(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Retour de Wiesbaden (9) - Un nouveau son (14) - Fraude électorale (19) - Encore le Congo I (19)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 juin 1908)
Bruxelles, 6 juin 1908
Le roi Léopold souffre de nombreuses affections, ce qui, vu son âge, ne saurait lui être reproché par personne ; et pour chaque mal, il a une station thermale, ce qui lui permet de rester le moins possible dans son pays — ce que certains lui reprochent, car ce n'est pas un gage de gouvernance rigoureuse. Il serait cependant erroné de penser que le roi Léopold néglige son pays et ses affaires. Ses divers maux n'ont altéré ni ses capacités intellectuelles, ni sa volonté, ni son sens politique. Léopold II reste cette intelligence puissante, cet esprit large, cette vision pénétrante que tout le monde a toujours admirée ; et si certains journaux le contestent parfois, c'est par esprit partisan et par nécessité tactique. Léopold II demeure le modèle du roi moderne. Toutefois, l'âge a accentué chez lui certains traits qui, bien qu'ils soient des qualités royales, lorsqu'ils sont poussés à l'extrême dans toutes les circonstances, de façon implacable, finissent par aliéner l'affection de son peuple. Le roi Léopold est venu au monde quelques siècles trop tard avec ces caractéristiques. Son autoritarisme, sa résistance obstinée à la volonté populaire, et un faste ostentatoire, mais rarement démocratique et rarement bien utilisé, complètent certes sa personnalité royale caractéristique et volontaire, mais sont, à juste titre, perçus par son peuple comme les aspects sombres de ses vertus. Toute l'histoire tourmentée de l'annexion du Congo est une lutte entre le droit constitutionnel du peuple et ces vices royaux. Qui l'emportera ? Un nouvel épisode de cette bataille remet la question sur la table.
Un nouveau, ou plutôt un ancien mal, a donc conduit Léopold II, pendant les jours splendides que nous avons récemment connus, à se rendre aux plaisirs estivaux de Wiesbaden, une station thermale située hors de Belgique. C'est là que l'ont atteint les résultats des dernières élections législatives. Le roi, qui ne néglige pas les affaires de son pays, y a vu les pertes qu'il a subies à droite et à gauche, ainsi que la montée de l'influence des partis extrêmes. Et en lisant les noms des vaincus et des vainqueurs, il n'a pas eu de mal à constater que la défaite avait principalement frappé les amis du Congo. La tactique du ministre Schollaert et du ministre Renkin, qui ont laissé les débats sur l'annexion se prolonger, était-elle donc erronée, et cet ancien renard de Woeste avait-il raison lorsqu'il voulait tout reporter après les élections, à moins de tout régler avant les élections ? Ce qui aurait peut-être entraîné la chute du parti catholique, mais aurait été un triomphe pour la politique royale : le principal objectif du roi ? Ces jeunes socialistes avaient-ils finalement vu juste, eux qui, par obstruction et mauvaise foi, avaient ralenti les débats et rendu le vote avant les élections impossible ? Quoi qu'il en soit, les résultats furent décevants pour le roi. Se voir retirer les domaines de la couronne ! Devoir faire des concessions ! Se contenter de réaliser quelques caprices architecturaux et de ramasser quelques millions !... Car, notez bien : dans l'esprit du roi, et aussi en réalité, ce sont pour lui de véritables sacrifices, et également pour quelques ministres abasourdis qui, fiers de ce qu'ils avaient arraché au roi, avaient du mal à comprendre l'opposition de la Chambre...
Résultats donc décevants, mais pas désespérants pour autant. Certes, la majorité qui était assurée serait réduite. Et la reprise des débats devant une Chambre partiellement renouvelée, à la fois dans sa composition et son esprit, ne faciliterait pas les choses. Mais cela permettait encore d'espérer un vote final favorable. Et c'était aussi l'opinion des ministres lorsqu'ils furent convoqués à Wiesbaden par le roi Léopold, non pas pour leur prescrire une cure bien nécessaire à leur ministère malade, mais parce qu'il lui semblait opportun d'exhorter Renkin et Schollaert à tenir bon et à faire appel à tous leurs soutiens. Ce qu'ils lui promirent certainement de manière rassurante : la droite était unifiée ; il restait encore huit voix de majorité ; et en ajoutant une dizaine de voix libérales, il ne s'agirait finalement pas d'une si petite majorité pour approuver l'annexion...
Cette certitude rassurante fut cependant gâchée dès qu'ils passèrent la frontière belge : en arrivant à Bruxelles, ils étaient terriblement de mauvaise humeur. Au moment où je vous écris, ils n'ont pas encore révélé ce que Léopold II leur avait demandé. Et je crains bien qu'ils ne le fassent pas tant que leur maître — je veux dire le roi, pas le parlement — n'aura pas répondu à la nouvelle de la mauvaise plaisanterie qui leur a été jouée.
Car il y avait quelqu'un d'autre qui avait minutieusement épluché les résultats des élections ; et à ses yeux, ces résultats n'étaient pas si mauvais. Il s'était bien rallié, certes, et récemment résigné aux concessions — autrefois il les appelait des exigences — du roi. Mais les résultats des élections avaient ravivé en lui l'ancien instinct de combat, et Léopold II, l'adversaire des ennemis du Congo, c’est-à-dire M. Beernaert, profita de l'absence des ministres pour convoquer à son tour ses fidèles. Ce fut plus rapide que chez le roi, car lui réside à Boitsfort, à peine à une demi-heure de tram du Palais de la Nation.
Fort de leur victoire morale aux dernières élections, et également du fait que le rapporteur chargé de défendre les 45 millions pour les travaux grandioses et les 50 millions pour les émoluments royaux avait été fort médiocre, les jeunes catholiques se réunirent à 18 sous la présidence de M. Beernaert. Il en résulta : les 45 millions pour les travaux somptuaires ne seraient débloqués que pour les projets que le Parlement approuverait, chaque œuvre nécessitant une loi distincte ; l'allocation royale de 3 millions par an serait suspendue, si la Chambre le décidait ; et aucun crédit sur les 50 millions — ces 50 millions deviennent bien problématiques ! — ne serait accordé sans la responsabilité signée du ministre concerné...
Telles sont les exigences des 18 dissidents. Lors du vote, leur nombre pourrait s’élever à au moins vingt. À cela s'ajoute le fait que l'on ne peut compter que sur six voix libérales. Il ne faut pas non plus compter sur le camarade Vandervelde pour soutenir les annexionnistes, car il a déclaré, bien que favorable à l'annexion, que les exigences royales étaient inacceptables et injustes. Et voilà comment ces pauvres ministres, qui à Wiesbaden déclaraient : « Nous pouvons compter sur une majorité de quinze voix », se retrouvent à leur retour face à une minorité de quinze voix...
C'est ce que MM. Beernaert, qui a l'air innocent comme un nouveau-né, et Hoyois, qui a une tête de gendarme en colère, vont leur expliquer froidement. Il semble que la réunion n’a pas été joviale... Pendant ce temps, les ministres se réunissent intensivement ; l'ancien ministre Begerem et le président Cooreman, qui, comme vous le savez, sont le centre de gravité entre les jeunes et les vieux catholiques, ont de longues discussions avec Schollaert. On promet d’importantes déclarations du gouvernement pour mercredi. D'autre part, on parle beaucoup d'une crise ministérielle — à laquelle je ne crois pas.
Pourquoi ?
Parce que le roi devra faire de nouvelles concessions, car l'annexion est inévitable. Le roi le sait. Qu'il doive renoncer à toutes ses illusions, y compris à celle d'une dernière solution profitable — le roi, vous le savez, est un roi d'affaires — : c'est certainement très regrettable pour lui. Mais il préfère abandonner cela plutôt que... peut-être des choses bien pires. Tout cela finira donc par s'arranger, car il ne peut en être autrement. Et la Belgique y gagnera quand même, même si elle ne sait pas mieux ce que vaut le Congo, car les charges financières, sinon allégées, seront mieux contrôlées, et — c'est l'essentiel — dans la lutte entre la volonté royale et la volonté populaire, la volonté du peuple ne sera pas complètement écrasée.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 14 juin 1908)
Bruxelles, 12 juin 1908
Session extraordinaire – ou comme on dit en Flandre, une période de « séances »... À peine a-t-on « siégé » deux jours qu’on est déjà surpris de reprendre des vacances pour quelques jours, pour oublier la lourde tâche d’examiner les certificats électoraux dans les champs et les forêts, tout en soupirant en vain : « Verweile doch, du bist so schön... » (Reste un instant, tu es si beau...)
Et qui pourrait en vouloir à nos honorables députés de préférer l’herbe verte des jardins de villa au cuir vert des sièges de la Chambre, ou de trouver que l’air marin est plus vif et plus joyeux que les odeurs étouffantes qui envahissent ici la gorge ? Car la Chambre des représentants n’a même pas pour excuse d’être fraîche. C’est comme si, symboliquement, un orage y grondait toujours. Étouffant et sombre. Même en cette chaleur, sans le prétexte d’un soleil. Et malgré cela, on tient maintenant, à cause du Congo, une session extraordinaire, qui pourrait bien durer longtemps, car personne ne semble, probablement par amour pour la patrie, pressé...
Sinon, il est évident pour ces messieurs qu’on est en été : le socialiste Vandervelde et le libéral Buyl, qui, avec le radical Lorand, se distinguent par leur calvitie – « se distinguent » est le mot juste – ont jugé bon de se faire couper ce qui leur reste de cheveux. Quant au ministre Schollaert et à monsieur Carton de Wiart – encore si jeune et déjà si dégarnis ! – la nature elle-même s’est chargée de ce rafraîchissement, car tous deux ont perdu leurs plus belles mèches dans les affaires du Congo, le premier en tant que ministre, le second en tant qu’administrateur de grandes sociétés... Le camarade Demblon porte un gilet d’un jaune clair ; celui du camarade Berloz est bleu vif comme un ciel matinal éclatant ; tandis que le camarade Destrée n’a pas seulement mis un gilet : il est tout habillé de gris perle délicat, – ce que le ministre occupé Renkin semble trouver ennuyeux, car, en compensation, il défait largement son manteau noir, montrant toute la largeur, qui n’est pas mince, de son thorax et de son abdomen... Le paysan bruxellois brille comme un miroir ; le front, très haut front de Louis Franck, est pâle d’angoisse, comme quelqu’un sur le point de s’évanouir... Et cela prouve bien, n’est-ce pas, que nos représentants du peuple, malgré toutes leurs préoccupations consacrées à l’État, n’en ressentent pas moins l’influence de l’été...
Il n’y en a qu’un qui renonce à suivre le cours des saisons pour remplir son devoir patriotique : c’est Charles Woeste. Vêtu d’une de ces redingotes qu’il a dû commander par douzaines au début de sa carrière politique pour être sûr de ne jamais perdre, du moins en apparence, la dignité parlementaire de l’époque dont une telle redingote est le symbole – immuable donc dans son vêtement trop large, trop long, trop solennel, et trop peu ajusté qui semble presque faire partie intégrante de sa personne –, monsieur Woeste est assis à sa place et, comme toujours, écrit des lettres. C’est comme s’il n’avait quitté sa place que la veille ; c’est comme s’il ne l’avait jamais quittée. Monsieur Woeste est-il vissé à son siège ? Non, car voilà qu’il se lève – c’est comme si l’on entendait le grincement d’un ressort rouillé – et, avec une démarche autoritaire, ses jambes arquées traînant un corps immobile, il fend la salle de son profil d’aigle pour se diriger vers les ministres, qui flânent légèrement et sourient ingénument comme des écolières en vacances. Que mijotent-ils, ces ministres ? Monsieur Woeste va-t-il leur reprocher leur manque de gravité ? Schollaert est distingué comme un diplomate de salon ; Davignon a adopté la posture fatiguée du défunt de Trooz ; Delbeke affiche un sourire narquois comme s’il se remémorait des vers de Guido Gezelle, Helleputte semble attentif à mesurer la hauteur des colonnes de la salle et, satisfait de son estimation, va ensuite partager son résultat avec ses concitoyens Begerem et Cooreman ; et le général Hellebaut a toujours l’air aussi perplexe d’avoir été nommé ministre de la Guerre... Pendant ce temps, on se promène dans l’hémicycle comme si la séance ne commencerait jamais. Vandervelde et Tibbaut discutent vivement de leur prochain voyage au Congo. Vandervelde montre à Tibbaut qu’il s’est fait couper les cheveux, en prévision de la chaleur tropicale. Tibbaut secoue sa chevelure majestueuse : rien de mieux, affirme-t-il, pour protéger le crâne que d’avoir une bonne épaisseur de cheveux entre soi et le soleil de l’équateur... Les socialistes sont comme des enfants après les vacances ; sauf Denis, plongé dans de nouveaux diagrammes, ils plaisantent entre eux. Furnémont chatouille le gros Terwagne, qui pèse bien 250 livres, et Anseele explique à son compagnon de ville et de parti, le brave facteur de pianos Jan Lampens, la disposition des différentes factions, le visage des différents membres, et lui donne sa première leçon de musique parlementaire, dans laquelle il devra bientôt jouer un rôle... Parmi les héros du jour, chez les libéraux, il y a le nouvel élu Neven. Il est corpulent, a une « tête suffisante » comme on dit à Bruxelles, et semble fort heureux de pouvoir venir chaque jour gratuitement de Limbourg à Bruxelles... Chez les catholiques, c’est aussi un gros homme qui triomphe, monsieur Gravis, qui transpire sous les hommages...
Mais le doyen Beernaert frappe nerveusement avec sa règle. Il faut bien commencer un jour. Et on commence, très nonchalamment. Beernaert marmonne des choses incompréhensibles. C’est comme s’il souhaitait, à mi-voix, envoyer toute la Chambre au diable. Puis, à côté de lui, se lève le Benjamin de l’assemblée, Gillès de Pélichy, qui, avec l’informe Debunne, joue le rôle de secrétaire. Comme un enfant récitant sa leçon, il lit je ne sais combien de noms : les commissions d’examen des certificats électoraux sont mises en place. Tout le monde se précipite vers son local. Pendant ce temps, Beernaert se gratte le nez. Bientôt les rapporteurs reviennent ; à part un, qui semble frauduleux – on en parlera plus en détail la semaine prochaine –, les élections sont validées. Les nouveaux membres peuvent prêter serment sur la Constitution. Ceux de Flandre le font en néerlandais. Même Woeste, qui ne s’est jamais donné la peine d’apprendre la langue de ses électeurs, mais qui bafouille néanmoins : « Ik zwer te grondwet na te lef. » Seul Anseele prête serment en français, pour plaisanter...
Ainsi se termine le premier jour.
Le deuxième jour, l’agitation avait déjà diminué, même si l’on était encore loin d’être lancé. Cette fois : élection du bureau. Cooreman est de nouveau élu président, et il trouve un jeu de mots : cette session est doublement « extraordinaire » : elle se situe en dehors de la session ordinaire, et, vu ce qui doit être traité, elle ne sera pas ordinaire du tout. Pourvu que les messieurs ne se comportent pas trop « ordinairement »...
Les vice-présidents restent Nerincx et Harmignie. Carton de Wiart, Borboux et Delbastée conservent leurs postes de secrétaires. Mais Segers perd contre Huyshauwer, qui, après quatre ans d’absence, célèbre un double triomphe, étant réélu député et secrétaire, et qui, donc, a toutes les raisons d’afficher un large sourire.
Et on se sépare jusqu’au mardi suivant. Et comme la question du Congo est extrêmement urgente, on commencera bien entendu par tout autre chose.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 juin 1908)
Bruxelles, 17 juin 1908
L’impureté, l’indécence, et le manque total de scrupules qui collent à notre vie politique, et en particulier au système parlementaire en Belgique, viennent encore d’être démontrés par un fait qui ne renforcera sûrement pas notre réputation d’honnêteté, de rigueur, et de dignité à l’étranger. Plus d’une fois, j’ai constaté combien l’on s’étonne, à l’étranger, de certaines mœurs politiques de chez nous ; on est, et non sans raison, stupéfait par le comportement de personnes qui – pour ne citer que cet exemple – ont en Afrique des intérêts tels qu’elles devraient, en toute convenance, s’abstenir de s’exprimer sur l’acquisition de nouvelles possessions, lorsqu’elles savent qu'elles en retirent des bénéfices. Pourtant, on les voit agir comme les plus zélés défenseurs de la politique royale… et de leur propre coffre-fort. Dans la plupart des pays, cela serait tout simplement impensable ; ici, le sens de la probité politique est si émoussé que chacun trouve parfaitement naturel d’approuver une façon de faire, une gestion, une situation qui rapporte chaque année des milliers de francs à certains individus. Et je ne veux accuser personne d’avoir pour seule motivation ces milliers de francs lorsqu’il défend un système : aucun “aes triplex” (cuirasse de bronze) ne protège contre l’intérêt personnel, aussi fort, aussi intègre, aussi intouchable que l’on se croie... Et ceci ne s’applique pas seulement à la question du Congo : il en était de même, il y a un an environ, lors de la discussion sur la durée du travail dans les mines de charbon, où on voyait les mêmes conflits d’intérêts. Les actionnaires de mines étaient contre la réduction du temps de travail, tandis que les anciens mineurs étaient pour, alors qu’ils auraient dû comprendre qu'ils devaient au mieux intervenir de manière consultative et extrêmement objective. La question aurait dû être abordée sous un angle plus élevé que le simple profit d’un côté et la commodité de l’autre.
Mais ce n’est pas seulement au sein du Parlement que l’on voit souvent de tels conflits entre intérêts personnels et le bien commun ; cela se produit aussi hors de la Chambre, et beaucoup trop fréquemment, avec des actes qui sont trop suspects, trop hypocrites, trop peu nobles pour que le pays et notre vie politique en sortent grandis. Surtout en période électorale, la conscience politique semble s’obscurcir. Le concept de liberté de conscience personnelle semble s’évanouir. On n’a pas honte de supposer que tout le monde est corrompu – et, hélas, on se trompe rarement. Les méthodes les plus viles sont considérées comme des plaisanteries innocentes. Et, bien sûr, on peut comprendre qu’au sein d’un parlement où la majorité catholique est si étroite et où chaque parti se tient presque à égalité face à l’autre – je parle des partis extrêmes face aux plus conservateurs, ainsi que des partis d’opposition entre eux, sans oublier les jeunes contre les vieux catholiques – chacun s’efforce de gagner un siège et de renforcer sa position, au détriment de son adversaire politique. Pourtant, le choix des armes, le souci d’une lutte honnête, ainsi que le sens de la dignité des candidats et la fierté partisane devraient être les fondements de tout programme et de toute propagande électorale. Et que voyons-nous se passer? Tout le contraire.
M. Woeste n’a rien innové lorsqu’il a offert à ses électeurs de la saucisse par kilomètres et de la bière par tonneaux entiers. Son outil de propagande était même assez innocent : il l’a fait en plein jour, et… personne n’avait besoin de montrer de la « reconnaissance du ventre ». Que M. Woeste puisse regarder avec un visage serein ses adversaires qui l’accusent de distribuer des « saucisses » est, du point de vue belge, tout à fait défendable ; nourrir les affamés n’est pas un crime, et être récompensé pour cela est tout à fait juste. Il est bien pire, vous en conviendrez, d’empêcher l’adversaire de défendre sa candidature, par exemple en déchirant ses affiches pendant la nuit, en l’empêchant de parler lors de réunions publiques, ou en le traitant de menteur alors qu’on sait pertinemment qu’il dit la vérité. Ces pratiques sont monnaie courante chez nous. Parmi les autres méthodes considérées comme efficaces : boycotter les proches ou partisans du candidat adverse, lui débaucher ses ouvriers en offrant un salaire plus élevé, répandre des rumeurs malveillantes à son sujet, et bien d’autres encore. Si tout cela échoue, alors il ne reste qu’à acheter des voix avec de l’argent sonnant et trébuchant. Et, en dernier recours, pour empêcher son élection, on falsifie les bulletins de vote.
Ne croyez pas que j’exagère : tout cela est factuel. Les plus hautes personnalités, gouverneurs de province, magistrats, fonctionnaires de police, n’hésitent pas à accomplir des actes qu’ils réprouveraient et condamneraient dans d’autres circonstances. Mieux encore : ils agissent parfois si imprudemment que, si la période électorale n’était pas une excuse suprême, ils se retrouveraient souvent devant leur propre juridiction. Voilà jusqu’où les poussent la passion et la frénésie politique, résultat de notre système encore trop local, régional, souvent basé sur des inégalités raciales, trop soumis aux personnalités et aux intérêts individuels. Certes, il existe une discipline autour d’un homme, autour d’un ministère ; mais la discipline pour un idéal est extrêmement rare. Tant que cet idéal est encore irréalisable, cela va. Mais dès que la phase de réalisation devient possible ou qu’on en débat, tout est fini... Et ainsi nous déclinons, à juste titre, dans l’estime de ceux qui placent la politique à des exigences plus élevées, tandis que la dignité du pays n’y gagne rien.
Aucune élection ne passe sans un soupçon de fraude. Il y a deux ans, ce fut l’affaire Debunne. Cette fois-ci, c’est l’affaire Peten.
Imaginez : à Hasselt – pays où l’on distille notre meilleur genièvre, qui cependant ne vaut pas votre vieux gin – vit un homme très populaire auprès de la population : le libéral Peten. Il ne fait aucun doute : il battra les catholiques. Quoi qu’ils fassent : rien ne fonctionne ; M. Peten est le rocher sur lequel repose la confiance du peuple. Quoi qu’on fasse, quelque mine qu’on creuse sous lui, quelque coup qu’on lui porte : le rocher ne vacille pas. Les méthodes les plus subtiles échouent, les poisons moraux ne fonctionnent pas, les protections les plus denses ne touchent pas leur cible : M. Peten porte la cotte de mailles de l’amour populaire, et la sérénité qu’il tire de la faveur du peuple est le meilleur antidote. Tout cela bien sûr au sens figuré : je ne connais pas M. Peten, je ne sais pas s’il a déjà bu une potion empoisonnée, s’il a emprunté sa chemise de fer à l’empereur Guillaume, ou s’il ressemble à un rocher – bien qu’une légère modification de son nom puisse donner lieu à un jeu de mots dans ce sens. Tout ce que je sais, c’est que les catholiques le détestent, et que rien ne pourrait empêcher sa victoire. Puis un événement horrible se produisit : le jour des élections, plusieurs électeurs remarquèrent que leur bulletin de vote était déjà tamponné avec le nom de Peten, ce qui leur évitait de se donner la peine de voter pour lui, lui assurant ainsi d’avance un bon nombre de voix.
À qui attribuer ce « coup » ? Certainement pas aux libéraux : la majorité obtenue par M. Peten était si grande, et son succès si certain, qu’il était inutile de recourir à de telles méthodes, d’autant plus au risque de faire annuler l’élection. En revanche, les cléricaux avaient tout intérêt à voir l’élection annulée : il n’y a aucun doute là-dessus. Ils sont donc allés jusqu’à l’extrême, provoquant eux-mêmes les raisons de l’annulation, en tamponnant le nom de Peten sur les bulletins : une fraude qui devait invalider les résultats de l’élection ; ils ont soigneusement plié les bulletins avant qu’ils ne soient remis aux électeurs – bien qu’il soit d’usage et naturel de les remettre non pliés : ainsi personne ne pouvait détecter la fraude à l’avance, et le bureau de vote lavait ses mains dans le sang innocent, et... voilà : l’opposition perdait un siège.
Cependant, la commission chargée de valider les mandats des élus, dont M. Peten, était composée en majorité de socialistes et de libéraux. M. Peten a été validé en tant que député, et… M. Woeste a tonné contre les fraudeurs. Comment, on voulait empêcher ce brave M. Peten de prendre une place honnêtement gagnée ? Comment, on avait plié les bulletins à l’avance ? Quelle honte !
Ce à quoi Demblon a répondu : « Le renard explique comment on doit garder les poules... ».
Tapage, querelle, et intervention désagréable également de la part de M. Peten lui-même, qui aurait mieux fait de laisser le soin de sa défense à ses amis... En fin de compte, une motion de Hymans contre la fraude électorale et en faveur de la poursuite des coupables a même été soutenue par la droite, qui se trouvait en difficulté.
Et la morale ? Cela ne donne pas une grande opinion du pays, où de telles choses se produisent et... sont considérées comme normales.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 juin 1908)
Bruxelles, 19 juin 1908
N'avais-je pas prédit que les socialistes profiteraient des désaccords entre les catholiques concernant l’annexion pour poursuivre avec un nouvel élan leur obstructionnisme et rendre la tâche du gouvernement aussi difficile que possible ? Ou bien, est-ce la rumeur d’une réconciliation — à laquelle je ne crois toujours pas — entre la jeune et la vieille droite qui a attisé une nouvelle rébellion à gauche avec une fureur renouvelée ?... Car ce que l’on doit croire au sujet des dix-huit membres dissidents du parti au pouvoir reste très incertain. J’ai parlé avec des jeunes catholiques : leur attitude n’est ni très sincère, ni très combative. Il y a quelque chose de mystérieux dans l’air. De plus, nous ne savons toujours pas ce qui s’est passé à Wiesbaden. Un accord aurait-il été trouvé entre les deux groupes de droite ? La visite à Wiesbaden a-t-elle conduit à des concessions aux exigences du groupe Beernaert ? Ou bien la discipline de parti l’emporte-t-elle sur les divergences d’opinions ?
Quoi qu’il en soit, que ce soit l’attitude détachée des jeunes catholiques qui ait encouragé la gauche, ou bien une majorité de nouveau assurée pour le gouvernement qui les ait incités à une opposition plus acharnée, les socialistes ont encore fait grand tapage pendant une séance et demie, et si l’obstructionnisme continue à ce rythme, nous n’aurons pas fini avec le Congo avant la mi-juillet, avec les quatorze orateurs encore inscrits : un joli cadeau pour nos fêtes nationales, et un numéro digne de figurer en tête d’affiche.
Comme on l’a déjà signalé : le camarade Hubin a mis le feu aux poudres. Selon lui, il était indiscutable que les dernières élections avaient clairement montré ce que la moitié du pays pensait de l’annexion ; le pays est anti-colonialiste, du moins à moitié : cela ne fait aucun doute. Maintenant, que l'autre moitié s’exprime également ; dissolvons la Chambre, puis soumettons le traité d’annexion à un nouveau Parlement : on verra alors comment il sera accueilli ! Ainsi parla Hubin.
Que cette proposition ait rendu les ministres nerveux, c’est compréhensible. Il est un peu absurde de demander à quelqu’un : « Dissous la Chambre, convoque-en une nouvelle, et sois certain que cette nouvelle Chambre t’enverra balader avec ta politique. » C’est en effet un fait établi : seul le Roi, alias le ministère, peut dissoudre le Parlement. Espérer que ce ministère tende volontiers l’autre joue après avoir été frappé fermement sur la première relève d’une naïveté certaine. Cette naïveté aurait surpris venant de M. Hubin, qui n’est pas habitué à jouer les ingénus, si l’on ne voyait pas clairement qu’il s’agissait plutôt d’obstruction que d’une véritable proposition mûrie.
Destrée, qui a soutenu Hubin, a rapidement changé son fusil d’épaule, ce qui a rendu les ministres encore plus nerveux, non pas parce que Destrée disait des choses absurdes, mais parce que cette fois ils se sont vraiment retrouvés en difficulté. On sait que Destrée n’est pas un adversaire facile. Ce poète exalté est aussi un juriste très compétent. Cet idéaliste fait preuve d’une grande perspicacité pratique. Et il a quelque chose de plus, quelque chose qui pousse les autres à l’écouter, quelque chose qui, aux yeux de la Chambre, le place, parmi tous ses camarades de parti, au même niveau que Vandervelde : il est un homme d’État, avec l’esprit et le talent d’un homme d’État, et de plus, il possède une distinction posée et souvent une bienveillance conciliante qui lui permettent, quand il le faut, de frapper là où il faut sans pour autant devenir grossier ou susciter le mépris de ses adversaires.
Ainsi, Destrée a d’abord tenté de justifier la proposition de Hubin : « La Chambre, après avoir constaté que la moitié du pays légal est contre le gouvernement et considérant qu’une consultation générale est urgente face aux questions importantes à résoudre, passe à l’ordre du jour. » Cette nouvelle proposition, rejetée par la question préalable, n’était pour Destrée qu’une transition élégante. Destrée est un littérateur : il n’aime pas passer du coq à l’âne sans avoir tendu un filet en dessous, ne serait-ce que pour la beauté de la forme. Une transition réussie est une demi-victoire pour la thèse à venir. Destrée savait très bien que sa motion, même votée, resterait un vœu pieux, puisqu’elle laissait encore la réalisation du jugement de la Chambre à la discrétion du gouvernement, qui, bien entendu, se garderait bien de consulter le pays dans son ensemble après la déception du 24 mai.
C’était donc simplement une transition : M. Destrée, en bon rhéteur - qui ne pouvait d’ailleurs pas abandonner brusquement son ami Hubin - gardait le meilleur pour la fin. Et ce meilleur était de mettre le Livre Gris, distribué il y a deux jours, sur le tapis.
Un beau geste du ministre Davignon, ce Livre Gris, et la preuve que l’Angleterre et les États-Unis sont totalement d’accord avec la Belgique concernant l’annexion du Congo. Il est rempli de choses très polies. Mon Dieu, que ces diplomates sont des gens courtois, et comme ils savent marier la noble fierté à une amabilité conciliante ! Et qui aurait pensé que nous avions en M. Davignon un diplomate aussi excellent ! — Car c’était maintenant écrit noir sur blanc : l’Angleterre n’a nullement l’intention de nous avaler tout crus, et d’autre part, nous, Belges, sommes totalement d’accord avec l’Angleterre, lorsqu’elle exige le respect des traités. Il y a cependant quelques petites choses qui ne sont pas très claires. Le Livre Gris a été distribué le 15 juin, tandis que la dernière dépêche date du 23 avril. Rien ne s’est-il passé entre ces deux dates ? Les gouvernements respectifs se sont-ils soudain endormis après le 23 avril ?... Et ici, M. Davignon n’a pu donner qu’une réponse très embarrassée : depuis cette date, confirme-t-il, rien n’a été échangé par écrit. Mais oralement ? demande-t-on. Sur quoi Davignon esquive et Schollaert, irrité et sans aucune politesse, s’exclame : « Allez le demander à Londres ! » - Ce qui ne semble pas satisfaire la gauche.
Un autre point. L’Angleterre constate dans le Livre Gris : L’État indépendant du Congo a violé les traités, qui exigent : 1° Pas de taxes trop élevées pour les indigènes ; 2° Que les indigènes disposent de suffisamment de terres pour subvenir à leurs besoins et avoir de quoi commercer ; 3° Que les commerçants, quelle que soit leur nationalité, puissent acheter des biens immobiliers partout au Congo pour établir des comptoirs et faciliter leurs échanges avec les indigènes.
Notre gouvernement n’a répondu à cela que de manière très vague. Comment réduira-t-elle les impôts et, entre autres, abolira-t-elle le travail forcé sans subir de pertes ? Comment satisfera-t-elle aux deux dernières exigences ? Comment supprimera-t-elle, notamment, les concessions qui font obstacle ? Racheter les concessions nous coûterait environ trois cents millions : comme si le Congo ne nous coûtait pas déjà assez cher ! Le pays a le droit, en cas d’annexion, de disposer des concessions sans indemnité : est-ce ainsi que le ministre va agir ? Mais quel cataclysme financier pour ses amis, les gestionnaires et actionnaires du Congo !... Et pourtant, c’est la seule solution, si l’on veut éviter de faire porter des charges inutiles à la Belgique, respecter l’Acte de Berlin et éviter un conflit avec l’Angleterre. Que va faire le ministre ?
Pour l’instant, il garde le silence. Ce qui a permis à Janson de conclure à juste titre que notre position internationale n’est pas si limpide, et que la situation en Belgique elle-même n’est pas très claire. Et donc, ajournons, ont estimé Destrée, Janson, et toute la gauche, sauf les fidèles partisans de M. Hymans et M. Hymans lui-même. Le groupe Beernaert dans son ensemble a également voté contre.
La proposition d’ajournement a donc été rejetée. Et aujourd’hui, la chaîne des longs, ennuyeux et inutiles discours reprend son cours...
Alors qu’il fait dehors un temps magnifique, et que la fraîcheur de la mer doit être si agréable.