(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Coloniser [du Congo et des choux de Bruxelles] (11) - A propos du projet de loi Coremans Franck-Segers (24) - L’Université flamande et les étudiants de Louvain (25) - Alpinisme bruxellois [Le Mont des Arts] (26)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 11 mai 1909)
Bruxelles, 9 mai 1909.
À peine commençons-nous à profiter d’un peu de chaleur, alors que la tempête de neige d’il y a une semaine n’est pas encore oubliée, que déjà notre Chambre des représentants prend l’aspect agréable d’un local frais, où l’on trouve, après une fatigante et assoiffante promenade sous le soleil, due aux préoccupations pour le bien du pays, un siège confortable et un thé rafraîchissant, dans le cadre d’une conversation amicale, peu intense et peu excitante avec des collègues courtois. Nous portons une attention bienveillante à cette activité estivale : la discussion des budgets. Les Travaux Publics requéraient pour l’instant notre dévouée sollicitude. Que pensez-vous d’un bac gratuit à Over-Boelaere (où, d’ailleurs, vous chercheriez en vain un cours d’eau) ? Et votre cœur n’est-il pas tout conquis par le nouveau petit chemin de gravier qui doit relier la maison du notaire de Houdeng-les-Fontaines à la grande route ? Voici les problèmes soumis au ministre compétent par la charmante perspicacité de nos représentants. Les choses se déroulent donc calmement ; car même Pieter Daens, malade, manque à l’appel pour fulminer, comme à l’accoutumée, contre les « chauffards » automobilistes. Et seule une question angoissante : si les deux rives de l’Escaut, à Anvers, seront un jour reliées par un tunnel ou quelque chose comme un pont dans un avenir lointain, maintient éveillée cette partie de nos députés qui apprécie ces débats en un français aux sonorités particulières...
Nous ne troublerons pas ce repos bien mérité, et d'ailleurs pas inutile. Nous préférons tourner nos regards vers ce « nouveau terrain d’expérimentation pour notre activité nationale », comme l’éloquence parlementaire décrit notre colonie congolaise : le champ d’expérimentation où le prince Albert, arrivé au Cap, se dirige, et où il rencontrera le ministre Renkin, qui n’a pas jugé nécessaire d'emprunter un si long détour pour aller observer ses nouveaux sujets. L’occasion de vous entretenir de notre territoire colonial m’est donnée par un petit événement, non dénué d’importance, qui nous montre la question de la colonisation sous un angle particulier.
Nous possédons plus précisément, à Bruxelles et ses environs, une plante potagère que, non sans fierté, les Bruxellois ont gratifiée du titre honorifique de « bruxelloise », et qui a fait de notre langue maternelle, le flamand, au moins pour un mot, une langue mondiale. En effet, j’ai trouvé son nom, dans une orthographe quelque peu désuète mais tout à fait correcte en néerlandais, dans un manuel français intitulé : « La Maison Rustique des Dames, par Madame Millet-Robinet, membre correspondant et honoraire de plusieurs sociétés savantes » (Douzième Édition) ; cette plante potagère que Van Dale décrit comme « les petites pousses qui apparaissent en hiver ou au début du printemps à partir de la tige du chou vert ou panaché », et que nous appelons donc, familièrement : « choux de Bruxelles ».
Un Bruxellois, pensant probablement que coloniser consiste, entre autres, à transplanter les forces anciennes et quelque peu épuisées de la mère patrie dans une nouvelle terre vierge, afin qu’elles prospèrent à nouveau et rapportent des fruits multipliés au profit de cette mère patrie, ce Bruxellois donc s’était rendu au Congo et, dans un souci de vie domestique, de cuisine nationale et d'autres ingrédients du patriotisme, ainsi que pour calmer le mal du pays, avait emporté quelques poignées de graines de choux de Bruxelles qu’il avait semées dans son jardin une fois arrivé. Peut-être voulait-il offrir à ses deux concitoyens, le prince Albert et le ministre Renkin, en passant, un plat « de chez nous » pour leur rappeler leur terre natale ? Peut-être avait-il plus de confiance en cette plante comme outil de civilisation qu'en les balles et le travail forcé ? Ou voulait-il simplement compenser le manque de provisions que les « compagnies » fournissent mensuellement à leurs agents ? Quoi qu'il en soit, l'homme a semé des choux de Bruxelles et, qu'il en ait eu l’intention ou non, il a colonisé, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour l'exportation d'un produit national. Et toute inquiétude concernant l’échec s’effacerait s’il constatait que sa culture prospérait magnifiquement.
Comme le dit très justement Van Dale, nous ne pouvons profiter des choux de Bruxelles qu’en automne. On affirme même qu'ils doivent avoir subi une bonne gelée pour développer toutes leurs qualités. Mon Bruxellois pensait déjà qu’il pourrait opposer à Van Dale une brillante contradiction, depuis les rives du lac Victoria-Nyanza et ses environs. Car à peine semés, ses plants atteignaient une hauteur qu’ils ne parvenaient à atteindre, dans la mère patrie, qu'après de longs mois et beaucoup d’efforts. L’homme pensait déjà à quel point il est ennuyeux que, au Congo, aucun terrain ne puisse être acquis sans une loi spécifique, soutenue par la représentation nationale. Il rêvait de fonder une société anonyme, avec le ministre Renkin, qui s'enthousiasmerait sûrement à la vue de sa plantation, en tant que président.
Entre-temps, les plants de choux continuaient à pousser. Bientôt, ils ressemblaient à des palmiers dattiers. Notre Bruxellois trouvait cela agréable, à cause de l’ombre qu'ils offraient. Il n'était toutefois pas sans inquiétude quant à la cueillette des futurs fruits, si haut perchés. Une nouvelle préoccupation surgit : et si ces choux prenaient les proportions de leur plante mère et ressemblaient plutôt à du chou de Savoie, une plante dont la valeur marchande est bien moindre ? Mais cet homme, pratique, se consolait en pensant que la grande quantité compenserait alors le moindre gain. Et, plein de confiance, il attendait le fruit de son travail sous la forme de choux de Bruxelles.
Hélas, le bonheur complet n'existe pas en ce monde, même pas au Congo. La confiance de cet homme fut scandaleusement trahie. Les plants poussaient si vite qu’ils n'avaient pas le temps de produire des choux dans les aisselles de leurs branches. Ils ne rapportèrent rien, même pas du bois de chauffage convenable, ni même de quoi nourrir des lapins. Ils ne faisaient qu'épuiser le sol, menaçant ainsi inévitablement de chlorose l’avenir de plantations plus adaptées, telles que le café ou le tabac. Et chaque nuit, le trop ingénieux Bruxellois se réveille sous l’hallucination que le prince Albert s’esclaffe en voyant ses plantations, et que l’ordre de Léopold tant espéré lui est soigneusement refusé...
Je ne veux attribuer à cette anecdote aucune signification symbolique. Mais, n’est-ce pas, cette première déception coloniale pourrait bien avoir des petites sœurs ?...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 mai 1909)
Bruxelles, 22 mai 1909
« Une défaite de plus », dit le premier.
« Un coup de fouet de plus », dit le deuxième.
Et le troisième : « Une bêtise parlementaire de plus »....
C’est l’histoire ancienne, le déroulement habituel, la passion prévisible de tous les projets de loi flamands : une défaite, due à la bêtise parlementaire, qui n’est rien d’autre qu’un coup de fouet pour réveiller le Lion Flamand assoupi, lequel bondit, rugit, effraie les députés, et ainsi obtient le vote favorable souhaité. Et c’est vraiment dommage, et loin d’être glorieux, pour nos députés d’être aussi bêtes, et pour le Lion Flamand d’avoir besoin, à chaque fois, du coup de fouet de ces défaites successives pour se dresser et montrer ses crocs...
Je vous en prie, cher lecteur : soyez, malgré la chaleur, assez aimable pour vous rappeler ce que j’écrivais il y a un mois environ à propos du projet de loi Coremans sur l’enseignement néerlandais dans les institutions libres, envoyé en commission il y a deux ans et, modifié, à nouveau proposé en commission par les messieurs Franck et Segers. À l’époque, je faisais preuve, vous vous en souvenez peut-être, d’un optimisme inhabituel de ma part en matière de Mouvement Flamand. Cet optimisme était justifié : l’habileté des messieurs Franck et Segers, à laquelle je préférais personnellement la franchise du projet Coremans, mais qui avait fait taire de nombreuses objections wallonnes, me donnait toutes les raisons d’espérer une solution favorable. Beaucoup partageaient cet avis. Des députés, que j'avais sondés, le pensaient également. Je vous avais donc prédit le meilleur à propos du vote que la commission, miroir de la Chambre, allait émettre. Ce vote a eu lieu la semaine dernière et... je l’avoue, bien que je ne demande pas de mea culpa : je me suis trompé...
Les quatre premiers articles de ce projet de loi prévoyaient, pour les élèves des institutions libres de l’enseignement secondaire, un examen qui devait établir leur niveau de connaissance de la langue néerlandaise, et définissaient les conditions de cet examen. Ces quatre articles ont été favorablement accueillis par la commission : la majorité des membres de la commission voyait donc la nécessité d’un tel examen ; elle estimait que des obligations égales devaient peser sur ceux qui jouiraient de droits égaux à l’université. C'était une victoire flamande : la confirmation du principe même de la loi.
Personne ne doutait non plus que l'article suivant, qui exemptait d'examen les élèves ayant étudié dans des conditions particulières, serait tout aussi bien accueilli. En effet, l’article 5 stipulait que les titulaires d'un certificat attestant deux cours dispensés en néerlandais, comme c'est le cas dans les écoles officielles, seraient dispensés d'examen et assimilés aux élèves de ces écoles officielles : c'était donc une concession faite aux institutions libres de bonne volonté et aux opposants au projet de loi Coremans. Et qu'est-il arrivé ? Deux membres, qui avaient voté pour les quatre premiers articles, ont refusé d’adopter l’article 5. Ces messieurs ne voulaient entendre parler d’aucune exception : examen pour tout le monde, même pour ceux qui avaient suivi le programme complet des écoles officielles. Et pourquoi ce refus ? Vous ne le devinerez jamais : au nom de la liberté !...
Ce mot « liberté » est une belle chose et nous, Belges, nous nous y attachons beaucoup. C’est au nom de la liberté que l’on a combattu le projet de loi Coremans il y a deux ans : on prétendait que la liberté de l’enseignement impliquait la liberté de la langue d'enseignement ; et l’on refusait de voir qu'il n’existe pas de véritable liberté si les obligations ne sont pas les mêmes pour tous. On ouvrait l’université à tous ceux qui avaient terminé leurs humanités complètes. Mais les conditions dans lesquelles ces humanités étaient suivies variaient considérablement. C’était une atteinte à l’égalité sur laquelle repose la liberté. Coremans voulait maintenant rétablir l’égalité ; on a envoyé son projet de loi en commission. Celle-ci reconnaît maintenant que Coremans avait raison et adopte enfin le principe de sa loi. Il existe deux moyens de réaliser ce principe d’égalité. Le premier, le plus difficile : un examen, est adopté. Le second, plus facile – puisqu'il répartit la matière de l'examen sur sept ans et ne demande qu’un certificat pour en attester –, est... rejeté. Et sous prétexte de la liberté.
Vous ne comprenez pas très bien, dites-vous ? Moi non plus. Et les messieurs qui ont jugé ainsi, probablement pas non plus. Mais peu importe. Ce qui devait être atteint l’a été : empêcher l'ingérence de l'État dans l'enseignement libre. Voilà tout ce qui comptait. Car n’est-ce pas, ainsi mutilé, le projet de loi Franck-Segers n’avait plus la moindre chance d’être bien accueilli par la Chambre, il serait retiré ; et le haut clergé restait entièrement maître dans ses collèges.
Vous savez que celui-ci avait déjà recommandé l’extension de l’enseignement en néerlandais dans ses institutions pour rendre le projet de loi Coremans inutile. Les catholiques éclairés n'ont cependant pas été dupes : ils ont tenu bon, et le rejet espéré de la loi a été évité, bien qu’on n’ait obtenu qu’un renvoi en commission. Cette commission semble maintenant complètement changer de cap : l’autorité des évêques est menacée. Tout le monde espérait le meilleur. Et que se passe-t-il ? On sort la vieille et bonne « Liberté » du placard ; deux membres de la commission jouent le rôle de benêts parlementaires, et voilà : encore une année où nous pourrons dormir sur nos deux oreilles...
Heureusement, cette défaite sera à nouveau... un coup de fouet. Cela se voit déjà dans une réunion à Anvers. Et l'année prochaine, nous aurons des élections législatives. Cela fera réfléchir certains députés. Mais n’est-il pas malheureux que nous ne progressions qu’en utilisant la peur et la menace de destitution ? Et qu’il se trouve encore des parlementaires pour jouer un rôle qui donne à penser qu’ils auraient davantage leur place dans un asile d’aliénés que dans le Palais de la Nation ?...
On attribue ce malheureux et sournois vote à une manifestation qui a eu lieu il y a quelques jours à Louvain. J’y reviendrai demain.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 25 mai 1909)
Bruxelles, 23 mai 1909
Je vous disais hier que, pour justifier l’attitude des deux parlementaires ayant voté contre la proposition de loi Franck-Segers, on avançait le comportement des étudiants flamands lors des festivités jubilaire de l’université de Louvain. Ce prétexte n'est en réalité qu'un faux-fuyant, et pas l’un des mieux trouvés, comme vous le verrez bientôt.
Il y a quelques semaines, l’université de Louvain célébrait ses festivités. Sous la présidence générale du cardinal-archevêque belge, l’érudit, éclairé, libre d’esprit et noble Monseigneur Mercier — je lui attribue ici tous les titres qui lui valent un respect universel, afin d’illustrer davantage jusqu’où peut mener la haine de tout ce qui est flamand, même chez les esprits les plus éminents et raffinés — en présence de toutes les autorités ecclésiastiques et civiles, y compris les officielles, avec la participation de tous les anciens étudiants de l'Alma Mater, venus revivre leurs plus belles années de jeunesse, et face à de nombreux invités, recteurs et professeurs universitaires du monde entier, une grande célébration eut lieu. Tout se déroulait de manière très « à la française », à l’exception d’une exécution de l'oratorio Katharina de Tinel. Cependant, cela n’avait pas empêché les Flamands — majoritaires à l’université comme dans le pays — de participer. Mais sans qu’ils se privent de montrer leur fierté…
Et c'est là que l’histoire devient intéressante.
Parmi les numéros du programme figurait un défilé de drapeaux : un spectacle visuel. « Rien que pour cela, je serais volontiers venu à Louvain », aurait déclaré Hugo Verriest. Et ceux qui connaissent les magnifiques drapeaux et bannières des nombreuses guildes et cercles catholiques comprendront cette admiration... Lorsque les anciens étudiants flamands ont défilé devant l’estrade, où Monseigneur Mercier et toutes les autorités étaient installés, ils entonnèrent avec enthousiasme et une ferveur évidente l’hymne De Leeuw van Vlaanderen. Monseigneur resta impassible, tout comme les autres dignitaires, et même des signes d'approbation furent montrés. Tout aurait pu se dérouler sans anicroche si les étudiants actuels n’avaient pas suivi les anciens, en ne se contentant pas du petit lion flamand symbolique, mais en chantant vigoureusement « Nous exigeons une université flamande ». Et cela, semble-t-il, déplut à l’archevêque.
Ce qui, en soi, est compréhensible. Quelques jours auparavant, le volumineux rapport de la commission universitaire avait été publié, rédigé principalement par Lodewijk De Raet, mais avec la contribution de catholiques influents bien connus, notamment l’avocat Dosfel. Malgré l’opposition des évêques belges, malgré Monseigneur Mercier lui-même, farouchement hostile à l’enseignement supérieur en néerlandais, ces catholiques plaidaient pour l’obtention d’une université flamande, en l’occurrence pour la flamandisation de celle de Gand. Logiquement, cela signifie que les catholiques qui plaçaient la question de l'émancipation culturelle flamande au-dessus des considérations politiques et partisanes se tourneraient vers l'université de Gand si les autorités ecclésiastiques refusaient de flamandiser l’université de Louvain, même partiellement. C’est dans ce contexte que s’inscrit l'exigence des étudiants de Louvain.
Juste après le défilé des drapeaux, les anciens et actuels étudiants flamands se réunirent dans une session significative de la Ligue catholique flamande, où l'avocat L. Dosfel prononça un discours enthousiaste et vigoureux sur la question de l’université flamande. Il y réfuta point par point les arguments de Monseigneur Mercier, ce qui ne pouvait plaire aux plus hautes autorités ecclésiastiques. Le lendemain, le cardinal en donna la preuve.
Un banquet fut organisé, toujours sous la présidence de Son Éminence. Flamands et Wallons y participèrent ensemble. Les discours des Wallons furent écoutés poliment. Cependant, dès que les Flamands tentèrent de prendre la parole en néerlandais, ils furent interrompus par des cris wallons. Même un professeur, un ecclésiastique, le chanoine Sencie, fut empêché de parler. Et... Monseigneur ne fit rien pour défendre le respect de la langue maternelle de la majorité des Belges.
Cela provoqua naturellement des émeutes. Wallons et Flamands s'affrontèrent. La passivité du prélat suscita peu d'approbation parmi les Flamands.
Mais cela ne s'arrêta pas là. Le point culminant de l’histoire survint quelques jours plus tard, lorsqu’un avis fut affiché à l'université de Louvain :
« Le Conseil rectoral, considérant que des faits récents, hautement blâmables, ont démontré que l’existence des fédérations flamande et wallonne est devenue une source de discorde entre étudiants ; décide à l’unanimité que ces fédérations sont et demeurent dissoutes. »
Je sais bien que Monseigneur Mercier n'est pas le Conseil rectoral, mais son influence sur ce Conseil est indéniable. Et lorsqu'on sait que la « fédération wallonne » n’existe presque plus que de nom, tandis que l’Union générale des étudiants flamands est une organisation puissante regroupant environ six cents étudiants, on comprend vite qui est visé et touché par cette mesure.
La manière dont des professeurs éminents tels que M. E. Vliebergh, dont je vous ai parlé récemment, le philologue renommé Dr. Scharpé, ou encore le professeur Van Hecke, qui a succédé à Helleputte comme professeur d’architecture et est actif en politique, ont été traités, témoigne de l'ampleur du mépris pour la langue flamande. Cela montre jusqu'où peut aller la haine pour notre langue, même parmi les Flamands eux-mêmes...
Cette décision rectorale a, bien sûr, fait grand bruit. Le journal hebdomadaire des professeurs et étudiants flamands de Louvain n’a pas commenté directement l’affaire, mais a cité ce passage de la Kölnische Volkszeitung :
« De larges cercles en Belgique considèrent le flamand comme une langue régionale inférieure et voient dans son utilisation dans l’enseignement un obstacle pour ceux qui le reçoivent, tandis qu’ils pensent que l’éducation selon le modèle français est la clé du salut pour la jeunesse. Quel peuple misérable et arriéré doit être celui des Hollandais pour ceux qui pensent ainsi ! Les universités néerlandophones, la prestigieuse école polytechnique de Delft, les institutions scientifiques d’Afrique du Sud et des Indes néerlandaises ne prouvent-elles pas que cette langue n’est pas seulement adaptée aux poètes et aux rêveurs, mais aussi à la gouvernance et aux exigences de la vie moderne ? »
En résumé, l'idée d'une université flamande progresse rapidement, même là où l'opposition est la plus forte. Il est donc ridicule de trouver là un argument pour s’opposer à la loi Franck-Segers...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 25 mai 1909)
Bruxelles, 26 mai 1909
« Les montagnes ne se rencontrent pas, mais les chameaux, oui," m'a récemment déclaré un Arabe, friand des expressions imagées européennes. Tout Bruxellois peut désormais réfuter la première partie de cette affirmation avec des preuves éclatantes, et corriger la seconde avec une distinction appropriée. Car nous savons maintenant très clairement que les montagnes se rencontrent bel et bien, et dans ce cas, elles grimpent même l'une sur l'autre ; quant aux chameaux, du moins sous nos latitudes, ils se rencontrent surtout lorsqu'ils sont chassés par des rois et des ministres...
Vous avez bien sûr deviné que je fais allusion à la fameuse "Montagne de l’Art", qui avait déjà partiellement grimpé sur la Montagne du Parc ; et à ce chameau que le ministre Delbeke voulait abattre, et qui aurait certainement rencontré celui qui a été victime de Léopold II, si le premier n'était pas précisément un enfant mort-né… Mais permettez-moi d'abandonner ce langage arabesque et de vous dire plus simplement : la Montagne de l’Art a, grâce à Dieu, été rejetée ; le ministre Delbeke est bien moins rusé qu’il ne le pensait ; et Léopold II a été battu par la volonté du peuple bruxellois. Ce dont je me réjouis particulièrement, étant donné que je constitue une partie non négligeable de cette population...
C'est une comédie qui se termine bien, un "drame de la ville" comme dirait Heijermans Jr., dont vous connaissez déjà les premiers actes : comment l'idée est venue au roi que l'artère principale de Bruxelles, la Montagne du Parc, déparait notre capitale, étant trop étroite et difficile à emprunter ; comment un côté de cette montagne a été abattu, laissant place à un désert béant, semé de décombres comme les plaines libyennes ; comment l’architecte Maquet, inspiré par le roi, allait y ériger un complexe monumental, que certains qualifient de babylonien ; comment le projet de Maquet a été rejeté avec horreur par la Chambre des représentants, en accord, cette fois-ci, avec ses électeurs ; et comment par la suite, une belle somme d'argent a été allouée au ministre pour aménager un jardin sur cet espace vacant, en prévision de l'Exposition de 1910 qui attirerait des visiteurs à Bruxelles...
Jusqu’ici, vous connaissez toute l'histoire. Il est temps de vous relater les derniers chapitres.
Le ministre Delbeke avait donc reçu une grosse somme pour transformer la Montagne du Parc, si prématurément et maladroitement défigurée, en une place verdoyante. Cela ne semblait pas trop difficile. Et bien que nous ayons déjà un parc à proximité, ainsi qu'une grande place dégagée comme la Place Royale, nous, les Bruxellois, nous nous étions déjà résignés à l'idée que nous aurions enfin quelque chose de plus agréable à contempler que les ruines de la "Taverne Wellington", et que de beaux rhododendrons et azalées remplaceraient l'oseille et les pauvres giroflées qui prospèrent sur les décombres. Le ministre Delbeke se montra alors très actif. Des charrettes pleines de terre furent amenées, des hommes se mirent à creuser, et des pieux furent plantés pour dessiner les contours d'un jardin distingué... Cependant, notre enthousiasme céda bientôt à l'inquiétude : le ministre Delbeke amoncelait terre sur terre, charretée après charretée. De plus, ces charretées étaient principalement composées de pierres, peu propices à la croissance des plantes et des fleurs. Enfin, ces monceaux de terre furent bientôt couronnés de poteaux triomphants, reliés par une traverse, censée indiquer la hauteur à laquelle le ministre semblait vouloir empiler gravats, cailloux et sable.
C'est alors que M. Woeste, doté d'un flair aiguisé, commença à suspecter quelque chose. M. Vandervelde, son adversaire, partageait cette fois-ci l'opinion de M. Woeste, que "l'excès en tout est un défaut" ; et leur ennemi commun, M. Beernaert, dont le flair est encore plus fin, perçut également le piège où le ministre Delbeke cherchait à les entraîner.
Des questions furent posées à ce dernier à la Chambre. Il les jugea impertinentes et prit la liberté de les ignorer. Non seulement ces questions, mais aussi les députés de la ville de Bruxelles, qui lui soufflèrent amicalement à l'oreille : "Trop de zèle"... Finalement, le ministre Delbeke, qui avait assuré que tout cela était provisoire, dut admettre qu'il y avait bien quelque chose de permanent dans ce qu’il faisait.
Car Woeste avait deviné juste : "Cela deviendra une montagne sur une montagne", avait-il dit. Vandervelde supposa : "Cette montagne sera la montagne de l’art du roi et de Maquet." Et Beernaert découvrit et démontra : "Les fondations des travaux que Delbeke mène en secret sont celles de la Montagne de l’Art."
Vous pouvez imaginer la fureur de la Chambre !... Le ministre Delbeke sentit son siège trembler pendant trois jours consécutifs, comme s'il se tenait sur le sol de Messine. Son dernier argument fut : "Mais je devrai payer des milliers de francs aux architectes qui devaient exécuter ce projet !" La Chambre répondit : "Ces gens-là ne demanderont jamais les quarante millions que la Montagne de l’Art aurait coûtés..."
Et voilà comment les fondations, sournoisement mises en place et qui devaient un jour nous réserver la surprise d'une Montagne de l'Art inébranlable, fondent actuellement sous la chaleur étouffante de mai, la volonté du peuple bruxellois, et les larmes de désillusion du ministre Delbeke… Cela ne nous rendra pas notre ancienne Montagne du Parc. Mais le jardin qui s’y construira, même s'il ne portera jamais les magnifiques hêtres de la forêt de Soignes, sera toujours plus beau que les colonnes corinthiennes de la maquette de Maquet...
Quant à celui qui est furieux : Léopold II. Pour une fois qu'il avait trouvé un ministre docile !... De rage, comme vous le savez, il vend ses tableaux. Il a bien raison, – tant que le gouvernement en rachète les meilleurs pour nos musées publics. Cela se fera, selon toute vraisemblance. Pourquoi alors nous plaindrions-nous, puisque ainsi, les millions qui auraient été dépensés pour la Montagne de l’Art, offriront à notre peuple le plaisir d'admirer des chefs-d'œuvre qui moisissaient dans les palais de Léopold II, et que celui-ci, daltonien comme il est, n’avait jamais honorés de son regard royal…
Je voulais intituler cette lettre : "Des Hommes et des Montagnes". Mais ma cuisinière m'a assuré que Lodewijk van Deyssel avait déjà publié quelque chose d’infiniment beau sous ce titre. J'ai donc décidé de l’appeler "Alpinisme belge". Pourquoi ? Je n’en ai aucune idée...