(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Musique de rue (7 août) - Waterloo (6 septembre) - Un congrès polaire (11 septembre) - Les jeux d'Ostende (30 septembre) - - Kamiel Liefmans (29 novembre)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 7 août 1906)
Bruxelles, 4 août 1906
Je ne sais pas si M. Van Neck, conseiller communal de Bruxelles, est un Bruxellois de naissance. Si c'est le cas, il aura certainement assisté pour la première fois au jeu de la vie dans l'une de ces rares rues éloignées de toute agitation des grandes villes, où les façades lisses des maisons reflètent plus la lumière paisible que le bruit éclatant ; où le silence respectueux du matin - on dort tard derrière les volets clos - n'est perturbé que par les laitières prudentes et les marchandes de légumes chuchoteuses ; où les servantes, ailleurs chantant comme des grives ivres, sont pieuses et douces comme des nonnes d'hospice ; où une voiture qui passe est une rareté effrayante, et le klaxon d'un journalier inconnu ; - l'une de ces rues, de ces vieilles rues aristocratiques, comme il en existe encore - heureusement ! - dans chaque capitale ; où le bourdonnement de la vie urbaine s'éteint comme derrière des dunes sécurisées le bruit d'une mer proche ; où l'on n'entend parler du monde que de l'influenza d'une vieille tante, et de la politique que par intermittence, à l'occasion de la naissance d'un fils dans la touchante famille du prince Albert ; où derrière leur dignité de façade bien droite, les maisons abritent bien des perroquets de famille à moitié déplumés, et, dans des armoires parfumées, conservent en rangées serrées le trésor hivernal de pommes ridées ; où les grands-pères bienveillants montrent à leurs petits-enfants silencieux des collections poussiéreuses de pierres rares et de papillons merveilleux, qui sont toujours très sages...
C'est dans une telle rue que j'imagine les premières années de vie - ces années impressionnantes, formant l'esprit, imprégnant l'âme - de M. Van Neck, conseiller communal. Descendant très rarement vers la ville basse, où la Grand-Place associe le tintement des fanfares de festival à l'agitation du marché aux fleurs du dimanche ; évitant les grands boulevards, où les trottoirs lisses portent le bruit assourdissant de la vie effrénée sous les milliers de lampes électriques, sa jeunesse connaissait principalement le son apaisant de la dame de compagnie, lisant à sa grand-mère des passages de "Paul et Virginie", ou lui jouant, sur le piano rouillé aux touches jaunies, une musique égrenée et douce comme une vieille cloche de couvent, ou lui enseignant des exercices tirés de la "méthode" de Carpentier...
Mais la vie avance, et M. Van Neck est aussi emporté dans le tourbillon. Il apprend à naviguer parmi la foule. Homme d'affaires ou avocat, rentier ou courtier en bourse - je ne connais pas du tout M. Van Neck - il domine ou subit, flatte ou presse ses concitoyens. Homme de sentiment ou d'action, franc ou sournois, il marche lui aussi parmi les heurts et les obstacles de la vie, résistant ou glissant entre les doigts. Et autour de lui, autour de celui qui est né dans la rue silencieuse, comme autour de tout citadin du monde, monte, redoutable et effrayant, mais joyeux et bruyant, le grand chant de la ville, le chant vivant de la rue, la puissante polyphonie de la société moderne, d'où jaillissent comme des feux d'artifice, où traînent comme des vagues lointaines les fanfares et les mélodies des vendeurs ambulants, où bourdonnent, tissent, vrombissent et éclatent les mille voix de la musique de rue !
Est-ce qu'elle est belle, cette musique ? demanderait Gustave Charpentier, qui l'a intégrée dans son œuvre "Louise". Mais ne posez pas la question à M. Van Neck : sa réponse serait moins agréable à entendre.
Car - remarquez ici la force de l'éducation enfantine - M. Van Neck n'aime pas la musique de rue. Selon lui, elle ne sert à rien d'autre qu'à le réveiller trop tôt le matin et à l'empêcher de dormir la nuit. "Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à... Bruxelles ?", a-t-il envie de répéter, avec une petite modification, Boileau. Il lutte pour sa tranquillité, car il se soucie de son système nerveux. Il déteste le vendeur de journaux qui sonne de la trompette, car son tintamarre l'empêche de lire le journal du soir. Il maudit le chiffonnier qui klaxonne, car paresser sous la couette le matin est son plaisir. Il abhorre la musique de rue, et il préfère profiter de la vie des boulevards sur l'écran muet d'un cinéma. Son idéal est-il la surdité totale ? Non, c'est le mutisme chez les autres. M. Van Neck est-il donc un égoïste passionné ? Non, pour moi, M. Van Neck - entre nous, vous savez ? - n'est rien d'autre qu'un conseiller communal, qui a utilisé l'argument du "bruit désagréable en ville" pour proposer à ses collègues un nouveau règlement de police bien conçu et bien exprimé.
Car oui : M. Van Neck a simplement proposé d'interdire et, si nécessaire, de poursuivre en justice tous les bruits superflus non expressément autorisés dans les rues de Bruxelles...
Je ne sais pas qui est M. Van Neck, mais il n'est certainement pas un bon psychologue de la foule. Comment, un règlement pour combattre un abus ? Ne sait-il pas qu'il n'existe qu'un seul moyen pour cela : éliminer ceux qui commettent l'abus, tout comme on ne nettoie les arbres des champignons qu'après en avoir enlevé l'écorce atteinte ? Et M. Van Neck ne peut tout de même pas avoir juré la mort de tous les vendeurs de rue !
Comment pourrait-il nier, d'ailleurs, qu'en tant que conseiller municipal réglementant lui-même, il a la plus grande part de responsabilité dans cette situation ! Car voyez : l'administration municipale exige que le vélo sonne, que la voiture trompette, que le tram sonne et siffle, que le train hurle... Mais comment donc, par-dessus tout ce hurlement et ce fanfare, les vendeurs de journaux pressés, les camelots zélés, les modestes vendeuses de fruits pourraient-ils attirer l'attention sur leurs marchandises, sinon en sonnant, en trompettant, en sifflant, en hurlant encore plus fort ?
M. Van Neck ne veut tout de même pas tuer le commerce de détail, le commerce ambulant de notre capitale ?...
Et puis : il y a aussi le côté esthétique de la question. Que M. Van Neck demande à son ancien maire, M. Karel Buls, auteur de "L'Esthétique d'une Ville", si une ville n'est belle que par son apparence extérieure ; si sa beauté vivante ne peut pas être appréciée autant par l'oreille que par l'œil. Oh, je ne vais pas faire l'éloge du "Kaekebroeksch" - le franco-belge que parle la bourgeoisie bruxelloise, ainsi baptisé par Leopold Courouble, d'après le héros de sa série de romans, "La Famille Kaekebroeck" - ni du "Marolliaansch" - la langue wallonne-flamande imagée des quartiers populaires - : le bruxellois laid est, par sa typicité, étrangement adapté aux autres dialectes urbains : par rapport à l'ouvert et clair anversois, au robuste et guttural gantois, au doux et souple brugeois, il n'y a pas de comparaison. Mais la beauté urbaine réside, aussi bien que dans ses monuments, dans le langage populaire, et surtout dans les manières particulières et indépendantes dont les marchandises sont proposées et vantées par les vendeurs de rue. Ce sont des formules, des séries de mots rythmiques, pour mieux dire encore : des séquences sonores, où une partie de l'âme de la ville chante. Je me souviens des soirées d'hiver, où le long chant mineur dans la rue disait : "Sprot, beaux sprot, délicieux sprot, tous les sprot-sprot, sprot comme il faut !", nous faisait frissonner et nous rapprochait du feu. Et à la saison des cerises, l'offre d'une aimable commerçante est aussi agréable qu'un printemps tardif...
Je me souviens d'une série de naïves gravures sur bois du 15e siècle de la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris, qui représentaient les cris de rue. Et la lecture de "Ma belle poireé, mes beaux épinards", de "qui veul de bon lai", de "Hareng sor" et "Ramone la cheminée otabas", m'a permis de mieux connaître Paris de l'époque, dans sa propre beauté et sa peinture sonore, que n'aurait pu le faire un livre d'histoire sérieux et documenté, mais sec et mort, ou même des photographies de ce qui reste de cette époque. Car une ville a son propre son, tout comme elle a son propre aspect. Et c'est pourquoi il est nécessaire d'avertir M. Van Neck, tant qu'il est encore temps de s'améliorer, qu'il possède une âme de vandale...
Son projet n'a pas été accueilli avec une extrême gravité. Le maire De Mot a simplement été prié de garder un œil... et une oreille ouverts. Et le sceptique souriant M. De Mot a promis...
Pendant ce temps, alors que M. Van Neck s'efforçait de convaincre ses collègues dans un discours éloquent, un vendeur de journaux se tenait dans la rue, sous les fenêtres de la salle du conseil. Et il sonnait, il trompettait, il klaxonnait, il criait si fort que, toutes les deux minutes, M. Van Neck devait faire une pause.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 8 septembre 1906)
Bruxelles, 6 septembre 1906
Les grandes manœuvres sont en cours en Wallonie, les villages sont pris d'assaut, les ponts sont détruits, les canons du général Wahis affligent les troupes du général Pisch qui n'ont que des fusils pour vendre cher leur peau ; aujourd'hui, pendant que je vous écris, la bataille décisive aura lieu entre Theux et Louveigné ; et la tension est grande, car on se demande à qui, entre Wahis et Pisch, les félicitations du prince Albert, qui suit la guerre en tant que spectateur, en tant que soldat amateur, seront adressées. La guerre est donc menée avec tout le sérieux nécessaire. Tellement sérieux même qu'il y a, malheureusement, de vrais "morts", et plus de morts que ce qui serait souhaitable pour une guerre simulée : pas moins de 227 soldats ont succombé à la chaleur tropicale et à la surcharge de bagages, ils ont été jugés assez malades pour peupler l'hôpital militaire de Liège en moins de trois jours ; et ce n'est pas sans murmures de désapprobation que les habitants de la rue menant à l'hôpital ont vu passer la longue chaîne ininterrompue de brancards portant les soldats...
Le soleil brûle au-dessus des têtes ; on marche des heures et des heures sous son éclat, de préférence le long du bord de la route, là où il y a encore un peu d'ombre, mais... où les pieds traînants soulèvent aussi la poussière, si bien que la colonne semble marcher dans un nuage de poussière grise, un tourbillon de sable gris, où elle halète et suffoque. Les constatations scientifiques faites ici sont terrifiantes ; on est étonné que les circonstances dans lesquelles les manœuvres sont menées ne causent pas plus d'accidents.
Cela ne diminue évidemment en rien l'utilité que peut avoir une telle "petite guerre". Ma compétence ne me permet pas de remettre en question cette utilité. D'ailleurs, comment oser le faire alors que le représentant de l'empereur allemand déclare que le plateau où se "battent" les troupes est l'un des meilleurs champs de bataille de toute l'Europe ? Et n'est-il pas juste que le sentiment d'humanité, qui a été restreint par le choix du moment de ces manœuvres pour ses mauvaises conséquences, se taise devant un tel honneur ?...
Nous sommes donc restés le "Champ de bataille de l'Europe" ! Notre petit pays n'a rien perdu de sa valeur stratégique ! Le futur possède toujours un lieu prédestiné où mener la guerre avec les meilleurs résultats !...
Et je pense à Waterloo, dont on parle beaucoup ces derniers temps ; à la "morne plaine", comme l'appelait Victor Hugo, où en juin 1815 le visage du monde devait changer, et qui perd de plus en plus son caractère historique. Depuis longtemps, le "chemin creux", où les cuirassiers de fer ont affronté une mort furieuse, a été comblé et est devenu introuvable. Et maintenant, on parle ni plus ni moins que de transformer la ferme de "Mont St. Jean", le dernier bastion qui a résisté désespérément à douze reprises à l'assaut, en... une villa bourgeoise... Le 18 juin 1815, 13 000 Néerlandais, 30 000 Allemands, 24 000 Anglais se trouvaient sur le champ de bataille, aidés par les 40 000 Prussiens de Blücher, ils dispersèrent et écrasèrent l'armée de Napoléon affaiblie, malade et misérable : bientôt, il ne restera plus que la triste statue du Lion, sur son tertre carré, regardant mélancoliquement vers la France...
Je suis retourné à Waterloo ces jours-ci, dans l'un de ces chars-à-bancs cahoteux qui accueillent, avec tout leur enthousiasme distingué, les Anglais depuis la gare d'Eigen-Brakel, en passant par le chemin de sable jaune, au milieu des enfants qui gambadent et qui mendient, poursuivis par les "survivants" qui traînent leur jambe et qui gémissent (chaque année, de nouveaux "survivants" semblent naître ici), jusqu'à la colline où le "Duc de Fer" a vaincu les Français. Rien, dans cette région, n'évoque plus la grandeur épique ; seuls les restaurants et les bars semblent ne pas partager la pauvreté agricole dominante ; la terre s'étend plate et désolée, peu fertile, sans beauté, dépourvue de toute joie... Les Anglais semblent être restés maîtres des lieux. Ils se promènent avec une arrogance calme ; ils comptent, comme s'ils en étaient les propriétaires, les boulets empilés, hochent la tête quand le guide polyglotte leur parle de Napoléon, et approuvent quand il glorifie Wellington. Leur enthousiasme impassible semble satisfait de l'entretien de cet héritage de leur gloire nationale. Leur contentement peut ici se promener sans entraves comme dans un "pays conquis".
D'ailleurs, c'est le Times anglais qui, lorsque l'on a envisagé de toucher à cette lourde ferme de Mont St. Jean, a protesté contre toute atteinte à la propriété, devant qui que ce soit. Le Times, - qui, dans son numéro du 22 juin 1815, en deuxième page, deuxième colonne, a eu le privilège d'être le premier à annoncer à l'Europe la défaite de Napoléon, avec les propres mots de Wellington, - le Times considère comme son devoir de protester contre le... sacrilège. Réussira-t-il à conserver le reliquaire pour l'admiration de ses compatriotes en voyage ? On parle, d'une part, d'un accord entre l'État et les propriétaires, selon lequel ceux-ci, moyennant indemnisation, s'engageraient à ne rien changer aux bâtiments historiques, leur propriété, sauf sous la surveillance de l'État. D'autre part, on souhaite simplement une expropriation : les terrains ne valent pas plus de 5 à 6 000 francs dans cette région stérile ; tout le champ de bataille pourrait donc être acquis à bon marché, et... l'intervention définitive du gouvernement central pourrait peut-être contenir la mendicité grouillante, les survivants superflus et les faux souvenirs dans les limites du raisonnable et du possible. Nous aurions, pour la grande joie des touristes d'outre-mer, un champ de bataille réglementé, où, moyennant un billet d'entrée, on aurait le plaisir et la tranquillité de savoir le véritable os de lord Uxbridge sous sa stèle commémorative ; un champ de bataille qui nous épargnerait la crainte de savoir que le nombre d'empreintes de sabreurs dans le musée bondé reste inchangé ; un champ de bataille, enfin, où la ferme de Mont St. Jean, choyée par des yeux vigilants jour et nuit, resterait ce qu'elle est : une vieille ferme, où jamais une famille bourgeoise bien portante ne viendrait goûter les plaisirs de la villa estivale.
Le champ de bataille est propriété de l'État ; le tragique Waterloo, au bénéfice de l'Angleterre, est devenu quelque chose comme un musée en plein air, où toutes les maisons sont dépoussiérées à temps, où tous les chemins sont ratissés et arrosés... Et quelle occasion de créer rapidement quelques sinécures supplémentaires, de conservateur en chef, de conservateur adjoint, de conservateur honoraire !...
Pendant ce temps, je pense à la profonde tristesse qui a eu lieu quatre jours après la bataille. Napoléon, l'empereur déchu, souffrait... du manque d'argent. Avant de quitter l'Élysée pour Malmaison et... l'Angleterre, contraint par la nécessité, il souhaitait vendre une rente et voulait charger son fidèle Peyrusse de cette tâche. Celui-ci hésite. Son maître, le Maître, demande pourquoi. "Je crains, Sire, que vous ne puissiez le faire que par l'intermédiaire d'un notaire..." Napoléon est effrayé. C'est vrai : il n'est plus l'empereur... Le notaire arrive, l'acte est rédigé. "Pour nous, M. Noël, est apparu Napoléon... Bonaparte".... Long silence entre ces deux noms qui se retrouvent côte à côte après tant de temps. L'acte est prêt, Napoléon va signer. Et il signe : "Napoléon..." Mais Peyrusse, hésitant et profondément ému : "Sire, il manque..." - Cette fois-ci, c'était vraiment la fin. Napoléon lui arrache le papier des mains ; ses doigts malhabiles griffonnent le nom de famille illisible. Napoléon est de nouveau... Bonaparte ; non : il est : Buonaparté... L'Empire s'était effondré. La signature de Napoléon avait reconnu la fin de l'Empire...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 13 septembre 1906)
11 septembre 1906
Je ne sais pas qui a décidé en premier lieu, et a fait accepter comme règle générale, que la tenue de congrès était une activité estivale, aussi invariable que le patinage qui se pratique spécifiquement en hiver. Aucune nécessité naturelle ne peut être invoquée comme raison : il n'est pas nécessaire d'avoir du soleil pour faire éclore l'éloquence du congrès, comme la glace est indispensable pour le patinage, et ne peut prétendre que les discussions en congrès ont un effet rafraîchissant. Ou bien, allons-nous pointer du doigt l'intérêt impérieux des discours de congrès, le captivant et émouvant des délibérations et réflexions, de sorte que le sang estival du spectateur, ronronnant et languissant, reprend vigueur et vie de façon plus rapide et régulière? Je ne sais pas quel aveugle idéaliste oserait l'affirmer, quel orateur de congrès endurci oserait nier que même lors de son discours, l'auditoire a fait autre chose que de somnoler sous un masque souriant ou sérieusement sérieux, tandis que les lèvres bien exercées murmurent de temps en temps un "excellent" mécanique, la tête lourde approuve... même quand ce n'est pas approprié, et que les mains, une fois le ronronnement montant et descendant qui maintenait l'oreille à moitié éveillée, ont cessé, applaudissent l'une contre l'autre.
Non, il n'y a aucune raison pour qu'un congrès ait lieu en été... et c'est peut-être la raison pour laquelle on le fait généralement. Car même le fait que chaque congrès soit accompagné de festivités ne suffit pas à expliquer et à excuser la tenue de congrès pendant les mois d'été : je n'ai jamais trouvé agréable d'être assis dans une salle de théâtre ou à une table de fête un soir d'été, - ce qui peut-être est dû au fait que je ne me sens pas être un congressiste né. Et donc je ne trouve pas maintenant la raison, peut-être, pourquoi tous les congrès ont lieu en été....
Je peux l'expliquer pour les visiteurs du pôle Nord. Après avoir passé quelques mois dans les glaces, avec pour seule compagnie quelques ours blancs, la douceur du soleil de vacances belge - particulièrement généreux cette année - et la présence des dames - il y en a toujours qui poussent le dévouement jusqu'à accepter d'être la poésie de la prose du congrès - sont considérées comme rafraîchissantes et bienfaisantes. Mais alors je ne comprends pas comment on peut si peu profiter de ce soleil et si peu apprécier la présence des dames, en parlant constamment du pôle Nord, en abordant la géodésie, en évoquant sans cesse la sismologie, et en traînant surtout l'océanographie à tout propos ou à tort. Un explorateur du pôle Nord doit être bien peu galant, et ce magnétisme polaire, bien peu charmant, pour qu'un congrès polaire, dont on attendait une influence agréablement rafraîchissante, ne diffère en rien d'un autre congrès. À moins que les courants marins, qui ne sont pourtant pas inactifs là-bas, n'aient pas encore réussi à dénicher le vieux préjugé selon lequel un congrès est une réunion de savants, réunis pour se communiquer des choses intéressantes.
Comme s'il n'y avait rien de plus ennuyeux lors d'un congrès qu'un véritable savant !... Nous avons donc eu à Bruxelles un congrès polaire, et en plus - ce qui le distingue favorablement des autres congrès - avec de véritables experts, de vrais hommes des pôles nord et sud. Bien sûr, il y avait aussi des officiels et des érudits de cabinet, des physiciens qui ne connaissent que le poisson de mer ou l'alcool, et des géographes qui connaissent le monde surtout sur la carte. Mais... ils étaient, ratatinés et desséchés, très facilement reconnaissables parmi les vrais marins, les marins véritables, non maquillés, authentiques : des hommes d'action éprouvés, au milieu de ces ministres d'État et mécènes : Nordenskjöld en tête, avec notre Gerlache, et tous les autres : Charcot et Lecointe, Arctowsky, Rudmose Brown, Bergendahl, Bridgman, Bourdon, von Drygalski, Duse, Mawroff, Mossman, Rabot, Speelman, Tolmatcheff, Turquet, Wandel, von Asbeck, Dobrowolski, et quelques autres que j'oublie....
Des hommes d'action ! Car les auditeurs non scientifiques, comme moi, peuvent facilement et volontiers oublier tout ce qui a été dit d'important là-bas, et présenté et rejeté : mais il ne sera pas aussi facile d'oublier les querelles et disputes féroces et plaisantes, chaleureuses et furieuses, qui ont eu lieu parmi les explorateurs polaires. Non, le sang des hommes du nord ou du sud du monde habité n'est pas gelé, et le soleil estival n'a pas appris à ce sang à se traîner ! Et toute la diplomatie d'un baron Descamps-David - le sénateur belge bien connu en tant que pacifiste - a été nécessaire pour calmer, entre autres, Charcot et Lecointe, qui à un moment donné se sont pris dans les cheveux...
Des hommes d'action aussi, quand il s'agissait de reconnaître la valeur de l'autre, de proclamer la gloire de l'autre. Et c'était émouvant quand Charcot, lors d'un banquet réunissant les congressistes à l'Hôtel de Ville, avec une sincère admiration, chantait la gloire de Gerlache, et quand, après la fin, les larmes aux yeux, les deux hommes, les deux héros, se sont embrassés...
Et avons-nous atteint le pôle Nord maintenant ? Oh non ! Et qui le trouverait maintenant nécessaire ? Mais, a déclaré le ministre d'État Beernaert, nous sommes dans l'ère des voyages ; celui qui a voyagé le plus loin est le plus respecté ; il y a un danger dans les voyages lointains, alors ce respect devient une couronne de gloire : lorsque ce voyage est accompagné d'un sérieux objectif scientifique et de beaucoup de courage, alors cela donne droit à plus qu'à de la gloire : alors vient la gratitude admirative. Un congrès comme ce congrès polaire est une leçon de reconnaissance et d'énergie, deux vertus principales, et... c'est déjà beaucoup pour un congrès...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 septembre 1906)
Bruxelles, 27 septembre 1906
Il y a quelques mois, je vous écrivais que les cercles privés d'Ostende, qui avaient échappé à la loi de 1902 sur les jeux, avaient été frappés d'une taxe de 25 000 francs par la province de Flandre-Occidentale.
La loi du 24 octobre 1902 interdisait l'organisation et la pratique de tous les jeux de hasard. Elle s'intitulait : « loi sur l'abolition du jeu à Ostende ». Devenue nécessaire pour l'hygiène morale de tout le pays et de notre station balnéaire en particulier, éradiquant l'appât qui invitait le public chez nous, trop... mêlé pour être recommandable, ou souhaité, elle fut à l'époque - je veux dire : lors de son examen - vivement combattue, même à la Chambre, on se plaignait qu'elle serait la mort d'Ostende, la ruine de notre première station balnéaire et aurait des conséquences néfastes. Le gouvernement - on racontait qu'il n'était pas très favorable à cette nouvelle proposition en lui-même et tacitement - obtint cependant la mise à disposition d'une somme d'argent, qui devait servir à indemniser la ville d'Ostende pour la perte qu'elle pourrait subir avec l'abolition des jeux au casino. Cette compensation fut très probablement versée. On pouvait en conclure que les jeux à Ostende avaient été éradiqués et n'existaient plus.
Mais cela ne s'est pas du tout avéré être le cas. Certes, tout le monde ne voyait plus la table verte, et le râteau que le banquier utilisait pour ramasser l'or, et les visages pâles des joueurs sous la lumière tamisée qui tombait sur le tapis brillant. Mais malgré cela, même à la Kurzaal, derrière le dos des conférenciers et des chefs d'orchestre, qui étaient des couvertures involontaires, le jeu se pratiquait un peu plus discrètement, mais plus que jamais.
Alors, le conseil provincial de Flandre-Occidentale a pensé en lui-même : « Puisque le jeu continue, même si la loi - nous n'en doutons pas - est appliquée avec rigueur, alors nous en concluons, d'une part, que dans certains endroits le jeu n'est pas interdit, et d'autre part que certains jeux, pratiqués dans des lieux publics, ne tombent pas sous le coup de la loi. Tout article de luxe est taxable. Taxons cet article de luxe, interdit ailleurs. 25 000 francs ne sont pas trop : les profits des banquiers seront probablement plus importants. Et même s'ils ne le sont pas une somme trop forte, tant mieux : leur enlever ce profit pourrait peut-être les dissuader de pécher davantage » Et la taxe de 25 000 francs fut proposée ; et déjà le conseil provincial envisageait toutes les belles choses, surtout tout le bien qui pourrait être accompli avec une somme aussi considérable. Mais, une telle taxe doit être approuvée par arrêté royal, et... voilà que l’arrêté royal annonce : le conseil provincial est invité à renoncer au droit de percevoir cet argent. Il n'y a aucune raison, estime l’arrêté royal, de prélever cette taxe. Tout d'abord, parce qu'elle pourrait également toucher des cercles où l'on joue pour des broutilles ou pour de l'innocente bière de taverne. Imaginez-vous les "Brahmazonen", qui trouvent leur plus grand plaisir dans les jeux de cartes avec une mise modeste, subitement frappés de cette taxe de 25 000 francs ? Ou les chevaliers du jeu de dés, qui se sont réunis sous le nom de "Regardez et Lancez" - après tout, c’est aussi un jeu de hasard, messieurs du conseil ! - frappés par cette taxe annuelle ?
En effet, les membres du conseil de Flandre-Occidentale n'avaient pas du tout pensé à cela. Bien plus : la sanction pourrait retomber sur eux tous ; car qui, parmi eux, n'était pas président d'honneur d'une telle société dans sa ville ou son village ? L’arrêté royal avait une deuxième raison pour contrer la taxe. « Qui vous dit, messieurs de l'administration provinciale, que les cercles où l'on joue vraiment, pour plus que quelques centimes, font des bénéfices au jeu ? Et depuis quand taxe-t-on des personnes qui ne profitent pas de ce que l'on leur reproche comme étant interdit ? »
Et une fois de plus, les conseillers provinciaux durent s'incliner devant de telles raisonnements accablants. En effet, qui sait si Ostende n'est pas pleine de gens très honnêtes, qui, pour le plaisir seul, simplement pour passer le temps, passent agréablement quelques heures chaque soir dans une salle ; réunis, bien sûr, sous un nom commun, « les amis du piquet », ou « les compagnons de la roulette », ou quelque chose dans ce genre, mais sans même payer de cotisation mensuelle en tant que membre ; principalement indignés que l'on puisse remettre en question leur respectabilité et leur fidélité à la loi, et étonnés que l'on ose leur attribuer le nom infamant de joueur....
Le conseil provincial protesta bien sûr, même s'il devait reconnaître la subtilité des directives gouvernementales, mais... c'était peine perdue ; l’arrêté royal était là, couvrant l'inapplicabilité - pour ne pas dire la cruauté - de la loi. Et M. Marquet, directeur de la salle de jeux, apprit avec reconnaissance l’existence d’un projet de construction d'un palais pour les eaux thermales, dans le parc Léopold, qui coûterait cinq à six millions...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 29 novembre 1906)
Bruxelles, 26 novembre 1906
Le député libéral progressiste K. Liefmans, d'Oudenaarde, est décédé hier dans sa ville natale. Cet événement ne mériterait peut-être pas d'être porté à la connaissance du monde - M. Liefmans n'était qu'une figure politique secondaire, plus un fidèle compagnon qu'un leader -, si ce n'était qu'avec lui disparaît une figure et qu'un nom est mentionné, suffisamment singulier pour avoir droit à une certaine notoriété, même en dehors de la Flandre méridionale.
Oudenaarde - autrement une petite ville sale et insignifiante, dominée par les officiers vantards de la garnison, non dépourvue d'une immoralité sournoise dans les mœurs, pas morne mais vivante d'une vie de taupinière laborieuse - possède trois curiosités, trois postulats de renom : son hôtel de ville, sa bière et la famille Liefmans.
Son hôtel de ville, je ne vais pas vous le décrire : il est considéré dans l'architecture comme un chef-d'œuvre du gothique flamboyant ; préservé comme le meilleur reste de cette époque ; dans ses proportions si harmonieuses qu'il ne souffre pas de la surcharge qui nuit à de nombreux bâtiments de ce style, et ainsi situé qu'il forme avec la place où il se trouve une unité organique, non pas le joyau, mais comme le cœur de celle-ci : l'un des plus beaux hôtels de ville de Flandre orientale, sinon le plus beau de tous, et méritant d'être servi de pavillon belge dans la dernière exposition universelle de Paris, tel qu'il a été reconstruit là-bas.
La bière, la double bière « oudenaarde », est moins célèbre dans le monde ; mais celui qui la connaît, non pas pour l'avoir goûtée une seule fois, mais dans une familiarité et avec une langue familière, la compare aux meilleurs vins de Bourgogne. L'oudenaarde est pour lui ce que le musigny est aux vins de table les plus communs. Il ricane devant le élambic geuzené, il raille le diestois, il est dégoûté du louvaniste, et même la triple gantoise le laisse froid, quand, posée dans son panier, une bouteille d'oudenaarde se dresse devant lui. Oui, je connais Gand - la ville où l'oudenaarde compte le plus grand nombre d'adeptes - des gens qui sont en perpétuelle querelle, en raison de divergences de vue sur la qualité des deux marques les plus connues : l'oudenaarde de Felix ou l'oudenaarde de Liefmans.
Car, si le nom de famille Liefmans est la troisième gloire d'Oudenaarde, c'est parce qu'il a offert à la ville ses meilleurs brasseurs. La famille Liefmans est, depuis des siècles, une famille de brasseurs. Sa renommée en Flandre repose sur sa bière ; la vénération amicale des populations découle de l'excellence de la boisson qu'ils brassent... Le défunt M. Liefmans - un homme mortellement honnête - n'était pas vraiment brasseur ; il était avocat. Mais la première fois que je l'ai rencontré, c'était dans la brasserie de sa mère, et le premier souvenir que j'ai de lui - j'avais alors six ou sept ans - c'était qu'il m'avait enfermé dans une serre surchauffée, où j'avais mangé des raisins délicieux pour parler plus librement avec mon père, avec qui il entretenait des relations commerciales...
M. Liefmans, politicien, n'a fait que suivre une tradition familiale en tant que tel : à chaque génération, quelqu'un de la famille se levait pour défendre publiquement les principes libéraux. Déjà sous le régime hollandais, son grand-oncle faisait partie des États de La Haye. Le frère de son père était également membre du Parlement. Lui-même a pénétré dans la salle de l'Assemblée nationale, non sans mal, en 1900.
Comme je vous l'ai dit, son rôle n'était pas important ; M. Liefmans n'avait rien qui le distingue en tant qu'homme politique. Mais il était bon et serviable, et son plus beau titre de gloire est son honnêteté inébranlable - ce qui n'est déjà pas si courant.
A sa mort, l'opposition ne perd rien en nombre : M. Liefmans sera remplacé par le premier suppléant, un social-démocrate de Renaix.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 janvier 1907)
Bruxelles, 6 janvier 1907
La Belgique possède en la personne du général Cousebant d'Alkemade un ministre de la guerre comme il y en a peu, un ministre de la guerre qui sait allier le souci de la défense du pays à celui du soldat subalterne, de telle manière que le pays et le soldat ont toutes les raisons d'être satisfaits. Surtout, le soldat subalterne a, sous peine d'être considéré comme ingrat, le devoir de réserver la meilleure place dans son cœur au ministre, - un ministre qui accorde des permissions si généreuses que nous avons très souvent eu l'impression, en passant devant des casernes presque vides, que ce bon ministre avait pris rendez-vous avec son collègue de l'enseignement public, et avait fait évacuer ces casernes dans le but louable d'en faire des écoles, en prévision du moment où le gouvernement proclamerait de lui-même l'obligation scolaire : une idée que j'ai rapidement rejetée comme prématurée, voire stupide, pour revenir à la réalité qui était que le ministre avait renvoyé ses petits soldats chez eux dans le double but de leur permettre de profiter des joies du foyer familial et de réaliser d'importantes économies pour l'État. Ainsi, le ministre Cousebant - bien que certains plaisantins osent l'accuser de désorganiser notre armée et de mettre en danger l'État - peut être qualifié de sauveur de nos finances et de père de nos jeunes recrues.
Une fois de plus, il a mérité l'affection enfantine de ces derniers, - même s'il a sans doute, je le crains, attiré la colère des épouses de ses officiers. Je ne sais pas si le ministre Cousebant est marié, mais j'espère que non, car je soupçonne que sa fidélité conjugale ne doit pas être d'une qualité exceptionnelle...
Imaginez-vous : en Belgique, comme dans tous les pays civilisés d'ailleurs, chaque officier supérieur a droit à un soldat qui doit lui servir de messager ou de valet, c'est-à-dire qu'il est chargé des aspects domestiques des préoccupations militaires de son maître. Il doit seller son destrier et astiquer son épée avec caput mortuum ; il doit répartir ses soins sur toutes les nécessités mineures que son supérieur, estimant qu'elles ne sont pas dignes d'être confiées aux mains viles des domestiques, juge en dessous de sa dignité ; il n'est pas un serviteur : il reste un soldat, qui bénéficie de la confiance et de la bienveillance du commandant, qui se décharge sur ses épaules avec indulgence et honneur ; quelque chose comme le confident du théâtre classique, comme l'écuyer des paladins du Moyen Âge. Il est également considéré comme un privilège dans l'armée d'être nommé valet d'un capitaine, de pouvoir monter son cheval, de pouvoir généreusement lustrer ses bottes avec du cirage ou du vernis ; et ce sont les plus beaux garçons, ceux qui réussissent le mieux à diviser leurs cheveux pommadés en deux plaques brillantes d'une ligne droite et à dresser leur moustache naissante en deux pointes menaçantes, qui sont les premiers à être considérés pour cet honneur, à condition qu'ils aient déjà prouvé qu'ils étaient de « bons soldats » et qu'ils sachent distinguer un fusil d'une charrue. Un honneur donc, qui est aussi une preuve d'habileté, mais qui n'est pas sans quelque fardeau.
Car le célibat n'est pas imposé aux officiers. Ils ont le droit de se marier, et font d'autant plus volontiers usage de ce droit qu'ils n'ont pas à se soucier d'avoir un valet de chambre, ce qui soulage en partie le budget domestique ; car l'ordonnance est là, qui peut même, si nécessaire, faire office de cuisinière. Et il arrive très souvent que le soldat robuste, le plus bel homme de son régiment, soit chargé de tâches tout sauf militaires : promener le chien de madame, aller au marché aux légumes avec un grand panier, voire bercer le bébé dans son berceau et aller chercher la fille aînée à l'école, sans parler du fait qu'il peut être chargé de laver le trottoir le samedi soir avec pour arme le tuyau d'un arrosoir, faisant jaillir et crépiter le jet d'eau sur les fenêtres brillantes comme un feu de garnison.
Ces exercices ne plaisaient pas du tout au ministre Cousebant. Selon lui, un militaire n'a pas nécessairement à être une nourrice ou une « jeune fille respectable », qui va nettoyer la maison chaque semaine dans des maisons bien tenues. Le ministre de la guerre a préféré ignorer la paix domestique pour préserver la dignité de l'armée. Et il a été communiqué aux officiers de haut rang qu'ils n'auraient plus à imposer de tâches humiliantes à ces braves valets, et que désormais les dames pourraient se charger elles-mêmes d'aller au marché ou de promener le chien...
Ce que les dames pensent de cette mesure, je ne le sais pas : je n'ai pas osé affronter leur colère. Mais j'ai le privilège de fréquenter amicalement l'ordonnance d'un colonel, et j'ai eu le plaisir d'être admis à une entrevue avec lui.
Ou plutôt : je n'ai pas été admis, car mon ami l'ordonnance est venu lui-même volontairement à ma rencontre. Vous devez savoir : il se fait passer pour le frère de notre femme de chambre, et il a la gentillesse, sous ce prétexte, de venir de temps en temps, de préférence en mon absence, goûter mes cigares. Quelque chose que je ne lui en veux pas ; car mes meilleurs havanes, les vrais, je les garde sous clé... J'ai donc eu le plaisir de trouver ce jeune homme, premier soldat du énième régiment d'infanterie, dans ma cuisine, et de lui demander ce qu'il pensait de la gentillesse de son ministre. Je m'attendais à son panégyrique, prévoyant la joie de celui qui ne sera plus désormais appelé « le torchon de madame ». Je me suis trompé, car j'ai été accueilli par une prudence extrêmement diplomatique, qui m'a immédiatement donné une haute opinion à la fois de la discrétion de mon jeune ami et de la discipline qui semble régner dans notre armée, selon son attitude pleine de goût.
« Ce que je pense de ces mesures ? » commença-t-il. « Hum, je n'y pense pas. Le ministre est bon pour le soldat de base. Le ministre a agi de nouveau pour notre bien, n'est-ce pas ? L'été dernier, il nous a renvoyés chez nous pendant la moisson ; il faisait une chaleur torride dans les champs de blé, et nous travaillions de trois heures du matin à neuf heures du soir, car le travail devait être terminé. Dans la cour de la caserne, c'était tellement rafraîchissant, et presque rien à faire de toute la journée, si ce n'est éplucher des pommes de terre : il faisait trop chaud pour les exercices, pensaient les officiers. Mais nous étions quand même très contents d'être renvoyés chez nous, et reconnaissants envers le ministre pour le repos accordé. Et maintenant encore, le ministre a certainement agi dans le seul but de nous rendre, ordonnances, agréables. Jusqu'à présent, nous étions victimes d'un traitement humiliant. Nous achetions de la laitue et des artichauts et traînions Mirza avec une petite corde, pendant que nos camarades n'avaient rien d'autre à faire que de jouer avec leur fusil pendant des heures, sac à dos, ce qui ouvre grand l'appétit. D'autre part, nous étions forcés de manger dans la cuisine du colonel, tandis que les amis dans la caserne profitaient de la ratatouille nationale. Et nous devions supporter que la servante nous poursuive de ses avances amoureuses... Mais voulez-vous que je vous dise, que j'approuve pleinement l'attitude du ministre ? Hum, hum, monsieur, la femme du colonel a été gentille avec moi jusqu'à présent. Maintenant, j'ai peur qu'elle ne tourne le colonel contre moi, car elle n'est pas, je vous le confie, sans avoir un certain ascendant sur lui. Et que vais-je faire de mon temps libre ? Je ne peux pas passer éternellement à cirer les boutons du colonel avec de la cire morte, car ils pourraient s'user, et... ce n'était pas sans réticence que je donnais un coup de main en cuisine. Bien sûr, maintenant, je pourrais participer au service général de la caserne pendant mes heures de libre ; mais vais-je vous cacher que je préférerais être directement sous les ordres de mon colonel que sous ceux d'un caporal ? Je viens d'une bonne famille, monsieur... »
Sur ces paroles, mon ami l'ordonnance se tut, et je me mis à réfléchir. Que c'est difficile, pensais-je, de bien faire pour tout le monde ! Certes, ce soldat humble a parlé prudemment. Mais ne remarqué-je pas qu'il n'en considère pas moins les mesures prises avec un regard sévère ? Ainsi, le ministre bienveillant, dans sa quête de justice, de sagesse et de bonté, s'est fait deux ennemis au lieu d'un : les femmes des officiers, et aussi les ordonnances !
Et je dis : L'ingratitude est la récompense du monde. Tout en offrant à mon jeune ami une cigare de qualité inférieure.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 janvier 1907)
Bruxelles, 17 janvier 1907
Je m'y suis donc également rendu... Pourquoi pas ? Je savais que ma distraction et ma myopie n'avaient rien à craindre : ces automobiles ne partiraient pas en courant ; je n'entendrais pas leurs éclats, leurs coups et leurs ronronnements ; elles étaient là, massives sur leurs bas rayons, aussi immobiles qu'un mur. De ce côté-là, je n'avais donc rien à craindre : j'en sortirais indemne. Et mes organes olfactifs pouvaient également s'y aventurer en toute sécurité : pas de motocaroline toxique ici, pas d'essence qui sentait fort et étourdissante, pas d'essence émouvante - émouvante dans le sens direct, non transférable, du terme - : peut-être des eaux de toilette du futur, mais dont je préfère pour l'instant me débarrasser, tant que subsiste le moyen, qui, pour mon plaisir, me prépare le parfum des violettes des bois...
Je m'y suis donc rendu, tout comme toute l'aristocratie bruxelloise, tout comme le prince Albert et le prince Victor Napoléon... Cela se déroule au Palais du Cinquantenaire, pompeux vestige d'une exposition universelle précédente, où l'on a récemment ajouté une « arcade », sorte d'énorme arc de triomphe où dix sculpteurs ont gaspillé leur talent dans l'architecture la plus monstrueuse et la plus pompeuse. Une aile de ce palais de la ville mondiale est occupée par les musées des arts décoratifs et industriels - où toute l'histoire de l'art peut être étudiée en moulages et en copies excellentes -, l'autre est réservée et utilisée lors de grandes fêtes nationales, comme le Tournoi Médiéval il y a un an et demi, ou lors d'occasions comme ce « Salon de l'Automobile »...
Même si j’ai marché jusqu'à là-bas sans la moindre inquiétude et sans la moindre peur, je suis néanmoins rentré de ce Salon quelque peu troublé et préoccupé. Car, je le sens bien, je ne suis pas fait pour être rédacteur sportif, et ma timidité naturelle n'a pas encore été surmontée par l'arrogance imposée du métier, le contentement de soi journalistique. Et je dois avouer que ma maigre connaissance de la théorie mécanique, conservée depuis l'école, et que j'espérais voir mise en pratique ici, en est sortie considérablement endommagée et déconcertée...
Vous avez deviné que je ne peux pas me réjouir de posséder une automobile. Si je pouvais m'en réjouir, je crains que cette joie ne soit que de nature purement platonique. Ceux qui me connaissent me qualifient de peu moderne ; je sens qu'ils ont raison, vu la peur instinctive que j'ai des voitures. Depuis qu'elles sont entrées en usage courant - ou devrais-je dire : en usage volant ? - j'ai pour ces engins, même au repos, le dégoût qu'on éprouve pour ce qui est monstrueux. Je trouvais ces voitures sans chevaux odieuses et attendais de les accepter jusqu'à ce qu'elles aient conquis leur propre forme, leur forme authentique et bien définie. Maintenant, il semble que cette conquête soit un fait accompli. L'habitude nous a même appris à nous accommoder du bruit automobile. Nos fibres olfactives se sont habituées aux odeurs de naphte. Et la vie quotidienne nous a imposé, à Bruxelles comme ailleurs, les autobus ou les auto-fiacres, qu'il faut bien utiliser si l'on ne veut pas... être renversé. Mais cet usage me répugne toujours ; je souffre dans ma conscience d'homme libre de devoir me plier aux puissances mystérieuses ; et esthétiquement aussi je souffre, et moralement aussi. Esthétiquement à cause de cette chose agitée qu'est pour moi une automobile, outre sa laideur, à laquelle je ne m'habitue pas ; moralement parce que je ne ressens plus ce lien vivant entre le cocher et le cheval, entre ces deux volontés, où l'humaine, par la prudence et la raison, est victorieuse. (Cette dernière affirmation est peut-être un peu théorique ; mais, lorsque je parle d'une double volonté, je ne pense ni à un bidet vigilent passif, ni à un Diomède de fiacre ivre !)...
À tout cela, vous devinez que je ne suis pas allé au Salon de l'Automobile dans le but d'en acheter une. Non, l'Avenue Louise ne me verra pas encore passer, les yeux derrière un masque de simmen aux grands yeux, et les mains, déguisées en pattes d'ours, sur le volant. Mes amis ne se réjouiront pas de la grâce de mon apparence sous la longue toison de chèvre ; mes ennemis n'auront pas à craindre mon habileté à écraser des chiens et même de grandes personnes, sans que la police parvienne à déterminer mon identité à partir d'un numéro passant trop rapidement sur l'arrière de ma voiturette. Je prends un certain orgueil à rester un piéton pour le moment, ne serait-ce que pour son caractère audacieux et dangereux. Je ne suis pas courageux ; c'est précisément pourquoi je veux en avoir l'air ; et, danger pour danger, je préférerais encore périr en conservateur ancestral et en tant que victime que devenir un fanfaron téméraire. Je ne vous cache pas, par ailleurs, que lorsque je roule trop vite, même dans un petit bolide, je deviens rapidement étourdi : une explication physiologique probable de mon aversion pour les automobiles.
Je n'ai donc ni acheté de « Panhard 28 chevaux » ni de « Pipe H P », comme celle du prince Albert. Je me suis contenté de déambuler entre les rangées de stands, sous les drapeaux qui descendent du haut de la verrière, le long de tous ces véhicules automobiles qui heureusement ne bougeaient pas, me sentant un peu étranger dans un monde de visiteurs élégants, parmi lesquels les dames semblaient surtout posséder une connaissance étonnante. Quelle armée de « mécaniciennes » cela nous prépare-t-il, pour le jour où le féminisme aura triomphé !... Moi, pendant ce temps, j'admirais. Mon admiration pour toutes ces manivelles étincelantes, ces robinets, ces garnitures de cuivre et ces ustensiles d'argent devait sembler aux initiés comme l'admiration d'un Botokudo pour un nickel belge percé d'un trou. Mais, fidèle à mon devoir de journaliste, j'admirais toujours, étonné de voir que sur tel véhicule le toit avait été oublié tandis que sur tel autre, la capote était présente sans élément moteur, et notant avec satisfaction - j'avais quand même appris quelque chose sur l'automobile - que plus une voiture possède de cylindres, plus l'espace où l'on peut s'asseoir devient petit. Ou me trompe-je ? Alors : mea culpa ; même si ce n'est pas ma faute si je ne suis pas né « chauffeur »...
Voilà, cher lecteur, mes conclusions du sixième Salon de l'Automobile. Je peux ajouter qu'il y a toujours beaucoup de monde, et qu'un orchestre militaire fait tellement de bruit qu'on peut à peine se comprendre. Mais les conducteurs automobiles ne s'en émeuvent guère...
Alors que je m'apprêtais à quitter le « Palais du Cinquantenaire », préoccupé par ce que je pourrais bien vous écrire sur cette nouvelle victoire du sport automobile sur le territoire belge, le successeur du premier empereur de France, notre aimable concitoyen le prince Victor Napoléon, est entré dans la salle. Et savez-vous ce que l'orchestre militaire a fait ? Il a entonné... la « Marseillaise ».
Nous vivons dans une époque démocratique...
Bruxelles, 11 mars 1907
Je ne crois pas qu'aucune ville européenne possède une meilleure police que Bruxelles. Non pas qu'on doive lui demander l'impossible : poursuivre les voleurs, découvrir les meurtriers d'enfants, attraper les pickpockets dans la foule, préserver la bonne morale contre la mauvaise, qui oserait le faire, sans risquer sa propre vie morale ou physique ? Mais la police bruxelloise a cette particularité, par rapport à celle du reste du monde, que son caractère consiste précisément en un manque de tout caractère propre, et en un mélange, un savoureux mélange, un ragoût sucré et épicé en même temps, de tous les caractères qui distinguent la police, à travers le monde, de pays en pays. Ainsi, elle possède l'inamovibilité du "bobby" londonien, tout en sachant y ajouter la gentillesse du "sergent" parisien. J'ai vu en Suède un géant blond agissant comme agent de police : notre policier bruxellois est, comme lui, un grand homme, mais qui sait associer à sa haute taille la finesse astucieuse d'un collègue napolitain dans son expression faciale. Il est aussi indulgent qu'un Suisse, et aussi consciencieux que je me représente un Russe. En un mot, c'est le cosmopolite, qu'on reconnaît immédiatement comme Bruxellois. Car même parmi ses collègues belges, il est reconnaissable : le "pinne" gantois et le "schâb'letter" brugeois lui sont aussi étrangers qu'un Esquimau à un homme des bois. Car il possède ce « je ne sais quoi », cette chose indéfinissable peut-être, difficilement discernable en tout cas, qui fait d'un Bruxellois un... Bruxellois, qui fait d'un fonctionnaire de justice bruxellois un agent de police bruxellois.
Cette particularité, qui est une sorte de manque de particularité, et qu'on ne découvre qu'après un certain séjour, après une certaine « pratique » de notre capitale, je l'ai de nouveau éprouvée hier soir, au moment où le plaisir de la Mi-Carême - sous une pluie fine d'heure en heure - dans son douloureux plaisir, en cris et en chants discordants, de ses marionnettes sales, séniles et curieusement jeunes, se déchaînait dans des danses épileptiques sous l'éclat électrique, agitant, remuant, tremblant et frémissant, avec l'éclat d'un visage impudemment nu ou derrière l'immuable et grotesque indifférence d'un masque - ; au moment où, me sentant misérable comme un enfant abandonné, je contemplais la monstruosité de cette liesse, l'épanouissement luxuriant des passions déchaînées autour de moi, et... pensais à mon petit village natal, où le Carnaval n'était rien de plus qu'une occasion de manger des gaufres chaudes ; au moment où je me sentais ainsi seul, avec un dégoût pour cette mer de soufre qui bouillonnait autour de moi ; je vis, droit comme un piquet gelé et pourtant souriant comme un martyr béat, au coin d'une grande rue, un agent de police, un bel homme au blond moustache, les yeux légèrement levés, les lèvres molles à moitié ouvertes, les bras pendants mais gracieusement le long de la « couture du pantalon » - comme on dit dans l'instruction pour les gardes de la garde civique - , et sous une pluie, un déluge, un déluge de confettis multicolores, jetés sur lui comme en folie par une armée de très jolies filles, qui, je suppose, voulaient ainsi exprimer leur admiration pour les beaux hommes et en même temps leur mépris pour les gardiens de la décence sociale trop stricts...
Mon agent de police, je le répète, continuait à sourire imperturbablement. Il ne bougeait pas plus qu'une sentinelle sous une averse. Et, les yeux, le nez, la bouche pleins de papiers multicolores, jetés en brassées sur lui, il continuait à sourire, et aucun geste de défense ne faisait bouger ses bras, comme s'ils étaient en plomb et difficiles à convaincre d'agir. Il se tenait là comme un fakir béat et insensible sous la pluie de confettis ; à tel point que les agaçantes Naïades - je vous ai dit qu'il pleuvait, - se précipitèrent vers d'autres plaisirs, qui, peut-être moins intellectuels, promettaient au moins une réaction immédiate à leurs taquineries...
Lorsque mon agent, que j'avais pris pour un compagnon de lot plus conciliant, se retrouva seul, je décidai de m'approcher respectueusement de lui, et... de l'interviewer. Je lui parlai donc poliment, comme il convient à l'autorité, et m'étonnai avec pudeur de son attitude indifférente mais gracieuse sous la pluie de confettis collants, où il aurait pu se préserver lui-même et les autres citoyens en menant convenablement, pour outrager la police, à l'Amigo, - comme l'Espagne nous a aimablement appris à appeler la prison de la ville, - de ces jeunes filles enjouées et folles du Carnaval.
À quoi il me répondit, volontiers :
« Monsieur, rien ne conduit à l'indulgence comme le devoir de juger et de condamner les faiblesses humaines. Ils ont aboli la peine de mort en France.
« Nous, la police de Bruxelles, avions depuis longtemps pris cette décision. Êtes-vous parfait, monsieur ? Moi non plus. Mon père, qui était cocher, était en outre et malgré tout alcoolique. N'est-ce pas une nouvelle raison, pour moi, de la tolérance ? Je ne suis pas un bourreau, d'autant plus que je dois me méfier de l'hérédité...
« Ces folles-là m'ont jeté des confettis ? Tout d'abord : les confettis ne sont pas une substance explosive, ils ne peuvent pas provoquer d'attentat. Et puis, indépendamment du plaisir qu'un simple citoyen peut ressentir à être remarqué par un groupe entier de jeunes filles charmantes en costumes séduisants ; la police n'est-elle pas au-dessus de ces troubles et agressions ? Nous avons mieux à faire que cela, monsieur.
‘Et il y a autre chose. Un fonctionnaire de justice doit être un psychologue, monsieur. Et je le dis sans fausse honte : je suis un psychologue. Un homme est ce qu'il porte. Un soir, lors d'une fête de famille, j'ai vu M. Bourgeois, chef de la police bruxelloise, avec un faux nez ; et M. Bourgeois avait ainsi non seulement un autre visage ; j'ai vu à son bon sourire que, avec son nez en cire, il avait adopté un autre caractère. Une fois, on m'a chargé, à mes risques, d'arrêter dans une salle de danse du quartier des Marolles quelqu'un qui avait menacé un confrère avec un poignard : c'était un grand-duc russe déguisé en « apache » bruxellois... Toute la soirée déjà, un homme circule ici, seul comme un chien galeux, sur le boulevard, avec un masque de mort et un linceul comme déguisement. L'homme est terrible, on dirait qu'à tout moment il va sortir une faux de sous son linceul mortuaire ; mais - personne n'a peur, bien que je sois sûr qu'il se promène avec la mort dans l'âme, et pense à sa propre mort toutes les cinq minutes... Donnez à M. Woeste, dont la gravité est connue, un visage rond, comme celui que votre marchand de lait affiche sans intention dans sa promenade quotidienne : je suis convaincu qu'il se laisserait entraîner dans un monologue comique, comme ceux qu'on trouve dans les farces de Hendrik van Peene. Et M. Pieter Daens : mettez-lui un masque sur le visage, reproduisant fidèlement les traits de M. Woeste : qui sait s'il ne servira pas à ses électeurs un plat de saucisses savoureuses le jour où il devra être réélu ?... Car, monsieur, quoi qu'on en dise : les vêtements font l'homme.
N'est-il pas évident, monsieur, que moi, élevé au-dessus de la populace, je m'interdis d'autant plus toute action sur cette populace, qui, en se déguisant en bouffon, a adopté un caractère étranger à elle-même, et a renoncé à toute responsabilité, la plus noble conquête de l'homme ?... Voyez cette femme là-bas, qui a raccourci ses jupes jusqu'à l'indécence. Qui sait si elle n'est pas la plus respectable des cuisinières ! Celle-ci n'a pas hésité à enfiler un pantalon hongrois. Et elle est peut-être la fille d'un respectable pharmacien. Celle-là chante une chanson, qui ferait rougir un pompier, même s'il est habitué à éteindre les incendies. Êtes-vous sûr qu'elle n'est pas la femme - elle en a effectivement l'allure - du président de la cour d'assises ?... Alors exercez une certaine sévérité envers des personnes qui ont elles-mêmes écarté toute sévérité avec leurs vêtements habituels !
Il y a une autre raison, monsieur, qui pousse à la générosité les jours de carnaval : une raison historique, assez, et celle-ci, que notre peuple aime à se montrer comme un peuple de carnaval. Si nous nous interdisons une grande rigueur, c'est pour la même raison qui en Espagne laisse impunis les corridas : par sentiment national, par amour de la tradition.
Je ne sais pas si vous êtes cultivé, monsieur ; je veux dire : si la vie et votre expérience vous ont appris à lire entre les lignes d'un livre et à abstraire de particularités d'un individu l'humanité générale. Si oui, je peux vous recommander avec toute la chaleur que permet cette pluie glaciale un livre récemment paru. Il a été publié par G. Van Oest à Bruxelles, écrit par un Gantois, qui est le fils de l'oncle de Maurice Maeterlinck et s'appelle Louis Maeterlinck, et est intitulé : « Le Genre satyrique dans la Peinture Flamande ». En réalité, c'est l'histoire de l'âme flamande, telle qu'elle s'est révélée le plus clairement dans Till l'Espiègle. Torturée ou raillée, honnie ou méprisée, persécutée ou ignorée, courbée sous la tyrannie et tourmentée par le destin, elle a choisi de rire plutôt que de se fondre en larmes, de se moquer plutôt que de se consumer de soupirs. Préférer vivre sous le masque d'une bienveillance auto-imposée que de mourir le visage allongé par le chagrin soumis. Car la résilience, la capacité de résistance de l'âme flamande réside dans la facilité avec laquelle elle adopte le masque de la plaisanterie. Elle se déguise en carnaval pour ne pas voir ses propres lambeaux de misère. Par peur de l'Enfer, elle représente Behemoth sous une forme ridicule. Les Seigneurs se moquent du Peuple, le Peuple se venge en montrant les Seigneurs sous la forme d'une truie, et... oublie qu'il a lui-même été vidé. Les villages ont faim : cette faim est représentée par un combat grotesque entre les maigres et les gras, et - la faim est apaisée.... Vraiment, monsieur, lisez ce livre : vous vous reconnaîtrez davantage en vous-même. Il vous apprend à connaître notre peuple dans sa véritable nature ; dans le bonheur qu'il possède, sous l'apparence du Mi-Carême, de croire qu'il est vraiment, et pour le mieux, transformé. Ces filles là-bas, sous leur déguisement de paille, se sentent vraiment comme des princesses de contes de fées. Car en ces jours, les seuls dans notre époque grise et décevante, où il leur est permis, par acte officiel, elles retrouvent le pouvoir de l'illusion, qui a été la force et la courageuse vigueur, toujours, de leur race malheureuse et joyeuse....
Et ne vous étonne-t-il pas, monsieur, que pendant ces jours, dont j'ai essayé de vous indiquer la signification psychologique, je me débarrasse de toute sévérité ? Croyez-moi, ce peuple fait aujourd'hui ses provisions de joie pour toute l'année, - une joie qui, certes, n'est qu'une illusion... Mais ne l'admirez-vous pas, qu'il puisse encore prendre cette illusion pour une réalité ?... Soyez bien disposé, monsieur, comme cet homme simple : vous goûterez peut-être aussi à leur béatitude"...
À ce moment précis de son discours honorable, une troupe de mascarades bruyantes me sépara de mon agent de police moralisant ; parmi eux, un homme déguisé en nourrice, repoussant avec soin un bébé en carton contre les coups et les secousses ; tandis qu'à côté, une femme déguisée en gendarme fumait un énorme cigare. Et mon agent de police m'a crié par-dessus les têtes : « Je parie qu'elle ne sera même pas malade »...
Je n'ai pas pu vérifier ; - et je sais seulement que notre bonne, qui avait eu la permission de nuit, ce matin très tôt déjà, malgré un visage fané qui témoignait des divertissements du Carnaval, je l'ai trouvée avec plus de courage que jamais à récurer et à frotter.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 20 juin 19076)
Bruxelles, le 17 juin 1907
Hier, mon cœur de patriote a joui davantage qu'à l'écoute des plus beaux discours parlementaires : j'ai vu la crème des chevaux belges. Ce fut un élan de fierté nationale, une fête pour mes plus belles convictions, une jubilation intérieure pour une réalité merveilleuse : notre pays possède des étalons magnifiques. Et je n'étais pas le seul à me réjouir et à être heureux ; nous étions au moins deux ; et le second était : Sa Majesté Léopold II.
Cela se passait à nouveau au Palais du Cinquantenaire : un bâtiment qui sert aussi bien pour des fancy-fairs ultra-modernes que pour des joutes médiévales, pour des expositions d'automobiles que pour des parades de chiens de race singuliers, et où je ne peux m'habituer, à cause de son manque d'intimité autant que de grandeur, quelle que soit la tenue qu'il arbore et qui que soient ses occupants : mondaine en quête de flirt ou éleveur de chevaux malodorants.
Cette fois-ci, se tenait le concours pour les chevaux de race et de trait belges. Outre le roi et moi-même, il y avait une curieuse confusion de dames élégantes et d'éleveurs satisfaits, de nobles et de palefreniers. Il faisait chaud ; ceux qui souffrent de rhume des foins – et ils ne sont pas rares en cette saison – pouvaient gorger leur gorge étouffante de sable et de sciure qui s’envolaient ; ceux qui ont des cors aux pieds pouvaient mesurer le poids d'un solide talon de fermier.
Mais il y avait des chevaux magnifiques ; des chevaux splendides ; et y penser me fait oublier combien j'ai souffert de la chaleur, combien ma gorge sujette au rhume des foins brûlait comme une bouche de l'enfer, et combien mes orteils enduraient les tortures du martyr.
La prépondérance, dans mon souvenir, des impressions morales agréables sur les impressions physiques désagréables, c'est ce qu'on appelle : le bonheur. Et ainsi je continue à être heureux en me souvenant du défilé impressionnant de ces splendides animaux, dont je me rappelle encore la dignité impatiente, le souffle et le piaffement majestueux, l'arc gracieux de la nuque, le regard nerveux et oblique, tandis qu'ils défilaient devant nous, puissants presque comme des éléphants, et combien plus beaux, les crinières tressées en fines nattes raides, la queue nouée en une grosse torsade, les muscles des jambes frémissants, les flancs bosselés de veines puissantes, les reins se soulevant et s'abaissant à chaque pas, la gueule baveuse mordant le mors, les longs cils jaunes frémissant sous les poils chatouillants du front, et, bien dessinée sur la poitrine, la double musculature pectorale qui gonflait à chaque instant. Ils défilaient, craintifs ou satisfaits, devant un public trop bavard, qui aurait pu prendre une leçon d'attention joyeuse de la part du Roi, ce professeur de toutes les énergies, ce goûteur de toute puissance consciente, cet admirateur de toute beauté physique et de toute expression de force. Ils défilaient, d'un noir pourpre et d'un bai ardent, plus clairs les Brabançons avec des crinières presque blanches, sombres ou rouge foncé les plus petits Ardennais : les juments allaitantes avec de lourds garrots, accompagnées de leur poulain dont le pelage était encore laineux et sans éclat ; les étalons au large cou qui se dressaient sur leurs pattes arrière, s'agitant de lassitude, remuant la lèvre inférieure courbée, et sachant courber le cou comme on ne l'attendrait que des chèvres ; et les tranquilles hongres, dont l'épaule noueuse dessinait les tendons comme ceux des lévriers. Ils défilaient, et c'était mon pays qui défilait dans sa beauté puissante et tenace, dans sa tranquillité musclée, dans son opulence lourde ; et aussi dans son impatience face à toute domination contraignante, dans sa force de travail volontaire, dans sa puissance de reproduction joyeuse : défilé symbolique de toutes les vertus et de toute conscience, de toute tradition tenace et de tout avenir assuré. Et c'était, croyez-moi, à en frémir.
Il y aurait une histoire à écrire sur la conception de la beauté des chevaux à travers les âges : des chevaux assyriens, tels que nous les montrent les bas-reliefs du Louvre et du British Museum, jusqu'aux chevaux de course de Géricault, quelle distance ! Des petits étalons musclés, mais aussi larges de cou et de poitrine, de Phidias dans la cella du Parthénon, en passant par les animaux de Colleone et Gatta Melata, et les lourds destriers de Louis XIV, et la jument nerveuse que Meissonier fait piaffer sous Napoléon ; jusqu'aux chevaux à la tête fine, aux pattes minces et aux flancs maigres, que je vois tous les jours revenir épuisés et tremblants des courses de Boitsfort ou de Groenendael, et qui ne trouvent dans les excitants des œufs et du champagne que la force d'une brève tension pour courir en rond comme un tourbillon avec un jockey sur le dos : quelle leçon, quel exemple et quelle démonstration de la décadence humaine !
Oui, la décadence humaine. Car les chevaux, comme tous les animaux, dans un état non domestiqué, tendraient par une loi naturelle obscure à augmenter, ou du moins à préserver, leur propre beauté. Mais quand l'homme s'en mêle ! L'Assyrien, chasseur, cherchait l'animal de trait rapide et résistant ; le Grec recherchait chez son animal ce qu'il se fixait comme idéal pour lui-même : une belle âme – en l'occurrence : la force potentielle – dans un beau corps ; l'homme de la Renaissance décorative conservait la finesse dans la grandeur ; le classique héroïque du XVIIe siècle recherchait des formes puissantes et pourtant pures ; l'Empire napoléonien avait besoin de la force et de l'endurance les plus pratiques (et le cheval arabe fit son entrée en Europe occidentale) ; et nous ? Nous ne connaissons plus de force que le « coup de collier » ; l'effort nerveux et rapidement épuisé ; la tension spasmodique et bientôt haletante ; la lutte pour la vie par à-coups, sans persévérance ni conscience de sa propre force. Il s'agit maintenant de posséder suffisamment de stimuli pour oser, là où il le faut, le coup formidable, - et ensuite, peut-être, succomber à ce coup. Nous, hommes du XXe siècle, nous pouvons nous refléter dans nos chevaux de course. Et ce n'est pas pour rien que le jockey est l'un des rois admirés de notre époque. Car l'évolution du cheval est liée à celle du concept de force. Autrefois, on attendait de la force une action continue, une avance tranquille ; la force était une endurance patiente et joyeuse. Et aujourd'hui ? La force, c'est le jockey qui reste inactif toute la semaine pour atteindre une tension extrême le dimanche, puis retombe ensuite dans l'inactivité. La force est devenue ruse et audace, et non plus exercice honnête et constant. La force n'est plus une capacité magnifique, mais une méchanceté sournoise, presque.
Ne pensez pas que je philosophais ainsi hier, en voyant ces beaux rustres de paysans mener leurs chevaux, encore plus beaux qu'eux, devant nous. J'avais déjà assez à faire avec l'admiration. Mais cette admiration n'était-elle pas déjà le résultat d'une joie inconsciente, de constater qu'ici dans notre pays, on sait encore élever de si beaux, sains, puissants et honnêtes animaux ?
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 9 juillet 1907)
Bruxelles, 6 juillet 1907
Lorsque je suis rentré hier soir de Bruges vers la capitale, j'avais pour compagnon de voyage un jeune homme pâle, maigre, au teint jaunâtre, aux doigts noueux et aux yeux noirs brillants. Et lorsque le train s'est arrêté à Gand, un ami de ce monsieur maigre est entré dans notre compartiment, un représentant de commerce, à en juger par son apparence, généreux, bien en chair, aux lèvres épaisses et à la peau rouge, qui l'a salué d'une voix tonitruante en lui tendant une main comme une patte d'ours :
« Ah ! bonjour Balmaceda !... »
Et quand nous sommes finalement descendus, et que je me tenais sous la pluie battante, impatient d'attendre qu'un tramway veuille bien arriver, une voix moqueuse a résonné à mon oreille : « Hé ! toi, Waddington !... »
Ne concluez pas, je vous prie, que j'aurais tué mon compagnon de voyage d'une balle dans le dos parce qu'il refusait d'épouser ma sœur. Concluez seulement que le procès dont les principaux faits et événements vous ont été rapportés ici, et qui vient de se terminer par l'acquittement et la libération de l'accusé, est immédiatement devenu une « cause célèbre », dont les tristes héros vivent déjà dans le bouche-à-oreille populaire, et le resteront, comme une certaine Madame Joniaux, la célèbre empoisonneuse, ou tel ou tel meurtrier notoire.
Je n'ai jamais vu une population entière compatir et se passionner pour une histoire aussi romantique, ressuscitée sous forme condensée et fiévreuse dans l'appareil de la cour d'assises. Ce furent des jours à Bruxelles, même en dehors du public autorisé à assister aux séances, de sentiment partagé et de comportement solidaire, comme si chaque Bruxellois était un Capulet ou un Montague, non, un Waddington ou un Balmaceda ; et ces maîtres de la parole, appelés Bonnevie et Servais, Huysmans et Janson, peuvent se vanter d'avoir joué pendant onze jours avec le cœur de Bruxelles comme avec une balle de jeu qu'ils se lançaient tour à tour. La métaphore n'est pas exagérée : la capitale a vécu pour, a tremblé sous, a souffert et jubilé avec cette affaire-Waddington, cette histoire d'amour et de sang, de honte et de vengeance ; toute cette population, des ouvriers moqueurs aux bourgeois sentimentaux, jusqu'aux intellectuels avides de psychologie, a été conquise en esprit et en cœur par ce merveilleux mélodrame : un jeune homme de vingt ans, séducteur ou séduit par une belle jeune fille, refusant de l'épouser, tout en lui répétant jusqu'à la dernière minute son amour ardent ; et le frère de la jeune fille, ami intime du jeune homme, qui le tue lorsqu'il apprend ce refus de mariage : quel roman ! Et vivre ce roman, non pas dans le déroulement lent des faits réels, mais dans le cinéma rapide, coloré et vertigineux d'un procès avec de puissants avocats, le film se terminant sans cesse, et chaque fois éclairé différemment : quel festin pour le peuple, pour le peuple enfantin et naïf, qui suit comme s'il était lui-même impliqué dans l'affaire, comme s'il faisait partie de ce groupe de figures fiévreuses, présentées par des machinistes habiles...
Et même pour celui qui se tient à l'écart de l'émotion immédiate, qui sait contrôler la qualité de ses impressions, qui ne se livre pas facilement aux sensations et ne le fait jamais sans une bonne dose d'ironie refroidissante ; même pour le connaisseur de soi plus développé, le comparateur froid des actions humaines, le fin gourmet qui n'apprécie que le cas rare ; même pour lui, ce fut une fête silencieuse, non pour la grossièreté des faits ; non pour l'humanité générale de l'événement, dans ces particularités d'amour et de haine ; non pour le romantisme exubérant du méphistophélique Don Juan Balmaceda ou du frère vengeur Carlos Waddington, avec entre eux la figure passionnée de la mariée déshonorée, qui veut cacher sa douleur et sa honte dans un couvent ; non pour le romantisme qui finalement, dans le dernier acte, fait briller la justice de la vengeance et l'ardeur de la séduction dans une apothéose ; mais précisément pour la qualité des âmes qu'il analyse, pour la déformation spirituelle sous des conditions de vie et des mœurs particulières, provoquée par les habitudes et les divergences raciales ; pour le fait que ce drame est joué par des Sud-Américains et doit être jugé par des Belges, bien plus que parce qu'il aurait pu se produire partout, et avec le même déroulement ; bien plus pour les personnages que pour les événements, bien plus pour la psychologie que pour le drame.
Et ce fut probablement aussi le caractère particulier, le plus significatif de ce procès, que les tristes héros appartiennent à un monde très fermé : celui de la diplomatie, et qu'ils nous sont venus d'une région méridionale et lointaine, avec les préjugés et les concepts, la forme d'esprit et la logique de pensée de leur lieu d'origine : le Chili.
Qu'un diplomate chilien ne pense pas comme un marchand de fromage bruxellois ; qu'il se comporte différemment, lui, l'orgueilleux caballero, du citoyen belge sobre et pratique : cela va de soi. Qu'il, descendant des durs et tenaces conquistadores espagnols, les conquérants obstinés qui, dans l'hallucination de l'or et du sang, ont traversé les mers, et sont venus ici nourrir leur pauvreté de leurs espérances ; que lui, fils de tels nobles, ait des concepts différents de droit et d'honneur, que l'homme paisible nourri depuis 1830 de la moelle des quatre libertés constitutionnelles ; que lui, successeur des conquérants fanfarons, qui ne connaissaient l'amour qu'entre deux combats ou comme l'oasis dans des voyages de plusieurs mois, donne une signification différente à l'amour, que l'enfant bourgeois tranquille dont l'horizon amoureux est limité par la fille du boulanger du coin qui lui est destinée depuis sa première communion : qui peut s'en étonner ?
Et si ce Sud-Américain, vivant dans le monde diplomatique, lui-même un être raffiné dont le mode de vie sophistiqué a aiguisé la sensibilité naturelle, élevé par ailleurs dans un pays étranger, ce qui le laisse naturellement plus attaché à ce que le cercle familial offre comme tradition originelle en termes de compréhension et de perception : quel Belge, ayant des horizons quelque peu limités, ne l'accepterait pas avidement comme sujet d'étude, tel qu'il se présente en ce Carlos Waddington, avec ses traits aigus, sa peau olive qui grisonne sous la colère, avec ces regards comme des flèches vénéneuses sous les cheveux noirs collés à son front, comme ceux de Buonaparte avant le Consulat ?
Et qui (et ici cela devient plus sérieux), qui, Belge et rien de plus qu'un citoyen unilatéral, sinon à moitié instruit, comme la plupart des membres du jury, qui oserait juger les actions de quelqu'un d'aussi distinct ; qui oserait l'accuser de meurtre, alors que d'abord ceci devrait être connu : le concept d'honneur, le concept de droit, le concept d'amour qui dominent ce jeune homme, innés et cultivés ?
Car la question n'était pas de savoir si Balmaceda était le séducteur ou le séduit ; ce n'était pas le lieu pour juger les actions de Senorita Adelaïda (ce qui, d'ailleurs, parce qu'elle est Chilienne, qui agit dans des circonstances particulières, est difficile) ; la question n'était pas de savoir si les faits matériels étaient accablants ou atténuants - l'accusation parlait elle-même de « crime excusé » ; tout tournait autour de cette unique question : quelles motivations Carlos Waddington a-t-il suivies lorsqu'il a tué ; et : pouvons-nous juger ces motivations ?
Le jury a été sage en répondant par la négative à cette dernière question, de sorte que Carlos est libéré...
C'est ce qui s'est passé il y a un peu plus d'une heure. L'accusé a été embrassé par des dames, conduit presque en triomphe à l'extérieur, devenu un héros...
Et c'est justement là que je vois l'envers de la médaille. Justement parce qu'on n'était pas en mesure de juger les motivations, on n'avait pas le droit de crier victoire. Ce Chilien aurait dû, strictement parlant, avec toute sa famille et toute l'affaire qui les concerne, rester une curiosité, - une curiosité sympathique pour le matériel qu'elle offrait comme étude de caractère, mais rien de plus... Carlos Waddington, qui, tout en pouvant se promener librement en Belgique en tant que membre de la légation, a choisi de se livrer à la justice belge, a peut-être compté sur le cœur généreux, empathique et compatissant des Brabançons. Son espoir n'a pas été déçu. Mais son acquittement n'est peut-être pas beaucoup plus qu'un... mauvais exemple.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 23 juillet 1907)
Bruxelles, 21 juillet 1907
Le dernier jour. - Dieu merci !
Je ne suis pas un pessimiste, ni un grognon. Je tire volontiers de chaque instant ce qu'il peut m'offrir de plaisirs. Mais lorsque ce plaisir est quasi nul, avec beaucoup de dorures en guise de décor, - quelque chose comme la description d'un canon : un vide entouré de beaucoup de bronze - alors je ressens le même sentiment que la souris placée sous la cloche d'une pompe à air : à chaque aspiration du levier, elle sent son atmosphère devenir de plus en plus rare ; et si cela peut initialement procurer une sensation agréable, cela doit nécessairement déboucher sur des impressions moins plaisantes...
Cette année, la kermesse bruxelloise a suivi le même chemin que la Chambre belge : much aso about nothing. Car c'est ce qu'il en a été dans notre Chambre belge ; maintenant qu’on touche au but - on tient séance du matin au soir pour expédier rapidement les budgets - et que c'est l'heure du bilan, il faut le constater : beaucoup d'agitation, beaucoup de disputes, beaucoup de tapage, - et aucun résultat. La question du Congo renvoyée à la célèbre commission des XVII ; la loi sur les mines débouchant sur une crise ministérielle ; la loi-Coremans également envoyée en commission, c'est-à-dire condamnée à une mort lente : voilà ce que nous avons vécu cette année bénie de 1907 avec notre système parlementaire ; la plus belle preuve, signée de sa propre main, que notre Chambre des représentants, dès qu'il s'agit de discuter des questions plus profondes d'importance nationale ou sociale, reconnaît son incompétence et préfère déléguer la responsabilité et ... les soucis funéraires aux commissions. Où est le temps où être représentant du peuple signifiait autre chose, et avait une signification plus élevée, que de toucher quatre mille francs par an sur le dos des contribuables !...
Je ne veux nullement comparer les organisateurs de nos « fêtes nationales » avec nos représentants du peuple. La différence est trop grande. En principe, les deux sont même opposés. Car ce que je reproche à nos députés, c'est de négliger une tradition excellente, à savoir celle qui profitait au pays, et c'est ce qui conduit nos organisateurs de kermesses à un travail de moindre qualité : ils s'attachent trop à la tradition. Et c'est justement cette attache au vieux programme des fêtes qui a rendu leurs célébrations ennuyeuses et insipides. Ô belles années des cortèges lumineux et des processions de pierres précieuses ! Vous avez été des points lumineux, des oasis dans le désert de la monotonie. Car c'est cela : à la kermesse bruxelloise, la tradition est devenue une routine ; tandis que dans notre Chambre belge, elle a cessé d'être un élément vital, un stimulant puissant...
Je dois dire que, cette année encore, j'ai ressenti cette joie intérieure lorsque la kermesse allait commencer. C'était il y a une semaine samedi. Je me promenais sur la Grand-Place, où, en soirée, l'un des premiers soleils d'été, dans un plaisir languissant, étirait ses derniers éclats d'orange sur les magnifiques façades de pierre gris-jaune et les dorures brunies des maisons des guildes et des hôtels de ville. Il y avait l'ardeur tranquille de chaque soirée de fête. Un sentiment de bonheur planait sur les maisons ; il y avait comme une attente de joie profonde. Un à un, les drapeaux commençaient à pendre aux fenêtres, les beaux étendards, orange et bleu et vert, que le talentueux Herman Teirlinck, poète et peintre décorateur, avait conçus sur commande de l'État. Et dans la lumière du soleil couchant, c'était beau à voir, ces couleurs finement choisies, teintées, qui se mettaient à flotter doucement au-dessus de la place. La vieille, magnifique place semblait se réchauffer dans le souvenir de très anciennes, très somptueuses fêtes. Et il y avait une douce magie aussi chez ceux qui voyaient cela, comme l'attente d'une population entière prête à célébrer un bel événement : ces tenanciers de tavernes zélés qui, comme un devoir solennel, soupiraient et peinaient à déployer leurs drapeaux, tandis que, sur un kiosque, quelques musiciens essayaient furtivement leurs instruments de cuivre, pour un concert d'ouverture chaleureux et toujours digne...
Mais les jours suivants : des défilés bruyants de toutes sortes de personnes ridiculement vaniteuses ; des jeux aquatiques sans joie ni sympathie de la part des spectateurs ; des réceptions à l'hôtel de ville par un bourgmestre qui connaît la fatigue du sourire conventionnel ; et puis, la foire désespérément nostalgique.
Je me suis donné la peine de me promener là-bas. J'ai vu les vainqueurs de Henley s'exprimer avec des mots dignes et des révérences. J'ai entendu trois mots d'un discours à l'hôtel de ville. Et pendant ce temps, même les citoyens les plus naïfs étaient allés au bois de la Cambre, où ils mangeaient du jambon et buvaient de la bière bock, et trouvaient cela divin, heureux d'avoir échappé à ce qu'ils considéraient depuis leur plus jeune âge comme quelque chose de sempiternel, quelque chose d'intouchable, qu'ils désignaient par : « c'est toujours la même chose"....
Car c'est cela qui a rendu toute cette foire aussi artificielle, aussi irritante : elle est restée inchangée, tandis que les sentiments, les opinions, les concepts de la population ne cessent de changer. La kermesse bruxelloise n'est plus de son temps. Comment la rendre à nouveau actuelle ? Le conseil communnal de Bruxelles ne m'a pas consulté ; et s'il le faisait, je serais peut-être terriblement embarrassé. Mais je constate simplement : il n'y a plus d'équilibre, plus d'harmonie entre la fête et le public de la fête.
Je le sais bien : il y a toujours l'ouvrier avec sa famille et le ketje, ainsi que le voleur à la tire et la bonne de la rue Haute marollienne. Il y a toujours les fêtards officiels, et, pour certains divertissements spéciaux, un public spécial. Mais ce qui manque, c'est : la communion. Une partie de l'amour pour la ville dans son expression la plus haute, dans son ambiance festive, se perd même chez les petits bourgeois. On a le sentiment qu'il y a quelque chose qui cloche, que la joie des vrais fêtards ne va pas sans une arrière-pensée ; on sait qu'il y a une incompatibilité entre les mœurs évolutives et le spectacle de fête proposé.
Et cela se voit surtout à la foire. Les forains sont bien plus pratiques que nos organisateurs officiels de kermesses. Plus de carrousel naïf, où un vieux cheval réglait son allure traînante de son pas boiteux : force motrice électrique maintenant, et la « sensation rare » d'être secoué et retourné dans quatre directions à la fois ; plus de tête de Jut pour tester votre force physique : un appareil électrique encore qui mesure votre résistance à je ne sais combien de volts ; plus de diseuse de bonne aventure : des installations spirites sous la garantie de la science ; et des cinématographes au lieu des boîtes à raretés... Car nous vivons à une époque de savoir et de soif de connaissance, une époque qui craint la tromperie et contrôle ses expériences... Je n'ai trouvé qu'un seul vieux manège à chevaux Boulevard Jamar, à la foire de Bruxelles ; il était éclairé par des lampes fumantes et malodorantes, et un petit orgue douloureusement laborieux accompagnait la rotation grinçante et crissante des chevaux indifférents et stupides. Le propriétaire devait être un homme insensé, pensais-je. Non : c'était un malin. Car je n'étais pas resté cinq minutes à regarder, que je vis l'élite de la littérature flamande arriver, monter le manège et payer cher pour avoir la joie de profiter de ce divertissement préhistorique...
Mais n'est-ce pas déjà la plus belle preuve que de tels divertissements désuets ne correspondent plus à nos conditions de vie actuelles, puisque les littéraires, êtres d'exception, paient cher pour pouvoir éprouver le fonctionnement d'une telle curiosité ?
Et maintenant, les festivités ordinaires de la capitale lors de la kermesse ne sont guère plus que... de vieux manèges à chevaux. Et si elles n'ont plus de succès auprès de la population, le conseil communal ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Partout, il a fondé des universités populaires, organisé des cours dans tous les domaines, rendu possible une éducation supérieure, même pour le commun des mortels. Comment peut-il alors encore espérer attirer cette population avec des fêtes nautiques et des montées à la perche ? Elles conviennent parfaitement à des gens qui sont assez élevés spirituellement pour redevenir spirituellement simples. Mais cela ne peut être attendu des « parvenus intellectuels » qu'il a élevés jusque dans les couches les plus basses de la population. Et c'est pourquoi il est souhaitable que les festivités des prochaines années atteignent un niveau plus élevé...
Seuls les artistes protesteront peut-être encore, et les pickpockets, et les servantes, et leurs chevaliers servants.
Mais de telles personnes comptent-elles vraiment ?...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 5 septembre)
Bruxelles, 30 août 1907
Après avoir été, pour vous, chers lecteurs, un mois durant, la cloche de fête de la Flandre, vous rapportant des nouvelles du Sud, de l'Est, de l'Ouest et du Nord, relatant tout ce qui, entre la mer du Nord et la forêt de Soignes, a suscité la joie et le bonheur des gens et des citoyens, des amateurs d'art et des archéologues ; après les fêtes bruxelloises, locales et nationales ; après Bruges-Zeehaven et l'exposition de la Toison d'Or, dont j'ai encore tant à vous dire ; après le Congrès historique de Gand et les excursions en Flandre du Sud et en Zélande ; - après avoir ainsi consciencieusement rempli ma tâche de chroniqueur festif, chers lecteurs, je suis tombé malade.
Ne craignez rien - bien que je vous remercie de votre sollicitude - il ne s'agissait pas d'une maladie mortelle ; non pas que les nombreux banquets aient récompensé mon enthousiasme gastronomique par une gastrite ; ne croyez surtout pas que les nombreuses fêtes m'aient, une fois rentré chez moi, convaincu de la vanité des vanités, au point que, par réflexe, ma bile en aurait pris une couleur effroyablement noire. Non, ma maladie était autre, et elle est singulière. Imaginez : je mangeais aussi bien qu'avant ; aucun cauchemar ne troublait mon sommeil ; mon humeur - selon mes proches - n'avait jamais été meilleure ; aucune toquade ou caprice ne venait troubler la sérénité de mon esprit limpide et transparent. Mais il y avait pire : moi, qui vis de la plume et du papier ; moi, qui tire mon pain quotidien des flots d'encre : j'ai soudain été saisi d'une aversion terrible pour tout ce qui touche à l'écriture. Une main en train d'écrire me causait une horreur semblable à celle provoquée par le fameux « Mane, Thekel, Pharès ». Une fureur inconnue ne me laissait même pas de répit devant un quelconque imprimé : sans le lire, ma main inconsciente le vouait au feu. Lire et écrire : ils étaient devenus pour moi des fantômes de Banquo ; et je n'étais heureux que lorsque je savais pouvoir échapper à leur éventualité...
C'était grave. « Simple paresse », disait ma belle-mère en haussant les épaules. Mais je savais mieux, et fis venir un psychiatre. Et celui-ci diagnostiqua avec euphorie : graphophobie ; avec, comme traitement : quatorze jours de vie contemplative, de préférence loin de toute civilisation.
J'acceptai volontiers cette prescription, d'autant plus que je connaissais assez de grec pour être totalement rassuré quant à l'évolution de ma maladie, et même avec l'espoir... de ne pas guérir trop rapidement. Je me retirai donc des rues de Bruxelles, pour aller là où même les livres de méditation ne me suivraient pas, ni les animaux familiers, comme il en va souvent des ermites. Et après m'être comparé - dernière activité purement intellectuelle - à Cakya-Mouni et à Siméon Stylite, je m'identifiai à Mère Nature : vacances spirituelles que je vous souhaite à tous... Et ce que j'écris ici n'est rien d'autre qu'un compte-rendu succinct de telles activités négatives, de tel labeur végétatif...
Ma première retraite, je l'ai choisie parmi les plus proches : j'ai commencé ma cure dans les cinq mille hectares de forêt que l'État nous a conservés de la forêt de Soignes, - sous l'administration hollandaise, quatre mille hectares en ont malheureusement été détruits, - et que j'espère, même pour mes descendants, si j'en ai, nous serons préservés. (Car, soit dit en parenthèse, je pense, comme les meilleurs de mes compatriotes, que des arguments tels que l'agrandissement de l'hippodrome de Boitsfort, des réservoirs d'eau potable, des canalisations électriques, des lignes de tramway, et que sais-je encore, ne devraient rien enlever de ce qu'il nous reste. La forêt est propriété de l'État, donc aussi ma propriété ; et moi, qui sais que toute mutilation peut être évitée, j'exige donc qu'elle soit évitée.) Je me suis donc installé, à une demi-heure de la porte sud-est de la capitale, sous les hêtres, sur la mousse de la forêt de Soignes...
« S'installer » est un grand mot, puisque je n'ai passé qu'une infime partie du temps à « m'allonger ». Car c'est une fausse idée de croire que la contemplation implique la passivité physique. Marcher, au contraire, en est une nécessité, du moins pour moi. Car marcher génère le rythme, et le rythme génère la coordination des images. L'introspection en marchant me semble meilleure que celle en position allongée, elle est plus joyeuse, plus vivante ; allongée, elle mène à l'inanité ; en marchant, elle renouvelle constamment l'être, elle est virile et énergique ; allongée, elle est, païennement parlant, apollinienne ; en marchant, dionysiaque...
Je me suis donc mis à « contempler » en marchant, comme Ruysbroeck le lyrique et le dramatique, et dans les mêmes lieux où il errait jour après jour, entre les troncs d'argent et les hêtres élancés, sous les feuillages dorés-verts, sur le tapis de feuilles rousses de la forêt de Soignes, de Boitsfort à Auderghem, Hoeilaart, Groenendael. Si j'avais soif, je mangeais les dernières fraises des bois, les framboises, les premières mûres aux jus noirs. Si j'étais fatigué, je me reposais sur les mousses d'un vert profond ou sur un lit rugueux de bruyère en fleurs. Le matin se réveillait avec mille chants d'oiseaux. Le loriot répondait comme une question au pic criard. Les petits oiseaux, tout là-haut, avaient le rire discret de jeunes écolières. Et, presque sous mes pas, sautaient les bruants, que l'on appelle bergeronnette, et les mésanges au plumage vif. Il y avait un doux murmure de ruisseaux, un bruissement frais des roseaux, près des étangs où les eaux ressemblaient à des boucliers d'argent terni. Car même le ciel était, tout en étant ensoleillé, entrevu à travers les feuilles vertes des étangs, d'un argent mat et immobile... Et dans cette forêt matinale, il y avait une attente joyeuse, presque une pieuse appréhension, une incertitude remplie de crainte...
Vers midi, c'était comme si une plus grande conscience s'installait aussi dans les arbres. Là où le dôme des innombrables cimes restait immobile au-dessus des arbres uniformément illuminés et ensoleillés, et où le silence ne laissait plus rien à deviner, dans l'atmosphère empreinte de gravité, et, pour ceux qui pouvaient la supporter calmement, de bonheur : là, je m'allongeais sur le dos, les yeux grands ouverts. Je voyais comment les troncs infinis, tous unis en un seul point céleste, se penchaient sur moi comme une destinée inébranlable, semblant m'englober comme un faisceau de lois de la vie, maintenues ensemble autour d'un axe, qui s'élevait droit depuis mes yeux, par une volonté très élevée. Je restais allongé, et, si j'osais regarder longtemps, une grande paix s'installait en moi. Je ne ressentais plus de conflit entre des impressions et des concepts contradictoires ; c'était l'acceptation, dans une conscience grave, de forces limitatives mais grandioses ; c'était la certitude, dans une joyeuse assurance, qu'on pouvait les contenir en soi, et qu'on ne succomberait pas sous leur poids.
Mais avec le soir, une nouvelle angoisse s'installait : non pas une appréhension questionnante comme le matin, mais une terreur panique face à une puissance inéluctable. Les arbres devenaient comme des gardiens tragiquement sourds et muets d'une obscurité illimitée. Les taches de soleil, léchant bas sur les feuilles rousses et craquantes, étaient comme de l'or imaginaire, qui disparaît dès qu'on tente de le saisir. L'appel au secours des geais résonnait comme un avertissement impuissant. Le battement lent et certain des ailes des hérons traversait l'air, devenant de plus en plus plombée...
Alors je me dirigeais vers la lisière de la forêt : la vallée doucement vallonnée s'étendait à mes pieds. Les gerbes de blé riches en nutriments étaient alignées en rangées droites sur les champs. De toutes les cheminées montait un peu de fumée nacrée. À chaque fenêtre brillait une lampe jaune. Et j'entendais une voix féminine fraîche chanter... Mais sur cette paix splendide, ne voyais-je pas ? là, la grande forêt projetait son ombre lourde, au-dessus de la vallée apparemment heureuse. Et de ces rangées de gerbes, des lampes et des chants frais, il y avait un passage vers la grande Forêt, comme pour une dévotion fébrile et terrifiante, d'une sombre paix de sommeil...
Ainsi la terre devenait pour moi un immense symbole. Le matin, elle se levait, pleine de l'intuition du mystère. À midi, elle acceptait avec une grande conscience. Et le soir, elle trouvait son repos, en obéissant à des forces plus grandes que ses propres lois. Et dans ce cycle de la journée, je retrouvais ma propre vie, et toute vie, avec un sens grandiose et pur, le cœur rempli de paix, la tête d'une énergie nouvelle. Car la grande forêt me l'avait enseigné, et les champs, et la vallée, et les chants. Je ne craignais plus de me remettre à écrire, car écrire, c'était simplement se remettre à vivre.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 26 octobre 1907)
Bruxelles, 23 octobre 1907
Mes devoirs patriotiques et les exigences de la loi électorale - il faut résider trois ans dans la même communauté pour être électeur - m'ont rappelé dimanche dernier dans le petit village au bord de la Lys où j'avais autrefois vécu et passé les plus belles années de ma vie. Une partie du conseil communal devait y être réélue, et on m'avait averti que la lutte serait homérique. Ce serait cette fois animé, dans ce coin tranquille de terre, ce recoin perdu de la Flandre que personne ne connaît sinon parce que quelques artistes y résident. Cela faisait trop longtemps que tout se déroulait paisiblement ; une fois élu à « la Loi », on y restait pour toute la vie, assurant sa position avec autant de droit et de raison qu'un membre de l'Académie royale flamande. Mais maintenant, cela allait changer, il fallait que cela change : une opposition s'était formée, grognant si elle ne criait pas, se réunissant dans les auberges pour conspirer, critiquant bruyamment l'éclairage public et insinuant à mots couverts que l'échevin des travaux publics avait été soudoyé par l'entrepreneur du pavage du « Klein Kasseidje ». Cela devenait terrifiant. On voyait le bourgmestre froncer son visage joufflu de souci et d'inquiétude, tandis que le chef flamboyant et rouquin de l'opposition déclarait solennellement à qui voulait l'entendre que, s'il était élu, jamais les gendarmes ne viendraient plus troubler les braconniers et les pêcheurs nocturnes du village. Il y avait des hochements de tête préoccupés lorsque les finances communales étaient abordées. On souriait de façon moqueuse lorsqu'on parlait du zèle de certains échevins. On clamait que c'était scandaleux que, depuis dix siècles, le clocher de l'église était privé d'une horloge à laquelle il avait droit. On chuchotait que le sacristain s'était rendu coupable de concussion en fournissant l'huile de pierre pour l'église. Et on avait soudain découvert que l'enseignement était défectueux.
Voyait-on d'ailleurs cette chose terrible se produire : l'instituteur qui allait chaque dimanche au théâtre flamand de Gand, tandis que la bière des aubergistes locaux restait dans les caves à s'aigrir sans être bue ? Ne savait-on pas qu'il donnait des leçons grassement payées aux fils d'un châtelain, alors que les enfants de la seconde classe ignoraient même que le champ de leur père était un parallélogramme et qu'un hêtre bien formé pouvait se vanter du titre de cylindre ?
Ce n'étaient pas les seules plaintes contre l'administration communale en place : on criait que c'était une bande de radins ; bien sûr, d'un autre côté, on parlait de gaspilleurs d'argent qui avaient dilapidé les sous de la paroisse. Et ainsi, cent cinquante des deux cent soixante-dix électeurs, après de nombreux « petits voyages » à la bière, en étaient venus à penser qu'il y avait effectivement « quelque chose de pourri » dans l'administration du village au bord de la Lys ; s'ils avaient eu Ibsen comme lecture courante (mais l'enseignement est si arriéré !), ils auraient parlé d'un « cadavre à bord ». Maintenant, ils se contentaient d'aider énergiquement les leaders de l'opposition qui leur avaient ouvert les yeux - d'autres disaient que ces mêmes leaders jetaient au contraire de grandes quantités de sable dans ces mêmes yeux - ils se contentaient d'appuyer énergiquement en buvant des pintes ce qui leur semblait être des vérités incontestables. Il fallait un changement ; l'avenir était en jeu ; un déluge était imminent si cela continuait ainsi ; le vieux village devait connaître le progrès, s'il voulait être préservé de la ruine.
Voilà ce qu'on m'avait écrit : je craignais de trouver le village en effervescence, lorsque j'y suis arrivé, vendredi dernier. Je me trompais : tout avait conservé le calme d'autrefois. La salutation de Peetje Lauwaert était tout aussi gracieuse, le sourire de Treeze Verkerke tout aussi humble et amical qu'auparavant. Sur les basses plaines d'octobre, dans les champs où fumaient les petites maisons rabougries, je voyais les mêmes silhouettes au travail comme avant : on récoltait les dernières pommes de terre ; un semeur, en marchant, lançait rythmiquement les graines de seigle ; des femmes courbées coupaient des feuilles de navet ; et le soir, les longues traînées de fumée bleue des feux de pommes de terre s'étiraient à l'horizon infini leur ligne persistante... Les gens me parlaient : l'année, disaient-ils, avait été bonne, les épis pleins et la paille longue ; celui-ci avait eu son douzième enfant, celui-là sa vache était morte... C'était la vie simple d'autrefois, la même tranquillité amicale, la même beauté tendre que j'avais si souvent appréciée. Et je ne pouvais donc pas imaginer que cela changerait avec « la Loi » : avec mes souvenirs en tête, je voyais dans l'avenir comme dans le passé chaque conseiller se rendre à la réunion comme chaque mois : la chemise blanche fraîchement repassée, le costume en drap bien brossé, les chaussures épaisses où les cors aux pieds brillaient comme des miroirs noirs. Je les voyais s’y rendre, profondément pensifs ou souriants : le fermier Ivo avec ses six orteils et sa grande connaissance des bêtes, Nandje le menuisier avec sa parole lente et hésitante qui résonne comme un sifflement hésitant. Je voyais le petit échevin acariâtre, si naïvement satisfait de lui-même ; je voyais le bourgmestre, dégingandé qui ne sait quoi faire de ses mains ; je voyais le secrétaire nerveux et extrêmement poli. Et je les voyais tous, pour maintenant et pour toujours, assis à la réunion, hésitants et gênés par leur sens des responsabilités, surveillant la caisse communale avec soin et crainte. Et je ne pouvais pas imaginer que quelque chose avait changé, que quelque chose changerait, que quelque chose pouvait changer.
Cependant, lorsque je suis allé rendre visite à mes amis artistes le soir - je ne révélerai pas leurs noms - j'ai entendu que cette tranquillité n'était guère plus qu'un calme avant l'orage. Poorterken avait menacé son propre père avec son fusil pour lui faire comprendre que voter pour l'opposition était un devoir. Pierke Bakkers avait raconté désespérément que l'opposition donnerait le double de ce que Monsieur le Curé offrait aux pauvres gens comme lui ; et quelqu'un était devenu fou, complètement fou, si fou qu'il devait être surveillé jour et nuit, de peur qu'il ne tue son voisin, qu'il s'imaginait être le diable, à cause d'un morceau de caoutchouc que ce dernier avait touché...
Il y avait pire et plus inquiétant : de grands propriétaires terriens avaient averti leurs fermiers que, si l'opposition obtenait la majorité, le loyer serait augmenté. L'inquiétude et la colère grandissaient dans les esprits. Les esprits lents se mettaient à réfléchir ou à s'agiter. Extérieurement, on n'en voyait pas grand-chose : à l'intérieur, cela flambait.
Je m'en suis rendu compte plus tard, lorsque, pour me documenter, j'ai visité les « estaminets », accompagné de l'habitant de la ville qui agit comme premier opposant. Alors, j'ai vu qu'il y avait vraiment de l'agitation. Les têtes se rapprochaient ; on murmurait ; un juron montait, on criait bientôt : il fallait faire sauter tout cela ; ça ne pouvait pas continuer, ce serait explosif dimanche....
Dimanche est maintenant passé depuis trois jours déjà et... le changement a été très minime. Beaucoup de tension dans l'air de dimanche, vers le grand calme des nuages blancs qui flottaient au-dessus des champs non perturbés. Une hésitation, une peur de la bagarre annoncée, le soir, quand on aurait bu....
Ils allaient dignement, seuls ou en petits groupes mystérieux de trois ou quatre, vers l'école communale où l'on votait. Là aussi, calme tendu ; peu d'attention, sinon une attention craintive, pour le défi que l'opposition avait fait peindre sur une toile blanche : « Mille francs à celui qui peut prouver qu'il y a parmi les adversaires un athée ». Seules les auberges étaient un peu animées : on discutait des chances, on était inquiet, la loquacité bruyante de la veille était tombée en conversations presque monosyllabiques. Certains ivrognes commençaient leur tournée, entamant les discours profonds que le genièvre leur inspire... Et ainsi, midi arriva : un midi, apparemment, comme tous les dimanches, où d'abord on mangeait la viande de soupe aux carottes et on buvait un petit verre de bière, puis on faisait la sieste...
Je rencontre le premier candidat de l'opposition ; et à mon « alors ? », je vois un visage préoccupé, qui a perdu toute sa belle assurance énergique, flétri par les excès d'alcool des derniers jours, avec l'air fatigué de quelqu'un qui aurait passé de longues nuits au chevet d'un malade. Il hausse les épaules et répond : « Qu'est-ce que ça peut me faire ? Je veux simplement défendre mes principes, pas me mettre en avant ! » Et, la tête baissée sous le poids des soucis, il poursuit son chemin...
Peu à peu, la nuit d'octobre, froide et brumeuse, s'installe. Les ivrognes errent sur la route : ils sont les seuls à parler de l'élection. Une calme sournois s'installe partout ; dans tout le village, règne une indifférence hypocrite. Sous un masque de nonchalance dominicale, la curiosité de chacun se promène lentement de taverne en taverne. Et l'on demande : « Je vais prendre une bière ? » ; mais on dirait plutôt : « Quel sera le résultat «
Soudain, une nouvelle fuse comme un feu d'artifice : Nandje a une majorité de cent voix pour le poste d'échevin des travaux publics. Cela doit être vrai : le drapeau national est hissé sur la façade de chez Nandje. Sa maison est envahie : des verres sont servis ; la clique habituelle des buveurs est là ; la bonne nouvelle réclame soif, soif de genièvre...
Et maintenant, le résultat complet est bientôt connu : deux de chaque parti sont élus... Et l'orgie commence ; le passage de taverne en taverne devient une marche triomphale. Pour quelle raison je ne sais pas, mais on me souhaite aussi bonne chance ; ce qui me coûte quelques tournées...
Les élus se montrent généreux ; leurs soucis sont derrière eux ; leurs yeux brillent. Le premier candidat se montre humble : après tout, il savait bien qu'il ne pouvait être que élu. Les bandes envahissent les tavernes en hurlant. Poorterken répète en riant qu'en cas de défaite, il aurait tué son père ; Pierke Bakkers célèbre le futur radieux de la bienfaisance municipale avec une profusion de « gouttes ». Certains des ivrognes ambulants sont déjà allongés dans les coins en ronflant.
Ainsi dans la salle de taverne surchauffée, enfumée, maudite et criarde. Dehors, sous la pluie fine, mélancoliques comme des chiens mouillés, marchent deux gendarmes impuissants et très inutiles.
Plutôt que de vous servir des réflexions profondes sur les élections municipales des grandes villes, qui, par ailleurs, n'ont guère apporté de changement au pays et à la politique, je vous ai écrit sur l'élection dans mon village de la Lys.... Puissiez-vous bien vous en porter, gens, comme on dit.