Dans quelle mesure cela est vrai, tout Belge impartial peut le vérifier dans les quartiers populaires de Bruxelles ou dans les campagnes.
Cependant, un Wallon, même s’il a passé plusieurs années comme soldat en Flandre et y a appris le très particulier « flamand des soldats » ; même si, par son travail, ses relations familiales, voire ses fonctions, il a acquis une certaine maîtrise du flamand, ne dira jamais qu’il connaît notre langue. Cette différence entre le Flamand, qui aime se vanter de son bilinguisme, et le Wallon, qui le nie, est particulièrement visible dans les communes de la frontière linguistique : du côté flamand, tout le monde parle les deux langues, tandis que du côté wallon, chacun reste exclusivement fidèle au français.
Vous voyez donc que les données statistiques basées sur cette question seront assurément incorrectes et ne pourront en aucun cas justifier la conclusion selon laquelle le français gagne du terrain en Flandre.
Une autre question est formulée ainsi : « Quelle langue nationale parlez-vous le plus ? » Cette question vise à déterminer le nombre de Flamands et de Wallons. Mais cette question ne peut, elle non plus, que produire des résultats faussés. Prenons mon exemple : je suis Flamand, correspondant pour un journal néerlandais, ma langue maternelle – même les plus fervents francophiles ne le nieront pas – est le néerlandais. Que dois-je répondre à cette question ? Je ne peux qu’affirmer : je parle le plus souvent français...
Les circonstances font que, tout au long de la journée, je suis entouré de francophones ; mes occupations m’obligent à utiliser le français si je veux les accomplir correctement. Et je ne suis pas seul dans ce cas : toute la bourgeoisie bruxelloise, toute la fonction publique bruxelloise, et même les ouvriers bruxellois travaillant dans les services publics, sont dans la même situation. Pourtant, ces personnes sont pour deux tiers des Flamands, dont la langue maternelle est indiscutablement le flamand ; Bruxelles est, incontestablement, une ville flamande ; et ce ne sont que la facilité avec laquelle les Flamands abandonnent leur langue – fiers de leur français façon mademoiselle Beulemans – et l’entêtement des Wallons, qui refusent de parler une seconde langue même s’ils la connaissent, qui donnent à Bruxelles l’apparence d’une ville francophone.
Que se passe-t-il alors lors du recensement ? On m’interdit de mentir : c’est passible de prison, et on me demande : « Quelle langue parlez-vous le plus ? » Après avoir posé la même question aux quelque quatre cent mille Flamands de Bruxelles qui se trouvent dans mon cas, on viendra affirmer : le néerlandais recule en Belgique ; le français gagne du terrain...
Pourquoi, dans ce cas, n’a-t-on pas simplement choisi de demander : « Quelle est votre langue maternelle ? » ou, mieux encore : « Êtes-vous issu de parents flamands ? » (ce qui aurait fourni des chiffres beaucoup plus précis sur le caractère flamand ou wallon des individus), cela reste pour moi un mystère.
Troisième point important : tous les enfants de moins de deux anns sont considérés comme ne parlant aucune langue. Cela constitue, en quelque sorte, un certificat de retard pour une bonne moitié des enfants belges : à deux ans, il y en a déjà un grand nombre qui savent très bien exprimer ce qu’ils désirent et donc… Bon, ce n’est pas encore vraiment parler, mais combien de paysans flamands, et aussi wallons, trouvera-t-on qui ne parviendront jamais à aller beaucoup plus loin ? J’en connais des centaines…
Je me résoudrais toutefois à accepter cette conclusion ; c’est une mesure générale qui, par nature, ne peut être influencée par une quelconque intention malveillante. Cela dit, le recensement ne se fait que tous les dix ans, et, entre les années 1911 et 1921, je ne sais combien d’enfants âgés de douze ans en Belgique seront considérés comme incapables de s’exprimer, comme ne parlant aucune langue…
Si l’on ajoute à cela que le taux de natalité en Wallonie diminue de façon alarmante, alors qu’il continue d’augmenter en Flandre, on peut constater combien, une fois encore, les Flamands sont désavantagés dans ce recensement. Pourtant, il aurait été simple, n’est-ce pas, d’enregistrer les enfants de moins de deux ans comme néerlandophones ou francophones, selon que leurs parents – leurs premiers enseignants linguistiques – ont le néerlandais ou le français comme langue maternelle...
Mon intention n’était pas de soupçonner quiconque de mauvaises intentions ou d’actes délibérés. Cependant, je ne peux m’empêcher de considérer le formulaire du recensement comme un nouvel exemple de l’irréflexion belge. Et je crois avoir démontré que c’est effectivement le cas...