(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Colère de Woeste (16) - Urbs et banlieues [Bruxelles et les communes avoisinantes] (24)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 16 octobre 1908)
Bruxelles, 14 octobre 1908
Non, ce n’est pas seulement pour la belle allitération (« Woede van Woeste ») que je souhaite vous parler de la colère de Woeste. Nous vivons des temps troublés. Ces deux dernières années, nous avons subi plus de changements ministériels que nous n’en aurions normalement connus en dix ans dans des circonstances ordinaires et dignes. Les ministères tombent, comme les châtaignes tombent du grand arbre, sous mes yeux. Et ils ressurgissent, sans que leur composition change vraiment, du moins en apparence. Car en interne, c’est différent, petit à petit. Il y a quelque chose... d’inquiétant. Woeste appelle cela : quelque chose de troublant. Car il se rend de plus en plus compte que les temps sont perturbés...
Parfois, j’ai peut-être été un peu trop sévère à l’égard de M. Woeste. Pardonnez-moi : cette sévérité est une manie belge. Le simple fait que M. Woeste soit un personnage, et une figure, le rend, avec un minimum de « charge », facilement caricaturable. Et comme l’homme, en plus, se prête extérieurement à une exagération stylisée, cela ne fait qu’accentuer la manie ou la hargne des critiques et des moqueurs. Pourtant, même en évitant toute intention politique ou accusation personnelle blessante, il est difficile d’effacer les petites jambes raides et courtes de M. Woeste, d’ignorer son habit trop large, d’oublier sa voix de Polichinelle, ou de passer sous silence le profil en bec de son petit (mais pourtant trop grand) visage. Car chez M. Woeste, presque tout est à la fois trop grand et trop petit, et c’est précisément ce manque de proportion qui le rend particulièrement apte à la satire exagérée. C’est un homme avec une grande volonté pour des choses modestes ; un homme obstinément attaché à une politique qui, peut-être, est une petite politique. Et l’essai qu’il consacre à l’état de son parti depuis les élections de mai, dans le numéro d’octobre de La Revue Générale, ne contredit en rien cette observation.
Cet essai, qui n’est pas passé sans commentaires, commentaires qui, venant des meilleurs amis, sont devenus d’autant plus désagréables et prompts à céder à la manie de la moquerie belge, nous montre à nouveau le Woeste inébranlable, obstiné, attaché sans relâche à ce qu’il continue de considérer comme les fondements de son parti, pourtant attaqués et ébranlés par des vents venant de toutes parts. Vous vous souvenez comment, il y a deux ans, les discussions sur le Congo et sur la durée du travail dans les mines ont prouvé une scission décisive dans les rangs de la droite. C’était clair comme de l’eau de roche : le parti catholique évoluait. Des idéalistes comme Renkin et Carton de Wiart, qui n’avaient acquis de l’influence dans leur parti qu’après avoir renoncé à bon nombre de leurs idéaux et s’être détournés de la politique intransigeante de l’abbé Daens, ont constaté que leurs idées des années 1880 avaient pris racine. Leur esprit progressiste et démocratique a été ravivé par l’accord qu’ils trouvaient chez les éléments les plus jeunes et les plus dynamiques des rangs catholiques. Des hommes comme Helleputte et de Lantsheere ont pris position avec détermination et combativité. Le rusé Beernaert n’a pas hésité à se ranger à leurs côtés. Pour les amis de Woeste, c’était un événement inquiétant.
Lorsque le comte de Smet de Naeyer a été contraint de démissionner, ce fut pour eux une première défaite. Certes, ils espéraient encore le meilleur du défunt ministre de Trooz. Il était devenu nécessaire de céder aux jeunes catholiques : Helleputte et Renkin ont obtenu des portefeuilles. Cependant, la majorité du cabinet restait favorable à Woeste. Les deux réformateurs au sein du ministère semblaient par ailleurs se rallier : ils étaient, après tout, en minorité. Concernant le Congo, Helleputte semblait avoir fait des concessions ; et Renkin n’avait jamais opposé une grande résistance au roi. Léopold II, avec Woeste, pouvait donc attendre beaucoup du ministère de Trooz ; jusqu’à ce que celui-ci meure subitement, et que l’unité catholique courre le risque de se transformer de nouveau en une scission publique.
Schollaert a prévenu cela ; néanmoins, les jeunes catholiques y ont gagné. Sans se ranger clairement du côté des « jeunes », il avait dû accepter les idées de son beau-frère Helleputte. Ce que nous lui devons, grâce à sa concession aux idées nouvelles, sur la question du Congo, n’est pas négligeable. Sa victoire sur le roi et la politique royale est bien plus une victoire des jeunes catholiques. Que Renkin ait été chargé de défendre le traité prouve quelle place ces jeunes catholiques occupaient au sein du ministère. Et, chose curieuse : Woeste ressentait tellement cette pression qu’il a lui-même proposé de faire porter la vieille dette du Congo par la colonie.
Sur ce point, il n’a pas été suivi par le ministère. Cependant, il l’a été par M. de Lantsheere. Et que voyons-nous se produire ? Renkin, passé aux colonies, est remplacé au ministère de la justice par ce même de Lantsheere. Ainsi, le cabinet compte désormais trois néo-catholiques, dont l’un, Helleputte, est devenu très populaire auprès du personnel des chemins de fer et a réalisé de nombreuses réformes utiles, le second, Renkin, prend en charge un ministère qui, après les affaires intérieures, devient le plus important de Belgique ; et le troisième, de Lantsheere, ministre de la justice, est accueilli avec sympathie, étant connu pour être l’un des hommes les plus indépendants et intelligents de son parti.
L’essai de M. Woeste, qui nécessitait ces précisions historiques, tourne autour de ces faits ; et, ne pouvant les nier, il en devient furieux, comme un taureau s’acharnant contre le chiffon rouge d’un torero.
En substance : la colère impuissante de celui qui voit une cause très chère évoluer et changer de direction, une direction qui ne lui plaît pas et qu’il ne comprend pas, tandis qu’il réalise que ses opinions et la rigidité de son programme le laissent de plus en plus seul.
Pour ce qui est de la forme : le style quelque peu lourd, mais toujours pertinent, oratoire mais néanmoins riche en idées, reste le même. Et bien sûr, toujours cette dignité parlementaire, cet olympisme inattaquable, destiné à adoucir le fiel des confidences, à donner l'apparence d'une impartialité scientifique.
Car M. Woeste écrit l'Histoire. Heureusement, cependant, que ceux qui se trouvent au cœur du combat ne peuvent, même avec la meilleure volonté du monde, être complètement impartiaux ! Je n’aime pas particulièrement les injures ; et la virulence de quelqu’un comme Georges Lorand, par exemple, me provoque parfois un certain dégoût. Mais combien suis-je reconnaissant à M. Woeste de ne pas être totalement objectif ! Comme je me réjouis de retrouver, dans trois ou quatre paragraphes, son vieil acharnement contre M. Beernaert ! Et comme je suis heureux, à la place de M. Woeste lui-même, de retrouver dans ces pages la vieille combativité, la vieille force qui, autrement, semblait bien affaiblie !
Quant à la combativité, M. Woeste n'en manque certainement pas. Il déteste l'esprit querelleur de la Chambre ; et ce n’est que dans le Sénat qu’il retrouve « l’allure des jours d'autrefois », la « sévère dignité », la « réflexion approfondie ». Mais lui-même, quand il parle de ses adversaires : combien a du mal à réprimer sa colère !AÀ propos des libéraux, « qui n’ont qu’une boussole : arriver au pouvoir » ; de l’ensemble de la gauche, uni par un seul lien : « une dysenterie d’anticléricalisme » (une expression énergique du paradoxal Edmond Picard, que l’on est quelque peu surpris de retrouver sur les lèvres pudiques de Woeste) ; de Beernaert, bouc émissaire éternel ; de l’« intransigeance de la Chambre » — lisez : « de la Jeune Droite » — lors de la chute de Smet de Naeyer ; des « germes de ruine » qu’il doit constater dans son propre parti, là où d’autres y voient des symptômes de renouveau ; et enfin de la « stérilité du parlementarisme », maintenant que le parlementarisme, ou plutôt l’intervention de Woeste au Parlement, semble stérile, et son influence achevée !
Car cela semble toucher à sa fin : les journaux gouvernementaux n’hésitent pas à tourner Woeste en ridicule. Il ne reçoit plus de défense de la part de ses propres alliés, si ce n’est ici et là la garantie qu’il est un « homme honorable », comme Antoine l’a dit de Brutus, — un compliment qui, en fait, ne signifie pas un soutien, et qui a presque la même signification que le « belle-mère » sarcastique des opposants.
Cela signifie-t-il que M. Woeste est désormais perçu comme un cadavre obstiné ? Ce serait d’une ingratitude choquante. Mais il est également vrai que la voix de M. Woeste ne trouve plus l’écoute qu’elle avait autrefois. Je vous ai montré comment les trois jeunes membres du cabinet, à l’intérieur et à l’extérieur de leur parti, rencontraient plus de sympathie que, par exemple, le ministre Hubert, coupable de plusieurs erreurs, ou le ministre Delbeke, qui a réussi à dépenser un million en moins d’un an et semble adopter volontiers la mégalomanie architecturale du roi comme règle de droit. Ces jeunes ministres, ennemis intimes de M. Woeste, semblent vouloir aller toujours plus loin. Dans leurs propres journaux, ils font défendre l’instruction obligatoire par nul autre que l’historien catholique bien connu Godefroid Kurth, ce qui signifie – comme je l’avais prévu il y a des mois – qu’un système d’instruction obligatoire pourrait bientôt figurer dans leur programme. On connaît les sentiments du général Hellebaut, ministre de la Guerre, sur le service militaire : le fait que le général Hellebaut n’ait pas été écarté lors des dernières modifications ministérielles signifie tout de même quelque chose, d’autant plus qu’une discussion sur l’armée semble inévitable dans un avenir proche. Et lorsque l’année dernière on a interrogé le ministre Renkin sur le suffrage universel, dont il était auparavant un fervent défenseur, il a répondu mystérieusement : « Je m’expliquerai plus tard. » Ce « plus tard » pourrait-il être imminent ?... Le ministère mettrait alors en œuvre tout le programme de la gauche unie.
Voilà, très objectivement présenté, l’état des choses. M. Woeste, qui n’est ni aveugle, ni indifférent comme la majorité des Belges, voit la situation avec inquiétude, et la trouve troublante. D’où sa colère... Mais ses avertissements, bien intentionnés mais peu écoutés, serviront-ils à quelque chose ? On peut en douter.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 octobre 1908)
Bruxelles, 22 octobre 1908
Ce n'est pas encore devenu un conflit mondial. Les véritables Bruxellois, ceux du bas de la ville, s’en soucient à peine plus que de la crise dans les Balkans (un sujet qui, de toute façon, ne parvient pas à passionner mes concitoyens, convaincus qu’il n’y a qu’une solution définitive : jeter les Balkans dans les Dardanelles, comme Alphonse Allais l’a proposé il y a des années). Même les banlieues aristocratiques ne semblent pas s’y intéresser, indifférentes à tout ce qui ne concerne pas la vie mondaine. Le conflit se limite donc aux deux communes belligérantes.
Et pourtant, cela aurait pu devenir terrible ; sans exagération, quelque chose de comparable à la grève des électriciens à Paris. D’un autre côté, ce pourrait être le dernier souffle de notre principale « distraction publique ». Quand on pense que les festivités populaires sont de plus en plus menacées ici, que les débordements du carnaval seront bientôt réprimés par des règlements draconiens, qu’il nous sera désormais interdit de remplir de confettis la bouche, les yeux et le nez de nos concitoyens, de les frapper sous prétexte de les asperger de bouts de papier multicolores, de harceler d’innocents promeneurs en leur jetant des poignées de confettis pour notre propre plaisir…
Mais laissez-moi vous raconter dès le début ce qui se passe. Vous savez que ce que le provincial ou l’étranger appelle couramment « Bruxelles » est en fait un ensemble de communes, dont la véritable ville de Bruxelles, l’« urbs », n’est qu’une petite partie, le cœur, le centre. Cette urbs, entourée de ses grands boulevards extérieurs, et traversée par un autre boulevard reliant la gare du Nord à celle du Midi (qui, toutes deux, se trouvent en dehors des limites de la ville proprement dite), s’est parfois étendue au-delà de ses frontières, empiétant ici et là sur les communes environnantes. Récemment encore, une belle parcelle a été achetée à Solbosch, là où l’exposition universelle de 1910 est en train de se préparer. Cependant, Bruxelles reste essentiellement limité à sa ville basse avec sa Grand-Place, sa ville haute avec la place Royale, son boulevard central, où évoluent surtout les étrangers et la demi-mondaine, et ses boulevards extérieurs, où l’on rencontre en nombre d’adorables amoureux, le soir, avec ou sans clair de lune. Tout ce qui l’entoure est, comme on dirait en anglais, une « banlieue ». Ce sont des communes parfois plus grandes que la ville elle-même, qui, en termes de circulation, de commerce et de beauté urbaine, peuvent être considérées à l’égal de Bruxelles et intégrées à la ville, bien qu’elles possèdent chacune – et c'est là que cela devient important pour la suite de mon propos – leur propre administration, avec leur propre bourgmestre et leurs échevins, leurs propres écoles, leurs services publics, leurs caprices, leur honneur et leur jalousie.
Ces communes sont : au nord, Laeken, Schaerbeek, Saint-Josse-ten-Noode ; à l’est, Etterbeek et Ixelles ; au sud, Saint-Gilles et Anderlecht ; à l’ouest, Cureghem, Molenbeek-Saint-Jean et Koekelberg. Plus au sud, la vie campagnarde idyllique de Boendael et Watermael-Boitsfort est déjà si urbanisée – on pense inévitablement à Baarn ou Bussum – que la grande exposition qui s’en approche menace fortement de la transformer. Pendant ce temps, Uccle, un peu plus à l’ouest, séparé de Boitsfort par la forêt de Soignes et le bois de la Cambre, est depuis longtemps déjà considéré comme faisant partie de la banlieue, et Forest y rejoindra bientôt ce statut ; sans même parler d’autres communes comme Jette, Tervuren et Woluwe-Saint-Pierre, qui s’efforcent toutes de mériter cette distinction. Un joli cercle de communes annexes, donc, qui sont en fait étroitement liées à la capitale en termes d’usages quotidiens, mais qui, administrativement, sont complètement autonomes et indépendantes.
Maintenant, la liberté est une belle chose. Mais si je prends la liberté de marcher sur l’orteil de mon voisin, il a le droit de prendre la liberté de me le faire savoir bruyamment. Il pourrait même aller jusqu’à m’insulter et être assez impudent pour me prouver, par une gifle, que la liberté est relative et que la mienne s’arrête là où elle nuit à la sienne. Heureusement, on a trouvé une solution qui rend cette limitation de la liberté non seulement acceptable, mais noble et gratifiante. Cela s’appelle le « service mutuel ». Et ce service mutuel est une merveille, tant qu’il y a une unité de vue sur la nature et la portée de la liberté, ainsi que sur les services que chacun est en droit d’attendre de son prochain. Et comme cette unité de vue est rare…
Mais je n’avais pas l’intention de vous donner une leçon de morale sociale, pas plus que je ne voulais principalement vous initier à la géographie de Bruxelles et de ses environs. Mon objectif était seulement de vous raconter comment Anderlecht et Saint-Gilles sont en conflit.
Dans l’« avant-cour » de Bruxelles, Anderlecht et Saint-Gilles ne sont pas particulièrement réputés pour leur aristocratie, du moins en partie. En effet, ils jouxtent un quartier de la ville où je ne conduirais jamais mes chères lectrices si elles me faisaient l’honneur de me demander de les guider à travers Bruxelles. Je parle du quartier de la rue Haute, de ce peuple pittoresque et très particulier, mais difficile, qui est connu partout sous le nom des « Marolles » et qui se distingue de toutes les classes populaires des autres pays par la souplesse de ses principes moraux, autant que par son langage coloré et son imagination exubérante. En tant que journaliste consciencieux, j’ai jugé de mon devoir à l’époque de nouer connaissance, sinon amitié, avec quelques gentlemen de la rue Pieremans – l’épicentre de la vie marollienne. Leurs exploits les avaient envoyés en prison pendant quelques mois, mais ils jouissent d’un grand respect dans ce monde de casquettes larges et de pantalons de marin, de foulards rouges et de coiffures grasses à la Carmen, parmi les deux sexes dans cette région très conservatrice. Ces messieurs m’ont conduit dans leurs salles de danse. J’y ai vu un homme se faire presque tuer ; j’y ai payé beaucoup de verres de faro : une bière que je ne proposerai jamais à mes chères lectrices. Un quartier dont je vous parlerai lors d’une autre occasion spéciale, peut-être un jour de fête nationale, quand il y a une grande foire.
Car ce petit peuple adore à l'infini les plaisirs de la fête foraine, et ils vont les chercher, en dehors de leurs bals et des innombrables tavernes, sur le territoire de Saint-Gilles, où se tient presque sans interruption une « foire ».
Une telle « foire » est l'une des choses les plus tristes que l'on puisse imaginer. Nulle part ailleurs n'ai-je ressenti plus profondément le spleen et la nostalgie. On y erre comme un exclu, comme un exilé moral, comme un condamné dont le châtiment consiste à voir les autres s'amuser autour de lui. Mais quel amusement ! Tout le long de l'avenue, les baraques criardes, illuminées de façon éclatante, sous des arches de lumière à gaz ou des flambeaux à pétrole vacillants ; sur les podiums, les clowns criards et les vieilles femmes flétries en maillot, bâillant derrière leurs mains ; à la caisse, une matrone somnolente en fourrure de lapin ; devant, un monsieur au teint pâle en habit, sa moustache teinte d'un noir d'encre, coiffé d'un chapeau haut-de-forme sur sa tête pommadée, frappant sur une plaque d'étain où est inscrit : 10 centimes l'entrée. Et par-dessus son appel se fait entendre le son perçant des trompettes et du tambour ; le tintement et les vagues sonores des orgues des manèges, le sifflement des sirènes à vapeur. Et autour de tout cela, une atmosphère de suie brûlée, une odeur qui vous étrangle la gorge et vous brûle les yeux, une émanation répugnante de cuisine sale qui vous fait chavirer le cœur. Il faut y aller entre dix et onze heures du soir. Avant huit heures, on voit encore des petits bourgeois, des mères avec des enfants aux yeux écarquillés de stupeur, des petites couturières coquettes rentrant du travail, poursuivies par des messieurs après leur journée de bureau. Cela peut alors sembler agréable, il y a parfois une véritable ambiance festive. Les clowns et les danseuses y mettent encore plus d'enthousiasme ; le dompteur de bêtes, dans son pantalon hongrois moulant, exhibe ses mollets musclés ; le modèle des Tableaux Vivants dévoile brièvement son anatomie ; même les vieilles femmes, qui tentent de vous attirer dans la tente de la voyante ou dans le 'salon de la belle Fathma', ont l'air moins sibyllines, et parfois on voit débarquer du monde réellement chic sortant des trams, des fiacres, voire même des voitures, se précipitant vers l'entrée illuminée du grand cirque.
Mais après dix heures, tout devient silencieux. Les clowns et les ballerines en ont assez de leur propre amusement. Les Tableaux Vivants dorment. Les lions du spectacle de bêtes ont englouti leur steak de cheval, et leur maître est au cabaret, en train de boire et de fanfaronner. Les manèges tournent encore, mais seulement pour leur propre plaisir. Et si quelque orchestre dissonant continue encore à tonitruer ici ou là, ce n'est que pour empêcher le monsieur au chapeau haut-de-forme de s'endormir, lui qui a pour mission d'appeler les gens sous sa tente aussi longtemps qu'il reste une âme à errer le long du boulevard Jamar »..
C'est alors le moment du petit peuple du quartier des Marolles. En groupes, bras dessus bras dessous, les femmes descendent vers l'avenue. Toutes avec la même coiffure : les cheveux très bas sur les yeux, le chignon aplati sur le front ; à chaque oreille, une « accroche-cœur » bien formée. Les épaules pointues et hautes bougent sous les écharpes criardes, laissant apparaître des bras nus et nerveux. Les hanches ondulent sous les tabliers de coton bleu bien ajustés. Elles prennent possession de ce qui est devenu leur domaine. Des jurons et des éclats de rire rauques sortent de leurs larges bouches. Les petits yeux de souris, entre les longues fentes des paupières, vous fixent. Le large nez semble capter l'odeur qui émane de vous. Elles se retournent : leur regard attire l'attention de leurs « chevaliers ».
Ces derniers suivent derrière : coiffés d'une grande casquette apache soigneusement ajustée sur les oreilles ; un pull bleu en laine dégageant la nuque et laissant entrevoir une chaîne de montre ; les poings enfoncés dans les poches de leur pantalon, moulant les cuisses et les mollets, et presque entièrement recouvrant, en bas, des pantoufles à franges rouge sombre... Ne les fixez pas trop. Mieux vaut faire comme si vous ne voyiez pas leurs amies : à cette heure, ils se sentent les maîtres ici, avec toute la méfiance et l'orgueil d'un autocrate...
Et ils déambulent, pendant des heures. De temps à autre un mot grossier, une allusion vulgaire, un geste répugnant. Un à un, cependant, les bruits de la fête foraine s'éteignent. Les tentures des tentes et des baraques sont abaissées. C'est la nuit. Pour une bonne partie de ces dames et de ces messieurs du quartier voisin de la rue Haute, le service de nuit commence, selon les principes parisiens...
Personne ne prétendra que cette fête foraine permanente sur l'avenue Jamar soit favorable à la moralité publique. Il est également compréhensible que la bourgeoisie des environs se plaigne du bruit nocturne. Mais ce n'est pas tout ; - et j'arrive enfin au cœur de mon histoire.
Sachez que l'avenue Jamar, éternel lieu de fête foraine, sur le territoire de Saint-Gilles, forme également l'entrée de la très active et très occupée commune d'Anderlecht, où se trouvent abattoirs, brasseries et usines : des établissements qui utilisent tous des charrettes et des chevaux, et qui ont donc besoin de place le long des voies publiques. Cet espace est malheureusement trop souvent occupé par les stands, les tentes et les cirques de la foire, entravant ainsi le passage des transports anderlechtois. Il est donc naturel qu'Anderlecht proteste. Saint-Gilles répond alors que l'avenue Jamar se trouve sur son territoire et qu'Anderlecht n'a rien à dire, d'autant plus que cette fête foraine contribue à remplir ses caisses. Mais Anderlecht a son argument prêt : « Vous ne voulez pas dégager ? Très bien. Mais alors, nous vous coupons toute l'éclairage, car votre usine à gaz se trouve sur notre territoire, et il est très facile de dévisser vos tuyaux de gaz. Alors, vous ferez votre foire dans le noir... »
Voilà le conflit dont je voulais vous parler. Il n'a évidemment pas l'importance de la question marocaine. Mais, en plus de soulever la question du maintien de la fête foraine perpétuelle, avec toutes ses conséquences, cela met une nouvelle fois en lumière la question de l'autorité centralisée de la « urbs » sur les banlieues. Naturellement, la « suburbs » ne veut pas se soumettre, pieds et poings liés, à la gestion de Bruxelles ; elle veut conserver toute son autonomie. D'un autre côté, sa condition de faubourg lui impose des obligations qu'elle a parfois du mal à remplir. L'embellissement de la ville, la construction de larges avenues traversant parfois trois ou quatre communes, l'extension des quartiers : tout cela implique des obligations et des coûts inévitables, sans pour autant entraîner une augmentation des revenus. De plus, il est clair que les administrateurs des communes se trouvent bien trop souvent en position de se laisser acheter, ce qui serait moins facile avec une gestion centrale rigoureuse et solide. Des conflits comme celui évoqué plus haut se produisent trop souvent à cause de ce manque d'unité dans la gestion. Et on ne peut charger une petite commune de la responsabilité morale d'une capitale. À cela s'ajoutent l'entretien des routes, le service de police, et tant d'autres choses.
Tout cela plaide naturellement en faveur d'une administration centralisée, de l'incorporation des faubourgs à la ville proprement dite, puisque l'unité existe déjà de fait.
Mais cela impliquerait la suppression d'une dizaine de maires, d'une cinquantaine d'adjoints, de quelques centaines de conseillers municipaux, et de deux ou trois fois plus de fonctionnaires municipaux. Et vous pouvez bien imaginer que cela est tout simplement impossible, quoi qu'il arrive !
Et voilà pourquoi il y a encore souvent des querelles entre Anderlecht et Saint-Gilles."