(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
[L'annexion du Congo] Vers la solution ? IV (5), [L'annexion du Congo] Vers la solution ? IV (12) - Exit Edmond Picard (13) - Les élections (25) - Les élections II (28)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, 5 mai 1908)
Bruxelles, 2 mai 1908
Quand je suis rentré chez moi ce soir, venant de la ville déjà suffocante, où un hiver neigeux s'était soudainement transformé en une chaleur étouffante de juillet, jusqu’au quartier résidentiel où j'habite, j'ai entendu, pour la première fois cette année, le rossignol chanter parmi les feuilles qui s'épanouissaient. Ce matin, lorsque je me suis réveillé, encore très tôt, sous la caresse du vent frais et parfumé à travers la fenêtre ouverte, effleurant ma joue, j'ai également entendu pour la première fois le coucou. Entre le souvenir de ce chant de coucou et l'espoir accompli du rossignol, dont la voix me fait encore frissonner et presque m'étourdir, je suis retourné à la Chambre des représentants, où ils ont débattu, avec un sérieux mortel, de l'annexion du Congo.
Depuis mercredi déjà, tout est redevenu extraordinairement solennel. Chaque mot veut être un oracle, chaque affirmation se pare d’un manteau d’apparat. Le Gavroche de la politique belge s’est à nouveau déguisé en Salomon, proclamant volontiers les prophéties d'Isaïe. C’est amusant, psychologiquement parlant, de voir comment ces hommes se mettent soudain à agir comme s’ils avaient réellement découvert un nouvel Amérique, tout en sachant pertinemment qu’ils ne font que dépoussiérer leurs anciens discours et ceux des autres. Ils jouent le rôle d’aspirateurs, et présentent ensuite comme une marchandise flambant neuve ce qui a déjà été rongé par les mites.
Nos politiciens, pratiques par nature, répètent sans cesse les mêmes discours, traduisant sérieusement pour eux-mêmes la maxime de Voltaire : "Mentez, mentez toujours, il en restera toujours quelque chose", par : "Nos convictions sont inébranlables ; ne nous épuisons donc pas à chercher de nouveaux arguments."
En résumé, de mercredi à aujourd'hui, samedi, nous avons entendu presque exactement ce qui avait été dit à la fin de 1906 dans la Chambre belge, avec quelques ajouts tirés des articles de journaux de l'époque, eux-mêmes alourdis plus tard par des statistiques plombées.
Je vous épargne donc de vous resservir chaque jour ce que vous n'avez peut-être pas apprécié il y a un an et demi. De plus, le Nieuwe Rotterdam Courant a déjà fourni un résumé soigné des discours. Je peux donc être bref dans cette chronique du chemin de croix vers la solution, et me limiter à quelques remarques subjectives.
Je ne vous importunerai ni avec des portraits ni avec des caricatures. Cela vaudrait peut-être la peine, mais je ne vous décrirai ni le têtu Renkin, ni le rusé et souriant Louis Franck, tels qu'ils sont apparus dans des discours réellement impressionnants : le premier, avec sa rusticité populaire, sensée, presque rancunière, un fils du peuple - son père était aubergiste avant d'ouvrir une petite boutique - devenu ministre, semblant encore vouloir reprocher à tout le monde de le mépriser pour ses origines modestes, ce qui est loin d'être vrai ; le second, avec son visage pâle, un peu trop rond et prématurément dégarni, mais avec une barbe soignée et des mains tout aussi soignées, intelligent, vif, et "bon envers soi", ce qui, de manière transparente et significative, pourrait aussi se lire "bon Anversois", sans avoir besoin de s’appuyer sur Kollewijn.
Tous deux, Renkin et Franck, ont été splendides. Hymans et Vandervelde ont maintenu leur réputation méritée. Les interventions de Groote et de Jourez ont été plus pertinentes qu’elles n’en avaient l’air. Et Lorand a commencé cet après-midi une de ces éruptions volcaniques de feu et de fumée, qui ne laissent pourtant derrière elles que des cendres et des métaux solidifiés.
Pas de portraits donc. Mais un argument, un peu nouveau, qui a été accueilli par les partisans et les opposants comme la manne dans le désert. Je parle de la liberté des indigènes, surtout en ce qui concerne les impôts et le travail forcé.
Je ne citerai pas les sophismes humanitaires ou inhumains qui devaient plaider pour ou contre l’annexion. Je dispose d’une arme qui me permet de m’appuyer sur quelques faits et de percevoir la véritable signification des mots, semblables à des guêpes dont le bourdonnement trouble la tranquillité d’un après-midi d’été.
Le fait est que l’acte de Berlin nous impose, le cas échéant, de civiliser les Congolais. C’est notre raison d’être en tant que nation colonisatrice. Le "miserior super turbam" est le seul argument moral supérieur pour l'annexion. Mais en contrepartie, il y a les corvées imposées et inévitables ainsi que les impôts, en argent comme en travail.
Les opposants disent : à des Noirs qui ne gagnent que 50 francs par an, vous imposez 24 francs d'impôts, ou vous les contraignez à travailler pour vous 25 jours sur 30 ; en plus, vous imposez un système de troc extrêmement partial. Les partisans rétorquent : personne n’échappe à l'impôt. De plus, nous aspirons à abolir tout travail forcé ; l'annexion aura inévitablement pour effet de remplacer le troc par des paiements en monnaie. Nous apportons également quelque chose de bien plus significatif pour ces "sauvages" que quelques heures de travail forcé par mois : la civilisation chrétienne.
Les opposants ripostent : si vous voulez maintenir le budget de l’État congolais distinct du budget national et éviter de faire porter aux Belges le fardeau d’un probable déficit colonial, comme vous le prétendez, alors vous ne pouvez ni réduire les impôts ni abolir le travail forcé ni changer le système de troc, car c’est sur ces éléments que la colonie doit compter pour éviter un déficit.
On le voit, c’est une question morale qui n'est pas sans importance.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, 12 mai 1908)
Bruxelles, 9 mai 1908
Ils ont donc temporairement cessé de débattre : hier, le Parlement s'est ajourné ; le Sénat a crié, comme à l'accoutumée : « Vive le Roi » ; et la Chambre, moins bruyante dans son loyalisme royal, n'a rien dit, sauf en elle-même, peut-être, sans que le pays ne l'entende – ce qui aurait pu être mal perçu parfois – mais d’autant plus sincèrement et avec une conviction qui n'était certainement pas inférieure à celle des pères conscrits : « Vive les vacances ! »
Vive les vacances ! Bien qu'elles soient, hélas, de courte durée : deux semaines de propagande électorale, des voitures électorales vrombissant sur des routes poussiéreuses, cinq réunions par jour dans cinq villages différents, à chaque réunion un tonneau de bière ou de cervoise offert généreusement, une extinction de voix émotive pour le bien de la patrie ; et après les élections, encore une petite semaine de repos, des visites de remerciements aux électeurs les plus influents et aux propagandistes les plus zélés, à nouveau des tours en voiture, à nouveau des tonneaux de bière, et toute l'enrouement disparu, mais un visage rayonnant qui ne tente même pas d’apparaître humble dans la victoire... Et pour les autres, ceux qui ne sont rééligibles que dans deux ans, trois semaines de repos tranquille : ceux qui sont d'une nature poétique, sous les arbres d'un petit bois printanier parfumé, comme le sous-préfet dans la ballade en prose de Daudet ; ceux qui n'ont pas oublié l'ancienne vie de famille, avec femme et enfants devant les sandwichs au jambon et les portions d'anguille au vert des estaminets dominicaux sous une charmante gloriette verte ; d'autres encore, ceux qui sont à la mode, dans les premières villas qui se sont épanouies à la mer avec leurs palissades en bois... Et pour les journalistes, qui peuvent enfin souffler, et respirer un air meilleur que celui des tribunes de presse : cet après-midi déjà, j'en ai rencontré deux dans la forêt de Soignes, et même un confrère, collaborant à un journal étranger, dans des dispositions d'esprit et en compagnie... Mais je n'en dirai pas plus, de peur de causer des incidents internationaux...
Puissions-nous avoir beau temps tant que nous serons en congé, car il sera assez court, ces vacances parlementaires ; et ensuite – ensuite, de nouveau, l'interminable radotage sur le Congo, cette chimère de Banquo qui vient même pendant ces quelques jours de liberté nous murmurer son « Memento » aux oreilles, cet extrait triple de lassitude, qui menace comme un nuage d'orage dans l'azur des vacances, et qui nous empêchera tous, à partir du 2 juin et jusqu'à Dieu sait quand, d'aller oublier à la campagne ou à la mer les décombres du Mont-des-Arts et l'odeur d'essence de l'avenue Louise.
Mais je ne veux pas me lamenter ; je veux, pour l'instant, me sentir heureux de pouvoir jouir de cette journée entière de liberté, épargné des séances du matin et de l'après-midi – de dix à midi et de deux à six, notez bien, et cela depuis plus de trois semaines ! – et avoir le plaisir, après le rafraîchissement désinfectant d'une longue promenade en forêt, de vous écrire cette lettre...
Non pas que j'aie tant de choses agréables, ou même intéressantes, à vous raconter. Au contraire. Je vous ai déjà écrit qu’aucun nouvel argument en faveur ou contre l'annexion du Congo n'a été avancé depuis 1906. La seule variation – car je le considère ainsi – fut de remplacer le Domaine de la Couronne par le « signe de reconnaissance » sous forme de millions pour le Roi, et l’un semble aussi peu défendable que l’autre, bien que je trouve qu'il s'agisse d'une querelle obstructive d'aller pinailler sur ces millions, qui pourraient très bien être refusés sous un prétexte quelconque dès le moindre changement dans l'attitude de la Chambre : il se gaspille tant de choses dans ce pays – la discussion du budget des finances l'a encore une fois prouvé – qu'on ne devrait pas s’attarder sur cette somme, même si l'on ne comprend pas bien la raison de son versement... Toute la question, pour nous Belges, est : pouvons-nous éviter l'annexion ? Et il n'y a qu'une réponse possible : non, car la rejeter entraînerait des conflits dangereux avec l’étranger et la certitude de perdre les millions empruntés, sans parler du gaspillage de l'énergie nationale. Nous devons éviter de telles éventualités, même si cela nous impose les plus lourdes charges, même si c'est pour nous plein de dangers. Mais mieux vaut une espérance douteuse de succès que la certitude d'une perte matérielle et morale. Et c'est pourquoi l'annexion inévitable se profile pour nous...
C'est aussi l'avis des députés, tant opposés que favorables. Les derniers orateurs de ces derniers jours l'ont prouvé. Ils étaient faibles dans leurs argumentations. L'ardeur d'Anseele, le tribun du peuple du côté socialiste, sonnait creux et reposait sur des hérésies économiques vacillantes, bien qu'il fût, dans sa force rude, obstinée, opiniâtre, avec son éloquence brute, rugueuse, furieuse mais entraînante et écrasante, encore magnifique : ses yeux fanatiques, mais durs, dans son visage gris, quelque peu terne, populaire, sous ses cheveux en broussaille ; le geste flamboyant de sa main pâle et fulgurante qui à chaque instant ajuste son pince-nez ; tout son corps projeté en avant, avec une violence terrible, comme un bélier assaillant ; sa cravate de travers, son col en sueur, ses vêtements flottant autour de son corps fougueux ; jusqu'à ce qu'il devienne soudain comme un carillon, dans un rythme lourd, régulier, après la hâte trépidante, et que, comme un hosanna prophétique, il annonce le triomphe du prolétariat...
« Pour la énième fois, toujours avec les mêmes mots », pense-t-on bientôt après, quand l'orage qui vous a effrayé et probablement perturbé vos nerfs, est passé... Et alors il devient évident que tout cela n'est en fin de compte qu'une rhétorique, fondée sur une conviction inébranlable, servie par une éloquence brûlante et cinglante, mais qui manque totalement du fondement de la juste argumentation et de la logique d'un raisonnement irréfutable...
Après Anseele, ce fut le très sérieux, très scrupuleux, très digne, très raisonnable rapporteur sur la question : de Lantsheere. C'est l'un de nos meilleurs parlementaires, un homme d'État vraiment intelligent, sincère et honnête. Si un jour son parti, le catholique, retrouve sa grandeur, ce sera en grande partie grâce à son travail acharné de renouvellement et à la noblesse de son comportement politique, loin de toute magouille. Monsieur de Lantsheere est une figure courageuse et noble. Il est, hélas, aussi un rapporteur. Et dans cette dernière fonction, il n'a pas été brillant. Est-ce dû à la droiture, à l'intégrité inébranlable de son caractère ? Pour le Congo, il a été un avocat mou...
Monsieur Beernaert aussi. Monsieur Beernaert est très rarement un avocat mou, car il possède une souplesse que monsieur de Lantsheere ne possède pas. Et cette fois, pourtant, il n'a pas réussi à bien nous expliquer comment il est devenu soudainement un fervent et inconditionnel partisan de l'annexion... Mais cela importe beaucoup moins maintenant, puisque nous devons annexer. Le discours qu'il a prononcé était cependant significatif, car il a commis l'erreur de donner des arguments aux socialistes. Monsieur Beernaert, qui a joué un rôle actif tout au long de l'histoire du Congo, a clairement déclaré : au début, lors de la conférence de Berlin, l'idée existait de faire du Congo une colonie internationale. Et tout le monde pouvait facilement en déduire : si les puissances renoncent à l'internationalisation, c'est parce que le Roi Léopold a gâché la situation ; et maintenant la Belgique doit tout réparer – puis nous verrons si nous pouvons participer à la gestion...
– Voilà où en sont les choses. Que nous réserve la session de juin ? L'annexion est certaine, mais par quels moyens ? Comment allons-nous « vers la solution » ?...
Mais dehors, le coucou chante. Une douce soirée tombe. Et... c'est les vacances.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, 13 mai 1908)
Bruxelles, 10 mai 1908
Est-ce contagieux, et allons-nous assister à la grève des parlementaires ? La colle qui les maintenait à leur siège va-t-elle se ramollir ? Allons-nous voir leur honnêteté échapper à la déformation professionnelle et s’abaisser à l’honnêteté de Monsieur Tout-le-monde ? - Un phénomène étrange, qui coïncide avec l'effondrement des partis, la restauration inconsciente et involontaire d'un centre libéral-catholique, et la création tout aussi imprévue d'un parti opposé, composé de socialistes, de progressistes et de néo-catholiques…
Je ne voudrais cependant pas attribuer plus qu'une coïncidence à ce second phénomène par rapport au premier : il y a quelques jours, Papa Tack a démissionné à la Chambre, et aujourd'hui Edmond Picard au Sénat, ce qui a peu à voir avec la politique belge en général. Il faut même dire que les deux démissions sont opposées : Monsieur Tack, en quittant, voulait renforcer son parti ; Edmond Picard, qui ne renie pas son parti pour autant, préfère partir car il estime que celui-ci ne suit plus la bonne voie… Si je parle donc de contagion, c'est en termes de faits, non de motifs ; l'honnêteté de Picard est ici différente de celle de Tack ; et, si la première peut maintenant confirmer et même donner un élan à la nouvelle forme de nos opinions parlementaires, la seconde, celle de Tack, restait plus que jamais politiquement conservatrice.
Edmond Picard démissionne donc en tant que sénateur. Une perte ? Du point de vue socialiste : absolument pas ! Mais du point de vue pittoresque, vif, littéraire et fantaisiste au Sénat, oui, hélas !
La Hollande, avec sa culture littéraire, ne peut ignorer Edmond Picard. Cet homme âgé, qui prend soin de garder ses cheveux noirs - je ne dis pas qu’il les teint - est l’un des écrivains les plus intelligents que la Belgique ait jamais produits. Cet homme sait tout et connaît tout. Et il exprime tout ce qu'il sait, et même ce qu'il anticipe, avec un regard non seulement exercé mais guidé par un cerveau si développé qu’il rend tout transparent, limpide. Cet homme a écrit de très beaux romans ; c’est un juriste comme il n’en existe pas dix dans le monde ; la vivacité de son esprit et de sa parole fait de lui un pamphlétaire redoutable ; il s'est engagé dans tous les mouvements nobles - notamment le mouvement flamand - et y a contribué pendant un temps ; il a fondé un « théâtre d'idées » avec l’intention de donner à la scène une valeur plus large et éducative ; - cet homme incarne en un mot une jeunesse éternelle, qui aurait à la fois la sagesse des âges et la vitalité immortelle des siècles, si...
Je disais tout à l’heure qu'il ne pouvait rester que « pendant un certain temps » dans un noble mouvement : c'est là le caractère de Picard.
Cet homme serait un génie, s’il n’était pas si souriant, si volontairement sceptique. Son esprit est assez vaste pour embrasser toute vérité, pour saisir toute beauté, pour apprécier toute noblesse ; mais cet esprit est obsédé par le paradoxe, par le démon du « verneint » ; lui aussi voit, dans la plus somptueuse étoffe de soie, le vilain ver qui en a tissé les fils ; et, pire encore : il prend un plaisir diabolique à rappeler l’existence de ce ver... Et c'est ainsi que l’esprit vaste, beau, « meublé », éternellement jeune d'Edmond Picard est brillant, certes, mais stérile. C'est un esprit où les idéaux ne peuvent pas rester intacts longtemps, pas longtemps vierges. Il n’est même pas « mondain » ; son esprit est « demi-mondain » ; et c’est pourquoi il est condamné, sinon à la sécheresse, du moins à la certitude qu'il ne portera pas de beaux fruits. Un feu d'artifice ne répand pas de graines. Edmond Picard est un feu d’artifice intellectuel.
Je ne veux en aucun cas diminuer l'importance de son œuvre juridique et critique : la finesse de son intelligence, appliquée à des textes établis, a sans doute accompli des prodiges de clarté là où la montagne des faits était trop abrupte pour des sauts. Mais l’œuvre prolifique du romancier, du critique littéraire et artistique, du poète (récemment encore, cet homme âgé s’est compromis avec quelques vers) disparaîtra, car cet esprit nihiliste, bien que supérieur, souffre d'un grand défaut : il ne croit pas.
Il n'a pas cru en tant que flamingant, bien que son esprit ait reconnu les besoins flamands et que son imagination ait pris plaisir à les défendre ; il n'a pas cru en tant que socialiste, bien qu'il ait été le premier à promouvoir les idées socialistes et qu'il soit resté modeste dans ses gestes socialistes.
« Der Geist, der verneint. » Ou mieux : le cancer du scepticisme, la maladie du dernier quart de siècle, inconsciemment exacerbée en hyperesthésie. Celui qui en est atteint ne guérit pas, même pas par une conversion religieuse : il y en a des exemples. Au contraire : il se sent supérieur à cause de cela, devient un solitaire moqueur, ne se jette pas dans le combat mais le surplombe, et par ce recul, il perd tout contact avec lui, pire : il se place en dehors du combat, avec l’idée que ce combat est mal mené et que ce serait peut-être une belle chose de faire exactement l’inverse de la masse.
Ainsi en est-il de Picard en tant que socialiste ; tout le temps qu’il a été sénateur socialiste, il a volontairement joué le rôle d’« enfant terrible » de la bande ; un « repoussoir », disait-il à ceux qui lui reprochaient cela ; en raison surtout de la destructivité de sa personnalité...
Il est récemment arrivé que, selon le « parti », Edmond Picard soit allé un peu trop loin : il a soutenu Marquet dans l’affaire de la maison de jeu d’Ostende. Je vous ai déjà présenté Marquet, le gestionnaire de la salle de jeux d’Ostende, un ancien serveur très perspicace, qui utilisait sa connaissance des gens au détriment des riches étrangers passant l’été à Ostende. Le cynisme suprême de cet homme devait séduire davantage le scepticisme amusé de Picard que l'idéalisme grossier du parti ouvrier belge.
Depuis longtemps, la personne de Picard n’était plus « grata » parmi ses camarades socialistes. À cette occasion, on le lui a aussi clairement signifié. Certes, le camarade Destrée a tenté de le défendre avec la question : « Un avocat a-t-il le droit de refuser une affaire ? » Mais cela n'a pas suffi ; le sénateur Picard a reçu un blâme, parce que l'avocat Picard avait agi contre la volonté du comité central socialiste.
Pour le camarade Picard, cela a été une catastrophe apparemment bienvenue. Je lis dans sa lettre de démission moins de regret que le plaisir de se retirer de ses fonctions de sénateur socialiste. Peut-être que le beau temps de mai y a contribué ; car, je l’ai dit, Picard possède une jeunesse éternelle. Et peut-être aussi la prudente rationalité, le bon sens de Monsieur Tout-le-monde, qui, surtout en Belgique, ne supporte aucun joug et aime rester libre : un critère de haute moralité. Vous pouvez cependant juger par vous-même, d’après ce qui précède, de la valeur pure de ce critère chez Edmond Picard...
Edmond Picard disparaît donc du Sénat. Il était le seul à y apporter encore un peu de vivacité d'esprit. Maintenant, ce signe de vie a aussi disparu. Et je me demande si nous ne devrions pas envisager d’abolir le Sénat, maintenant que la flamme de cette lampe s'est éteinte d'elle-même.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, 25 mai 1908)
Bruxelles, 25 mai 1908
Quatre heures de l'après-midi, et toujours pas de chiffres officiels ! La faute, bien sûr, revient aux bureaux de vote qui n'ont pas communiqué les résultats des élections à temps au ministère. Car quel intérêt le ministre aurait-il à dissimuler les télégrammes reçus à la presse ?... Quoi qu'il en soit, à midi aujourd'hui, rien de définitif n'était encore connu ; et maintenant, je reçois, tout juste sorti de presse, le premier journal du soir, qui donne sans doute des chiffres corrects, bien qu'ils ne reposent pas encore sur des bases officiellement solides.
Hier, la situation était autrement plus calme ici, bien que l’ambiance fût joyeuse et animée sur la Grand-Place, où les libéraux se rassemblaient avec enthousiasme devant le local des socialistes, saluant d’avance leur victoire, tandis que l’atmosphère était plutôt morose chez les catholiques, dont les espoirs se faisaient décevoir heure après heure.
Dans les provinces où l’on votait, l'ambiance était tout aussi calme. Les temps où chaque élection déclenchait une émeute sont révolus, depuis l'introduction du suffrage universel avec la représentation proportionnelle. Je me souviens encore bien des jours d’élection d’il y a quinze ans, lorsque soufflait un vent de révolution dans les rues, et que personne n’osait s’aventurer dehors sans risquer de rentrer le nez en sang. Les chapeaux cabossés et les yeux au beurre noir étaient monnaie courante – pardonnez-moi l’expression. Dans aucun café, on n'était à l'abri d’un verre de bière qui tombait, plein ou vide, sur la tête des clients. Tous les magasins étaient soigneusement fermés en prévision de tels incidents. Aucune vitre ne restait jamais intacte, ni dans les cercles catholiques, ni au Cercle libéral. Je me souviens qu'une grande ville de Flandre avait été mise en état de siège un jour d’élection, et que dans certaines rues, on ne pouvait avancer qu'au pas, d’un poste de garde à l’autre.
Aujourd'hui, les choses ont changé, tout comme a changé la nature de la politique belge. C’est principalement le socialisme qui en est responsable. Autrefois, le combat se livrait plus entre des individus et des caractères qu’entre des programmes politiques. Maintenant, la lutte est davantage économique. De locale, la politique est devenue plus que nationale : elle participe aux grandes tendances européennes. Et le résultat ? Une politique de classe, une politique d'idées, qui exclut peu à peu toute opposition personnelle immédiate. Le citoyen moyen regarde cela avec méfiance, sans vouloir réfléchir plus loin que ce qui concerne son intérêt immédiat. Quant à la bourgeoisie de la grande industrie : bien qu’elle suive à contrecœur l’esprit de conquête et les revendications de la classe ouvrière, elle n’en est pas moins consciente de la révolution économique en cours et préfère concéder un peu plutôt que tout perdre.
L’époque est donc révolue où l'on chantait « À bas Malou » ou « Van den Peereboom » : aujourd’hui, les chants sont beaucoup moins personnels, s'ils existent encore…
Dans l’ensemble, les événements se sont donc déroulés dans le calme. Mieux encore : ici et là, on a pu observer une certaine ambiance de fête. Même en Wallonie, où les résultats indiquent clairement un changement d’opinion publique plus général. Ces résultats prouvent que j'avais raison : aujourd’hui, ce sont les idées qui priment, bien plus que les hommes. Quels que soient ces résultats, je crois que nous ne pouvons que nous réjouir d’un tel changement dans les mentalités. Nous y gagnons en dignité.
Et quels sont ces résultats ? Clairement démocratiques et, on peut bien le dire, anti-coloniaux.
Si l'on adopte une perspective plus élevée, on voit clairement comment les équilibres idéologiques se modifient à la Chambre. Je l’ai souvent montré, et cette élection ne fait que le confirmer de plus en plus. Ce qui importe, face à ce résultat, ce n’est pas que les catholiques et les libéraux aient perdu et que les socialistes aient gagné. Ce qui compte, c’est que la fraction économiquement progressiste et anti-coloniale de la Chambre – les socialistes et les néo-catholiques – a gagné, tandis que les anciens libéraux et cléricaux ont perdu. C’est la situation claire, et c’est une victoire, quoi qu’on en pense, pour un gouvernement qui, bien que catholique, sent qu’il doit de plus en plus emprunter la voie de la législation sociale s’il veut maintenir son parti au pouvoir.
Même si les catholiques ont perdu quelques sièges, les membres déchus ont été en grande partie remplacés par des membres de leur parti plus progressistes : le gouvernement et la jeunesse du parti peuvent donc, lorsqu’il s’agira de voter des lois en faveur du peuple, compter sur une grande majorité, dans laquelle même les amis les plus réactionnaires seront entraînés. Et les socialistes, à condition de garder courage, pourront désormais compter, en plus des quatre sièges qu’ils ont gagnés, sur un nombre considérable de voix venant de la droite.
Les grands perdants du jour sont donc principalement, et malgré le cartel d’opposition, les libéraux doctrinaires. Leur échec est principalement dû à leur position sur la loi des mines et sur la journée de huit heures. Alors que nous avons vu une importante fraction catholique s’allier aux socialistes – vous vous souvenez que M. Helleputte était à sa tête, et qu'il occupe aujourd'hui une place significative au ministère, ce qui a sans doute permis aux catholiques de conserver plusieurs sièges –, les anciens libéraux, pour la plupart, sont restés opposés. On est même surpris qu’ils ne s’en soient pas plus mal sortis, même en tenant compte de leur pouvoir en tant qu’employeurs et capitalistes en Wallonie.
Les catholiques seront-ils désormais contraints de céder le pouvoir, maintenant que leur majorité a été réduite à huit voix ? – Je me demande bien pourquoi ils le devraient. Je répète qu’en Belgique, il ne s’agit plus de mener une politique partisane, mais bien une politique sociale. Les catholiques, qui tiennent tant à rester au pouvoir, suivront sans aucun doute cette voie. Ils prendront les armes des mains des libéraux, et, à leur propre compte, avec les modifications que leur conscience – et la leur en particulier – estimera nécessaires, ils s’empareront des questions de la scolarité obligatoire et du suffrage universel. Le changement au sein du parti, la présence de personnes comme Helleputte et même Renkin au ministère en sont le garant. À partir de maintenant, ils ont largement cédé à la vague démocratique. Si cela devient une condition sine qua non pour rester au pouvoir, ils en feront leur plateforme électorale, ou bien ils tomberont.
Vous verrez que c'est la première option qui se réalisera… Et maintenant, je vais chercher des informations sur les nouveaux élus. Demain, je vous en dirai plus.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, 28 mai 1908)
Bruxelles, 26 mai 1908
Bien que tous les chiffres ne soient toujours pas entièrement officiels, on peut désormais affirmer que la Chambre de demain comptera : 87 catholiques, 43 libéraux, 35 socialistes et 1 daensiste. La majorité catholique tombe donc à huit voix ; les libéraux subissent également une perte, tandis que la grande victoire revient aux socialistes. M. Daens, seul représentant de son parti, a gagné énormément de voix dans son arrondissement.
Ces résultats représenteraient naturellement une défaite importante pour le parti au pouvoir si les choses n’apparaissaient pas différemment en apparence qu’en réalité ; à savoir, si ce parti formait une unité compacte, faisant face à l’unité des partis d'opposition. En réalité, la situation est bien différente : je vous l’ai souvent signalé ; on peut dire qu'il existe en fait, sinon explicitement et ouvertement, du moins de manière latente, un cartel à droite tout comme il en existe un à gauche. Si deux catholiques ne s’étaient pas détachés de ce cartel – je parle des démocrates-chrétiens Gielen et de Ponthière – ils auraient sans doute été réélus, et la perte aurait été moindre pour la coalition catholique.
En réalité, il ne peut donc être question d’une défaite catholique, mais plutôt d’une modification importante au sein de la coalition, où les jeunes catholiques remplacent les anciens dans la plupart des endroits ; par exemple à Gand, où l’ancien imprimeur Huyshauwer remplace l’ancien ministre, le comte de Smet de Naeyer. Seul le parti de M. Woeste est donc vaincu, tout comme dans l’opposition – parfois aussi liée à un cartel dans plusieurs régions – les libéraux ont été battus, tandis que les socialistes ont même surpassé les radicaux. Gand en est encore un exemple : le socialiste Eug. Lampens enlève le siège progressiste du clergyman Cambier.
La vérité est donc que les partis progressistes l’emportent sur les partis conservateurs. Et la signification de ces élections est la suivante : non seulement au Parlement, mais aussi dans le pays, un changement politique est perceptible. Les conséquences pratiques de tels résultats sont évidentes. Pour les catholiques unis, il sera très difficile de faire adopter des lois partisanes, de mener une politique partisane. Le gouvernement clérical doit suivre le courant social s’il veut rester au pouvoir dans son ensemble. Alors que l’opposition se base sur des revendications politiques comme seul lien et programme commun – l’instruction obligatoire, le suffrage universel et le service militaire obligatoire – et ne connaît aucune unité dans le domaine social, n’étant par exemple pas en mesure de proposer une loi modifiant les relations entre le capital et le travail, il est clair que la force et l’avenir de la coalition catholique résident dans les concessions des vieux cléricaux. À cet égard, la présence de M. Helleputte au banc des ministres, celle de M. Cooreman à la présidence, ainsi que le remplacement des Woestistes par des démocrates connus, sont très significatives, et permettront à des membres influents du parti comme le ministre Renkin et M. Carton de Wiart de rejeter leur apparente palinodie, utilisée « pour les besoins de la cause », et de ressortir leur vieux palladium progressiste lorsqu’il sera opportun. Même le triomphe de M. Daens est un signe avant-coureur. Ainsi, la réduction du nombre de membres peut en un sens avoir donné un nouvel élan au parti, dans le sens où il est désormais mieux armé pour faire face aux revendications populaires et y répondre. Un élargissement du démocratisme pourrait également lui permettre de répondre aux demandes de l’opposition, tout en conservant une majorité suffisante pour empêcher un glissement vers un sens anti-catholique, prétendument neutre. Avec un peu de compréhension, elle pourra aborder sans crainte la discussion sur la nouvelle loi électorale, proposée par M. Mechelynck. L’instruction obligatoire et le service militaire obligatoire, avec des garanties confessionnelles suffisantes, pourraient trouver une majorité au sein de ses rangs, de sorte qu’en fin de compte, il pourrait y avoir plus d’unité entre les socialistes et les catholiques qu’entre les socialistes et les libéraux.
C’est dans cette direction que pointe le résultat des dernières élections. La diminution du poids et du nombre du centre libéral-catholique, qui s’est manifesté au cours des deux dernières années, est un avertissement à l’extrême gauche comme à l’extrême droite ; c’est aussi une leçon pour la droite dans son ensemble. Si elle veut, d’ici deux ans, lorsque de nouvelles élections auront lieu – qui lui seront probablement défavorables, puisque Anvers et Bruxelles, deux centres d’opposition, seront alors concernés – mener les réformes qui lient encore les socialistes et les libéraux, elle rendra tout cartel d’opposition impossible et conservera une autorité dont ni les libéraux ni les socialistes ne pourront se vanter. Il ne sera plus question d’un ministère d'opposition, car le seul programme commun possible sera rendu impossible, car inexistant. Et encore une fois, le gouvernement catholique sera confirmé pour un temps.
Comme le parti catholique n’a pas d’autre objectif, il ne manquera certainement pas d’agir dans le sens que je viens d’indiquer. Tout autre chemin ne pourrait que mener à l’abîme.
Les libéraux l'ont bien compris lors de cette élection, et leur défaite certaine – car leur victoire n’est qu’apparente – réside précisément dans leur refus de comprendre que la survie des catholiques au pouvoir repose sur des concessions mutuelles entre les factions du parti, en particulier dans un sens de rajeunissement, tandis qu’ils se sont tenus à l’écart de leurs alliés d’opposition en matière sociale et sur la question du Congo. S’ils veulent revenir un jour au pouvoir et que, dans deux ou quatre ans, une forte propagande crée une majorité à gauche, ils ne gouverneront pas sans céder aux socialistes. Dès à présent – comme l’ont prouvé les élections – leur pouvoir dans de nombreux cantons repose uniquement sur un cartel socialiste-libéral. Même si les catholiques négligent d’adopter le programme qui unit la gauche, les libéraux ne formeront un gouvernement avec les socialistes qu'en s’appuyant sur autre chose que l’instruction obligatoire, le service militaire et le suffrage universel. Ces représentants par excellence du grand commerce et de la grande industrie devront finalement amener le loup socialiste dans la bergerie. Qui en bénéficiera ?...
Telle est la situation, examinée de manière impartiale. Elle prépare un avenir sombre et difficile. Soit la perpétuation du catholicisme, de plus en plus teinté de socialisme, qui ne pourra alors compter que sur une très faible majorité et devra se contenter de gérer au lieu de gouverner ; soit un libéralisme sous la domination socialiste, qui n’a aucun lien moral avec le socialisme, et qui risque fort – la proportion est de 43 voix contre 35, soit à nouveau 8 voix d’écart – de succomber sous la domination socialiste.
La défaite des catholiques est donc plutôt apparente. La victoire des libéraux est une victoire à la Pyrrhus. Pour les socialistes, elle est une victoire claire.
Où cela nous mènera-t-il ?