(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Avant-goût (5) - Les évêques belges, en particulier le cardinal Mercier, et le projet de loi Coremans-Franck-Segers (17)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 5 juin 1909)
Bruxelles, 4 juin 1909
Si vous pensiez que lors de la discussion sur la réforme de l'armée - pourvu qu'elle ne tarde pas trop ! - tout se passerait calmement et dignement, vous vous tromperiez, je le crains, lourdement... Comme lors de la première discussion sur le Congo, en 1906 ; comme dans la déclaration ministérielle de feu notre chef de cabinet De Trooz, on entend encore, posé et plein de dignité : « La droite est unanime, le restera, et le gouvernement ne veut agir que selon la vision de son parti. » Cela est déclaré et répété à chaque occasion, coûte que coûte. Cette unanimité fut encore célébrée dimanche dernier à Bruges par quelqu’un qui pourtant n’hésite pas à mettre des bâtons dans les roues de ses amis et connaissances : par Beernaert. Et mercredi dernier, le ministre Schollaert s'en est encore prévalu, lorsqu'il a demandé quelques jours de patience : son projet de réforme devait être le reflet de la sensibilité de la droite.
Certes, Schollaert a ajouté que tous les membres du gouvernement restaient solidaires, qu'il n'était pas question d'abandonner le ministre Hellebaut, et que lui, Schollaert, continuait d'approuver une grande partie des plans du général Hellebaut. Sur quoi Woeste, probablement pour préserver l’unité, a immédiatement formulé toutes les réserves d’usage et a déclaré qu'avec quelques retouches ici et là et une nouvelle couche de vernis, le statu quo lui semblait tout à fait suffisant, quoi que le Parlement ait pu en tirer comme enseignement.
Il est donc certain : la droite est parfaitement unanime... à condition de ne pas être indiscret et de regarder de près. Et l’incident tragico-comique d’hier entre Woeste et Hellebaut jette un rayon de lumière sur cette remarquable unanimité.
Il faut savoir qu'un élève de l'école militaire avait récemment refusé de se battre en duel. Insulté et frappé au visage par un camarade, il avait invoqué ses convictions morales pour ne pas se plier à une habitude néfaste de l'école : le duel. L'affaire a fait grand bruit : les élèves de l’école militaire forment un monde à part, très estimé dans les hautes sphères ; ils ont leurs loges au Théâtre royal de la Monnaie, se réunissent - assez arrogamment - dans des cafés particuliers, portent d’ailleurs un magnifique uniforme dont ils sont très fiers, et possèdent un esprit de caste qui les place, à leurs propres yeux, bien au-dessus de leurs concitoyens. Au fond, ce sont pour la plupart des jeunes gens très vaniteux et très superficiels qui, une fois devenus officiers, ont bien des choses à désapprendre s’ils veulent éviter la haine ou les moqueries de leurs soldats. Ce qui a donné une signification particulière à cet incident, c’est la rumeur selon laquelle le ministre Hellebaut aurait renvoyé l’élève officier insulté... parce qu’il avait refusé de se battre.
Cette rumeur s’est révélée rapidement être fausse. Interrogé par Vandervelde, le ministre a répondu que c'était au contraire l'insulteur qui avait été renvoyé. L’élève qui n’avait pas voulu répondre à la gifle par un coup d'épée avait tout simplement quitté l'école de son propre chef, probablement parce qu'il sentait bien que la vie y serait un enfer pour lui, qu’avec de telles convictions, il ne deviendrait jamais un véritable soldat dans l'âme.
On pensait que toute cette histoire était terminée ; mais hier, Woeste l’a relancée lors de la discussion sur le budget militaire. Agacé, Hellebaut a fait remarquer qu'il s'agissait d'une interpellation à laquelle il avait déjà répondu d'avance. Woeste, mordant, a maintenu son droit d'interrogation. Et c’est là que cela est devenu intéressant ; un petit dialogue dans ce genre :
Hellebaut : Vous voulez simplement me contrarier, parce que je ne veux pas vous suivre en matière de réforme de l'armée.
Woeste : Pas du tout ; si je vous interroge, ce n'est pas parce que nous avons une divergence d’opinion, mais parce que la bonne réputation de notre école militaire est en jeu. Je n’ai pas à recevoir d’ordres de vous !
Hellebaut : Vous voulez simplement m'agacer, m'embarrasser. Mais vous n’y arriverez pas !
Woeste : Vous vous rendez ridicule !
Hellebaut : L’un de nous deux est certainement ridicule, mais en tout cas, ce n’est pas moi !...
Woeste, décontenancé et vert de rage, s’enfonce dans son siège.
Et voilà, une fois de plus, l’unanimité de la droite est prouvée de manière éclatante. Que serait-ce si on n'était pas unanime !
Et, en question subsidiaire : quelle conclusion tirer de tout cela en vue de la résolution de la question de la réforme de l’armée ? Il me semble que l'artilleur Hellebaut utilise des munitions bien lourdes pour ne pas être sûr que son tir atteindra sa cible.
(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 17 juin 1909)
Bruxelles, 16 juin 1909
Il est parfois amusant, tant que cela ne devient pas irritant, de voir comment les étrangers jugent certaines situations en Belgique. J'en ai fait moi-même l'expérience ces derniers jours : Het Centrum estimait que j'avais insulté l'archevêque-cardinal Mercier. J'avais en effet écrit, à propos des fêtes de Louvain, que Monseigneur n'était pas un fervent défenseur de la cause flamande, et que lui aussi avait été poussé à agir de manière injuste par l'antagonisme racial bien connu des Wallons. Le journal néerlandais affirmait avec insistance que "Son Éminence avait à cœur la cause flamande" et que mon article avait causé un grand tort à "ce noble cardinal".
L'étendue de la méconnaissance du rédacteur du Centrum apparaît clairement dans la pétition envoyée ces derniers jours à la Chambre et au Sénat par 110 catholiques militants, parmi lesquels on trouve Stijn Streuvels, Mej. M.E. Belpaire, rédactrice en chef de Dietsche Warande en Belfort, le Dr. Laporta, médecin très respecté, M. Dosfel, un des fondateurs de l'association des anciens étudiants de l'Université de Louvain, Van Kerckhoven-Donnez, président de la section belge de l'Algemeen Nederlandsch Verbond, et bien d'autres encore. Je vous en cite un extrait :
« Il est temps d’en finir. C’est pourquoi nous devons remonter à la cause de l’opposition. Nous devons chercher les responsables et oser nommer l’enfant par son nom. Nous ne voulons plus lutter contre une force invisible que tout le monde ressent mais que personne ne nomme.
« Ce n’est un secret pour personne que Leurs Excellences, les évêques belges, accompagnés de quelques-uns des plus influents et puissants supérieurs des RR. PP. Jésuites, s’opposent au projet de loi proposé.
« Par tous les moyens, même les plus invraisemblables, ils l’ont combattu dans leur organe Le Bien Public, tout en muselant les journaux favorables à la cause flamande, comme Het Fondsenblad. Ce qui est pire encore, c’est qu’ils ont personnellement exercé des pressions sur chaque député catholique, en particulier dans les régions flamandes.
« Sur cette voie, le combat peut durer encore des années et engendrer de plus en plus d'amertume. Il est donc préférable d’avancer à visage découvert et de regarder l’adversaire en face. C'est ainsi qu'une issue pourrait être trouvée.
« Justement parce que, en tant que catholiques, nous respectons nos prélats, nous devons, en tant que citoyens, veiller à ne pas vivre en conflit perpétuel avec eux sur des questions nationales libres, et nous devons essayer de régler nos différends de manière juste.
« Pourquoi l'épiscopat belge rejette-t-il la réforme proposée ?
« Ce que les vénérables évêques veulent nous imposer, aujourd'hui et à l'avenir, c'est de renoncer à notre langue dans les expressions les plus élevées de la vie. Ne dirait-on pas que l’enseignement dans la langue maternelle en Belgique est une hérésie que les prélats doivent combattre avec toutes leurs forces, plus encore qu’ils ne le font contre le modernisme ou d'autres déviations ?
« Cette obsession pour le français semble particulièrement enracinée au sein du siège épiscopal de Bruges et de l’archevêché de Malines. Nous attirons surtout l’attention sur le fait que le combat contre les tendances flamandes est devenu bien plus virulent depuis que le cardinal Mercier est notre premier prélat. Là où le cardinal Goossens agissait avec prudence, son successeur a ouvertement rangé l’épiscopat dans le camp des anti-flamands. Il a proclamé haut et fort : Pas de haute école flamande ! Pas d’enseignement secondaire en flamand !
« L’épiscopat a entendu la réponse énergique mais claire de la Flandre instruite et réfléchie à Louvain, devant la statue de Juste Lipse. Cette déclaration a été transformée par les étudiants wallons en un cri de haine : « Pas de Flamin ! » Et ainsi, le feu a pris de l’ampleur.
« Nous respectons les convictions d’un homme tel que le cardinal Mercier ; mais, en tant que représentant de la communauté francophone, il est affligé de préjugés regrettables. Il peut sincèrement croire qu’il œuvre pour la grandeur du peuple flamand en l’assimilant à une nation plus grande, du point de vue de la langue, de la pensée et de la civilisation. Mais il se trompe lourdement. Ce serait aussi insensé de prétendre que les Belges deviendraient plus forts et plus grands en étant absorbés politiquement par la France ou l’Allemagne : ils deviendraient alors un peuple de 40 ou 60 millions d’âmes d’un coup.
« Nous devons dire cela franchement et librement à tous nos représentants et à Leurs Excellences, nos évêques, tout en leur manifestant, sur le plan religieux, respect et obéissance. Sinon, où en est l’intégrité et la franchise flamande ?
« Nous en avons assez d’être traités comme des enfants naïfs ou des garnements. Pendant vingt-cinq ans, les catholiques flamands ont sacrifié leurs droits flamands au nom de l’unité ; il est maintenant temps pour les francophones de faire un petit sacrifice en faveur de l’unité et d’accorder aux Flamands une part de leurs droits. Que les francophones abandonnent leur opposition pour le bien de la religion et de l’unité. Nous verrons si leur patience sera mise à l’épreuve pendant vingt-cinq ans.
« Ce n’est pas nous, mais surtout le gouvernement catholique, qui portera la responsabilité des conséquences de l’ignorance croissante du sentiment national flamand, qui s’affirme de plus en plus. »
Voilà comment pensent et s'expriment les catholiques flamands. Il est évident que leur opinion vaut autant, sinon plus, que celle d’un coreligionnaire étranger. Puissent Het Centrum et d'autres journaux tirer des leçons de cette affaire et cesser de se montrer plus catholiques que le pape.