(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Fédéralisme français et mouvement flamand (17 février) - Une semaine de politique scolaire (23 février) - Politique et enseignement (12 mars) - La loi flamande (18-22-29 mars - Deux "scandales" [Coremans - de Pret] (7 mai) - Les élections (25 mai)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 17 février 1910)
Bruxelles, 16 février 1910
Lors de la séance d’hier au Sénat, un de ces petits incidents eut lieu, incidents qui seraient fort agréables s’ils ne témoignaient d’un esprit si décourageant et si triste.
On discutait la loi sur les conseils des prud’hommes, dont l’article 93, adopté par la Chambre, exige des greffiers de ces tribunaux qu’ils connaissent les deux langues nationales, même en Wallonie. Une telle exigence, vous en conviendrez, est on ne peut plus raisonnable. Des milliers de Flamands, notamment du Limbourg et également de la Flandre méridionale, travaillent en Wallonie, que ce soit dans l’industrie métallurgique ou dans les mines de charbon. Ces personnes ne parlent pas le français, tout au plus quelques mots du patois wallon de la région où elles travaillent.
Leur instinct d’association est très fort, si bien qu’elles ne ressentent pas le besoin d’apprendre le français. Il en va de même, d’ailleurs, pour les nombreux Wallons qui, en tant que travailleurs métallurgiques, sont hautement estimés en Flandre : bien que ces derniers aient beaucoup moins tendance à se regrouper avec leurs compatriotes, leur langue reste un français plus ou moins pur, et personne ne songe à leur imposer le flamand.
Par ailleurs, on sait combien il est dangereux de se fier à des traducteurs dans le cadre d’une procédure judiciaire. Aussi compétents soient-ils, ils se trouvent très souvent face aux plus grandes difficultés. Il est simplement impossible, sur-le-champ, de transposer toutes les nuances d’une langue, encore moins d’un dialecte changeant, dans une autre langue. Il y a toujours quelque chose qui se perd, et généralement au détriment de l’accusé.
Certaines expressions, certains sentiments ou opinions maladroitement exprimés sont tout simplement intraduisibles et donnent trop facilement lieu à une interprétation erronée de la part du traducteur, même s’il est de bonne foi. De nombreux exemples pourraient être cités à cet égard ; si bien que le Belge flamand se trouve, dans son propre pays, dans une situation d’infériorité, d’impuissance, tant qu’il n’est pas exigé que, dans les tribunaux où des Flamands peuvent être convoqués, au moins un des magistrats comprenne la langue de l’accusé.
C’est précisément ce que prévoit, par souci d’équité, la nouvelle loi sur les conseils des prud’hommes. Et c’est cela qui a suscité une vive protestation de la part de trois sénateurs wallons, qui se sont opposés à la mesure proposée en avançant les arguments habituels : les Wallons sont provoqués, gare à la revanche ; les Wallons ne peuvent pas apprendre le flamand (ce qui n’est pas flatteur pour leurs capacités intellectuelles !) ; ils ne veulent aucune contrainte en matière linguistique ; – et d’autres arguments du même genre...
Pardonnez-moi de vous rapporter à nouveau cet incident. Je vous ai déjà si souvent signalé combien les sénateurs wallons (la plupart des députés wallons font pourtant preuve de plus de sagesse !) s’opposent systématiquement à tout ce qui rétablit les Flamands dans leurs droits. Il n’est vraiment pas nécessaire d’être flamingant pour reconnaître ces droits légitimes. Si l’on compare notre pays à d’autres pays multilingues, on reste réellement stupéfait par l’état de subordination des Flamands par rapport aux Wallons, une subordination qui découle historiquement de siècles de domination française et moralement du fait que le français est une langue mondiale. Ces deux raisons ont jusqu’à présent constitué la force et la fierté des Wallons. Leur suprématie industrielle y a également contribué.
Cependant, maintenant que la conscience populaire s’éveille en Flandre ; maintenant qu’une littérature en langue flamande émerge et ne peut plus être ignorée, atteignant au moins le niveau de la langue wallonne-française ; maintenant que la supériorité démographie flamande s’affermit face aux Wallons ; maintenant que les mines de charbon dans la région de Campine déplaceront sans aucun doute le centre industriel, d’autant plus sûrement que la proximité d’Anvers et de son port joue en leur faveur ; en un mot, maintenant que la Flandre devient le foyer qui concentre toutes les forces belges, où non seulement un peuple sain prend conscience de sa puissance, mais où la suprématie dans l’agriculture et l’industrie textile sera renforcée par l’exploitation minière et l’industrie métallurgique ; maintenant, les Wallons, consciemment ou inconsciemment, deviennent inquiets et craintifs, et ils en viennent, par la voix de leurs sénateurs, à menacer de quelque chose qui n’a jamais effleuré l’esprit d’aucun Flamand : la séparation administrative du pays, ce qui mènerait à une scission... dont ils n’auraient pourtant que des pertes à attendre.
Je ne vous aurais pas rapporté tout cela si je n’avais voulu y ajouter un fait réjouissant : une indication utile pour les Flamands qui souhaitent convertir leurs frères wallons.
Sachez qu’il existe en France, de manière bien réelle, un mouvement en aucune façon renié par le gouvernement français, et toléré par le gouvernement belge – je pourrais le prouver de manière convaincante –, un mouvement qui a pour but (et je le dis avec douceur) de maintenir l’esprit français vivant en Belgique, et plus particulièrement en Flandre.
Notez bien : je suis un grand amateur de l’esprit français dans la plupart de ses manifestations ; je sais très clairement que cet esprit a pénétré beaucoup plus profondément en nous, qu’il est devenu bien plus partie intégrante de notre être que, par exemple, l’esprit allemand, et je ne trouve absolument pas cela problématique – à condition cependant qu’un sentiment d’identité flamande soit développé de manière judicieuse parmi notre population.
L’affirmation selon laquelle nous serions originellement des Germains ne m’a pas encore semblé prouvée comme étant une vérité ; et même si c’était le cas, qu’importe ! Quelle que soit notre origine, après avoir été influencés par les Bourguignons, les Espagnols, les Autrichiens, les Français, les Néerlandais, il me semble que cette origine, ce sang prétendument purement germanique, a dû subir quelques modifications. Par ailleurs, notre civilisation – je parle de celle de la majorité des personnes cultivées – est à bien des égards franco-latine ; et la culture vaut bien autant que l’origine...
Je ne suis donc absolument pas un ennemi de l’esprit français. Mais je sais trop bien que notre peuple a une tradition ; qu’il possède par héritage des caractéristiques consolidées ; qu’il est également un peuple épris de liberté, qui, à travers toutes les vicissitudes, est resté fermement attaché à son bien le plus précieux : sa langue. Regardez simplement les Flamands du nord de la France ! C’est pourquoi je pense que le développement intensif de l’esprit français parmi nous constitue un danger, en particulier pour la partie la plus molle, la moins résiliente et la plus vaniteuse de notre population : notre bourgeoisie. Et nous devons nous opposer à ce danger.
Cet esprit français est aujourd’hui maintenu vivant parmi nous depuis la France par divers stimulants, dont le dernier est : la création d’une section bruxelloise de « l’Université des Annales » de Paris.
Cette section, présentée au public il y a quelques mois à travers un discours très tendancieux et anti-flamand du poète belge de second rang Ivan Gilkin, fait venir chaque semaine un homme de lettres français pour exalter l’une des expressions de l’esprit français. Cela va du théâtre classique aux tréteaux de Tabarin, de l’ode romantique aux chansonnettes de Polin. Et, en vérité, c’est souvent très divertissant, et cela s’adresse à l’élite de la population bruxelloise.
Ainsi, cette élite bruxelloise a reçu, il y a quelques jours, de la part d’un des orateurs de « l’Université des Annales », une pilule à avaler qui…
Mais laissez-moi en venir directement au fait marquant.
Il y a quelques jours, le conférencier invité de Paris n’était autre que Maurice Barrès. Je n’ai pas besoin de vous le présenter comme romancier. Je veux simplement vous rappeler que ses derniers livres, à commencer par le magnifique Les Déracinés, sont une défense et une illustration du fédéralisme, que Barrès soutient à la Chambre française.
Qu’est-ce que le fédéralisme ? Barrès laisse à Charles Maurras le soin d’y répondre : « Substituer au patriotisme administratif un patriotisme terrien et remplacer l'image de la France idéale chère à quelques rhéteurs par l'idée d'une France réelle, c'est-à-dire composée, comme la réalité, de familles, de communes et de provinces : tous éléments non point contraires ou divisés entre eux, mais variés, sympathiques et convergents. »
Et maintenant, je vous le demande, que veulent les flamingants dans notre propre pays sinon exactement ce que Barrès défend en France ?
Barrès défendit ces idées à travers son dernier livre : Colette Baudoche. Et cela ne fut pas un discours de combat : le romancier français s’adressa à tous ces anti-flamands comme à des fédéralistes convaincus. Il considérait probablement comme tout à fait naturel que chacun pense comme lui : « Le rôle le plus digne d’un peuple est de développer ses capacités jusqu’à leur plein épanouissement » (je traduis depuis Colette Baudoche) ; comment pourrait-on le contredire lorsqu’il affirme que l’éducation de la jeunesse ne peut se faire que dans la langue maternelle, que le contraire « estropie des vies entières », et que ce genre d’« abrutissement local » ne saurait en rien profiter à la culture générale du pays dominant ?
Tout le monde était sans doute d’accord avec lui lorsqu’il définissait le chauvinisme comme « la conscience raisonnable d’une culture ». Et toutes ces idées fondamentales du fédéralisme, sur lesquelles repose également tout le Mouvement flamand, Barrès les exposa de manière très détendue, comme s’il s’adressait à des partisans convaincus, et… le public applaudit avec enthousiasme.
« Ce dont nous avons besoin, ce qui nous rend forts, c’est l’amour dans l’adversité, c’est le combat pour notre amour », déclara Barrès ; et tous ces anti-flamands oublièrent qu’ils avaient souvent tourné en ridicule la Lutte flamande, cette « lutte pour un amour », qui, consciente chez quelques-uns, inconsciente chez tout le peuple, est la véritable revendication des Flamands – et ces anti-flamands trouvèrent que Maurice Barrès avait parfaitement raison.
Mais je peux m’arrêter ici concernant cette conférence de Maurice Barrès. Cette lettre devient longue, et je n’ai voulu montrer qu’une seule vérité : notre public francisé applaudit à des idées favorables aux Flamands… à condition qu’elles leur parviennent par un détour parisien, un détour français.
Voilà l’enseignement que je souhaitais transmettre aux flamingants.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 23 février 1910)
Bruxelles, le 22 février 1910
Si nous ne le savions pas déjà, nous pourrions rapidement nous apercevoir, à travers notre vie parlementaire, que les élections approchent. Non pas qu’une fièvre quelconque y règne. La fièvre est une exaltation et une intensification du ton vital, et en ce sens, il serait difficile de considérer comme plus inconvenants que d’habitude les comportements habituels de nos députés. Il semble presque inhérent à la fonction de candidat à la Chambre des Représentants de désapprendre toute politesse excessive et de considérer chaque insulte comme une sucrerie facile à avaler.
Bien que les temps épiques de ce genre d’éloquence parlementaire semblent désormais révolus, et que même nos plus célèbres « virtuoses de la brutalité » se soient adoucis comme des agneaux, notre Parlement n’est pas encore devenu un modèle de courtoisie. On n’y hésite toujours pas à employer quelques injures vigoureuses ; même les représentants de la bourgeoisie n’hésitent pas à donner un ton prolétarien à leurs propos ; et, jusque sur les bancs ministériels, on ose encore exprimer ses convictions avec des termes percutants et acerbes, sinon aimablement métaphoriques.
Cependant, ce n’est pas dans cette hausse de ton des échanges que l’on remarque l’imminence des élections. Cela se perçoit bien davantage dans les sujets traités. Il y a quinze jours, c’était le budget du Congo qui devait mettre le ministère en difficulté, et… qui s’est terminé par une réconciliation très digne, montrant – bien que les objections soulevées aient été fondées – que notre administration coloniale fait de son mieux pour écarter toute disproportion. La semaine dernière – et cela continue cette semaine – c’est la politique scolaire catholique qui fait les frais des débats. Et, une fois de plus, il a été prouvé qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil ». Nous avons assisté à des séances parlementaires savoureuses, avec tous les phénomènes et nuances qui distinguent ce domaine particulier de l’activité belge...
Nous sommes donc à l’approche des élections législatives. C’est pourquoi il était évidemment nécessaire de faire ressurgir encore une fois le spectre de Banquo, encore une fois de poser cette question qui, depuis trente et un ans, a fait chuter et se relever tour à tour nos ministères de droite et de gauche.
Je ne donnerai pas ici une leçon d’histoire parlementaire ; je me contenterai donc de laisser le passé tranquille pour oser une prédiction : si le ministère catholique tombe dans quelques mois, ce sera encore une fois à cause de la question scolaire. Car, pour autant que le programme des différents partis politiques repose sur des principes moraux, c’est le principe de l’instruction obligatoire qui est celui sur lequel il est le moins probable de parvenir à un accord.
On le sait bien, à gauche. Et c’est pourquoi on ne se laisse pas facilement désarmer de cet outil, comme cela s’est produit avec la réforme de l’armée, où les catholiques ont été assez habiles pour intégrer les idéaux des socialistes et des libéraux selon leur propre manière et leur propre vision : un magnifique moyen de propagande pour les élections. Malheureusement pour les catholiques, ils n’ont pas eu le temps de faire de même pour les questions de l’instruction obligatoire et du droit de vote ; peut-être aurait-il également été difficile de trouver une unité dans les rangs divisés de la droite à ce sujet. Quoi qu’il en soit, le spectre de l’instruction obligatoire et du soutien de l’Etat à l’enseignement libre ressurgit, et il est certain que cela ne survient pas à un moment opportun pour le parti au pouvoir.
Si l’on considère les deux positions les plus extrêmes sur cette question, on constate que la gauche prône l’instruction obligatoire et le financement public uniquement pour les écoles officielles, tandis que la droite défend l’absence d’instruction obligatoire et un financement équitable entre l’enseignement libre et l’enseignement public.
Permettez-moi d’ajouter immédiatement qu’en dépit de leur opposition apparente, les jeunes catholiques et les socialistes pourraient assez facilement trouver un compromis et un terrain d’entente. Cela montre une fois de plus que notre Chambre se compose essentiellement d’un bloc formé par les vieux catholiques et les libéraux, qui resteront toujours séparés pour des raisons de principes politiques, face à un groupe progressiste et démocratique composé de socialistes et de jeunes catholiques, prêts à mettre de côté leurs convictions morales personnelles au profit d’idéaux économiques communs. Il s’agit simplement d’une observation, mais qui met en évidence la difficulté de gouverner la Belgique à l’avenir, une situation qui n’offre aucune perspective de bonheur pour aucun parti.
J’ai donc dit qu’il pourrait être possible de trouver un texte sur lequel les jeunes catholiques et les socialistes pourraient s’accorder. Cela ressort des déclarations des catholiques Verhaegen et Carton de Wiart, qui se sont dits prêts à accepter l’instruction obligatoire, tandis que le camarade Vandervelde a déclaré qu’il n’était pas opposé à un soutien équitable à toutes les écoles, à condition qu’elles respectent les mêmes obligations et soient soumises au même contrôle. Un projet de loi proposant l’instruction obligatoire avec un financement équitable pour l’enseignement libre comme pour l’enseignement public, tout en garantissant une totale liberté sur les bases morales et religieuses de l’enseignement, pourrait donc espérer trouver un accueil favorable, tant à droite qu’à gauche, auprès de certains.
Cette liberté est cependant l’obstacle. Ce que la gauche souhaite unanimement, c’est un enseignement absolument neutre ; et la droite est tout aussi unanime à considérer qu’on ne peut jamais accepter l’instruction obligatoire si un enseignement catholique est refusé aux enfants catholiques. C’est là que les vieux catholiques et les libéraux campent fermement sur leurs positions. Il est peu probable qu’ils parviennent à un accord sur un texte. Ils ne croient pas qu’une loi puisse apporter une solution à cette question de conscience, comme certains dans les partis extrêmes semblent le penser. Et il est certain qu’une telle solution dans une éventuelle loi serait nécessaire si l’on voulait introduire l’instruction obligatoire.
Car si un enseignement neutre peut répondre au souhait de la majorité de la population dans les grandes villes et dans la plupart des régions de Wallonie, c’est tout le contraire dans les campagnes flamandes et dans les régions des Kempen, qui représentent tout de même un tiers des Belges. Il n’est donc pas surprenant que lors du congrès des progressistes, tenu dimanche dernier, M. Spanoghe, dont l’orientation libérale ne fait aucun doute, ait conseillé à ses amis d’être prudents et ait déclaré :
« En Flandre comme en Campine, nous devons respecter l’opinion des petites gens. Ceux-ci sont avant tout religieux et exigent le respect de leur religion. Je suis en faveur d’un enseignement neutre, mais n’oublions pas qu’il existe, dans notre Constitution, un article 18 qui garantit une liberté absolue et complète de l’enseignement. Chez nous, le père a le droit de choisir l’école où il enverra son enfant. Nous devons concilier ce droit avec l’instruction obligatoire. »
On le voit, même parmi les modérés, des voix s’élèvent pour appeler à une nécessaire conciliation sur ce sujet. Mais cette conciliation reste, je le répète, totalement impossible pour l’instant parmi les fractions conservatrices de gauche comme de droite. Ainsi, il est malheureusement peu probable que l’instruction obligatoire, assortie de la liberté absolue souhaitée, voie le jour prochainement, et il y a même peu à espérer d’un éventuel gouvernement libéral-socialiste qui, selon toute vraisemblance, instaurerait un enseignement neutre. Car les politiciens cherchent avant tout à former les enfants à devenir des électeurs en accord avec leurs opinions politiques…
Qu’il soit donc si regrettable que nous devions encore attendre longtemps cet enseignement public solide, obligatoire et respectueux des convictions de chacun, est d’autant plus désolant que, parmi les peuples européens, nous nous distinguons particulièrement par le nombre d’analphabètes. Pour un pays riche comme le nôtre, c’est une honte. Hélas, la semaine politique écoulée ne nous apporte aucun espoir d’amélioration.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 12 mars 1910)
Bruxelles, 11 mars 1910
À peine une semaine s’est-elle écoulée depuis le grand débat de principe concernant la politique scolaire du gouvernement, qu’à nouveau l’indifférence languissante et sèche est tombée sur la question. On n’en parle plus que dans les revues spécialisées et parmi les experts. Il n’existe en effet aucun pays au monde qui montre autant de négligence envers l’éducation que la Belgique. Le taux si élevé d’illettrés est peut-être autant dû à cette indifférence qu’au manque d’une obligation scolaire. Nous sommes – je parle surtout de la Flandre – un peuple sans culture, et cela tient au fait que l’éducation chez nous est bien trop souvent considérée comme une affaire pratique.
Le paysan, qui ne ressent pas le besoin de s’instruire, qui n’a pas besoin d’éducation immédiatement, oublie rapidement ce qu’il a appris à l’école primaire. Je connais d’ailleurs beaucoup de personnes qui, à quarante ans, savent encore très bien compter, mais peinent à lire et, lorsqu’il s’agit d’écrire – ce qui leur arrive rarement –, confondent parfois même certaines lettres. L’ouvrier des villes s’en sort un peu mieux. Il tire un meilleur usage de ses connaissances scolaires, bien qu’en général elles ne dépassent pas celles du paysan. Mais l’ouvrier participe le plus souvent au mouvement social de son époque. Il est socialiste ou démocrate-chrétien. Il lit des brochures de propagande ; il a son journal vivant et actif ; lors des réunions, son esprit est nourri non seulement par des faits, mais aussi par des idées percutantes. Son éducation lui est utile, elle devient un outil, voire une arme, s’il est intelligent et ambitieux.
Dans la bourgeoisie (notamment la bourgeoisie flamande, hélas !), la valeur de l’éducation, qu’elle soit secondaire ou supérieure, est également déterminée uniquement par son utilité, et cela, sans idéal, sans horizons profonds, sans exaltation, sans enthousiasme. Les humanités classiques sont rapidement expédiées : à la fin, il y a le bureau, qui, bientôt, sous les chiffres, tue toute influence civilisatrice des lettres anciennes. Moi, qui ai heureusement échappé aux affaires, je suis parfois stupéfait de rencontrer des gens qui étaient mes camarades au gymnase et me surpassaient alors en connaissances : l’esprit utilitaire a chez eux annihilé tout ce qui, comme compagnon, me les rendait chers : la fascination pour Ovide, que l’on nous expliquait alors si brillamment, l’émotion suscitée par un beau problème d’algèbre, l’enthousiasme même pour le Mouvement flamand. Ceux qui poursuivent des études supérieures, à quelques exceptions près, ne voient pas plus loin que leur diplôme final, que le « chapeau de docteur », comme on disait autrefois.
Chez vous (en France), les études universitaires sont généralement considérées comme un moyen d’atteindre une culture supérieure, une formation humaine, une civilisation : ce qui, naturellement, profite à la société, des classes supérieures aux classes populaires. Certes, notre pays compte d’éminents savants. Mais dans nos universités, la passion désintéressée pour la science est vraiment rare, malgré des professeurs compétents. Je connais des universités où l’on ne fait rien d’autre que former, le plus rapidement possible, des médecins, des avocats, des ingénieurs, des enseignants. Le mot n’est pas trop fort. Et cela n’est pas dû aux professeurs, mais bien aux conditions belges, à l’utilitarisme, à l’esprit platement pratique des mentalités dans ce pays, qui anéantit toutes les aspirations supérieures, rend impossible une civilisation proprement flamande, encore moins belge, et nous maintient tels que nous sommes : un peuple de parvenus économiques, fier de sa prospérité, qui tient la science à distance tant qu’elle n’est pas immédiatement utile, et l’art tant qu’il n’est pas « digestif », ne s’y intéressant que par mépris ; sauf quand le snobisme s’en mêle : « champignon sur ce tas de fumier », comme dirait Léon Bloy.
Maintenant, vous pourriez penser : les dirigeants politiques, des gens civilisés tout de même, vont tenter d'améliorer cette situation. Ceux qui, pour la plupart – ne chantons pas trop haut ici ! – comprennent la valeur d'une culture, devraient d'autant plus souffrir du fait qu'ils dépendent entièrement d'une culture étrangère, et que notre peuple lui-même ne parvient même pas à atteindre ce niveau. Vous imaginez qu’ils vont essayer, à travers des réformes rationnelles – dont l’obligation scolaire serait certainement la première, et l’enseignement dans la langue maternelle la plus indispensable – de changer cela.
Vous feriez une grave erreur si vous attendiez une telle chose, et cela est devenu, au cours des deux dernières semaines, plus qu’évident : le rôle formateur, éducateur et civilisateur de l’enseignement ne signifie rien pour nos législateurs. Ce qui compte, c’est uniquement de savoir si l’éducation sera neutre ou confessionnelle.
Et alors, nous avons le plaisir de savourer le dialogue suivant, dans notre deuxième chambre parlementaire :
« M. Carton de Wiart : Permettrez-vous (vous, les libéraux) encore qu’on parle à nos enfants de l’amour de la patrie et de la propriété ?
« M. Masson (libéral) : Pourquoi pas ? Pourquoi ne devrions-nous pas apprendre aux enfants que le concept de propriété subit une évolution générale, que sa forme n’est pas définitive et qu’elle évoluera encore ? Allez-vous interdire qu’on leur dise que les formes de gouvernement chez nous changeront encore davantage ? »
Notez bien, il s’agit ici d’enfants de l’école primaire, des enfants qui ne sortiront de l’école qu’avec des notions de base en écriture, lecture et calcul, ainsi qu’un peu d’histoire sommaire et une géographie insuffisante et mal adaptée. À ces enfants, non seulement on veut inculquer des notions souvent fausses et dépassées sur le patriotisme, et peut-être des idées égoïstes et intéressées sur le « mien » et le « tien » (voir Carton de Wiart), mais aussi leur enseigner l’histoire de l’économie politique (selon la doctrine de Masson).
Cela aura pour conséquence, bien sûr, que non seulement le strict nécessaire, mais aussi l'essentiel contemplatif – comme l’amour de la nature, des fleurs et des oiseaux, de la lecture et de l’art – en seront sacrifiés.
Car ce dialogue entre deux des membres les plus intelligents de notre Chambre montre trop clairement ceci : il ne s’agit pas, chez nous, de former à l’école des êtres humains, leur âme et leur esprit ; chaque parti cherche uniquement à produire des électeurs à son image. Voilà où réside l’enjeu : l’intérêt du parti l’emporte sur le droit humain le plus simple.
C’est pourquoi le gouvernement délaisse l’enseignement public au profit de l’enseignement privé. Et c’est aussi pourquoi même la question de l’obligation scolaire reste subordonnée à la question de savoir si l’enseignement sera neutre ou confessionnel.
Cette obsession de nos ministres est encore apparue lors de l’incident Cumont. M. Franz Cumont, professeur à Gand, est un savant de renommée mondiale. Ses Mystères de Mithra sont sans aucun doute également connus chez vous. Il a enseigné à Oxford et à Paris.
Or, le cours d’histoire romaine à Gand s’est récemment ouvert, et le professeur Cumont a postulé. Il était soutenu, d’ailleurs, par l’ensemble de la faculté gantoise dont il fait partie, par de nombreux catholiques aussi bien que par des libéraux. Un tel avis est normalement pris pour une loi par un ministre.
Cependant, M. Cumont, qui n’est pas catholique pratiquant, a été rejeté par le ministre et remplacé par un partisan pratiquant, le professeur Roersch Jr., certainement un épigraphiste compétent, mais dont la réputation ne peut rivaliser avec celle de Franz Cumont.
Cependant, il a eu la chance d’être le gendre de Godefroid Kurth, grand ami de notre ministre des sciences, et qui, après avoir vigoureusement défendu l’obligation scolaire il y a environ un an, a récemment émis des réserves à ce sujet lors du dernier congrès de Malines... réserves qui ont manifestement été très bien accueillies par le gouvernement.
Cela montre combien il est regrettable de voir à quel point, en Belgique, l’intérêt suprême de l’éducation est incapable d’être dissocié de l’intérêt bien moindre de la politique.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 18 mars 1910)
Bruxelles, 17 mars 1910
Le projet de loi sur l’usage du néerlandais dans l’enseignement secondaire libre n’a pas encore été présenté à la Chambre – ce qui ne tardera pas – que déjà, dans la presse franco-belge, la lutte contre ce projet reprend, plus vive que jamais, avec une avalanche de sophismes et d’arguments fallacieux. Une lutte d’autant plus acharnée qu’elle est désespérée, car, malgré tous les éclats de colère, il ne fait plus aucun doute que le projet Coremans, amendé par MM. Segers et Franck, sera enfin voté, après quatre ans de tergiversations, par une large majorité issue des trois partis.
Divers faits garantissent cette issue : le soutien général des catholiques, prouvé par l’insistance même du gouvernement à débattre la question sans délai ; parmi les libéraux, on connaît l’attitude favorable, même de Wallons comme Masson, et on sait également ce que pensent les membres les plus influents de cette question, d’autant que la loi prévoit un meilleur contrôle du libre enseignement, surtout celui de l’épiscopat ; et quant aux socialistes : il y a quelques jours, Vandervelde a publié un article dans le Peuple si clair et convaincant que même ses collègues wallons les plus obstinés à la Chambre adopteront certainement son point de vue et suivront ses recommandations lors du vote de cette loi, dont le texte a d’ailleurs été élaboré avec l’assentiment du Wallon Hector Denis, tout comme du Flamand Edouard Anseele.
Nous pouvons donc nous attendre à voir bientôt accomplir cet acte de simple équité : les élèves de l’enseignement libre et de l’enseignement public auront des droits égaux, mais aussi des devoirs égaux. Une telle égalité suscite la rage la plus démesurée chez certains confrères. Et cela est vraiment très regrettable.
C’est regrettable pour plusieurs raisons : d’abord pour la cause elle-même ; ensuite, parce que le public accorde souvent foi aux oracles de son journal habituel ; enfin, parce que cela ne rehausse pas l’opinion que l’on peut avoir de la logique, de la conscience de la réalité et de la nécessité, et de l’amour de la vérité de certains journalistes bruxellois.
Je n’ai aucunement l’intention, ni la prétention, de réfuter ici leurs arguments ; il ne peut même être question de relancer un plaidoyer pour une cause sur laquelle j’ai si souvent et si longuement entretenu mes lecteurs patients au cours des dernières années. Cependant, certaines affirmations sont si… amusantes que je ne peux m’empêcher de les partager avec vous.
J’ai souvent attiré votre attention sur le fait qu’une véritable haine envers le flamand, même chez certains Flamands, peut conduire aux injustices les plus extravagantes. Je vous en présente ici, sans colère bien sûr, et juste pour rire, quelques nouveaux exemples.
L’argument selon lequel la nouvelle loi serait « vexatoire » semble faire mouche. C’est l’objection des contradicteurs les plus sérieux, ceux qui veulent bien reconnaître et respecter le droit de chacun, mais qui, le visage grave, mettent en garde contre les « exagérations flamingantes ». La loi flamande serait donc vexatoire. Qui dérange-t-elle ? Ce n’est pas clairement défini, et cela n’est pas non plus explicitement exprimé. Froisse-t-elle les Wallons ? Heurte-t-elle la bourgeoisie francisée ? Porte-t-elle atteinte aux droits de certains Belges ? Je le répète : ces messieurs ne le disent pas, et ne prennent même pas la peine de le prouver de manière convaincante. Tout se résume à un mot : la loi est « vexatoire ». Cela suffit. On hoche la tête avec gravité : l’argument est décisif, incontestable, solide comme un roc.
Ce que cela vaut réellement, au fond, nous est montré par Vandervelde dans son article de le Peuple. J’en traduis un extrait :
« Je me demande ce que nos amis de Wallonie peuvent objecter au projet de loi. Bruxelles et sa périphérie restent soumis à un régime particulier. En Flandre, les sections wallonnes sont maintenues. Et si, d’un autre côté, la loi mentionne la Wallonie, c’est simplement pour éviter l’objection selon laquelle, en violation du principe d’“égalité devant la loi”, seuls les Flamands seraient concernés par le texte législatif. »
Mais qu'exige-t-on en réalité des Wallons, ou plutôt des jeunes citoyens wallons qui souhaitent accéder à l’Université ? On leur demande simplement d’apporter un certificat attestant que, dans l’école secondaire qu’ils ont fréquentée, l’enseignement était dispensé en français (espacement de Vandervelde), et que trois heures par semaine étaient consacrées à l’enseignement de l’allemand, de l’anglais ou (idem) du néerlandais, afin d’éviter un examen de langues modernes.
Or, cela revient simplement à pérenniser la situation actuelle qui règne dans toute la Wallonie…
Mais, dira-t-on peut-être, si cette loi est inutile pour la Wallonie, à quoi peut-elle bien servir en Flandre ? Je réponds qu’elle mettra tout d’abord les collèges jésuites sur un pied d’égalité avec les athénées ; ensuite, et surtout, qu’elle aura pour principal effet d’offrir aux jeunes issus de la bourgeoisie flamande, au lieu d’un enseignement purement en français, une éducation partiellement dispensée dans leur langue maternelle. Et cela répond à une nécessité impérative, non seulement dans l’intérêt de la culture flamande – ce qui serait déjà suffisant ! – mais également dans celui de la démocratie elle-même, une nécessité que je ressens peut-être mieux que quiconque.
Car, fils d’un Flamand, éduqué en français et par conséquent incapable de parler correctement la langue du peuple dont je suis issu, je souffre chaque jour de ne pas pouvoir établir de contact intime avec la grande majorité de mes compatriotes. Et mon histoire est celle d’un trop grand nombre de fils issus de la bourgeoisie.
Un tel discours, fondé uniquement sur le bon sens – Vandervelde n’est pas flamingant ! – réduit à néant toutes les prétendues « offenses » que l’on pourrait découvrir dans cette loi. Et ce n’est certainement pas à cause de quelques difficultés prévues dans son application – qui, dans des cas identiques au sein de l’enseignement officiel, sont facilement résolues – que l’on peut parler de provocation et tenter d’entraver son adoption.
Un autre argument, en revanche plus spirituel, affirme : « La bourgeoisie flamande ne connaît pas le flamand, et ne veut pas le connaître. Elle n’en fait pas usage. Elle parle français et relègue le flamand à la cuisine. » On peut lire cela littéralement dans un article du Soir, qui prétend être convaincant : « À bas la loi flamande ! » Non, mais c’est tout de même un comble ! Que signifie alors « bourgeoisie flamande » ? Est-ce l’aristocratie militaire brugeoise ? Sont-ce les « barons du coton » gantois ? Est-ce une poignée d’armateurs et d’avocats anversois ? On ne l’affirmera pas : une telle minorité ne constitue pas une classe sociale, et n’est même pas représentative de cette classe, sauf en apparence.
Notre bourgeoisie flamande ne connaît pas le flamand ? Mais que parle-t-elle donc ? Que vaut son français, sinon une traduction approximative, parfois ridiculement littérale, de sa langue maternelle d’origine ? Même à Bruxelles, la ville la plus francisée de Flandre… le français de notre bourgeoisie ! Non, mais j’aimerais vous emmener dans les salons, par exemple, de la bourgeoisie gantoise : vous vous amuseriez ! Ou bien vous montrer un exemple du français que la mère d’un de nos plus célèbres écrivains francophones – issu précisément de cette grande bourgeoisie gantoise – avait l’habitude de parler !...
La vérité est la suivante : la bourgeoisie flamande ne connaît qu’une seule langue, sa langue maternelle. Elle en maîtrise assez peu la forme littéraire, mais elle en possède toute la richesse, en termes de métaphores et d’expressions dialectales ; elle la porte profondément en elle ; elle y vit et s’en nourrit. À tel point que le français, qui lui est imposé depuis des siècles, n’a toujours pas réussi à s’enraciner dans son esprit : ce processus systématique de francisation, par le biais de l’éducation et des mœurs, n’a produit qu’une imitation consciente, parfois servile, mais a laissé son substrat intact et profondément sain.
Ainsi, l’essence flamande, même dans les moments les plus solennels, n’attend que l’aiguillon pour refaire surface, éclatant de rire ou explosant de colère, et ce, aussi bien chez les officiers brugeois, les grands industriels gantois et les négociants anversois que dans le véritable cœur de la bourgeoisie : commerçants et boutiquiers, qui, bien souvent, ne parlent pas un mot de français ! Voilà la vérité, la vérité même pour Bruxelles, pourtant si francisé !...
Et lorsque le Soir demande : « N’est-il pas ridicule de vouloir faire parler à la bourgeoisie la langue du peuple ? », on est en droit de supposer que l’auteur d’une telle question n’a jamais fréquenté ni notre bourgeoisie flamande, ni notre peuple flamand. Car entre la langue de cette bourgeoisie et celle de ce peuple, il n’y a aucune différence – même pas, hélas, en termes de civilisation ! C’est précisément ce que la loi flamande doit corriger !
Un troisième argument, non seulement amusant, mais surtout stupéfiant, est le suivant : la loi flamande porterait atteinte au droit des parents.
Ce qui revient, n’est-ce pas, à dire qu’un épicier aurait plus de compétences en matière d’éducation qu’un pédagogue. Car il pourrait me déplaire que mon fils apprenne l’algèbre à l’école : aurais-je pour autant le droit de m’opposer à cet enseignement et de déclarer qu’un programme comprenant de l’algèbre est erroné ? Non. Un citoyen, accaparé par ses affaires, et qui, par le simple fait d’envoyer son enfant à l’école, reconnaît qu’il manque de temps ou de compétence pour diriger lui-même l’éducation de cet enfant, renonce également au droit de déterminer cette éducation selon sa propre volonté. Il confie cet enfant à un spécialiste et se soumet ainsi à la décision de ce dernier quant à ce qui convient ou non dans le cadre de cette éducation.
Or, dans le cas qui nous occupe, l’expérience a prouvé de manière très claire que la loi flamande de 1883 sur l’enseignement moyen, dans les écoles officielles, a rendu d’excellents services et produit des résultats remarquables. Les pères de famille ont pu constater ces bons effets : leurs fils, qu’ils soient devenus fonctionnaires, avocats, médecins ou notaires, en ont incontestablement bénéficié. Dès lors, il était du devoir de notre législation d’assurer aux élèves de l’enseignement moyen libre les mêmes perspectives et avantages. Et le père de famille qui voudrait ici défendre ses « droits » contre cela agirait non seulement de manière insensée, mais aussi criminelle…
Il existe bien d’autres objections contre la nouvelle loi. Elles concernent surtout le régime particulier prévu pour la capitale. Je reviendrai sur ce point dans ma prochaine lettre.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 22 mars 1910)
Bruxelles, 19 mars 1910
Tout d'abord, je répète encore une fois : je n'ai pas été mandaté et je n’ai pas non plus la compétence nécessaire pour défendre la proposition de loi déposée par messieurs Franck, Segers, Anseele et Denis. Ce que j'ai écrit avant-hier n'était qu'une indication concernant certains opposants à cette loi. Il ne s'agissait en aucun cas de prouver l'excellence du projet de loi. Bien au contraire, je considère qu'il est perfectible et j'espère que des modifications y seront apportées lors des discussions. Je ne vous ai d'ailleurs jamais caché que ma préférence allait au projet Coremans, qui était plus simple et plus radical.
La proposition Segers-Franck comporte dans son intitulé même une certaine ambiguïté, un manque de franchise qui déplaît à certains. Elle s'intitule : « Projet de loi sur les langues modernes », alors que l'intention est pourtant bien claire : appliquer la loi de 1883, concernant l'enseignement par le moyen du néerlandais, à l'enseignement moyen libre. Certaines dispositions me semblent même peu judicieuses, notamment celle qui laisse aux Wallons le choix entre l'allemand, l'anglais et le flamand. Je serais certainement le dernier à vouloir imposer le néerlandais plutôt que, par exemple, l'anglais aux Wallons, mais je constate néanmoins que, pour les Flamands, parmi les matières obligatoires du programme, figurent l'anglais ou l'allemand, en plus évidemment du français et de leur langue maternelle, de sorte qu'ils ont toujours, en tout cas, un cours de plus à assimiler que les Wallons.
Je me demande en outre si exiger une certaine connaissance du néerlandais de ceux qui souhaitent suivre un enseignement dans une université flamande constituerait réellement une atteinte à la liberté. D'autant plus que la présente proposition de loi laisse malheureusement trop l'impression, même pour les Flamands, qu'il est possible d'échapper à une telle exigence et qu'une de ses dispositions annule tout le bénéfice qu'on pouvait en attendre. Cette disposition stipule que la loi concernant l'examen final pour le jury central reste inchangée.
Voici en quoi consiste ce jury central : tout autodidacte, ainsi que tout élève ayant suivi des études secondaires ou des humanités incomplètes, a le droit de se présenter devant un jury siégeant à Bruxelles qui, en cas de succès, lui accorde l'accès à l'université. Or, pour un tel examen, la connaissance du néerlandais n'est pas obligatoire. Celui qui voudra bien se donner la peine de passer cet examen devant le jury central – qui est d'ailleurs moins exigeant que l'examen final ordinaire de l'enseignement moyen – pourra, même en Flandre, se soustraire à l'obligation d'apprendre le néerlandais.
Il y a même pire. Pour être admis au baccalauréat en philosophie et lettres ou en sciences naturelles (qui, comme vous le savez, donnent accès aux études de droit et de médecine), aucun examen d'entrée n'est requis. Mais si l'on veut devenir élève-ingénieur – la faculté la plus prestigieuse de Belgique – on ne peut entrer à l'université qu'après un nouvel examen, même si l'on possède un diplôme de fin d'études secondaires. Et lors de cet examen, la connaissance du néerlandais n'est toujours pas obligatoire. Ainsi, tous les futurs ingénieurs, selon les choix permis par la loi Franck-Segers, sont exemptés : il leur est permis de fréquenter un établissement d'enseignement non officiel où l'on enseigne l'allemand ou l'anglais – bien sûr ! – mais pas le néerlandais.
Ce qui est encore plus problématique, c'est que des candidats-ingénieurs peuvent être admis au baccalauréat et au doctorat en sciences naturelles et mathématiques, devenir ainsi professeurs d'enseignement secondaire, et être nommés dans un athénée de Flandre où la loi les obligera à enseigner les termes techniques en néerlandais, alors qu'une autre loi les dispense totalement de connaître cette langue. On perçoit l'illogisme, voire le danger d'un tel système.
Je sais bien que la loi en question ne peut guère remédier à cet état de fait. Pour modifier cette situation, il faudrait revoir les lois de 1883 et de 1890-91 relatives à ces matières, et cela ne se fait pas en un tournemain. Mon intention était simplement de souligner que la proposition Franck-Segers est loin d'être aussi draconienne que les Wallons voudraient le faire croire, qu'elle laisse la porte ouverte à des abus tout à fait légaux et que, dans les faits, elle pourrait même être rendue plus stricte, au bénéfice des Wallons.
On peut donc se demander de quoi se plaignent les opposants, et pourquoi. Est-ce, comme l'écrit l'Étoile Belge, parce que le « père de famille » flamand n'aura pas le droit de placer son fils dans une section wallonne ? Mais ce droit serait néfaste, et tout le monde en conviendra ! D'ailleurs, dans les écoles officielles, c'est-à-dire les athénées, la même disposition existe. Je connais un peu ces écoles. Il arrive, je le sais, qu'un père de famille francisé fasse tout son possible pour soustraire son fils à l'enseignement flamand. Je connais même un père qui a préféré envoyer son fils à Paris plutôt que de le laisser étudier sous le régime de la loi de 1883. Ce choix a causé bien des difficultés à ce jeune homme lorsqu'il a voulu s'établir comme avocat dans son pays natal.
Tandis qu'un certain nombre de jeunes gens, dont les pères étaient également opposés à la loi de 1883, mais qui ont néanmoins suivi des cours en néerlandais, sont aujourd'hui bien heureux, en tant que médecins ou avocats, d'avoir appris la langue du peuple.
Ceci n'est qu'une observation d'ordre pratique. Dans un pays comme la Belgique, elle est cruciale. Cela n'empêche pas que les conséquences de la loi de 1883 vont bien au-delà. Le mouvement littéraire, né dans les années 1880 en Flandre et illustré par des figures comme Maeterlinck, Verhaeren, Van Lerberghe ou Eekhoud – des Flamands qui ne peuvent écrire qu'en français en raison d'un enseignement déformé – ce mouvement littéraire devient majoritairement néerlandais dès que la loi de 1883 produit ses effets. Gezelle et Verriest sont redécouverts dès que la conscience flamande s'éveille par le biais de l'éducation. Vermeylen écrit en flamand et rallie plusieurs amis wallons. Teirlinck suit. Streuvels trouve un public, éveillé par une loi délibérée. Et bien d'autres noms pourraient être cités.
Mais pas seulement en littérature : même les juristes, médecins et ingénieurs ressentent l'éveil pressant d'une conscience identitaire. Les congrès juridiques et scientifiques sont fréquentés, non pas tant par ce qu'on appelle au sens strict des « flamingants », mais aussi, et surtout, par des gens sans enthousiasme militant, mais dotés de bon sens, qui souhaitent être en accord avec la logique, la montée inévitable de la nécessité et... leur intérêt. Ils savent d'ailleurs qu'il n'y a pas seulement un bénéfice pour la science flamande, mais pour la science en général.
En un mot, ils n'ont pas seulement conscience de la possibilité d'une culture flamande, mais ils en sont les acteurs, parfois inconscients, et ses propagateurs. Et je le répète, ils le font généralement moins par militantisme ou conviction que par sens pratique et nécessité.
Par nécessité ! Et pourtant, il y aurait encore des pères de famille en Flandre, tellement aveuglés qu'ils voudraient, contre l'intérêt de leurs enfants, les envoyer dans une section wallonne !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 29 mars 1910)
Bruxelles, 27 mars 1910
Votre correspondant anversois a eu l’amabilité de trouver mes lettres sur le projet de loi Franck-Segers « approfondies et complètes ». Protester contre le premier qualificatif serait une trop grande ingratitude. Cependant, celui de « complètes » est inexact : cette lettre en est la preuve.
Mes réflexions sont incomplètes parce que je n’ai pas tenu une promesse faite dans ma première lettre : vous parler, notamment, de la situation linguistique à Bruxelles. La nouvelle loi prévoit un régime particulier pour la capitale. Je souhaitais montrer que cela est une erreur et que Bruxelles pourrait très bien être placée sur le même pied que les autres villes du pays.
Pour les étrangers, qui connaissent de la population bruxelloise surtout les portiers polyglottes des hôtels ou les serveurs allemands et italiens, mis à part quelques commerçants qui s’efforcent naturellement de répondre dans la langue dans laquelle on s’adresse à eux – dans les boutiques de luxe, on parle évidemment anglais, allemand, et même "hollandais", ce que l’on appelle là-bas un bruxellois plus ou moins épuré – pour les étrangers donc, la langue de Bruxelles est généralement ce français particulier que l’on a voulu rendre ridicule à Paris à travers les expressions récurrentes telles que « pour une fois » et « savez-vous ».
C’est en effet ce langage que l’on entend surtout dans les boulevards, et qui, comme je l’ai dit, est généralement la traduction littérale du dialecte flamand des quartiers populaires, agrémenté d’expressions diverses, souvent même de phrases entières, en bruxellois-néerlandais. On pourrait dire que la langue de la rue à Bruxelles est un mélange, constitué principalement d’un flamand très francisé, et dont l’élément français conserve un caractère fortement marqué par le flamand.
Que cette langue de rue, qui n’est d’ailleurs parlée que par le peuple – lequel préfère encore parler uniquement le flamand – et par la petite bourgeoisie, plus encline au français, que cette langue ne soit pas prise en compte dans la discussion sur la loi découle de deux faits :
1° Le peuple qui la parle ne fréquente pas les établissements d’enseignement secondaire.
2° S’il les fréquentait, il serait tout à fait capable de suivre des cours en néerlandais, rendant ainsi un régime particulier totalement superflu.
Cela est si vrai que, pour les élèves de l’école communale des métiers, issus en majorité de ces classes populaires, l’enseignant qui donne ses cours en français est souvent obligé de traduire en flamand ce qu’il dit, s’il veut être entièrement compris.
Cette partie des Bruxellois donc (et les Wallons d'origine qui se trouvent parmi eux s'adaptent généralement à la situation) est entièrement flamande, malgré les apparences. Cela, je le répète, n'entre pas en considération dans la présente loi. J'en ai seulement parlé parce que nous discutons ici de la langue de Bruxelles.
Quelle langue parle maintenant la bourgeoisie qui fréquente effectivement les écoles d’enseignement secondaire ? - Ici, il faut faire une distinction. Bruxelles est, comme toute capitale, une ville d’immigration. Elle est le centre qui attire toutes les meilleures forces du pays. Surtout les Wallons se dirigent en masse vers Bruxelles pour la conquérir. La Flandre, plus attachée à son terroir, envoie aussi des migrants, mais pour d’autres raisons : parce qu’on y a fait son service militaire, appris un métier, ou – pour les classes plus élevées – parce qu’on y a obtenu des diplômes, trouvé un emploi dans un ministère, une entreprise commerciale, une banque ou dans l’enseignement. On devient ainsi tout aussi facilement un civis Bruxellensis.
La classe moyenne bruxelloise se compose donc :
1° du véritable Brusseleer.
2° de l’immigré wallon ou flamand.
La langue du véritable Brusseleer diffère de la langue populaire décrite précédemment uniquement par son raffinement. Elle est originellement, explicitement et profondément vivante, flamande. Le vernis français qui la recouvre est très mince et extrêmement transparent. Les formes linguistiques peuvent être un peu plus soignées grâce à l’école, le choix des mots plus précis que chez le peuple. L’environnement wallon exerce d’ailleurs un certain contrôle. Mais le kaekebroecksch (la langue des héros bruxellois dans les romans de Léopold Courouble) n’est pas plus moribond que le marollien des quartiers populaires.
Ainsi, un enseignement qui prévoit le néerlandais comme langue partielle d’instruction n’a absolument pas besoin de différer de celui des villes flamandes proprement dites.
Cela vaut naturellement aussi pour les fils de Flamands de souche, et c'est même un danger de les détourner de l'usage de leur langue maternelle par un régime particulier, en les en privant et en les en aliénant. Je continue ici à me placer sur un point de vue purement pratique. Je ne considère que les intérêts matériels. Et pour de tels intérêts, il est nécessaire que l'enseignement, par le biais du néerlandais, ne diffère pas pour les Flamands et les Bruxellois de celui des autres villes de Flandre. Ces Flamands et Bruxellois de souche feront en grande partie des études supérieures qui les mèneront vers une fonction publique. Or, ces fonctions publiques sont principalement situées en Flandre, et à l'avenir cela deviendra certainement encore plus fréquent. Une connaissance approfondie du flamand devient donc un véritable impératif.
Je connais des médecins wallons qui ont été obligés d'apprendre le flamand pour pouvoir, dans une ville flamande où il y avait heureusement beaucoup de malades, gagner de grosses sommes d'argent. Je connais un avocat wallon qui a voulu s'établir à Bruxelles, a obtenu par hasard une clientèle parmi les classes populaires, et qui était très heureux de s'être exercé au néerlandais à l'université de Gand... Pour les emplois dans un ministère, c'est la même chose. Les Wallons ont bien raison de dire qu'ils subissent parfois un désavantage ici : ils ne connaissent qu'une seule des langues nationales, ce qui rend certains postes impossibles pour eux. Pourquoi alors n'apprennent-ils pas le néerlandais, eux qui se targuent de connaître l'anglais et l'allemand ?
De tout cela, il apparaît clairement, je l'espère, que les Flamands vivant à Bruxelles et les Bruxellois de souche, préparés par leur formation locale, ont tous intérêt à subir la nouvelle loi… sans régime particulier.
Il y aurait encore une autre raison à cela : c'est que les jeunes générations aiment être des citoyens du monde, des « Européens ». Ils ne parlent presque plus le kaekebroecksch ; ils parlent bien plus correctement que… à Paris. Mais ils oublient de plus en plus le flamand ; ils perdent leur ancrage dans la population ; ils sont plus que des déracinés. Ils sont : des épaves, comme dirait De Bom, ils sont des conquis, qui ont perdu le sentiment de leur nationalité. Et cela est très dangereux.
Cependant, je ne m'étends pas davantage là-dessus : je m'éloigne du terrain pratique, qui est ici le plus important. Et je pense avoir prouvé que, sur ce plan, un régime particulier pour Bruxelles est à condamner.
Certes, il y a les Wallons : comme immigrants à Bruxelles, ils forment la majorité. Mais ici, la loi répond pour moi : partout, des sections wallonnes sont maintenues, où l'élève a le choix entre l'allemand, l'anglais et le néerlandais. Pour cette raison seule, des mesures particulières pour Bruxelles sont totalement inutiles, vous en conviendrez.
Ce dont je conclus… ce que mes lecteurs concluront naturellement…
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 7 mai 1910)
Bruxelles, 6 mai 1910
Les élections approchent. Avant-hier, nos honorables sont partis en vacances. Ils ont quitté l’arène politique pour monter sur les planches ; après avoir combattu leurs adversaires, ils vont chanter à leur porte leurs propres louanges et gloires. La campagne électorale, en fait commencée depuis un certain temps, mais animée jusque-là par des seconds rôles et des doublures, entre maintenant en scène avec les premiers ténors. Et, comme le moment est solennel, comme il est permis d’espérer, sinon de retirer le gouvernement des mains des catholiques, du moins de regagner quelques sièges et ainsi paralyser davantage leur pouvoir déjà fragilisé, on se déchaîne surtout à gauche avec une admirable ardeur.
Il faut le dire : les circonstances servent magnifiquement les libéraux. À l’instant même où la Chambre allait se séparer, deux « scandales » ont éclaté, le premier, tragique et tout à fait inattendu ; le second, opportunément déclenché par le député Buyl, mais mal géré et n’ayant pas atteint son objectif.
Le premier : le scandale Coremans.
Vous en connaissez les faits et l’homme. Après quarante-deux ans de vie publique, une vie de luttes acharnées et de fermeté de principes, l’homme se saborde et reconnaît involontairement qu’il a utilisé son mandat de député pour obtenir une concession de ligne de tramway, pour laquelle il devait recevoir la somme de 250 000 francs.
L’affaire a naturellement provoqué une vive émotion. Qui n’a pas vanté l’honnêteté du vieux Coremans, cet entêté qui, lorsqu’il enfourchait un de ses dadas, semblait chevaucher le destrier des quatre fils Aymon, allant au combat avec un froid enthousiasme, armé de l’épée de la volonté et de la lance du sarcasme : un champion redoutable, invincible lorsqu’il s’agissait de défendre ses deux idéaux : « aucun soldat forcé » et « l’émancipation et la culture du peuple flamand ». Un homme que tout le monde respectait, même si des rumeurs étranges circulaient parfois sur son cynisme exacerbé.
Cet homme, qui avait converti à la cause flamande presque tous les jeunes députés – à l’exception de trois ou quatre Wallons, bien sûr – se voit soudain privé du respect, même de ceux qui, au-delà des partis, n’oublient pas les services immenses que Coremans a rendus à la Flandre.
C’est une fin vraiment très triste. Depuis un certain temps déjà, il allait moins bien. Affaibli et blasé, gravement malade en outre, il manquait de force et de courage pour défendre ses idées préférées à la Chambre. Il y a deux ans, lorsque son projet de loi sur le néerlandais dans l’enseignement secondaire libre fut débattu à la Chambre et renvoyé à la célèbre commission, ce fut pour lui une défaite. Il avait alors courageusement pris la défense de son « enfant », mais sa voix, très affaiblie, ne portait plus ; on écoutait à peine le vieillard, et son fils adoptif en politique, Adelfons Henderickx, qui venait d’entrer à la Chambre, n’avait pas l’autorité nécessaire pour compenser ce manque d’attention par la solidité de ses arguments.
Aujourd’hui, ce projet de loi Coremans est pourtant adopté : nous avons notre loi sur l’enseignement secondaire libre ; avant-hier, elle a été votée par le Sénat avec une bonne majorité. Mais vous savez quelles concessions MM. Segers et Franck, qui avaient élaboré le projet initial, ont dû accepter ; et je vous ai signalé à quel point cette loi pourra être facilement contournée. Non, à la grande époque de Coremans, cela ne se serait certainement pas produit, et ce doit être une déception pour lui d’avoir remporté son dernier combat avec une victoire aussi faible.
Ce qu’il est advenu du « personne soldat forcé », vous le savez aussi bien que moi : l’antimilitarisme a dépéri en Belgique. Trahi, comme on dit, par l’un de ses mandataires, le ministre Delbeke, le parti du Meeting d’Anvers, qui avait inscrit ce principe comme sa devise fondamentale, a dû céder face à la formule « un fils par famille ». Encore un coup dur pour le vieux Coremans, qui n’avait plus la force de défendre son principe à la Chambre.
Et maintenant, après cette demi-victoire, après cette défaite totale – lui qui, malgré la rudesse des combats, avait été habitué au triomphe – voici la chute finale : M. Coremans s’est rendu coupable de la pire des malhonnêtetés qu’un représentant du peuple puisse commettre. Ses amis ont même décidé de ne plus se présenter sur une liste où figurerait son nom. Jeté par-dessus bord, le vieil homme ne renonce pas. Il revient avec une liste séparée. Mais cela ne peut être qu’une amère ironie : même réélu, la présence de Coremans à la Chambre serait impossible. On ne parade pas cyniquement sous le nez de ceux que l’on a gravement offensés, sous peine que les offensés y mettent rapidement un terme.
Le second « scandale », d’une moindre gravité, n’a pas eu les effets escomptés. Trop misé sur un effet facile, il n’a pas abouti aux résultats attendus. Avec de nombreuses preuves en main et son zèle habituel, le député libéral d’Ostende, Adolf Buyl, a accusé et mis en cause le sénateur de Pret, son gendre l’architecte Vaes, ainsi que le partenaire de ce dernier, l’entrepreneur R. Van der Cruyssen. Ces accusations concernaient des malversations liées aux fonds publics dans le cadre de la section belge, dont le sénateur en question était commissaire général, et dont les travaux étaient dirigés et exécutés par l’architecte et l’entrepreneur précités.
Il s’agit ici, sans doute, d’une manœuvre intentionnelle en lien avec les élections : M. Buyl détenait ces preuves depuis un certain temps et, bien que son droit de les divulguer quand et où il le jugeait bon ne puisse être contesté, on peut se demander si les intérêts du pays ne devraient pas primer sur ceux d’un parti, et si des malversations présumées avec des fonds publics n’auraient pas dû être dénoncées immédiatement, plutôt que d’être utilisées comme argument de propagande électorale.
Cependant, au-delà de cette critique, ce qui est indéniable, c’est que M. Buyl a été un peu trop téméraire dans cette affaire. Certes, il y a quelque chose de douteux dans le fait que le gendre d’un commissaire général soit chargé d’élaborer un plan supervisé par son beau-père. Que des tractations douteuses aient eu lieu entre l’architecte, l’entrepreneur, et d’autres personnes n’est pas impossible : cela arrive toujours et partout. De plus, il est avéré que M. Van der Cruyssen – le turbulent chef des Jeunes Gardes catholiques – a reçu une somme supplémentaire de 25 000 francs, dont on ne sait pas exactement ce qu’il en a fait ; il ne l’a probablement pas empochée pour lui-même, mais l’affaire reste trouble.
Que M. Buyl ait toutefois poussé ses accusations trop loin est prouvé par le fait qu’il, après avoir accepté de les répéter hors de la Chambre – où il ne bénéficierait plus de l’immunité parlementaire – n’a pas donné suite à une lettre de M. de Pret l’invitant à le faire. Il a en outre demandé à ses amis de plaider pour son immunité. Par conséquent, ce « scandale » doit être considéré comme quelque peu raté.
Ce qui n’empêche pas que nous ayons au moins assisté à une séance de la Chambre des plus divertissantes. Depuis la tribune des sénateurs, M. de Pret, avec une voix forte et enragée, avait défié M. Buyl. Cela provoqua, bien entendu, du bruit et du tumulte. Le président Cooreman ordonna l’évacuation de la tribune des sénateurs. Colère alors de ces derniers, qui ne voulaient pas être punis pour l’acte irréfléchi de l’un des leurs. Ils furent finalement autorisés à rentrer, à l’exception de M. de Pret… mais ne s’en satisfirent pas et exigèrent que leur président réclame des excuses au président de la Chambre. Voilà, au moins, des patres conscripti : avec des dents acérées !
Et maintenant, après ces deux scandales, la sainte croisade électorale a commencé. Qui l’emportera à la fin du mois ? De part et d’autre, les chances sont incertaines. Rarement le pronostic aura été aussi difficile qu’en ce moment, car des deux côtés, le zèle et le courage sont tout aussi grands. Et le zèle et le courage sont toujours de belles qualités, même lorsqu’ils sont employés à des fins moins nobles !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 25 mai 1910)
Bruxelles, le 23 mai 1910
Après la journée agitée d’hier et la nuit fiévreuse qui a suivi – agitée et fiévreuse pour les politiciens concernés et les journalistes intéressés – nous connaissons le résultat décourageant des élections législatives : les catholiques perdent deux sièges et voient leur majorité réduite à six ; les libéraux gagnent un siège ; les socialistes conservent leur nombre inchangé, si bien que la nouvelle Chambre est composée de : 85 catholiques, 44 libéraux, 35 socialistes, 1 « Daensiste » et 1 « indépendant ».
Je qualifie ce résultat de décourageant. Non pas tant parce que le statu quo a été quasi maintenu ; non pas tant parce que le gouvernement est resté inchangé ; non pas tant parce que l’acharnement des libéraux n’a eu aucun effet ; mais parce qu’il révèle une fois de plus l’inertie, l’apathie, la mollesse du pays, de l’électorat, l’indifférence politique de ceux qui sont les seuls à avoir intérêt à une bonne législation et qui laissent les messieurs du Palais de la Nation agir à leur guise ; pire encore : qui manifestement ne se soucient même pas de savoir qui siège au Palais de la Nation. Si la propagande des derniers jours avait réellement porté ses fruits, un changement aurait dû survenir. Soit le nombre de représentants libéraux aurait dû augmenter de manière significative ; soit, en réaction et en défense contre le « coup de collier », contre l’action énergique des libéraux unis, les catholiques auraient dû mobiliser toutes leurs forces et ainsi, sinon gagner des sièges, au moins conserver leur position.
Et qu’avons-nous vu ? La plupart des électeurs n’ont manifestement prêté aucune attention ni à ce qui s’est passé ces derniers mois à la Chambre – la loi sur l’armée et la loi flamande étaient deux points qui pouvaient faire basculer bien des opinions – ni à ce qui leur a été dit ces derniers jours dans les journaux et lors des réunions. Ils ont voté par habitude, dans la case de leur bulletin de vote qu’ils ont l’habitude de noircir ; ils ont voté pour une « étiquette » bien plus que pour une réalité. Et les seuls qui ont vraiment agi avec discernement, ceux qui voulaient réellement quelque chose et essayaient d’atteindre un objectif, n’ont réussi qu’à faire perdre des voix aux grands partis. Ainsi, ici à Bruxelles, les libéraux ont perdu les quelques milliers de voix des Wallons, qui ont voté pour une liste anti-flamande ; il en est de même pour les catholiques, qui ont vu les voix de la liste Hellinckx – liste pour des intérêts locaux – leur échapper. Seuls les Flamands ont su accomplir correctement leur devoir et faire reconnaître leur volonté, grâce au système des votes préférentiels, qui ne nuisent pas à la liste générale sur laquelle ils figurent. De sorte qu’il n’est pas exagéré de parler de l’indifférence politique du pays, d’une mollesse qui favorise le bricolage politique.
Et cela est décourageant, surtout pour les libéraux. Non, les élections n’ont pas donné ce qu’on en attendait. La victoire espérée, qui devait être décisive – et il est vrai qu’on avait travaillé assez durement pour nourrir cet espoir – n’a finalement abouti qu’à un succès très relatif. Ce n’est pas le seul siège supplémentaire qui renforce l’opposition ; ce n’est pas le seul homo novus – un inconnu du nom de May, originaire de Nivelles – qui apportera une nouvelle autorité au parti. La seule chose que les libéraux gagnent, c’est la satisfaction de constater que les rangs catholiques ne se sont pas non plus renforcés. Et je le répète, un tel succès est très relatif, étant donné que les catholiques ont à nouveau deux années devant eux... pour poursuivre sur la voie qu’ils ont habilement empruntée.
Avec la nouvelle loi sur l’armée, ils ont tout simplement atteint ceci : un point important, une question de principe du programme de l’opposition, ils l’ont reprise ; ils l’ont remodelée et travaillée selon leurs propres vues ; libéraux et socialistes ont été contraints de suivre, car il s’agissait de la réalisation, même partielle, de l’un de leurs idéaux ; et ainsi les catholiques récoltent les fruits des graines semées par l’opposition. Et il pourrait très bien arriver que la même chose se produise avec l’instruction obligatoire et le suffrage, dans les deux années où les catholiques sont encore assurés du pouvoir. Instruction obligatoire avec libre choix de l’école : pourquoi ne pourrait-on pas trouver une formule qui mettrait tout le monde d’accord ? Et pour ce qui est du suffrage : je ne crois pas qu’un gouvernement catholique donnera jamais à chaque individu de vingt-et-un ans un droit de vote – ce que, pour ma part, je ne souhaite pas non plus ! – mais il est certain qu’on commence à se lasser, presque partout dans les rangs catholiques, de la représentation proportionnelle telle qu’elle existe et s’applique actuellement ; il est établi, entre autres, que Woeste est un opposant déclaré à ce système. Aussi, on peut s’attendre à du changement de ce côté également... Et si les catholiques réalisent alors les principaux points du programme de l’opposition, je me demande pourquoi l’électorat songerait encore à les renverser !
Ne pensez pas que j’entends faire passer les catholiques pour les seuls véritables triomphateurs de la journée. Pour commencer : ils ont encore perdu deux sièges, ce qui est beaucoup, alors qu’ils ne disposaient déjà que d’une majorité de huit voix. C’est un recul qui ne peut être dissimulé. Même si les catholiques avaient conservé leur position intacte, même s’ils avaient gagné un ou deux sièges, ils n’auraient pas pu crier victoire. Car cela n’aurait pas empêché que le parti catholique soit en partie dépassé et usé, qu’il traîne derrière lui un poids mort, qu’il doive encore composer avec toutes sortes de notions et de préoccupations qui rendent impossible une politique efficace et dynamique : des impedimenta qu’un long séjour au pouvoir entraîne, et qu’on ne peut pas simplement jeter à la poubelle, car ils restent, en fin de compte, respectables. Non, tant que le parti catholique n’aura pas subi la grande purification qui, il y a une dizaine d’années, a rendu le parti libéral à nouveau frais et vigoureux, il ne pourra pas crier triomphe, même si le gouvernement lui était assuré pour l’éternité.
Et les socialistes ? Eh bien, ils restent précisément au nombre de trente-cinq. Ici, à Bruxelles, on a bien nourri la crainte que le siège de Bertrand soit perdu pour le parti. Mais cette crainte s’est révélée vaine : Bertrand continuera à nous montrer à la Chambre son visage de bull-dog enragé, que nous pourrons d’autant plus facilement admirer que nous avons obtenu plus d’espace dans la tribune de la presse. Ainsi donc, tout comme les libéraux, tout comme les catholiques, les socialistes crient victoire... sans qu’on comprenne très bien pourquoi...
Ainsi, rien n’a changé dans le pays... en apparence du moins. Car en réalité, énormément de choses ont changé. Ces élections ont en effet révélé l’irrésistible progression de l’idée flamande. Oui, s’il y a bien quelqu’un qui peut parler de victoire, ce sont les Flamands. Il est remarquable de voir combien, sur toutes les listes, les candidats connus pour leur orientation flamande ont obtenu un nombre significatif de votes préférentiels : une preuve éclatante de la volonté flamande réveillée parmi les électeurs.
C’est surtout à Anvers qu’on peut véritablement parler de triomphe pour les représentants populaires flamands et flamingants. Le dynamique Augusteyns, menacé par ses propres compagnons de parti, a obtenu pas moins de huit mille votes préférentiels. Le nouvel arrivant Frans Van Cauwelaert a reçu le même hommage flatteur sur la liste catholique.
Et cela ne s’est pas produit qu’à Anvers : même à Bruxelles, un phénomène similaire s’est manifesté. Parmi les socialistes, le célèbre flamingant Camille Huysmans a bénéficié de la popularité dont il jouit parmi les ouvriers flamands de son parti. La liste des démocrates-chrétiens, qui revendique la reconnaissance des droits flamands dans son programme, a obtenu deux mille voix de plus que la liste wallonne anti-flamande, qui pourtant disposait du soutien de deux journaux très lus et avait déployé suffisamment de fanfaronnade pour se faire remarquer.
Ainsi, il est bel et bien vrai que « quelque chose a changé dans le pays », comme l’a écrit votre correspondant d’Anvers : la conscience flamande s’est bel et bien éveillée ; la reconnaissance complète de nos droits est proche ; au-delà des clivages partisans et des intérêts de parti, en dehors des partis eux-mêmes, nous pouvons envisager l’avenir avec optimisme. Des noms comme Louis Franck, Augusteyns et Buyl chez les libéraux, Frans Van Cauwelaert, Adelfons Henderickx et Segers chez les catholiques, Camille Huysmans chez les socialistes en sont garants. Et qu’une proposition de loi sur la flamandisation de l’université de Gand, signée par Franck, Van Cauwelaert et Huysmans, ne relève plus de l’impossible pourrait être prouvé encore plus rapidement qu’on ne le pense.