(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
La question militaire résolue ? (9 juillet) - Une semaine politique (20) - L’éternelle question (24) - La section centrale et le projet militaire (27) - De retour du Congo (20 août), Après les fêtes [de Roulers, en hommage à Albrecht Rodenbach] (30)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 juillet 1909)
Bruxelles, 8 juillet 1909
Je viens tout juste de rencontrer quelqu’un qui n’est ni l’un de nos dix ministres, ni l’un de nos cent soixante-six députés, ni l’un de nos cent quatre sénateurs, mais qui a si peu à faire qu’il consacre chaque jour son temps à lire dans les pensées de tous ces ministres, députés et sénateurs qu’il connaît tous – car, bien qu’officieusement, c’est une personne haut placée – et qui aiment lui confier leurs sentiments les plus intimes, convaincus qu’il les racontera. Cet individu – qui est une personne réelle, et non une abstraction comme vous pourriez le penser, par exemple, de la Presse ou de l’Opinion Publique – je l’ai interrogé sur le nouveau projet militaire, présenté hier par le ministre Schollaert à la droite et qui sera soumis cet après-midi au bureau de la Chambre. Sa réponse est assez intéressante pour être partagée.
Vous connaissez déjà le projet : après quelques mois de souffrance, le ministère semble enfin être arrivé à la recette suivante : mettre tous les fils d’une même famille en compétition ; choisir celui que tous les autres considèrent comme le plus faible pour devenir le défenseur de la patrie ; permettre à ce malheureux de se payer un remplaçant parmi les jeunes paysans qui sont à charge pour leur famille ou qui souhaitent, après trois ans de service facile, entrecoupé de nombreuses vacances, se marier ; et voilà : rassurez-vous, patrie…
Car le résultat est le suivant : la malheureuse loterie militaire est abolie, le service militaire est obligatoire mais ni personnel ni universel ; le sort aveugle est remplacé par l’arbitraire familial (ce qui ne promet pas précisément une armée forte, spirituellement et moralement forte) ; la substitution, le plus vil des maux, est conservée pour l’instant ; et en prime : quatre ans de désordre (comme le montre ce que vous lirez ce matin dans le journal d’Anvers).
« - La question militaire est donc résolue ? » demandai-je alors à cette encyclopédie ambulante de la pensée parlementaire.
Il me regarda droit dans les yeux, jusqu’au plus profond de ma rétine ; ensuite, il haussa trois fois les épaules, poussa un soupir et dit :
« - Résolue ?... Hellebaut, dit-on, a cédé. Woeste, dit-on, a concédé. Levie, dit-on, est satisfait. Voyons cela de plus près. – Hellebaut obtient en effet l’abolition de la loterie ; mais la semaine dernière, il aurait préféré démissionner plutôt que de renoncer à l’idée du service militaire universel. Woeste accepte de faire un pas vers la réconciliation parce que la substitution chère à ses yeux est conservée, mais il défendait encore ardemment hier la loi de 1902 et l’armée de volontaires ; Levie et ses amis ont soutenu l’idée d’un seul homme par famille, mais lors de la dernière réunion de la droite, ils secouaient encore la tête avec obstination lorsque la substitution, tant espérée par Woeste, leur fut proposée… Alors quoi ? Hellebaut est obstiné ; Woeste aussi ; Levie aussi. Je les connais tous les trois comme des têtes dures. Je sais même plus que cela… »
Ici, il se tut. Évidemment pour me permettre de demander :
« - Et… ? »
Il continua :
« - Et tous les trois ont cédé, non pas par esprit de réconciliation, mais au contraire… Vous savez : toute la droite doit voter oui, si la loi doit passer. Tout dépend de quelques voix. Et ma conviction est que, lors des débats, cette réconciliation apparente d’aujourd’hui servira à mieux mettre en avant leurs propres idées lors des débats publics, à semer la division aussi à gauche, et à faire de la question militaire un sujet qui n’aura rien à envier, en termes de durée, à la question du Congo… »
« - Néanmoins, osai-je faire remarquer, il ne fait aucun doute que l’existence du gouvernement de droite, ou, dans un sens plus restreint, l’existence du ministère, dépend de… »
Mon interlocuteur haussa à nouveau les épaules, puis, très résolument :
« - Le gouvernement ne dépend pas de la question militaire, déclara-t-il, car la question militaire ne sera plus discutée avant les élections de mai 1910. Ce ne sera certainement pas résolu lors de cette session. Conséquence : une session extraordinaire en octobre. Des discussions interminables, interrompues par les vacances pour préparer les élections ; et voilà comment le gouvernement ne peut pas tomber à cause d’un avis, d’une loi, d’un principe, sur lesquels même le ministère, et plus encore le parti, ont montré qu’ils étaient divisés… Si 1910 apporte donc une défaite aux catholiques, ce parti pourra se laver les mains, rejeter toute faute, et se considérer sauvé pour une meilleure occasion… »
À ce moment-là, mon homme eut soif. Je le laissai entrer seul dans un café. Ensuite, je me mis à vous transmettre son avis. Dois-je vous dire que je n’en assume nullement la responsabilité ?... Même si elle renferme une mine de possibilités !
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 20 juillet 1909)
Bruxelles, 19 juillet 1909
Je sais bien que les huit derniers jours ont été marqués par autre chose que la politique. Ou plutôt : par plusieurs choses différentes. À travers toute la Flandre, c'était la semaine de la Bataille des Éperons d'Or. Plus particulièrement à Gand, c'était la semaine des rameurs d’Henley. Mais que pourrais-je vous écrire à ce sujet ? La commémoration de la Bataille des Éperons d'Or a peu de chances de devenir une fête nationale, malgré tous les défilés et les efforts des orateurs et poètes, qu'ils s'expriment en vers ou en prose - souvent en prose des plus relâchées - pour susciter l'enthousiasme. Est-ce regrettable que, sauf à Anvers, Breydel et De Coninck soient principalement célébrés en cercle restreint ? Je ne vois pas vraiment la nécessité de ces fêtes populaires ; elles sont bien moins des expressions de conscience nationale que des prétextes à des désordres ; et tant qu'elles ne naîtront pas spontanément, comme une nécessité, comme un fait inéluctable venant du peuple lui-même, je me demande pourquoi on devrait les célébrer. L'enthousiasme artificiel peut devenir dangereux. Et le Mouvement flamand est déjà suffisamment tourné vers l'extérieur, trop souvent satisfait des apparences, pour se donner tant de mal pour quelque chose qui, dans la plupart des cas, n'est rien de plus qu'une petite fête familiale, souvent aussi ennuyeuse que ces fêtes peuvent l'être.
Et les vainqueurs gantois à Henley ? Oui, les deux premières fois que ces messieurs ont ramené chez eux la fameuse Challenge Cup, il y avait une vraie fierté nationale.
Mais maintenant, alors que cela se produit pour la troisième fois, on a bien sûr encore fait la fête ; mais le public est resté froid et blasé. Il y a quelques années, on dételait les chevaux des carrosses des rameurs, et les bras des hommes les tiraient à travers les rues. Cette fois, tout s’est déroulé très calmement ; on trouvait que tirer des carrosses était un travail de cheval ; les jeunes filles n'ont même pas pris la peine de s'amouracher des beaux garçons revenus de Henley, et leur triomphe a été un « triomphe sans gloire », tant il est vrai que les sentiments les plus vifs finissent par s’émousser, et qu’il est dangereux pour sa propre gloire de toujours être vainqueur.
De ce côté-là aussi, cette semaine a été une Foire aux Vanités. Alors, plongeons dans les plaisirs amers de la politique ; cela renforce la sagesse de la vie. Même si je ne peux pas vous promettre, en plongeant, de ramener à la surface des perles ou des coraux. Car l’eau n’est pas seulement trouble et noire : même dans ses profondeurs, on y trouve peu de choses précieuses...
Évidemment, il sera encore question de la question militaire. Et tout aussi évidemment, je devrai exprimer ma satisfaction d’avoir vu juste en prédisant que la nouvelle loi ne sera plus discutée durant cette session. Le ministre Schollaert a déclaré qu'il souhaitait le contraire. Cela signifie peut-être qu'au fond, il souhaite que non. Car c'est l'un des trucs des ministres belges : on souhaite quelque chose et on déclare le contraire. Pourquoi ? Parce que l’opposition, toujours avide de contrarier, se hâte alors de faire de votre véritable désir sa propre exigence. Ainsi, dans ce cas : Schollaert ne souhaite pas de discussion avant les élections ; il demande donc une discussion immédiate ; ce qui provoque une opposition à gauche et la demande que tout soit renvoyé à une session extraordinaire en octobre ; ce qui équivaut peut-être à un enterrement de première classe.
Que le ministre Schollaert, son cabinet et son parti aient tout intérêt à ajourner la discussion à des jours meilleurs est prouvé par l’attitude des partis opposés et des sections de la Chambre. « L’abolition de la loterie couplée au maintien de la substitution n’assure pas une répartition équitable de la charge militaire », disent les libéraux, qui n'accepteront un examen approfondi que si la substitution est abolie. Mais le ministre Schollaert ne veut pas encore entendre parler de cette abolition, car le maintien de la substitution est la conditio sine qua non de l'unité de la droite ; à tel point qu’un bavard a déclaré que Schollaert préférerait se retirer plutôt que de l'abolir. Les socialistes sont encore plus catégoriques que les libéraux : « Le système : un fils par famille, est un subterfuge, peut-être meilleur que la loterie, mais qui remplace les aléas du tirage au sort par les aléas de la naissance », disent-ils, tout en étant peu enclins à instaurer un service militaire personnel réservé aux pauvres.
Un tel accueil de la part de l’opposition suffirait à faire renoncer le ministre Schollaert à son souhait exprimé. Ce qui s’est passé dans les sections chargées d’examiner le projet de loi du gouvernement et celui de Bertrand (abolition de la substitution) a sûrement rempli le chef du cabinet de regrets d’avoir jamais parlé de traitement immédiat. Vous savez quelles en ont été les conséquences : rejet de la nouvelle loi militaire et adoption de la proposition Bertrand.
Cela a constitué une double défaite pour le ministre Schollaert. Certains ont même parlé de démission. Mais il n'en est pas encore question, car la section centrale – bien que composée principalement d’adversaires – n’a pas encore fait connaître son avis. De plus, la Chambre, sur proposition de Janson, partira en congé sans aborder le projet de loi, comme je l'avais prédit.
Le ministre Schollaert restera donc au pouvoir. Et mieux encore : il tentera de négocier avec la gauche, au grand dam de Woeste, en faisant des concessions sur la substitution. Ainsi, nous nous retrouverons devant le dilemme suivant : soit un texte de compromis sera rédigé, qui satisfera la majorité des catholiques et des libéraux, et qui serait voté au cours de la session extraordinaire d’octobre. Dans ce cas, l’influence de Woeste sera complètement brisée et… le ministre Schollaert pourra, pendant la campagne électorale, rejeter la faute sur les libéraux auprès de ceux qu’il aura mécontentés en matière de réforme militaire. Soit aucun accord ne sera conclu ; le ministre Schollaert préférerait préserver l’unité de son parti pour ne pas perdre de forces pendant la campagne électorale ; la discussion serait alors prolongée jusqu’à ce que l’on se sépare sans être parvenu à une décision ; et après les élections, qui mettraient probablement les catholiques en minorité, un accord serait conclu entre socialistes, libéraux et jeunes catholiques, qui, d’un commun accord, voteraient une loi plus progressiste....
Dès maintenant, un journal catholique semi-officiel recommande à demi-mots rien de moins que les députés de droite votent en faveur de la proposition Bertrand. Ce journal est bien connu dans l’un de nos ministères les plus progressistes. Ses insinuations auraient-elles été connues à l’avance ?...
Vous voyez donc que nous avons vécu une petite semaine politique pleine de sens, qui pèse bien plus que les célébrations de la Bataille des Éperons d'Or ou l'accueil des rameurs d’Henley...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 juillet 1909)
Bruxelles, 23 juillet 1909
Mademoiselle M.E. Belpaire est une personnalité en Flandre qu'on ne doit pas ignorer. Rédactrice en chef de la revue dont Alberdingk Thijm avait fait son palladium : De Dietsche Warande, aujourd'hui encore la revue catholique la plus influente de Flandre et le fidèle reflet des opinions des intellectuels catholiques, Mlle Belpaire a, de ce fait, acquis une autorité qui n'est pas seulement théorique. Sa fortune lui permet de réaliser beaucoup de ses idéaux, ce qui a conduit à d’importantes réalisations en Flandre, notamment pour le développement culturel flamand de la classe moyenne aisée. Intelligente et opiniâtre, elle poursuit ses objectifs avec détermination, et, en tant que femme brillante, fortunée et influente dans le domaine des idées, elle attire l'attention de ses compatriotes. Ses opinions sont considérées comme importantes et dignes d'être discutées, et ses actions ne passent pas inaperçues, même dans les cercles gouvernementaux et au sein du haut clergé.
Mlle Belpaire a récemment abordé dans sa revue la question éternelle : celle du flamand dans l'enseignement belge. Je vous ai souvent exposé les raisons qui m'obligent à y revenir régulièrement : même pour les Néerlandais du Nord, la question est importante, d'abord parce qu'elle confirme la valeur de notre langue commune en tant que langue scientifique, et ensuite parce qu'elle élargit considérablement le champ de la culture néerlandaise, la portant enfin à ses limites naturelles.
Vous connaissez l'opposition que rencontre toute tentative de flamandisation de l'enseignement dans notre pays au sein du haut clergé. C’est pourquoi les paroles de Mlle Belpaire sur ce sujet sont si significatives. Et je juge important de vous les relater sous forme abrégée. Vous remarquerez que Mlle Belpaire adopte un point de vue strictement catholique, respectueuse de son autorité ecclésiastique. Cela donne du poids à son argumentation et confère une grande importance à ses opinions. Elle écrit :
« Encore aujourd'hui, ce sujet important fait l'objet de débats, et il ne s'agit pas seulement d'une simple question éducative, mais d'une affaire de nationalité. Encore aujourd'hui, des écrits et des combats surgissent des deux côtés, et de plus en plus, l'amertume menace de mettre en péril nos intérêts les plus chers - les plus élevés : ceux de la religion, et, immédiatement après, ceux de notre sentiment d'appartenance à notre peuple. C'est pourquoi je pense qu'il est approprié de prononcer quelques mots d'éclaircissement et, si possible, de réconciliation.
« Commençons surtout par une déclaration sans équivoque de notre attachement à notre foi…
« Nous ne sommes pas des diviseurs en matière de foi ; bien au contraire, l’Église ne compte pas d’enfants plus fidèles, et l’autorité ecclésiastique n’a pas de disciples plus obéissants.
« Mais c’est précisément pour cela que nous pouvons demander à nos pasteurs une compréhension claire de nos besoins et le respect dû à notre légitime fierté nationale. Car toute cette affaire est avant tout une affaire de sentiment et de fierté blessée.
« Même si les décrets épiscopaux nous avaient accordé davantage - plus que ce qui était demandé - accompagnés du déni de notre droit légitime et de la déclaration de principe que notre langue ne serait jamais sur un pied d’égalité avec le français, qu’elle ne pourrait jamais devenir la langue de la haute culture ou des échanges civilisés, je dis que, même avec cette déclaration, les mesures les plus favorables n’auraient pas satisfait un seul Flamand authentique.
« Oh, nous savons bien que deux matières enseignées en flamand, ou quelques heures de flamand de plus par semaine, ne sont pas une solution complète. Notre insistance serait puérile si la proposition de Coremans ne représentait rien de plus.
« Mais il s'agit ici de ce qui se passe dans tous les pays : en Bohême, en Hongrie, en Pologne, en Irlande, et même dans la France unifiée, avec son félibrige maintenant triomphant. Lorsque des enfants polonais préfèrent être fouettés plutôt que de réciter une prière en allemand, il s’agit d’une question de langue nationale, qui est aussi une question d'âme nationale.
« C’est là que réside l'élan de notre Mouvement Flamand : c'est aussi là que réside le danger, si on ne le perçoit pas à temps. Car deux armées se tiendront alors face à face : les Flamands, qui refusent de mourir en tant que peuple, et les francisés, qui veulent appliquer le principe du Beati possidentes dans la vie nationale.
« Les francisés, les Wallons. – Y a-t-il alors un point de vue wallon sur la question ? – Oui, et nous devons le connaître si nous voulons le combattre correctement.
« Quelle est donc l’opinion des Wallons ? (Je l’ai apprise de bonne source.) : Oui, nous admettons que le flamand soit utilisé en territoire flamand, voire qu’il serve de langue d'enseignement, même dans l'enseignement secondaire ; mais il ne doit pas devenir une langue équivalente au français, sinon nous serions obligés de l’apprendre, et cela ne nous serait d'aucune utilité pour notre développement intellectuel ; Louvain ne doit pas l’adopter, car ce n’est pas une langue internationale, ni une langue scientifique ; et en tout cas, le français doit conserver la priorité en raison du fait historique. »
« Ô merveilleuse argumentation ! – Ainsi, parce que nous avons été opprimés pendant des siècles, nous devons le rester ; et l’essor continu de la vie et de la culture flamandes doit être violemment freiné pour plaire aux Messieurs wallons, qui sinon seraient contraints d'apprendre une deuxième langue. – Oh Seigneur ! Qu'ils restent donc dans leur ignorance du flamand, dans leur minorité d’effort moindre et, par conséquent, de développement inférieur. Aucun Flamand, pour sa part, ne manquera d’apprendre le français là où il le peut ; et aucun ne cherchera à faire de l’ignorance du français un objectif.
« Le principe aristocratique des Wallons selon lequel le flamand peut être méprisé, car il n’est pas une langue internationale et ne peut être utile à l’élite intellectuelle, arrive à point nommé pour souligner le caractère démocratique de notre lutte.
« Car démocratie et Mouvement Flamand sont étroitement liés, et c’est là la plus solide promesse de notre prochain triomphe. – Si le flamand est la langue du petit peuple, il reste à examiner ce qui est le plus utile : se retrancher dans la tour d’ivoire d’un pur intellectualisme ou rester en contact avec la vie pleine et entière des larges masses.
« Quant à la chevalerie d'une telle attitude chez les Wallons, mieux vaut ne pas en parler. Si nous ne valons pour eux que par l’utilité qu’ils tirent de nous, où est passée la fraternité tant promise des « Flamands, Wallons » dans la même patrie ? – sans parler des avantages religieux et moraux qu'ils peuvent tirer de leur union avec ces Flamands qu'ils méprisent.
« Mais ici encore, comme en matière de foi, plus on attaque notre amour de la patrie, plus nous devons y croître. Les siècles d'oppression ne nous ont-ils pas appris que le sacrifice est toujours fécond ? Les sacrifices eux-mêmes offerts à notre foi doivent renforcer le lien historique entre nous et les francophones du même pays.
« Mais si nous voulons rester fidèles sur le plan religieux et politique, ce n’est pas une raison pour ne pas exprimer librement et franchement notre opinion, tant à l’autorité ecclésiastique qu’à l’autorité séculière. Nous demanderons à la première quand l’amour de la patrie des Flamands s’est-il jamais heurté à leur foi ? Ou est-ce que le fait d'être catholique n'est pas compatible avec le sentiment national ? Qui, le premier, a donné aux petits la conscience de leur dignité et de leur grandeur ? Et quelle langue parlait le Christ sur terre, celle de la science, des intellectuels ou celle du peuple ?
« Nous interpellerons nos gouvernants avec plus d’audace encore et leur signalerons que, s'il y a place dans le parti catholique pour toutes les orientations et courants (comme l’a récemment souligné très justement Le XXe Siècle), il serait injuste d’en exclure uniquement les Flamands, qui sont majoritaires et qui sont la force morale et intellectuelle.
« Comment les Flamands peuvent être intégrés avec leurs revendications et leurs droits dépasse mes compétences. Je ne m'aventure pas sur le terrain politique ; mais qu'il faille que ce soit ainsi, et que la solution puisse être trouvée, cela ne fait aucun doute.
« Pour conclure : je suis croyante, et fière de l’être – je considère toujours que les fils des croisés sont de plus haute noblesse que les fils de Voltaire ; je suis Flamande par conviction et avec un enthousiasme brûlant, mais aussi passionnément attachée à notre nationalité belge historique. Et puisque, en moi, la foi et l'amour de la patrie s’harmonisent, pourquoi s'excluraient-ils chez les Flamands en général, qui ne demandent rien de mieux que de lutter ensemble pour l’épanouissement d'une seule patrie ? »
Je n’ose garantir que l’argumentation de Mlle Belpaire aura beaucoup d’influence dans les milieux auxquels elle s’adresse. Elle sera cependant certainement discutée, et pour nous, Flamands négligés, c’est déjà beaucoup. En tout cas, il n’est pas sans importance de savoir ce que pensent les milliers de catholiques flamands, dont on peut dire avec certitude qu’ils soutiennent Mlle Belpaire. Et on peut peut-être espérer que l’autorité ecclésiastique ne restera pas totalement indifférente à ce qu’une partie importante de la catholicité belge juge juste et logique, sans nuire ni à la foi, ni à l’amour de la patrie.
(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 27 juillet 1909)
Bruxelles, le 24 juillet 1909
Je vous ai écrit au sujet du revers qu'a subi le projet de loi du gouvernement concernant le service militaire lors de son passage dans les sections. Aujourd'hui, il est présenté à la section centrale, c'est-à-dire la section composée des rapporteurs des différentes sections, qui ensemble rédigent un rapport final. Comment se déroulera le passage du projet de Schollaert dans cette section centrale ? On peut assez bien le présumer, et mon informateur habituel m’a confié certaines choses qui contiennent sans aucun doute une part de vérité.
La section centrale se compose de deux membres de la gauche, naturellement hostiles au projet de loi, et de quatre catholiques qui ont tous déclaré être partisans du statu quo, sous réserve de légères modifications. Ces derniers ne se sont pas ralliés au gouvernement sans réserve. Maintenant que l'unité de la droite semble si fragile, ils reprendront naturellement leur liberté et oseront dire à Schollaert, même sans l'abandonner, ce que chacun sait être leur avis. Ils ne pourront donc pas accepter que le contingent annuel dépende du rendement de la formule « un fils par foyer », ni que la durée du service soit déterminée uniquement par l'arbitraire du ministère de la Guerre. Il y a déjà eu un certain étonnement à droite, et même parmi les amis du gouvernement, que ce dernier n'ait soutenu ses estimations sur le système « un homme par foyer » par aucun document statistique. Même le parti catholique a dû se passer de ces documents ; et aussi digne de foi que soit le ministère, rien ne permet d'affirmer que ses calculs sont exacts.
Ce qui éloigne certains membres de la droite du gouvernement, c’est l’absence de preuve d’une estimation correcte, et le fait que cette estimation puisse chaque année soulever de véritables objections. C'est dans ce cadre que le raisonnement du journal catholique antimilitariste Le Patriote ne doit pas être sous-estimé : « Si la section centrale fixe le contingent annuel à 15 000 hommes, et que la formule « un fils par foyer » en produit 16 000, que fait-on pour réduire ces 16 000 à 15 000 ? Va-t-on renvoyer les 1 000 recrues excédentaires ? Mais comment ? Il n’y a qu'une seule solution : tirer au sort. Or… le nouveau projet de loi se vante justement d'abolir le tirage au sort. Que faire alors ? »... Vous voyez qu'il subsiste quelque chose de trouble, quelque chose de non résolu dans le projet de Schollaert : outre les difficultés que suscite le choix du fils mobilisable dans les familles, et la position contraignante, l’obligation qui en découle pour les enfants dont un frère — ecclésiastique ou enseignant — est dispensé de droit, les réflexions du Patriote n’apportent aucun réconfort quant à l’application de la loi elle-même. De sorte que les membres catholiques de la section centrale, qui se réunissent aujourd’hui, ne manqueront pas de raisons pour s’excuser auprès du chef du cabinet de leur attitude réservée, et le résultat des délibérations sera, ici aussi, défavorable au gouvernement, comme je vous l’ai déjà écrit.
Qui sait, d’ailleurs, si le gouvernement ne souhaite pas cette défaite complète ? Je crois savoir — mes sources étant dans tous les cas parmi les meilleures — qu’il agira de la manière suivante. Il démontrera à M. Woeste que c’est son attitude qui a rendu impossible l’approbation d’un projet beaucoup plus large, véritablement national, par une majorité de droite et de gauche. Cependant, l'entêtement de Woeste et de ses amis ne cédera en aucun cas, par exemple, en ce qui concerne la question du remplacement militaire, qu'ils souhaitent résoudre dans le sens des désirs du ministre Hellebaut ou de Bertrand, son compagnon. Le gouvernement prouvera alors que, pour survivre et maintenir la droite au pouvoir, il n'y a qu'une seule option possible : se passer de la collaboration de Woeste et mettre en œuvre un projet modifié, plus large, de tendance libérale, avec le soutien de la gauche, ou — ce qui revient au même — accepter à l'avance les révisions profondes que les libéraux ou les socialistes apporteront à l'actuel projet lors des discussions d'octobre prochain.
C'est une solution que je vous avais déjà envisagée. Il pourrait très bien se faire que le retour du ministre Renkin du Congo marque le début de délibérations en ce sens avec la gauche. Il pourrait alors se produire que trois ministres démissionnent. Et qui sait quel rôle pourrait encore jouer l’ancien M. Beernaert dans un tel cabinet renouvelé ?
Ce sont… un peu plus que des suppositions, un peu plus même que des possibilités. Bien que je continue personnellement à craindre qu'aucune solution n'intervienne avant les élections de mai prochain. Car aucun parti n'est aussi discipliné que le parti catholique, et il est certain que faire plier Woeste n'est pas une tâche à la portée d'un gouvernement catholique... Mais les élections ont un grand pouvoir ; elles seront certainement un électrochoc, en particulier pour M. Woeste et ses partisans ; même si le parti gouvernemental devait être vaincu, elles constitueraient une stimulation pour les jeunes catholiques. Et il serait presque souhaitable pour ces derniers de faire partie d'une minorité, car cela leur permettrait ainsi de gagner plus de liberté face à leurs anciens compagnons de parti réactionnaires, tout en étant plus proches, dans leurs idéaux sociaux, des partis de gauche...
Je continue donc à prévoir : l'attitude la plus indépendante possible du gouvernement, et les tentatives d’agir de concert avec la gauche échoueront ; les discussions d’octobre n’aboutiront donc à rien, et la droite pourra alors se présenter en toute innocence devant ses électeurs ; la question militaire ne sera résolue que l’année prochaine, soit par un gouvernement de libéraux et de socialistes, soit par un gouvernement catholique rajeuni, expression d'un parti renouvelé et rajeuni.
À moins que le perspicace Renkin, solutionneur du problème congolais, ne devienne à nouveau le sauveur. Ce n'est pas impossible, je le répète. Et dans ce cas, nous n’aboutirions peut-être pas à une solution pleinement satisfaisante, mais nous aurions tout de même la perspective d'une loi… dont l’actuel projet de loi perdrait certainement la plupart de ses plumes.
(Paru à Rotterdam, dans le quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant, le 20 août 1909)
Bruxelles, le 18 août 1909.
Vous en avez été informés : le prince Albert, après plus de quatre mois de voyage - il est parti le 4 avril dernier - vers et à travers notre colonie, est revenu sain et sauf au pays. Il fut accueilli de manière grandiose et impressionnante, d’abord à Anvers, puis dans la capitale. Si l'accueil à Anvers a été marqué par le faste rubénien propre à cette ville de l'Escaut, et si le prince Albert, par toute son attitude, par la langue - le flamand - qu'il y a parlée, et par le caractère amical et expressif du discours qu'il y a prononcé, semblait vouloir surtout marquer l'importance de cette réception dans notre port, l'enthousiasme populaire, spontané et généreux, dans le Bruxelles sceptique et habituellement blasé, où le prince semblait soudain pris par sa timidité naturelle et désireux d'adopter une certaine réserve diplomatique, a également montré comment, peu à peu, depuis son mariage, le prince Albert, habituellement beaucoup plus réservé que son frère aîné Baudouin, décédé prématurément, gagne une popularité qui plaide en faveur de la perspicacité du peuple et de la solidité du prince. Car celui-ci n’a rien de jovial ; sa myopie le rend hésitant et gauche dans ses mouvements ; son sourire figé, presque méprisant, ne séduit guère. Certaines couches de la population belge, presque littéraires, qui se sentent naturellement enclines à comparer et analyser la psychologie des souverains, se disent : « Ce prince n’est pas des plus brillants », et déclarent tout haut : « Il est assurément un roi tel que l’avenir l’acceptera : un roi dilettante sceptique, un roi qui, dans un état pleinement démocratique, n’aura plus grand-chose à dire ou à faire, en est conscient, et, avec un sourire, ne souhaite pas s'imposer, jouant son rôle décoratif avec la sincérité d’un jeune premier cynique qui récite pour la centième fois sa déclaration d'amour sur scène. »
Cependant, selon de bonnes sources, le prince Albert est un travailleur assidu ; il étudie sérieusement la sociologie et a des idées très claires et peu aristocratiques sur les devoirs des souverains et les droits du peuple. Très humblement, mais avec un excellent résultat, il a pris l'initiative de quelques bonnes et utiles œuvres, comme par exemple le navire-école pour les orphelins de nos pêcheurs de la mer du Nord, qui est destiné à rénover notre pêche maritime, ou du moins à y contribuer. Certes, il n’a pas la personnalité tranchée et déterminée d’un Léopold II, qui, petit-fils de Louis-Philippe, le « roi-bourgeois », deviendrait lui-même le « roi des affaires » par excellence, faisant ainsi un grand pas en avant dans la démocratisation de la monarchie. Ceux qui pensaient que le prince Albert serait le roi de la décadence, le dilettante raffiné du plaisir rare, roi, demain, ou plutôt après-demain, dans un monde où être roi aurait encore un sens, se trompent sans aucun doute. À Anvers - la ville qui, depuis quelques mois, depuis le discours marquant et très personnel du roi, est devenue le bastion et l’espoir de la pensée coloniale, dans le sens que Léopold II y attache - le prince Albert a prononcé les paroles suivantes : « J’ai considéré qu’il était de mon devoir de mieux connaître le Congo, notre nouvelle possession. Tout Belge à ma place aurait fait de même. »
D’autre part, on sait combien le prince s’est comporté avec bravoure et chaleur dans la colonie. Chacun a pu en déduire que, l'un des plus hauts personnages parmi ses compatriotes, le prince souhaite avant tout, comme tout Belge, accomplir son devoir, et qu'il voit dans la royauté non un privilège, mais une tâche qui le place à la tête du peuple uniquement par son sérieux et son dévouement. Peut-être n'aurons-nous pas un souverain brillant, mais certainement un roi conscient de ses devoirs, sérieux et dévoué, c'est ce que nous pouvons attendre du prince Albert dans l’avenir.
Ce voyage au Congo en est une preuve éclatante. Quant à ce voyage lui-même, nous avons encore peu d’informations. Ce qui en est raconté est naturellement optimiste, et le prince Albert n’en a parlé qu’avec satisfaction. Tant qu'il n'en aura pas fait un rapport officiel au roi - ce qui, je crois, a lieu aujourd'hui - nous en saurons peu de chose. On connaît d’ailleurs la valeur des voyages officiels, et même le fait que le prince Albert serait arrivé dans certaines localités plus tôt que prévu, nous laisse sceptiques. Nous avons le droit de penser que même alors, un œil officiel ne saurait être impartial.
L'importance du voyage du prince Albert ne réside pas dans le fait qu'il l'a accompli, mais bien dans la manière dont il l'a fait. Ce voyage, en effet, n’a pas été une marche triomphale prédéfinie. Le prince l’a entrepris courageusement, comme une expédition de découverte, tout comme Léopold II, bien avant de devenir roi, voyagea en Extrême-Orient. Le voyage du duc de Brabant d’alors a porté ses fruits pour la Belgique : l’actuel roi y a puisé ses plans d’expansion tenaces et obstinés, auxquels il a encore fait allusion récemment à Anvers, et qui se révèlent de plus en plus importants pour le commerce belge. Peut-être, pour lui-même et pour notre pays, le voyage du prince Albert au Congo aura-t-il une signification similaire.
Nous connaissons encore très peu de choses sur notre colonie ; beaucoup nourrissent encore des doutes sur toutes les merveilles qui en ont été racontées ; tous savent qu’il s’y est malheureusement produit, et qu’il s’y produit encore, de nombreuses et irréparables atrocités, liées à l’organisation de l’État là-bas. Peut-être que la bonne volonté, le courage et la sagesse du prince Albert y contribueront à contrer ces maux et à porter un regard sain et impartial sur ce qui est bon. Et alors, ce voyage, entrepris et accompli par notre prince héritier par simple devoir, avec joie, sans crainte ni facilité, serait d’une grande utilité pour la mère patrie.
Nous, qui avons toujours craint à la fois l’exaltation et la dénigrement du travail accompli au Congo, et qui n’avons pas encore une confiance absolue dans la valeur de notre colonie, tant que nous ne serons pas très bien informés, nous espérons sincèrement que l’action du prince Albert nous apportera enfin, de manière virile et décisive, une certitude, qu’elle soit bonne ou mauvaise, dans la question de l’annexion du Congo.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 août 1909). Voir également sur ce site les articles parus au cours des jours précédents, dans la rubrique "Chroniques culturelles", de Van de Woestyne)
Bruxelles, 28 août 1909
Stijn Streuvels m'écrit :
« Les “bruits” se sont dissipés : que reste-t-il encore de tout cela ? »
Et dire que je pensais, comme tout le monde, que Streuvels s’était guéri de son ancien pessimisme ! Comment peut-on croire que, sous prétexte que les fêtes de Rodenbach, bruyantes il est vrai, se sont achevées, il n’en resterait rien ?
Faisons donc un petit inventaire, cher ami, et nous verrons ce qu'il reste de ton scepticisme. Ce sera en même temps l’épilogue, le bilan, ce que j’appellerai le chiffre minimal du thermomètre que j’avais promis à mes lecteurs. Que reste-t-il ?
Commençons par le moins important, en laissant de côté les coffres-forts et les livrets d’épargne des aubergistes et commerçants de Roulers. N'as-tu pas remarqué à quel point Rodenbach est devenu spontanément populaire, même en dehors du cercle des étudiants et des amateurs de littérature ? Cela en dit long si l’on trouve des cravates Rodenbach, des cigares Rodenbach, des boîtes d’allumettes Rodenbach et même du champagne appelé « bruischaard » Rodenbach, ainsi que des enseignes et même des éditions Rodenbach (études littéraires et cartes postales illustrant son œuvre) en abondance. Cela signifie que la pensée de Rodenbach est devenue concrète, incarnée dans la culture populaire.
Ne te moque pas, Streuvels. Quand les socialistes boivent du cognac Anseele ou que les amateurs de sport fument des cigarettes Van Hauwaert, ils pensent moins au socialiste Anseele ou au cycliste Van Hauwaert qu’à la conviction qu’ils représentent. Anseele et Van Hauwaert incarnent une abstraction, rendue concrète et vivante à travers eux. Il en est de même aujourd’hui avec Rodenbach. J’ai deux preuves à cela. Tu étais avec nous à Roulers, au « Paradis », n'est-ce pas ? Eh bien, l’enseigne du « Paradis » s’intitulait jusqu’à dimanche dernier : « Hôtel du Paradis ». Mais lorsque j’ai pris congé de Roulers et de ce Paradis mardi, l’hôtesse m’a dit spontanément et avec des yeux brillants de conviction : « Cette semaine encore, je vais faire repeindre mon enseigne, et elle s’appellera « Gasthof het Paradijs. » Et quand j’ai quitté Roulers, j’ai pris un petit train de banlieue en troisième classe pour Courtrai, et un petit négociant en lin de la frontière française a demandé à un ouvrier assis à côté de lui : « Mais qu’est-ce qu’ils veulent avec ce Rodenbach ? », et l’autre, en français cassé, a répondu : « Toi aussi, tu aimes ta langue maternelle, n’est-ce pas, camarade ? Eh bien, ils célèbrent tous ici Rodenbach, parce qu’ils n’avaient pas compris avant lui que nous devions d'abord et avant tout aimer notre langue maternelle. Mais Rodenbach est venu, et il nous a fait comprendre cela. C’est pour cela qu’ils l’aiment ici. » Et tout le monde autour hocha la tête en signe d’approbation, et même le Français comprit.
Ne sont-ce pas là des signes, Stijn Streuvels, que notre peuple flamand prend conscience de lui-même, cette puissante conscience de soi qui permet à un peuple de conquérir ses droits - une conscience naïvement symbolisée par ces épingles de cravate et ces boîtes d’allumettes où ils affichent fièrement la fierté de porter le nom de Rodenbach ?
Il reste encore quelque chose de plus élevé de ces fêtes de Rodenbach. Quelque chose dont tu es peut-être blasé, cher et grand ami, mais qui réjouit les autres à ta place et se transmet à d’autres : le lien, l’amour qui s'est manifesté lors de ces fêtes de Rodenbach entre la meilleure partie de notre peuple et les écrivains de ce peuple. En 1893, lorsque Van Nu en Straks fut fondé, et surtout en 1896, lorsque la deuxième série de ce magazine s'ouvrit avec « La Critique du Mouvement Flamand » de Vermeylen, les flamingants en colère qualifièrent ces jeunes poètes de fauteurs de division. Et il n'y a que quelques semaines, on leur reprochait de rester enfermés dans leur tour d'ivoire, de ne pas descendre jusqu'au peuple. Et que se passe-t-il maintenant ? Ces jeunes écrivains, qui s’efforcent de créer de la beauté pour leur pays, de façonner leur langue flamande en une œuvre d’art, laquelle devait profiter à leur peuple, ces jeunes écrivains constatent, lors de fêtes comme celles de Roulers, que la meilleure partie de leur peuple apprécie leur effort, et qu’ils avaient bien raison de ne pas descendre vers le peuple, puisque le peuple est monté jusqu’à eux.
Peut-être que cela te laisse de marbre, mon ami, que dans chaque salle de réunion, à chaque coin de rue, on ait crié « Vive Stijn Streuvels », tout autant, sinon plus qu’on n'a honoré le nom de Rodenbach. Mais le cœur de tes amis battait d’autant plus fort et joyeusement, d'abord parce qu'ils étaient fiers de leur fidèle camarade, et ensuite parce qu'ils se rendaient compte que dans le cœur du peuple flamand, ton nom vit aux côtés de celui de Conscience - ce qui est un excellent témoignage pour ce peuple. Mais ce n’est pas seulement ton nom, ni ta personne, qui furent acclamés par la foule : d’autres « tours d’ivoire » (ce n'est pas de ta faute si je t'y inclue !) ont aussi été surpris de se voir acclamer de la même manière ; cela les a réjouis, non pour eux-mêmes, mais parce qu’ils se sont sentis aussi utiles à leur pays que les orateurs de meetings et quelques journalistes un peu légers.
Et cet hommage spontané de la jeunesse flamande de demain à ceux qui devront faire fleurir la littérature flamande est, dans ma mémoire, un autre élément important qui reste de ces fêtes de Rodenbach : la prise de conscience par la jeunesse flamande que le Mouvement Flamand n’est plus un simple mouvement politique, mais un mouvement culturel, un mouvement de civilisation, dont la littérature, l’art des écrivains de la « tour d'ivoire », est la fleur épanouie.
Oui, Vermeylen avait raison quand il déclara dimanche dernier que chaque écrivain en Flandre est inconsciemment guidé par une pensée nationale, même s’il est « artiste des mots ». Et les étudiants l’ont compris, et c’est pourquoi ils ont acclamé leurs poètes avec une telle conscience et un tel enthousiasme.
Et maintenant le troisième point, Stijn Streuvels, et le plus important. Ces fêtes de Roulers ont prouvé que le Mouvement Flamand n’est plus un mouvement politique, ce qui a réjoui autant le Handelsblad catholique d’Anvers que la Gazet flamande libérale. Certes, la majorité des participants aux festivités étaient catholiques, ce n'est pas surprenant : Rodenbach reste le patron des étudiants et anciens étudiants catholiques de Louvain ; la plupart des orateurs étaient issus de leurs rangs ; souvent, ils s'adressaient exclusivement à un auditoire catholique. Mais… ces catholiques demandaient, exigeaient - ce que leur hiérarchie, leur haute clergé, leur refuse obstinément : le flamand dans l’enseignement, garanti par la loi, et - ce qu’ils obtiendront encore moins - une université flamande. Ils exigent cela maintenant aux côtés des libéraux et des socialistes ; ils le réclament comme la couronne du Mouvement Flamand unifié, comme sa confirmation que ce mouvement est une lutte culturelle, au sens large du terme.
Un premier fait que ces fêtes de Roulers ont prouvé est que, pour la première fois, les catholiques, même en dehors de leur bastion de Louvain, affichent publiquement leur revendication ; ils combattent à visage découvert, car ils ont de puissantes armes et… la vérité de leur côté. Mon collègue bruxellois du Handelsblad d'Amsterdam leur reproche une certaine prudence, qu’il considère comme un manque de conviction. Je crains qu'il ne se trompe. Je connais bien le peuple de Louvain et je sais ce qui manque encore à l’« élite » pour oser parler et agir librement. Ce qui manque, c'est un leader. Mais ce leader arrivera, dès octobre prochain. Le professeur Van Cauwelaert, dont j'ai souvent parlé ici, revient à Louvain... en tant qu’étudiant. Il est docteur en philosophie et en lettres ; il veut maintenant étudier les sciences et devenir docteur en médecine. Et pour ceux qui connaissent le professeur Van Cauwelaert, il n'y a plus de doute quant à ce qu’on peut attendre de lui. Lorsque nous attendions, il y a presque quinze ans, la relance de la cause flamande à travers l’action radicale, mais salutaire et fortifiante de Vermeylen, nous ne nous sommes pas trompés. Aujourd'hui, nous plaçons la même espérance dans l'action décisive - et, osons-nous prédire, constructive - future de Frans Van Cauwelaert. Ces deux personnalités si particulières, August Vermeylen et Frans Van Cauwelaert, se complétant si merveilleusement, se sont rencontrées pour la première fois à Roulers, lors de ces fêtes de Rodenbach. Et... dis-moi, cher Stijn, toi qui les connais tous les deux, n'est-ce pas là, en regard de ce que nous avons tous si ardemment désiré, un magnifique résultat des derniers jours de Roulers ?
Que reste-t-il des fêtes, Stijn Streuvels ? Il reste :
1º. Que notre peuple s'éveille et s'épanouit ;
2º. Que les écrivains flamands aiment de plus en plus leur peuple, car ils ressentent de plus en plus son amour sincère en retour ;
3º. Que la civilisation flamande, conséquence d'une université flamande, est en route !
Et tu le savais aussi, Stijn Streuvels ! Pourquoi alors me l'avoir demandé ? Pour que je le raconte à notre peuple frère du nord de la Moerdijk, peut-être ?
Mon vieux et grand ami, je te salue !