(Paru à Rotterdam, dans le quotidien "Nieuwe Rotterdamsche Courant")
Léopold II et l'insulte (24 juillet 1906) - Le roi à la maison (18 novembre 1907) - Retour de Wiesbaden (6 juin 1908) - Le roi, ses tableaux, et ceux qui l chicanent (3 juin 1909) - Le roi est malade (16 décembre 1909) - Le roi Leopold II † (16, 18, 19 et 20 décembre 1909à - Après l'agitation (25 et 29 décembre 1909) - Le prix de la royauté (6 janvier 1910) - Une histoire édifiante (27 janvier 1910) - Les millions perdus (7 mars 1910) - La maladie de la petite reine (27 novembre 1910) - Un anniversaire et une visite (20 décembre 1910)
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 30 janvier 1908)
Bruxelles, 21 juillet 1906
Combattre un principe à travers la personne qui le représente ne sera jamais un acte de haute politique - et qui n’est pas plus noble quant les cléricaux pour nuire au socialisme, reprochent à Monsieur Vandervelde ses millions. Un tel acte vient de se produire chez les socialistes dans deux articles - les premiers d'une série intitulée Histoire d'une Favorite -, où Le Peuple insulte le roi Léopold : et ce avec d’autant moins de noblesse à une époque où la royauté est devenue purement un pouvoir "exécutif";, et où notre "législatif"; doit compter avec les socialistes. Vouloir nuire à la royauté en fouillant dans la vie privée du roi ne peut donc guère être considéré comme un acte noble, quelle que soit son origine ; s'il vient de ceux qui prétendent que les jours de la royauté sont comptés, alors il doit, dans l’esprit de celui qui le commet, ressembler au coup de pied de l'âne de la fable.
Car il est largement admis que la cible des attaques et des ragots scandaleux du Peuple est bien plus la royauté que le roi lui-même. Tout d'abord, parce que Léopold II étant une figure si singulière, personnelle et remarquable et, que dès lors, l'auteur intellectuel des articles en question - l'un des littérateurs, et non des moindres, du parti - doit certainement lui porter une certaine curiosité, voire une sympathie indulgente.
La personnalité libre et décontractée du roi Léopold est en effet celle qui doit attirer et captiver tout écrivain, tout « amateur d'âmes ». Le peuple, ou du moins une partie de son peuple - je parle ici également de la bourgeoisie - lui a souvent refusé son amour ces dernières années et ose même le siffler lorsqu'il apparaît : celui qui peut lire dans un sourire (et qui ne connaît pas le sourire des rois belges, qui se dessine même sur les lèvres du prince Albert ?) et qui sait apprécier une volonté déterminée, là où elle se manifeste, dans une époque qui est généralement dépourvue de volonté, ne y peut rester indifférent, ou se moquer d’un roi comme Léopold ; celui-là... lui pardonnera beaucoup.
Intelligent mais impulsif, rusé mais autocratique, sceptique mais imposant sa propre opinion, ce "homo duplex", - Germain par son père, Latin par sa mère, et par tout son être intime Européen, - il représente cette nature double et neutre, caractéristique mais néanmoins essentielle, de ce qui peut être qualifiée de "belge";. Leopold, ni Flamand, ni Wallon, mais "premier des Belges" ;, est, plus que quiconque dans son pays, un Belge et ce que les Wallons et les Flamands ont en commun à travers des siècles de fréquentation : une obstination claire, qui sait donner le coup de collier au bon moment : cette qualité, plus que tout autre parmi ses sujets, appartient à leur souverain.
Cette double nature, qui reste une double nature en tout, le roi le plus moderne, le plus "adapté"; mais qui conserve sous son ironie toute la fierté des rois "par la grâce de Dieu"t;; qui, parce que son peuple n'a pas applaudi de manière enthousiaste à sa dernière volonté concernant le Congo, a ordonné l'arrêt de tous les travaux d'embellissement qu'il avait fait entreprendre à Bruxelles ; dont le caprice cache un calcul, dont le calcul semble générosité ; qui traite ses filles de manière non paternelle et règne sur son peuple le plus souvent depuis l'étranger ou en mer. Il est vrai que bien souvent, par simple routine, il est honoré par son peuple, et ce que m'a récemment dit un député catholique, même sans arrière-pensée, je l'espère : « notre Roi est plus aimé à Paris qu'en Belgique ; pourl'intellectuel, pour l'esprit aiguisé, qui juge avec d'autres critères que l'intérêt personnel et la sentimentalité, Léopold II reste une intelligence grandiose et pratique, un puissant homme d'affaires clairvoyant dans notre société commerciale, un roi magnifiquement pragmatique... à qui l'on accorderait volontiers, pour se divertir, quelques plaisirs de moindre importance, de moindre prestance, auxquels le sceptique qu'il est lui-même attache peu d'importance.
Oui, ces écarts, pour celui qui reste ouvert, deviennent un élément supplémentaire d'intérêt ; ce sourire derrière les lunettes mystérieuses et dans la barbe blanche mystérieuse, qui en dit plus sur sa générosité propre que ce qui serait attendu de cet homme d'action, attire plus que le pli vertical sur le front des jours officiels ; et je connais ici à Bruxelles, dans cette ville où, comme dans toutes les grandes villes, l'enthousiasme est remplacé par l'ironie et la profondeur de la pensée par sa rapidité, plus d'un dilettante intellectuel, qui porte plus d'affection au roi pour ses véritables ou supposées « fredaines », que pour son pouvoir sur le marché mondial et son autorité en tant que politicien mondial.
Maintenant, cependant, on raconte que ce pouvoir et cette autorité sont utilisés pour satisfaire ces « »fredaines », ces... excès. Le roi utiliserait son rang pour favoriser ses propres intérêts, sans parler des intérêts intimes. Pour le dire crûment : les millions belges passeraient entre les mains d'une « favorite ». Et cela nous est raconté, dans des termes peu courtois par Le Peuple, qui y trouve matière à des révélations peu édifiantes. Rien n'est prouvé jusqu'à présent, ni même indiqué comment on peut savoir que ces millions auront cette destination. On ne dit pas non plus sur quelle source s’appuient de telles affirmations. On « assure » seulement, ce qui nous donne la liberté de croire ce qui nous semble bon, et d'attendre la suite des révélations, qui devraient apporter les preuves nécessaires.
Entre-temps, une chose est prouvée : j'ai raison de penser que ce n'est pas le roi, mais la monarchie qui est visée. Et pour atteindre cet objectif, les vulgarités les plus basses sont publiées, et l'on raconte comment le roi Léopold se comporte envers une dame. l'année dernière déjà, on disait qu'il avait conclu avec elle un mariage morganatique, d'où... un héritier du trône était né. Maintenant, il est question de la vie intime de cette femme. Les détails croustillants ne manquent pas, et ceux qui aiment ce genre d'histoires pourraient même en apprécier certains, si elle ne nous était pas présentée comme une affaire d'Etat de la plus haute importance... toujours sans preuves.
Une affaire d'Etat ? Attendons les prochains articles du Le Peuple... Une histoire vraie ? Qui, n'ayant pas vu de ses propres yeux, prêtera serment ? Il faut poursuivre l'auteur des articles : c'est ainsi que nous pourrons peut-être apprendre quelque chose...
Entre-temps, je relis les touchantes « mémoires » de Madame du Hausset. Elle était une noble dame, au service intime de madame du Barry, la favorite du bien-aimé Louis XV. À cette époque, toutes les femmes étaient belles, tous les hommes courtois et amicaux, tous les vêtements étaient en soie et en velours ; mais chaque sourire cachait un calcul, chaque révérence cachait de la jalousie, chaque vêtement cachait de la haine ou de l'envie. Le centre était un roi - un débauché, insensible à l'excès de plaisir. Mais Madame du Hausset nous montre aussi ce roi qui, dans cette position, s'était choisie une amie ; et là, là il devient un être humain, un être triste et déçu, qui cherche ce véritable amour...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 10 novembre 1907)
Bruxelles, 8 novembre 1907
Ne craignez pas que je commette le sacrilège de comparer Leopold II à un vulgaire citoyen, tenu par la loi de posséder un domicile fixe. Quand j'écris : « le Roi à la maison », ce n'est pas une indication que je lui refuserai le droit de se sentir chez lui aussi bien dans la villa du Cap-Ferrat, qu'il a humblement baptisée « Passable », que dans le palais de Bruxelles encore en cours de rénovation, ou dans le parc de Laeken avec toutes ses dépendances. Le roi est un grand voyageur, et pour les grands voyageurs, s'applique le cicéronien « Ubi bene, ibi patria ». Et ici, je dois faire une restriction : je ne veux en aucun cas reprocher à Leopold II de chercher parfois sa « patria » au-delà des frontières : comme cela se passe actuellement en Belgique, je comprends très bien que le Roi ne trouve guère son compte ici, et que sa perpétuelle jeunesse lui permette d'entreprendre d'autres voyages instructifs que des sorties à la mer, une visite au Musée d'Anvers, ou un voyage jusqu'à la Grotte de Han : les seules curiosités de notre patrie. Le Roi, qui peut dire à M. Beernaert, son intime ennemi : « Mon cœur ne peut se résoudre à vieillir », et : « Être malade est une erreur ; je ne mourrai que par inadvertance »; le Roi, qui possède encore toute la vigueur, tout le dynamisme, tout le panache de notre troisième Grand Vieillard : le citoyen Edmond Picard, qui porte ses soixante-dix ans avec plus de vigueur que nombre de jeunes hommes leurs « deux petites croix », comme disent nos paysans ; je ne peux que trop admirer Leopold II, dans toute sa grandiose obstination, - même si je regrette que cette obstination soit parfois préjudiciable à la Belgique, - pour ne pas trouver tout à fait naturel qu'il cherche à l'extérieur, je veux dire : en dehors de cette Belgique qui n'est pour lui qu'un grand entrepôt, un peu de plaisir et de distraction, un air un peu plus pur, et qu'il aille, dans des contrées qui lui plaisent mieux que la plaine monotone flamande, les collines banales du Brabant, la suie des vilaines régions minières et les arbustes des Ardennes, se construire un petit nid, chercher un « chez soi », « où il pourrait dormir en paix et être libre ».
Ainsi, lorsque je dis : « Le Roi à la maison », cela n'implique aucun reproche, pas plus que cela ne serait ironique. Je le dis avec simplicité, et avec la joie intime d'un enfant qui voit son père rentrer le samedi soir après une semaine de travail loin de la maison et se précipite pour le prendre dans ses bras...
Nous l'avons donc de nouveau parmi nous, à Bruxelles. Et pour que tout le monde le sache, il a, lui qui préfère habituellement l'anonymat d'une automobile, revêtu son grand uniforme de général en chef ; à son grand maréchal de la cour, il aurait dit : « D'Oultremont, faites de votre mieux : nous allons éblouir les foules » ; il a fait atteler son plus beau carrosse de cour « à la Daumont » ; et... un quart d'heure plus tard, il roulait triomphalement, par l'Avenue Louise, vers la Forêt de Soignes ; et les passants se demandaient ce qui se passait ; si l'ouverture de l'exposition universelle de 1910 avait été avancée peut-être ; ou si le Roi commençait à vieillir, renonçant aux voyages et délaissant les pompes modernes de l'automobile au profit de la vieille carrosserie dorée du carrosse royal ?... Pendant ce temps, Leopold II riait sous cape, et murmura à l'oreille de d'Oultremont : « Voyez-vous comme ils sont épatés ? » Et hier, il est reparti dans le même appareil ; et entre-temps, il a fait appeler le ministre de Trooz, pour discuter un peu avec lui. Et maintenant, tout le monde le sait : le roi n'était pas venu nous rendre visite en passant, pour voir comment se portait le palais, ou quel aspect avait la Forêt de Soignes en automne : il était venu en vrai roi, pour discuter et régler les affaires du pays avec le chef du gouvernement en des circonstances très difficiles ; et pour que tout le monde le sache, il s'était montré dans toute la solennité imposante qui convient à un souverain régnant et puissant.
Le roi a donc parlé avec le ministre de Trooz. Ce qu'ils se sont dit entre eux, je ne peux évidemment pas le répéter mot pour mot : je n'étais pas là. Mais notre servante a une nièce, dont la fille fréquente un valet de chambre royal. Et par ce canal, j'ai appris certaines choses que je vous rapporte, bien entendu avec toutes les réserves nécessaires, car je n'ai rien entendu de mes propres oreilles. M. de Trooz, dont la voix, comme celle d'une trompette de jouet, s'infiltre très facilement par les trous de serrure, aurait parlé de la manière suivante :
Monsieur de Trooz, dont la voix, qui résonne comme celle d'une petite trompette d'enfant, pénètre très facilement par les trous de serrure, aurait dû parler en ces termes :
« Sire, ça ne va pas bien ; ça ne va vraiment pas bien du tout. Notre ennemi Beernaert ne fait rien d'autre que de se réjouir en se frottant les mains. Il est tellement content qu'il a offert un banquet aux membres de la commission belgo-hollandaise, où, Sire, vos banquets paraîtraient bien modestes en comparaison. Et les vins ! Moi, de Trooz, qui ai mon mot à dire là-dessus, je n'en bois pas deux fois par an. Et à l'un des Hollandais, qui lui demandait des nouvelles des travaux de la XVIIe, il a répondu : « Ça va très bien, merci. » - Et ces travaux, Sire ! Les suivez-vous ? Moi-même, je ne les dirige pas, voyez-vous ; ce n'est pas moi qui vous pousse petit à petit dans le coin ; je suis simplement heureux de ne pas être dans cette XVIIe, car je ne voudrais pas avoir cela sur la conscience : tous ces droits à la nation et pour vous, presque rien de plus que le domaine royal et les mines de charbon...
« Le domaine royal ! Avez-vous vu qu'ils commencent à s'en mêler à l'étranger aussi ? La « Frankfurter Zeitung » par exemple. Elle ose dire franchement : le but des hommes politiques belges doit être de contrecarrer l'activité de la société que vous avez fondée autour du lac Léopold II, et de conserver le domaine royal pour l'État du Congo. Et c'est, dit-il, aussi dans l'intérêt de l'Allemagne, qui a intérêt à voir le Congo annexé, mais uniquement dans les meilleures conditions pour la Belgique.... Ne dirait-on pas que ces gens ont plus confiance dans la Nation que dans vous, Sire ? Il est absolument nécessaire, dit la « Frankfurter Zeitung », que vous vous soumettiez à la volonté de vos ennemis de la commission coloniale ; car si vous rendez impossible pour la Belgique de prendre le contrôle du Congo, - en restant attaché, par exemple, au domaine royal, - cela pourrait avoir les conséquences les plus néfastes : l'hégémonie anglaise en Afrique confirmée par une nouvelle colonie franco-anglaise : le Congo, que la France a le droit de préemption, mais qu'elle partagerait amicalement avec l'Angleterre.... Cela serait désagréable pour l'Allemagne, semble-t-il.
« Et l'Angleterre semble également ne pas apprécier que le Congo reste sous un régime absolutiste. Les puissances qui ont signé l'Acte de Berlin attendent plus pour les populations indigènes d'un gouvernement populaire et ouvert en plein jour que ce qu'elles n'osent espérer de vous, Sire. Que pensez-vous de cette prétention ? N'est-ce pas suffocant ? Étouffez-vous, Sire ? »
Mais Sire ne s'étouffait pas, restant à sourire de manière ambiguë. Après un moment, le ministre de Trooz continua :
« Et dans le pays, ça ne va pas mieux. Woeste, notre ami Woeste, qui avait déjà pris les devants, n'a actuellement plus d'énergie qu'un mollusque que je ne nommerai pas. Il fricote presque avec l'ennemi. Lui, qui avait promis solennellement de soutenir la merveilleuse proposition que vous avez bien voulu nous soumettre, nous, humbles et reconnaissants ministres de Votre Majesté, il laisse notre projet de loi être piétiné, et il est sur le point de le transformer en tapis pour sa propre bamboche.... Et pire encore : dans le ministère lui-même, ce n'est pas la tranquillité. Quelqu'un voulait s'en aller. D'autres nous rendent ridicules. Je ne demande pas mieux que de rester aussi longtemps que possible, vous le savez, Sire ; cela ne sera donc pas ma faute, si une crise imminente... »
À ce moment, Léopold II sortit de son impassibilité royale :
« Une crise, une crise ! Mais êtes-vous fou, de Trooz ? Auriez-vous envie de me clouer de nouveau sur mon trône belge pendant trois semaines, sans même une escapade sur la Riviera, comme en avril ? »
... Sur ce, semble-t-il, la conversation a pris fin...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 3 juin 1909)
Bruxelles, 2 juin 1909
Je ne sais pas ce que vous diriez si l’on vous qualifiait de négociant véreux, de vendeur-de-ce-qui-ne-vous-appartient-pas, de Béotien et autres épithètes du même genre. Même si, dans votre for intérieur, vous vous sentiez mériter ces appellations ; même si vous possédiez l’olympisme du consul romain qui daignait à peine regarder le Barbare qui lui tirait la barbe ; même dans ce cas, vous ressentiriez sans doute un certain agacement face à l’insulte ainsi lancée publiquement.
Même si Léopold II a une barbe — un peu clairsemée ces dernières années — qui n’a rien à envier à celle du plus illustre des consuls, je suis convaincu qu’en matière d’olympisme, il est bien loin derrière le plus colérique des pères conscrits romains ; et bien que je n’aie nullement l’intention de l’insulter comme l’ont fait hier MM. Destrée et Vandervelde à la Chambre publique, je crois que le roi doit ressentir un certain malaise face à cette triste affaire de tableaux, une histoire dans laquelle il a eu l’imprudence de laisser trop de lumière se faire. Ainsi, hier soir, après avoir lu ce qui s’était passé à la Chambre, je soupçonne que Léopold II, malgré son scepticisme, devait être quelque peu... nerveux. Je n’ai pas eu l’occasion de demander à son valet de chambre, mais je parierais que c’était le cas.
L’interpellation de Destrée et Vandervelde fut en tout cas remarquable. Et la théorie développée par Destrée était encore plus belle ; si belle, en fait, que je ne veux pas vous la cacher, car elle pourrait bien vous être utile personnellement.
Destrée a dit : Le roi vend quelque chose qui ne lui appartient pas. En effet : les palais, domaines, etc., qu’il occupe sont la propriété belge, et lui sont seulement confiés tant qu’il règne en tant que roi, prêtés avec le mobilier qui les décore, de sorte que les tableaux, qui font partie de ce mobilier, ne sont pas la propriété personnelle de Léopold II, mais un prêt qu’il ne peut pas seulement vendre, mais qu’il doit en plus entretenir. On objecte à Destrée que les œuvres d’art vendues ont été achetées par Léopold II lui-même ; elles ne faisaient pas partie de ce qui lui a été confié à son accession au trône. Mais Destrée n’est pas idiot, et il répond : Il les a achetées ? Oui, avec les trois millions trois cent mille francs que nous lui donnons chaque année pour maintenir son rang, pour nous représenter dignement, nous, les Belges ; pour maintenir ce rang, il achète des tableaux ; il les achète donc avec l’argent que nous lui donnons à cette fin ; donc, ces tableaux sont à nous…
Cela parut un peu excessif à Beernaert, qui voulut interrompre. Mais le triomphant Destrée répliqua :
« Auriez-vous osé emporter les tableaux que votre ministère avait transformés en musée lorsque vous avez cessé d’être ministre, même si ces tableaux avaient été achetés sous votre ministère ? »
Et Beernaert resta bouche bée. Et les amis de M. Destrée, futur ministre des Beaux-Arts, applaudirent l’évidence éclatante !
Non mais, je commence enfin à comprendre ce qu’est la propriété. Imaginez que je rencontre le ministre Helleputte, qui, par cette chaleur accablante, protège son crâne des rayons de Phébus avec un magnifique chapeau Panama. Moi, qui ne peux m’offrir qu’un simple chapeau melon, depuis longtemps j’aspire à un authentique Panama. Que fais-je ? Malgré la chaleur, je poursuis le ministre Helleputte et lui tiens ce raisonnement : « Moi, la Belgique, je vous donne chaque année vingt-et-un mille francs et quelques centimes pour maintenir votre rang de ministre. Ce rang, vous le maintenez grâce à des chapeaux coûteux : ne niez pas. Il est donc évident que vous avez payé ce Panama avec ces vingt-et-un mille francs et quelques centimes. Qui vous a donné cet argent ? Moi, monsieur. Donc, votre Panama m’appartient. Et soyez bien heureux que je vous laisse mon chapeau melon en échange. »
Je recommande ce raisonnement à quiconque voudrait enrichir sa garde-robe, et j’attire également votre attention sur les pantalons du ministre Schollaert, la belle redingote du ministre Davignon, la veste du ministre Renkin, et la lourde chaîne de montre du ministre Hubert : tout cela, selon Destrée, est propriété nationale, et donc aussi la vôtre…
Voilà pourquoi Léopold II n’aurait pas dû vendre ses tableaux. C’est admirable, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas que je trouve cette vente très louable : tout au plus courageuse de la part du vieux monsieur qui brave l’opinion publique parce qu’il n’a obtenu gain de cause ni en ce qui concerne le Congo, ni en ce qui concerne la Montagne de l’Art ; bien que je trouve cela un peu mesquin pour un roi, auquel j’aurais souhaité un peu plus de ressemblance morale avec le consul romain dont j’ai parlé plus haut.
Je penche plutôt du côté de Vandervelde, qui demande une loi soumettant l’exportation d’œuvres d’art privées à un contrôle d’État. Le ministre Descamps a fait remarquer les difficultés qu’un tel contrôle a rencontrées en Italie. Il a également signalé que nous avons une Commission des Beaux-Arts vigilante. Ce qui n’a pas empêché, cependant, que 1. les tableaux de Léopold II franchissent aujourd’hui les frontières, et que 2. un membre de ladite commission ait prêté une main secourable dans cette affaire…
Où tout cela nous mène-t-il ? Et cela ne prouve-t-il pas que la surveillance est largement insuffisante ?
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 décembre 1909)
Bruxelles, 18 octobre 1909
C'est une particularité chez moi - certains amis l'appellent une "pose", un mot chargé de mépris ; comme si la "pose", c'est-à-dire une attitude consciente envers la vie, n'était pas le meilleur moyen de défense, et parfois même d'attaque ! : il fait donc partie de mes passions que je sois un admirateur de Léopold II. Oh ! Pas du tout par aveugle amour de la patrie ou par intérêt pour le Congo. Mais parce que j'ai une telle aversion pour la médiocrité humaine, pour la déférence sans couleur, pour toutes les banalités, tant dans l'acte que dans la parole, quand elles portent le vêtement de la convention. Heureusement ! dans mes pensées, je ne côtoie que des héros, et c'est ma consolation dans le quotidien ennuyeux. Et, où je suis bien contraint de vivre avec mes contemporains, je choisis de préférence, lorsque j'en ai l'occasion, ceux qui, par une ou autre particularité, m'inquiètent, par tel ou tel manque d'équilibre. Un esprit, un génie, est comme un couteau : il s'émousse sur du fromage mou ou sur de la pâte à pain, et il a besoin de pierres et de métaux pour faire des étincelles, pour redevenir tranchant, et de temps en temps pour se briser - ce qui est nécessaire.
La personnalité de Léopold II est l'une des meilleures pour aiguiser son esprit, mesurer sa propre modestie, tester ce qu'on a en connaissance psychologique et en sens humain, ou le mettre sur une fausse piste. Quel mélange d'égoïsme hyper-tropique et de la plus folle générosité ! Quel roi des affaires et quel roi par la grâce de Dieu ! Quel cynisme moral et quelle génialité commerciale ! Quelle fièvre et quelle maîtrise ! Quelle faiblesse et quelle volonté !... Le poète français Gustave Kahn en fait le héros de son livre étrange « Le Roi fou ». Et un psychiatre m'a récemment déclaré que la manie du voyage du roi indiquait en effet une certaine maladie nerveuse, une certaine forme d'hallucination. Mais le même homme fonde cette œuvre gigantesque : l'exploitation du Congo ; et, il a encore récemment embarrassé ses ministres à Anvers, en leur présentant un discours dont ils n'avaient pas eu connaissance : ce discours indique des voies que même le plus audacieux spéculateur n'aurait pas osé rêver.
Et maintenant encore...
Mais ici, je dois, à mon grand regret, faire une réserve. Que le roi traite avec ses ministres et ses valets, avec ses filles et ses fournisseurs comme il le souhaite : je lui accorde ce droit, car il est leur supérieur, non seulement en rang, mais aussi en esprit, surtout - à mes yeux - en esprit, selon l'ingéniosité. Mais, lorsque Léopold II se retrouve face à ses semblables, non pas en tant que roi mais également en tant que génie, alors je peux trouver déplacé qu'il se montre méprisant. J'ai des amis avec qui je me dispute toujours : ce sont ceux que j'aime peut-être le plus, et pour qui j'ai sans doute le plus de respect. Le roi Léopold II, homme génial et extravagant, devrait montrer un peu plus de respect envers ces autres rois, ces hommes géniaux et extravagants : les artistes, - les seuls parmi nous, je le dis, avec qui il devrait interagir, même si c'est simplement pour se quereller sans cesse...
Et il y a précisément un fossé, une béance, dans l'autre nature merveilleuse de Léopold II : son mépris royal pour l'art et les artistes. Ce qu'il prouve encore en vidant ses palais - qu'il a, selon la loi, l'obligation de meubler ! - et par cet acte, qui n'est pas noble même s'il s'inscrit bien dans le caractère mercantile du plus grand marchand de caoutchouc de notre temps : la vente de ses œuvres d'art, de meubles, de vaisselle et de peintures.
Je ne vais pas m'immiscer dans les affaires familiales malodorantes qui, semble-t-il, ont donné lieu à cette vente. Je ne me soucierai même pas de savoir où va l'argent, bien qu'il se raconte quelque chose de très piquant à ce sujet : il semble que le roi ait nommé à Paris un collège de trois administrateurs pour gérer sa fortune, parmi lesquels... Georges Marquet, ancien serveur, roi d'Ostende-reine-des-bains, hôteliers à Bruxelles et propriétaire foncier en France, exploitant de maisons de jeux et propriétaire de journaux (Le Petit Bleu, précédemment acheté pour 500 francs par mois par l'administration du Congo, est maintenant entièrement entre les mains de cet homme, qui a été poursuivi si souvent pour violation de la loi sur les jeux) : un homme génial, celui-là : quelqu'un que Léopold II doit respecter, peut-être même avec un peu de mépris apparent, mais alors ; je suis convaincu, avec une sympathie respectueuse. Pourquoi alors agir de façon ignoble envers des gens qui, certes, ne laissent pas des centaines de millions filer entre leurs mains, mais, dans un autre domaine, se sont montrés tout aussi audacieux, tout aussi audacieux, tout aussi grands que Marquet, ancien serveur et beau-père d'un fils de sénateur français ?
Le roi fait donc de l'argent avec ses propriétés artistiques.La plus belle partie, que nous n'avons pas pu voir, est allée, à l'exception d'un tableau, pour la Belgique : tous les vieux tableaux ont été vendus de la main à la main. Maintenant, c'est le tour des œuvres d'après 1830 ; elles ont été exposées dans l'ancien musée ; il y a un droit d'entrée, - bien qu'il soit pour le bénéfice de la « caisse centrale des Artistes belges et de la Mutuelle Artistique », une aumône royale... payée par les amateurs d'art ; et entre les merveilleuses vases japonais, chinois et de Sèvres, parmi lesquels se trouvent ceux qui portent des armoiries familiales ; entre les plus belles anciennes meubles que l'on puisse imaginer ; entre les buffets où brille la vaisselle en argent portant l'écu royal anglais (un héritage), et le lourd service de table en or, un don de la couronne anglaise à Léopold II - et tout cela est à vendre, dit-on ! - là pendent quelque cent cinquante peintures, parmi lesquelles beaucoup sont médiocres mais aussi quelques très bonnes ; et il y a aussi quelques portraits de famille, certes non mentionnés dans le catalogue, mais qui, selon toute probabilité, sont également à vendre. Rien, en tout cas, ne contredit cette hypothèse, étant donné que tout ce qui est ici exposé est déclaré destiné à la vente...
Cela doit être à peine un tiers des collections royales : le meilleur, choisi par les meilleurs experts. Si les affaires vont bien, le reste serait également exposé avec le même objectif et, espère-t-on, le même résultat.
Ce qu'il y a à voir actuellement vaut bien une promenade dans les salles ; d'abord, comme je l'ai dit, pour les meubles et les vases - il y a là un paravent japonais en laque, ivoire et bronze, qui j'aimerais bien ajouter à ma collection, qui, je l'avoue, est encore en sommeil ; ensuite pour une vingtaine de toiles exceptionnelles. Bien que vous n'ayez guère d'intérêt à l'énumération, je ne peux m'empêcher de mentionner les sept magnifiques Alfred Stevens qu'il faudrait absolument garder pour notre musée, ainsi que les quatre toiles de Leys - notamment celle de « Faust et Gretchen » avec la magnifique vue de la ville - et les deux de Hendrik de Braekeleer, même si ces dernières ne sont pas parmi ses meilleures œuvres. Ensuite, il y a ici le plus élégant et le plus raffiné de Lamorinière que je connais ; un rare petit paysage maritime de Portaels ; un tendre Verhas ; un très léger, très atmosphérique Isidoor Verheyden ; un Wappers ridiculement sentimental ; un adorable Frédéric ; une aquarelle très intime et noble de Charles de Groux ; l'une des meilleures scènes de forêt de Courtens ; un beau Claus de sa période de transition ; trois remarquables Oertam. Et puis, venant d'écoles étrangères : de bonnes pièces de Roelofs, Gabriel et Mesdag (il faudrait les acheter pour nos musées, si pauvres en œuvres modernes néerlandaises) ; un Schreyer très remarquable ; un brillant Carolus-Duran ; et parmi les plus belles choses de l'exposition, un paysage vénitien d'un Anglais anonyme : une vue magnifique et atmosphérique de « la Dogana di Mare », que je vais également acheter à Léopold II pour ma collection. Voilà ce que l'on peut voir dans cette exposition royale. Ou non : il y a aussi de magnifiques horloges. Et pour prouver que le roi ne souhaite pas vendre des « chats dans des sacs », et que tout est de bonne qualité, il y avait, lors de ma visite, une mignonne pendule Louis XV qui, avec une voix argentée, avertissait les présents qu'il était onze heures du matin... Je vous le dis vraiment : je m'efforce également d'acquérir cette pendule.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 14 décembre 1909)
Maintenant seulement la capitale, la généreusement moqueuse capitale, semble se rendre compte que le grand homme doit être considéré comme son premier citoyen, le premier des Bruxellois. Nous aimons beaucoup plaisanter, et le faisons généralement sans mauvaise intention. À ce penchant au rire, le suprême Bruxellois ne pouvait échapper le moins du monde : « il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre », disait Voltaire ; et l'homme d'affaires ordinaire de notre bonne ville possède justement quelque chose de l'esprit, de la verve, de l'irrévérence, avec un esprit néanmoins bon enfant, sincère et loyal du valet de comédie français envers son maître. Depuis une bonne vingtaine d'années déjà, il se moque des petites manies, amplifiées en monstruosités, de son maître Léopold II, mais il jubile comme un fou quand celui-ci, lors de la fête de la ville, va rendre visite aux boulistes ou aux tireurs et boit un bon verre de Lambic...
Le roi, dit-on, - que cela soit vrai ou non ! - s'en va. Et soudain, on oublie toutes les histoires, toutes les anecdotes, à Paris et à Bruxelles même, sur des incidents mineurs, inventées - personne ne sait dans quelle mesure elles sont vraies ; le roi, qui en riait à l'époque, ne s'est évidemment pas donné la peine de les contredire : il est trop moderne pour cela !, et à Bruxelles, on connaît trop bien les diffuseurs de certaines nouvelles pour considérer qu'il y ait... de l'exagération ! - on oublie même, à moins de voir en elles, peut-être pas à tort, de véritables symptômes de maladie, les voyages précipités des dernières années, l'autoritarisme, le manque de majesté, trop business-like de son comportement, pour ne plus regarder que la brillante carrière de cet homme qui, dans un pays certes très riche, mais peut-être par là même moins sûr de son indépendance, dans un pays sans grand sentiment national capable de magnifier une monarchie, sans grande culture générale capable de rehausser un gouvernement, dans un pays comme la Belgique, miné par les querelles de partis, secoué par un esprit révolutionnaire, qui a su être vraiment un grand roi. Léopold II, pour lui-même du moins, n'a-t-il pas beaucoup cru en « l'Union fait la force » ? En tout cas, sa devise personnelle semble avoir été : fais ce que tu as à faire ; dans le fait de rester seul, dans sa propre force de volonté, il semble avoir cherché son salut. Et il est bien connu, même si tout ce qu'il a réalisé ne peut être considéré d'un œil bienveillant : il a réussi magnifiquement dans tous ses desseins et entreprises.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 16 décembre 1909)
Bruxelles, 15 décembre, midi.
Je viens de rentrer avec les dernières nouvelles ; malheureusement, elles ne sont pas aussi rassurantes que celles d'hier soir. Hier, on disait que l'opération avait été si réussie que de longues visites au roi avaient été autorisées. Ce matin cependant, bien que l'état soit toujours jugé satisfaisant dans les bulletins officiels, la température corporelle a baissé en dessous de la normale ; une léthargie s'est installée, toute visite est interdite ; et les médecins semblent préoccupés. Le roi aura dû se fatiguer ; même si la fièvre est restée en arrière, son état général en porte les stigmates ; et la population bruxelloise, si joyeuse hier à l'idée du rétablissement, est à nouveau inquiète et silencieuse face aux annonces que la rédaction de la « Chronique » affiche dans sa « salle des dépêches ».
Cette bonne population bruxelloise ! Je vous l'ai déjà dit avant-hier : avec quel intérêt compatissant la maladie de Léopold II est suivie par toutes les couches de la société ; avec quelle sympathie tout à coup le roi, qui était autrement souvent jugé très sévèrement et condamné par tous, est aujourd'hui accueilli. Lundi, aux premières rumeurs inquiétantes, les conversations se sont tues, comme par un sentiment de désacralisation, sur les lèvres de la « jeunesse dorée » qui avait été si occupée ces derniers jours à parler du match à Paris entre Joë Jeannette et Sam MacVea ; les financiers commençaient déjà à envisager des changements dans les valeurs congolaises, mais n'exprimaient pour l'instant que des mots d'espoir de rétablissement ; les gouvernantes étaient émues à l'idée que la princesse Elisabeth serait une si gentille petite reine, mais se regardaient avec compassion aux mots « miserere » et « obstruction » ; les rats de bureau et les écoliers sentaient leur cœur bondir à l'idée d'avoir quelques jours de congé, mais les premiers avaient sur leur visage une expression de sérieux contrarié, et les seconds de crainte respectueuse, qui n'apparaît que lors de grands événements. Car il y avait, quoi que chacun puisse en penser égoïstement, dans l'air hivernal de Bruxelles une tension, une attente douloureuse, une anxiété cachée qui pesait sur tous ; une ambiance qui, qu'on en parle légèrement ou cyniquement, opprimait chacun et perturbait ses habitudes de pensée ; de tous les sentiments les plus intimes, de toutes les craintes inconscientes, une grande âme citadine, tremblante et vivante, était née, que l'on sentait frémir et vivre, que l'on entendait murmurer et soudain se taire dans la ville.
Car sans aucun doute - et maintenant elle le sait -: la capitale aime son roi. Comment cela aurait-il pu être autrement ? On a beaucoup dénigré ou bienveillamment approuvé le roi ; on a parlé avec indignation de ses aventures ou on a supposé que le vieil homme abandonné devait bien y trouver son plaisir ; on a tonné contre le traitement barbare infligé à ses filles ou on a plaint le pauvre père méconnu par ses enfants de cette manière. Les commerçants, les architectes et les médecins lui en voulaient de ne donner sa clientèle qu'à Paris. Les partis politiques lui reprochaient de vouloir calquer la politique belge sur celle du Congo. En un mot, chacun dans le pays, et plus particulièrement dans la capitale, avait un avis désapprobateur ou plus indulgent sur lui, et dès qu'on manquait de sujet de conversation, on parlait de Léopold II. Et voilà que l'homme tombe soudainement gravement malade, et son Zoïlos le plus endurci, aussi bien que son plus véhément Aristarque, reconnaissent que l'objet de leur aversion ou de leur indulgence leur est en réalité très sympathique, et que cette sympathie pour leur roi légitime doit vraiment être considérée comme une affection profonde dont ils n'étaient pas conscients.
Et il y a eu, ces deux derniers jours, des preuves vraiment touchantes de cela. Ainsi, le Dr Thiriar, médecin personnel du roi, a reçu cent remèdes « infaillibles » contre l'obstruction. Saviez-vous que c’est un remède absolument infaillible de s'asseoir au-dessus de la vapeur de chou rouge bouillant ? Et que l'eau sucrée était indéniablement efficace, à condition de ne pas l'ingérer par la bouche ?... Certes, des lettres sont également arrivées de personnes qui semblent savoir embaumer....
Mais en dehors de ces dernières recommandations trop impitoyablement professionnelles, le ton général de chaque conversation, le fond de chaque sentiment, est une sympathie participative. Et, comme je l'ai dit plus haut, comment aurait-il pu en être autrement ? Le roi impressionne d'abord et avant tout par son extraordinaire énergie, pour le bien comme pour le mal. Une telle force de volonté dépasse vraiment toute pensée, et la journée d'hier nous en a apporté d'admirables exemples. Cet homme de soixante-quinze ans a regardé la mort en face, non pas avec humilité résignée, non pas avec bravade fière, mais en souriant, avec la conscience de « je le sais quand même mieux ! » Avant de subir l'opération, il a eu la coquetterie de s'habiller pour recevoir les médecins. Ce n'était pas par bravade, par vantardise, qu'il a refusé le pasteur-doyen de Laeken, qui voulait lui insuffler du courage ; car lorsque on devait l'anesthésier au chloroforme, et que chacun, y compris les médecins, palpitaient de peur, son pouls est resté calme et inaltéré, comme si rien ne devait arriver. De manière pragmatique comme en toute chose, il a mené ses affaires sans nervosité, d'un sang-froid stupéfiant ; puis il était prêt pour l'inévitable. Et lorsque, après l'opération, il a reçu la loi sur le service militaire, également votée par le Sénat, pour signature, il a exprimé sa joie d'avoir pu vivre cela. Ainsi, ce roi place les affaires de l'État au-dessus de sa propre existence.
Une telle force de volonté impose le respect. Ceux qui connaissent le roi de plus près ressentent encore de l'admiration pour lui pour une qualité qui semble être le contraire : pour une amabilité, une légèreté malicieuse, une ironie perspicace, une intelligence pleine d'esprit qui surprend par le fait que tant de reproches lui sont adressés.
La dernière fois que je l'ai vu de très près, c'était à Bruges, lors des festivités d'inauguration du port maritime. J'ai passé tout le temps intime de ces festivités, et plus particulièrement la visite à l'exposition du Toison d'Or, presque à côté du roi. Je marchais à ses côtés de salle en salle, et ne perdais pas un de ses mots. J'ai pu profiter de son attitude véritablement royale, mais en même temps si moqueuse, à l'égard de tout ce qui n'était que toile peinte ou marbre sculpté.
Il était cependant amateur d'armes et d'équipements militaires, ainsi que de pièces de monnaie et de tout ce qui concernait plus directement l'ordre. Il savait aussi dire des choses intéressantes sur les portraits, non pas bien sûr comme œuvre d'art - son mépris semblait même devenir un peu de la pose - mais comme ressemblance avec les membres vivants encore de la famille des personnages représentés. Mais ce qui était le plus amusant, c’étaient les conversations privées avec tout le monde, avec le délégué du gouvernement espagnol, avec l'évêque de Bruges, avec ses ministres, mais surtout avec les dames. On a déjà parlé de « Léopold le Bien-Aimé », bien sûr avec ironie. Mais ceux qui le nommaient ainsi n'avaient probablement jamais entendu une conversation du roi avec une dame qui osait lui parler ainsi ! Léopold II est, en effet, un « séducteur », un flatteur, dont l'ironie légère rend son adoration plus piquante. Et ceux qui l'entendaient dans de telles circonstances n'auraient jamais pensé avoir devant eux un vieil homme, qui, à en juger par son apparence, ne pouvait pas du tout être qualifié de « jeune pour son âge », un vieil homme dont un œil était aveugle, le visage enflé et malsain, qui marchait avec beaucoup de difficulté et souffrait de la goutte depuis des années. Mais la jeunesse d'esprit, la jeunesse du sentiment et de la courtoisie naturelle, la jeunesse de l'esprit, qui pouvait sembler légère et frivole mais dont on savait toute la solidité : qui la possède comme lui, parmi notre jeunesse de moins de trente ans ?....
Toute cette force et toute cette grâce, elles s'en vont. Car il ne faut pas se leurrer : la mort peut être retardée un certain temps ; la guérison ne peut plus être envisagée. Et maintenant, les Bruxellois sentent bien que c'est dommage, vraiment dommage....
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 16 décembre 1909)
A la fin de 1855, le prince Léopold, à peine âgé de trois ans de plus que la majorité et déjà devenu sénateur, - le prince Léopold était né le 9 avril 1835 - le jeune duc de Brabant, dont la matière préférée était la géographie, fait son premier grand rêve pratique. Il visite l'Orient : l'Égypte, la côte syrienne, l'Asie Mineure, la Grèce, qui, je crois, n'étaient pas encore devenues les charmants endroits où les touristes dépensent leur argent. Il revient avec un projet : la Belgique doit être directement liée à l'Orient. Et au Sénat, il prononce pour la première fois des paroles qui révèlent tout son caractère : « Il suffit d'oser pour réussir. Voilà l'un des secrets pour acquérir le pouvoir et la gloire dont, depuis plus d'un siècle, ont joui nos voisins du Nord, les Provinces-Unies ! » Oser pour gagner du pouvoir !... Voilà désormais sa devise. - Quelques mois plus tard, cependant, il prononce avec autant de conviction un mot, qu'il doit plus tard avoir abandonné comme cri de guerre : « La protection des arts et des sciences est un devoir des princes. »" Non seulement les événements récents et les malheureuses circonstances familiales, qui auraient pu les excuser, sont là pour indiquer à Léopold II un changement dans ces principes : dès très tôt, il renonce à être un Mécène, même s'il tolérait de temps en temps un sculpteur dans sa salle de billard ou un peintre dans son fumoir...
Mais il reste attaché au premier principe. À peine quelques années plus tard, lors de la session 58-59, il revient sur l'expansion, adopte même la pensée coloniale : il encourage les relations commerciales avec la Chine, le Japon, la Cochinchine. En 1860, il déclare ouvertement : « Je souhaite ardemment que mon beau pays ait le courage nécessaire pour s'étendre à l'extérieur ; je crois qu'il n'y a pas de temps à perdre, puisque nous voyons les meilleurs endroits, déjà rares, être occupés par des nations plus audacieuses.... »
Le 22 août 1853, le duc de Brabant épousa l'archiduchesse Marie-Henriette, petite-fille de Marie-Thérèse. Le grand voyage dont il est question ci-dessus, il l'a entrepris avec sa jeune épouse. En 1864, toujours dans le but de l'expansion belge, il le reprend et se rend jusqu'en Chine. Lorsqu'il put enfin, le 10 décembre 1865, à la mort de son père, tourner ses yeux vers le trône comme vers une tribune élevée d'où il dominerait le monde, pour cet esprit pratique, tourmenté par la perpétuelle élaboration de projets non réalisés, une période de réalisme commença, qui fut jusqu'aux derniers jours une période d'action. Bien que son activité royale soit restée nécessairement plus confinée dans les limites de son pays, néanmoins, en '74, lorsqu'il institua un prix annuel de 25 000 francs « au profit des œuvres intellectuelles », l'une des quatre questions caractérisant le premier concours était la suivante : « L'extension des relations commerciales de la Belgique. »
Mais c'est en 1885 que Léopold II commença son grand œuvre : la colonisation du Congo. Et ici, on pourrait écrire une longue histoire : comment dès '76 le roi réunit à Bruxelles les principaux explorateurs africains ; comment en est née l’ « Association internationale africaine » et un « Comité d'études du Haut-Congo » qui envoya Stanley de '79 à '84 explorer à nouveau le pays noir. Comment Léopold veilla à ce que les premiers pionniers de la civilisation soient des officiers belges et des missionnaires. Comment bientôt l' « Association internationale du Congo » fut formée à partir des organes existants. Comment enfin, en 1885, la Conférence de Berlin proclama Léopold II « Souverain de l'État indépendant du Congo »... Je n'écris pas ici l'histoire du Congo : vous savez aussi bien que moi comment, il y a un an, nous sommes arrivés dans notre colonie. Vous savez aussi comment on pense ici au sujet de cette colonie. Mais quelle que soit son opinion : personne ne peut s'empêcher de rendre hommage au courage du jeune homme de vingt ans, qui, après avoir combattu sans peur et sans relâche, aussi obstinément à soixante-quinze ans qu'à vingt, a finalement réussi dans ses desseins...
La carrière politique d'un roi se confond progressivement avec celle du parti au pouvoir. Et l'histoire politique de la Belgique ne sera certainement pas racontée ici par moi aux générations futures. Cependant, cela aura été une très grande joie pour Léopold de voir enfin l'un de ses rêves favoris devenir réalité : le service militaire personnel. C'est l'un des rares principes de politique intérieure pour lesquels il a toujours exprimé ouvertement sa sympathie...
Dois-je vous rappeler les événements plus intimes de sa vie ? La fin tragique de la reine en 1902, avec les conséquences encore plus tragiques ? Les difficultés qu'il a rencontrées avec ses filles Louise et Stéphanie et comment il a su les affronter ? Comment sa volonté, qu'il avait développée sur le plan économique avec des conséquences impressionnantes, se transformait parfois en obstination, et en mécontentement trop royaliste lorsqu'on ne partageait pas tous ses idéaux architecturaux ?.... Mais ce serait répéter ce que je consigne ici soigneusement depuis des années déjà...
Car, je ne le cache pas : même si je n'ai pas plus de respect dévot pour Léopold II que tous mes compatriotes - un tel respect n'existe tout simplement pas en Belgique -, je n'ai jamais cessé d'éprouver pour lui un respect et une admiration où je me tenais presque seul, qui m'ont rendu cher, et qui rendent encore plus grand mon regret qu'il soit maintenant décédé.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 18 décembre 1909)
De Bruxelles
Huit heures du matin.
Ce matin, très tôt, au téléphone :
- « Eh bien ? »
- « Mais il est mort, mon cher ! »
Et alors que, bouleversé, j'apprends la nouvelle, les mots du roi me reviennent en mémoire, prononcés encore hier : « Demain, messieurs, cela fera quarante-quatre ans que j'ai prêté serment en tant que roi !... »
Je cherche des informations. Il fait encore sombre, à peine une lumière matinale laiteuse ; le frisson sous la brise légère qui souffle dans une fine bruine ; dans la rue, seuls les chariots poubelles, les chiens errants, et tristement les soldats, les policiers. Dans les bureaux de rédaction amis, toutes les lumières sont allumées. Les presses tournent et l'encre d'imprimerie sent chaud. Encore ma question :
- « Eh bien ? »
« « Oh, nous ne savons pas grand-chose encore. Thème avec variations : Le roi est mort. Il est décédé cette nuit à 2 heurs 45. Vous le saviez déjà ? Alors vous savez autant que nous ! »
À nouveau dans le frisson matinal. Maintenant, au loin, des canons grondent sourdement. Ils martèlent le cœur de la ville à peine éveillée : « Le roi est mort ! Pof ! Le roi est mort ! Vous ne comprenez pas ? Pof ! Le roi est mort ! »
Et vraiment : la ville ne semble pas comprendre.
Elle semble ne pas entendre le canon. Et les innombrables cloches, sonnant avec un grondement ou un frénétique tintement : « c'est sûrement pour la messe matinale », pense la ville ; et elle se retourne sur son oreiller...
Maintenant, le jour se lève. L'aveuglement des façades blêmes reprend vie. Le regard noir des volets s'ouvre, regarde encore indifférent, ne voit rien... Les femmes se rendent au marché, bavardant, bavardant, bavardant. Les ouvriers travaillent dans le sol, sur les conduites d'eau ou d'électricité. Et même si l'on entend parfois au loin un crieur de journaux, la ville ne semble toujours rien savoir.
Et je marche, avec un sentiment étrange au cœur : moi seul, moi seul sais, dans tout ce grand Bruxelles, que le roi est mort.....
Il est maintenant huit heures. Je rentre chez moi, frissonnant, pour vous écrire ces lignes. - Et en passant, j'entends, haut dans le ciel, des appels, au Théâtre Royal de la Monnaie. Ce sont deux hommes qui hissent le drapeau, enveloppé de noir. Ils semblent beaucoup s'amuser avec leur besogne.
Je sors à nouveau, à la recherche de plus de nouvelles.
Dix heures.
Le roi est mort, tout seul, - abandonné ?
Quand Léopold Ier est mort, en 1865, son lit de mort était entouré de tous ses enfants et petits-enfants. Ses derniers mots, ses derniers regards, son dernier amour étaient pour eux.
Le roi Léopold II meurt - abandonné ?... À la princesse Stéphanie est refusée une visite à son père malade. À la princesse Louise, il est interdit de fouler le sol belge. Têtu jusqu'au bout, le roi refuse à peine de voir la princesse Clémentine pendant quelques minutes. Des désaccords éclatent entre lui et le prince Albert. Pourquoi ? : la baronne Vaughan ne quitte pas le roi un seul instant.
Le roi meurt, - seul. Et c'est tragique.
On doit, bien sûr, tenir compte des circonstances. Hier soir, il allait relativement bien. Tout était satisfaisant du côté de la paralysie intestinale opérée. Seule cette douleur au cœur...
Mais hier soir, vers dix heures, je suis encore allé à Laeken. Les confrères bruxellois, qui y font bonne chère dans un vieux omnibus et dans une voiture-salon de la Compagnie du Chemin de fer, m'ont donné les dernières nouvelles : journée calme ; bonne digestion, pas de douleur, sauf cette anxiété au cœur, et quelques piqûres au pied malade...
Et puis, cette nuit, c'est arrivé. L'infirmière de garde entend des gémissements. Elle accourt, prévient le Dr Depage. Le roi hoquète : « Je suffoque. » Pas cinq minutes plus tard, il est mort...
Un quart d'heure plus tard, le prince Albert, le roi Albert Ier, était déjà à Laeken. Il commandait pour la première fois comme maître.... Pour l'instant, je ne sais pas ce qu'est devenue la baronne Vaughan....
Oui, cette mort est tragique. Mais les Bruxellois semblent peu en ressentir. La ville est comme d'habitude.
Çà et là, autour des bureaux de presse, dans certains cafés, il y a un peu d'agitation. On dirait qu'une fête se prépare. Dans le café où j'écris ces lignes, un vieil homme et un jeune homme me dérangent terriblement. Le jeune parle beaucoup des intestins épais, des embolies, du rectum. Le vieux reste incrédule, ne veut rien comprendre, abandonne toute physiologie.... On ressent une déception. On pensait : la mort du roi, quel remue-ménage cela va être ! Et.... il n'y a que des journalistes en pleurs, des lecteurs sceptiques, et des vieux messieurs qui ne croient pas en la paralysie intestinale...
Onze heures.
Le roi sur son lit de mort.
Tout à l'heure, dans le calme solennel de la mort, majestueux comme jamais, maintenant que la vie en a effacé l'ironie et que les paupières fermées plongent le regard fixe de l'œil qui était aveugle ; le visage pâle et cireux presque aussi blanc que la barbe jaunâtre, gît Léopold II, dans l'uniforme d'apparat de général, les pieds chaussés de fines chaussures, les mains jointes.
L'impression est puissante : c'est vraiment un roi, grand jusqu'à la mort, peut-être plus grand quand il est mort. Le type léopoldien - car un type a été créé par lui, et vivra dans l'histoire comme celui d'un Charles Quint, d'un Édouard VIII, d'un Louis XVI - s'exprime plus clairement, maintenant que les traits sont aiguisés, que la pâleur a imprimé son sérieux sur ce visage, que la posture hiératique impose le respect.... Un roi est mort. Son masque royal restera vivant dans notre mémoire......
La chambre est très sobrement tendue de noir. Pas de signes d'un culte funéraire. Très simplement, la majesté et la crainte de la Mort....
Dans la rue, l'excitation grandit. Une sorte de prise de conscience se fait. Les hommes d'affaires soupèsent le pour et le contre. Dans la rue, des groupes se forment. Les messieurs hochent gravement la tête. On croise des visages tendus. Et les journalistes bruxellois ont l'air très fatigués....
Dans les vitrines, on travaille dur : des crêpes funéraires ici et là. Ça doit avoir l'air coquet.... Dans le plus grand magasin de vêtements pour dames, il n'y a plus que des toilettes de deuil exposées, comme si toute la ville devait se vêtir de noir. Chez les photographes, rien que des portraits royaux. Je veux dire : non seulement de Léopold II, mais aussi d'Albert Ier, et même du nouveau prince héritier de sept ans. Plus que jamais, on a l'impression que Bruxelles est avant tout une ville commerçante, car le plus grand tumulte règne, en dehors des rédactions, dans les magasins.
Ainsi, le chagrin de la perte d'un grand roi se transforme peu à peu en espoir d'une opportunité pour la première classe de la capitale : la classe commerciale....
Je disais : un grand roi. J'y reviendrai plus tard. Il est maintenant grand temps que j'envoie cette lettre.
Deux heures de l'après-midi.
L'intérêt augmente. Pourquoi ? Parce que la tragédie, malheureusement, vire au mélodrame.
C'est vraiment triste, et malheureusement, si peu royal cette fois-ci...
Vous savez maintenant que cela est certain : la baronne Vaughan est bel et bien l'épouse de Léopold II, du moins religieusement. Il y a environ six ans, elle aurait dû se marier avec le roi, que ce soit en Espagne ou à Monaco. Un prêtre a été trouvé qui a omis le fait que, en Belgique, le mariage religieux vient nécessairement après le mariage civil. Ainsi, Caroline Delacroix, élevée au rang de baronne Vaughan, si ce n'est pas la véritable épouse légale, est au moins l'épouse religieuse de Léopold II.
Il semble qu'elle-même, ou que le roi sénile, lui ait accordé les plus grands droits sur la personne royale avec ce titre. Ce n'est plus un secret ; tout le monde l'accepte comme vérité ; cela ne sera pas contredit : la baronne Vaughan, mère des comtes de Tervueren, est restée avec le roi comme tout le monde, et surtout ses filles aînées ont été éloignées de lui ; la baronne Vaughan aurait dû être présente à la mort du roi ; c'est elle qui a fermé les yeux du roi ; et le pire : il semble qu'on ne puisse pas la chasser du palais de Laeken.
J'écris cela naturellement sine ira nec studio : ce n'est pas le moment de se montrer indigné ou de chercher à excuser. Mais nous sommes confrontés à des faits. On dit que dans la villa Vanderborcht, où réside la baronne, tous les meubles sont scellés. On dit que la baronne sera arrêtée. On dit que le ministre de la justice veut la faire expulser du pays. Dans quelle mesure tout cela est à prévoir, l'avenir le dira ; mais une chose est sûre, c'est qu'Albert Ier, le nouveau roi, a de nombreuses raisons d'être amer envers la « favorite ». Et il est tout aussi certain que des mesures seront prises contre elle, aussi sûrement qu'elle était vraiment l'épouse religieuse de Léopold II.
Malgré tout, le deuil national cède la place à la curiosité nationale et à l'indignation nationale. Et c'est profondément triste. Je vous ai parlé il y a trois jours de la montée notable de la sympathie pour Léopold II. Il était un malade si agréable ! On racontait ses blagues ; on admirait son courage et sa détermination ; on espérait juste qu'il se rétablirait rapidement. Mais mort précipitamment, beaucoup de choses ont dû être mises au jour précipitamment. Les bulletins médicaux trop optimistes ; le silence sur tout ce qui se passait dans la chambre du malade : tout devait s'effondrer d'un coup. On n'a pas eu le temps de bien habiller la vérité : nue, et... pas très propre, un peu lépreuse, et, à travers son masque cynique, horrible, la triste vérité s'est révélée....
Et, malheureusement, maintenant vient l'intérêt. Ce matin, je vous ai parlé de l'indifférence dilettante de la capitale. Mais maintenant, quelques journaux - pas seulement socialistes ! - ont provoqué le scandale, le scandale inévitable ; maintenant tout le monde le sait : « there is something rotten ».... et maintenant la mort du roi devient un sujet d'intérêt, d'un intérêt énorme.
J'écris cela avec réticence : rien n'est en effet plus sacré que la mort. Mais les devoirs d'un journaliste priment sur ses sentiments personnels, et... le roi mort a une mauvaise presse.
Dommage que tout cela doive maintenant éclater au grand jour. Ce serait été tellement mieux pour la mémoire de Léopold II, de partir dans l'indifférence de ses compatriotes plutôt que sous un tel intérêt. Mais de qui est-ce la faute ?... Je n'ai pas épargné ces derniers jours l'homme que je considère comme un homme très grand. Je prouverai qu'il l'est, dès que ma mission de reporter sera terminée et que les esprits seront apaisés. Mais ce roi très moderne, très pratique, croyait en son absolutisme, en son pouvoir par la grâce de Dieu, en son infaillibilité... À moins - et je préférerais que ce soit la vérité ! - à moins que Léopold II n'ait été l'un de ces hommes doués de sentiments, qui ne peuvent pas vivre sans l'amour pur d'une femme, sans l'affection chaleureuse, et qui sacrifient tout, tout pour cet amour... Mais le reste de la vie du roi semble contredire cela...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 18 décembre 1909)
Est-ce moi? Suis-je trop impliqué, trop au cœur de l'action ? Mon impression ne change pas. Malgré ce que disent les journaux sur le « deuil national » et la « consternation générale », je n'ai encore rien ressenti : ce deuil est extérieur, cette consternation superficielle. Ce soir, j'ai entendu dans un magasin : « Oui, nous perdons les bals de la cour ; mais nous avons le deuil de la cour, et c'est une compensation. » Cela a été dit avec un sourire doux. Bruxelles est, n'est-ce pas, une ville de commerçants...
Il y a eu, vers midi, l'embrasement de l'incident Vaughan. Le journal socialiste « Le Peuple » et quelques journaux libéraux avaient mis le feu aux poudres. Je vous ai dit ce qu'il en était. Maintenant, nous savons ce qui s'est réellement passé : les scellés n'ont probablement pas été posés dans la villa de la baronne, mais un tuteur - ou comment s'appelle un dignitaire de ce genre ? - a été nommé en tout cas. De plus, le mandat d'expulsion a été délivré et Madame Vaughan retournera dans son pays demain matin à 8 heures 23. Et ainsi, nous l'espérons de tout cœur, le scandale est terminé....
Les journaux du soir nous apportent d'autres nouvelles intéressantes : le corps du roi sera transporté demain soir, samedi, au Palais de Bruxelles. Il ne sera ni embaumé, ni exposé au public. La volonté de Léopold II est d'être enterré très simplement, - ce qui, bien sûr, n'arrivera pas : des funérailles solennelles auront lieu mercredi. Et jeudi midi, pile à midi, le roi Albert Ier prêtera serment constitutionnel.
Plus important est ce que nous savons maintenant sur le testament du roi et sur ses trésors artistiques. Ce que l'on craignait ne s'est pas produit : le roi n'a pas déshérité ses filles. Cependant, il ne leur laisse pas plus que ce qui, selon ses propres mots, « leur revient », c'est-à-dire, selon son intention, ce que son père lui-même lui a légué : une petite vingtaine de millions. En ce qui concerne ses trésors artistiques : le Moniteur belge contenait ce matin quelque chose de stupéfiant, un acte, à savoir la création de la « Compagnie foncière, industrielle et commerciale pour la conservation et l'embellissement des sites », une société anonyme dont Léopold II est le principal actionnaire, et dans laquelle sa part consiste... dans les tableaux et meubles exposés actuellement, dans les biens meubles de ses palais, dans sa bibliothèque et autres collections. Ainsi, il n'y a plus rien à vendre ! Une « solution élégante », comme dirait un mathématicien, à ce vilain problème : un roi qui vend même ses portraits de famille.... Maintenant, la question est de savoir à qui iront les actions ?...
Et pour terminer sur les potins : il y a bien sûr eu des réunions solennelles de la Chambre et du Sénat, où le ministre Schollaert et le président Cooreman et Simonis ont pris la parole. Il y a aussi eu une séance spéciale du conseil communal, où le maire Max au nom de la ville, l'échevin Leurs au nom des libéraux, M. Bauwens au nom des progressistes, M. Théodor au nom des catholiques et le camarade Huysmans au nom des socialistes ont pris la parole. Camille Huysmans, également connu chez vous en tant que secrétaire général du bureau international de la Deuxième internationale, a prononcé les paroles suivantes, significatives et malgré tout appréciatives : « À un moment donné, le jugement des historiens restera le même : Léopold II a utilisé ses puissants moyens pour être et rester le roi de la bourgeoisie. La situation particulière de la Belgique en tant que petite nation neutre ne l'a pas empêché de jouer sur la scène politique du monde moderne le rôle de fondateur d'empire. Pas à pas, il a créé un grand État, et il a réussi à repousser l'opposition de puissants adversaires, à résister à la médiocrité des esprits craintifs, à éliminer les dangers de cette politique audacieuse.
« Il a été l'un de ces héros dont parle Carlyle, qui avancent droit devant eux, qui ne connaissent rien d'autre que le but à atteindre, qui ne se soucient ni des sentiments humanitaires ni des conventions traditionnelles. Il n'avait qu'un seul jugement : le sien. Une telle sincérité ne peut que nous plaire. »
Voilà des mots sévères ici et là : ils viennent de la bouche d'un socialiste. Mais ne méritent-ils pas l'attention de notre population blasée et volage ?... Les journaux, même ceux qui ne sont pas tendres envers le roi défunt - et ils ne sont pas rares, dans chaque parti - lui consacrent des éditoriaux louant ses grandes qualités. Mais le public bruxellois ne lit que les potins, du moins pour le moment. Et ces potins, selon les normes actuelles de rectitude, ne sont pas tous très favorables au roi... Est-ce là la raison pour laquelle le deuil habite bien les vitrines des magasins, mais pas les cœurs ?...
Je viens de recevoir le journal du soir de la N.R.C., dans lequel je lis que la baronne Vaughan serait originaire de Louvain, et fille de concierge. Ici en Belgique, il y avait même une rumeur selon laquelle elle était la nièce du député socialiste Prosper van Langendonck (à ne pas confondre avec le poète !) Tout cela est inexact : Caroline Delacroix - d'autres l'appellent Bauer - est originaire de France : la patrie où elle retournera demain, pour le plus grand soulagement de la Belgique. Son mariage avec Léopold II a été béni à San Remo.
reste de la vie du roi semble contredire cela...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 19 décembre 1909)
Bruxelles, 18 décembre 1909
Dans ma lettre publiée hier dans le journal du soir de la N.R.C. au sujet de la carrière du roi Léopold, j'ai osé une image : j'ai dit que, lors de son accession au trône, le roi était placé sur un point d'où il pouvait contempler son pays, et même au-delà des frontières de ce pays, ce tout petit et si humble pays.
Je souhaite maintenir cette image ici. En effet, toute la carrière de Léopold II en tant que roi semble y être contenue. Il était non seulement physiquement quelque chose comme un géant ; aussi intellectuellement : quelqu'un qui, par sa stature intellectuelle - permettez-moi cette expression - pouvait voir bien plus loin que son entourage ; quelqu'un qui faisait de son mieux pour voir aussi loin que possible ; qui se tenait même sur un marchepied - son peuple - pour le faire ; qui dominait tout l'horizon, et de ce fait, peu à peu... jetait une ombre sur son pays.
Toute la carrière du roi Léopold réside en trois mots : un Désir, une Conscience, une Surestimation de Soi.
Le désir, ce magnifique, généreux, doré désir, je vous en ai parlé : ce rêve cinquantenaire d'expansion nationale ; cette aspiration d'abord indéniablement désintéressée, vers une plus grande Belgique ; cette soif de gloire qui aurait bien profité au roi, mais aurait d'abord agrandi la nation. Une expansion commerciale avec pour corollaire une colonie ; faire du port d'Anvers le premier du continent ; faire de Bruxelles une capitale mondiale. Et pour réaliser cela, le regard chevaleresque et large des Cobourg, allié à l'esprit commercial du "roi-bourgeois", le grand-père Louis-Philippe... Sur un roi osant rêver de telles choses, et possédant tout pour les concrétiser, la Belgique aurait pu être fière. Cette fierté n'a pas tardé à se manifester, mais n'a pas su se concrétiser en actions. Et le roi en était conscient, et avec la conscience de ses propres capacités, le mépris pour ses sujets devait nécessairement s'accroître.
Car ces sujets étaient bien modestes, bien timides, bien dociles. Peu importe notre jovialité : nous portons toujours dans notre dos le souvenir de siècles d'esclavage. La Belgique, champ de bataille de l'Europe et en même temps grenier de tous les vainqueurs, craint, a du moins craint il y a quelques dizaines d'années, l'action libre, l'audace, les horizons trop vastes. Nous étions - hélas, nous sommes toujours ! - un pays de gens au pragmatisme étroit ; nous ne croyons qu'en ce qui est à portée immédiate de nos bras tendus ; ce n'est que depuis cinquante ans que nous commençons, en grande partie sous l'impulsion du roi, à comprendre ce que peuvent être les "affaires", et à oser quelque chose ; et encore aujourd'hui, les arts et les sciences sont chez nous quelque chose comme un « curiosum » dangereux. Nous étions, avant Léopold II, dans toute sa réalité, un petit pays.
Imaginez maintenant à la tête d'un tel pays un rêveur comme le duc de Brabant des années 1850, un rêveur... armé de larges connaissances et d'une expérience réelle ; qui est « pragmatique » comme tous les enthousiastes sincères ; qui, possédé par une « idée fixe », est contraint par ses aptitudes et son héritage de la mettre en œuvre - mettez le jeune, plein d'espoir et obstiné Léopold II face à un peuple, à une bourgeoisie prudente, à une timidité aimable et à une pudeur craintive : vous pouvez imaginer comment un prince jeune et volontaire devait nécessairement se prendre pour un génie, et ne pouvait qu'avoir du mépris pour une foule qui ne voulait que suivre en paroles !
Et ainsi vint la surestimation de soi, la surestimation jetant de l'ombre. Léopold n'avait qu'un moyen : « forcer la main », comme on dit en français. D'abord, il utilise la ruse : l'entreprise du Congo est présentée sous un faux air de philanthropie. On mord à l'hameçon ; la grande affaire commerciale peut commencer ; et soudain le souverain Léopold jette ses profits fabuleux au visage de ses compatriotes. Le mépris du roi ne peut que s'accroître. Pendant ce temps, Bruxelles et Anvers continuent de s'opposer farouchement à ses projets de « beautification ». Ce qu'il gagne d'un côté en termes de commerce et de finances, il le perd de l'autre. La condescendance méprisante envers les investisseurs enfin disposés à le suivre trouve un contre-poids dans l'attitude réticente du gouvernement national et des administrations locales. L'hypertrophie de la personnalité de Léopold II affecte autant ses mauvaises que ses bonnes qualités....
Elle devait trouver un écho dans la vie de sa famille. Préparé par des exemples familiaux - Léopold I n'a jamais été un exemple de fidélité conjugale ! - le roi, très satisfait de lui-même, se laissait facilement aller à ses penchants. Les caprices, la vie sentimentale contenue de la reine Marie-Henriette ne pouvaient guère correspondre à un idéal de puissance et d'énergie mentale. Les mariages brillants des deux filles aînées se terminent par des représentations tristes ou ridicules. La plus jeune fille veut s'unir à un lointain cousin de ce parvenu : Napoléon le Grand. Et un Napoléon spirituel, un « Dieu au plus profond de sa pensée » comme Léopold II ne pouvait évidemment pas tolérer cela !...
Celui qui se prend pour un tel « Dieu » n'est pas loin du cynisme. Celui qui sait qu'il est vraiment un Grand Homme a toutes les concessions pour lui-même... Et ces concessions, Léopold II les avait : je n'ai pas besoin d'y revenir. Mais ce sur quoi je dois revenir, c'est sur la véritable grandeur de l'homme ; et c'est ce que je ferai demain.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 20 décembre 1909)
Bruxelles, 19 décembre 1909
Le roi voulait être enterré très tôt le matin, à sept heures : on l'accompagnera en grande pompe à midi pour sa mise en terre. Le roi a exprimé en dernier souhait que seul le baron Goffinet recevrait ses papiers : le baron Goffinet est interdit de toucher aux documents. La princesse Louise, selon le désir royal, ne devait pas franchir la frontière : le roi Albert lui restitue tous ses droits en tant que princesse belge et elle sera escortée à la frontière par une escorte d'honneur. Léopold II ne laisse à ses filles rien d'autre que l'héritage, la modeste somme de quinze millions, de ses parents : les princesses, et en particulier Louise, font apposer des scellés sur les châteaux français occupés par son père et Mme Vaughan, évaluent la fortune paternelle à 114 millions, déduites toutes les donations, et exigent que ces millions soient retrouvés.
Et l'homme, qui devait toute sa grandeur, tout son véritable pouvoir, toute sa majesté royale dans la mesure où elles reposaient sur autre chose que des mots, à sa volonté, - cet homme est à peine dans le cercueil, cet homme repose encore sur la terre, et ce qui était son arme la plus sûre et sa plus grande satisfaction : sa volonté, est foulée aux pieds, dans tout ce qu'elle pouvait avoir de mauvais ou de néfaste. Certes pas sans respect, mais avec... une efficacité léopoldienne, la famille royale considère comme une fausse piété de prêter encore beaucoup de valeur à un testament trop arbitraire et un peu ridicule. Une fois pour toutes, la volonté de Léopold II est ignorée. Et c'est pour nous la meilleure preuve qu'il est bien mort, pour toujours.
Un constat qui n'est pas dénué de mélancolie. Car n'était-ce pas par sa volonté que le roi a véritablement su être grand ? - J'ai résumé hier sa carrière en ces mots : un désir devenu conscience, servi par des qualités magnifiques. Je vois comment une telle conscience a facilement basculé vers la surestimation de soi. Maintenant je peux ajouter que le beau côté de cette surestimation est : la croyance en soi. Léopold II a toujours cru qu'il avait un rôle à jouer dans le monde. Il lui aurait été si facile de mener une vie tranquille comme son grand-père Louis-Philippe, le roi au parapluie. Qu'est-ce qui l'aurait empêché de mener la vie familiale paisible de son frère le comte de Flandre, excellent négociant en vin, dit-on ?... Mais ce roi avait d'autres idéaux : avec un amour très grand, très sincère pour son pays, il nourrissait le rêve d'une Belgique plus grande, et sa volonté l'a aidé, après près de cinquante ans de labeur acharné, où ni ruse ni autocratie n'ont été épargnées, à réaliser ce rêve.
Cette autosatisfaction du roi grisonnant, qui n'aurait pu exister sans la déformation cynique du caractère de ses peureux compatriotes, a eu, dans les moyens employés pour la réaliser, un très grand impact sur la population belge. Ou plutôt : la croyance en soi, qui devait nécessairement le mener à la victoire : Léopold a voulu que son peuple le connaisse aussi. Et ainsi, aujourd'hui, si la Belgique récolte les fruits d'une activité où le roi a été le premier moteur, c'est parce que ce roi a appris à la nation à croire en elle-même.
Car c'est incontestable : le roi a été pour son pays un professeur d'énergie incomparable. Fondateur de la finance belge, reconstructeur de l'industrie de son pays, créateur génial d'un commerce multiplié par cent, Léopold II, pendant les quarante-quatre années de son règne, a réellement été le bâtisseur de la grandeur matérielle de la Belgique. On peut même dire qu'il a eu le mérite, sur le plan intellectuel, de promouvoir les sciences naturelles et la chimie : des sciences souvent liées à l'industrie. Mais sur le développement intellectuel de son peuple, hélas, son influence a été plus que minime. Si le Roi l'avait voulu, cela fait longtemps que nous aurions eu l'obligation scolaire !... Et là où l'indifférence est devenue presque répulsion, c'était dans le domaine des beaux-arts.
Des journaux patriotiques ont souligné une musique nationale telle que l'a fondée Peter Benoit, une peinture allant des romantiques des années 1850 à un Claus et un Montald, ou des sculpteurs comme Meunier et Minne, ou une littérature avec Verhaeren et Maeterlinck (les écrivains flamands étant bien sûr oubliés). Et parce qu'on pouvait citer de tels noms pendant le règne de Léopold II, celui-ci a vite été assimilé aux ducs de Bourgogne et à Albert et Isabelle.
Patriotisme pauvre d'aveugles volontaires ! Comme si tout le monde ne savait pas que la musique flamande est la fleur du mouvement flamand, tout comme la renaissance de la littérature flamande est due à la loi linguistique de 1883 dans l'enseignement moyen. Comme si les lettres franco-belges, dans leurs principaux représentants, n'étaient pas le travail de la formation humaniste, si purement classique, des Jésuites qui ont formé un Verhaeren, un Maeterlinck, un Georges Rodenbach, un Van Lerberghe, comme si Meunier et Minne ne devaient pas beaucoup à la mouvance sociale et humanitaire du dernier quart de siècle ; comme si, pour dire tout en une fois, l'expression artistique belge n'était pas le résultat du grand courant artistique qui, vers 1880, a traversé l'Europe occidentale !... Tout ce que Léopold II a fait à ce sujet a été négatif. Il détestait la musique, et ce qu'il cherchait à l'opéra n'étaient pas des impressions esthétiques, du moins pas auditives. Les tableaux étaient pour lui des revêtements de mur bien rembourrés. La littérature devait sembler la plus dangereuse perte de temps à cet homme d'affaires. Et seulement un art, le plus utilitaire, conservait sa faveur : l'architecture. Mais quel goût avait ce "Léopold le Constructeur" ! Ne prétendait-il pas encore récemment que bientôt les moutons paîtraient dans les rues de Bruxelles... si la fameuse Montagne d'Art ne venait pas ?...
Ainsi, je considère que le roi Léopold II a été suffisamment caractérisé : toute préoccupation qui n'avait pas de conséquence pratique immédiate était en dessous de son estime, ou plutôt : était hors de sa portée. Si l'on devait chercher une formule pour caractériser son règne, on ne pourrait guère trouver mieux que : « vouloir gagner », ces mots pris dans leur sens le plus pragmatique...
Et il apparaît maintenant que ceux qui héritent de lui sont dignes de lui. Eux aussi ont une volonté. Ils sont également froids devant une sensibilité trop facile. Le « tout ce que je possède » du testament ne les remplit pas de compassion : ils savent mieux, et... ils « veulent gagner ».
Ont-ils tort ?... Léopold n'a en effet hérité que de 10 millions de son père, et de 5 millions de sa mère. Ces 15 millions cependant, investis dans l'entreprise du canal de Suez, ont rapidement doublé. Et puis est venue l'affaire du Congo, dont on peut affirmer avec certitude qu'elle a rapporté au roi au moins 125 millions... Un journal a estimé la fortune royale à 250 millions. Le roi peut bien sûr en avoir donné la plus grande partie. Mais il est certain que les 10 millions paternels étaient devenus 17 millions après quelques années, et que les 5 millions de l'héritage maternel étaient également bien placés. Il doit donc bien être ironique pour Léopold II, dans son testament, de déclarer avoir eu tant de mal à conserver les 15 millions de ses parents...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 25 décembre 1909)
Bruxelles, 24 décembre 1909
Un collègue bruxellois me dit :
« J'espère bien ne plus jamais dans ma vie enterrer un roi ou entendre un roi prêter serment. »
Je le félicite pour son loyalisme ; pour ce fervent souhait que le roi Albert vive longtemps.
« Vous vous trompez , me répond l'homme, je ne le souhaite pas tant pour Sa Majesté que pour moi-même. Mon cher, vous ne pouvez pas imaginer à quel point cette semaine a été difficile pour moi ! Je n'ai pas dormi plus de vingt heures depuis plus de dix jours. Tout a commencé avec l'opération de Léopold ; cela prend fin, heureusement, avec le Te Deum en l'honneur d'Albert. Cependant, cela a été une agitation comme je n'en ai jamais connue dans toute ma carrière. »
Et en effet, ce n'a pas été une partie de plaisir pour nous, journalistes. Pour un lecteur, surtout à l'étranger, qui lit tranquillement son journal, il est difficile d'imaginer ce que cela représente de fournir des nouvelles à temps dans les deux derniers jours des funérailles et de l'entrée triomphale. Ce n'est pas seulement courir d'un bout de la ville à l'autre - heureusement, nous avons des taxis à Bruxelles, largement fournis ces derniers jours de bénédictions journalistiques ! - ce n'est pas seulement le travail matériel d'écrire des lettres et de rédiger des télégrammes : il y a, surtout dans les circonstances données, la tension, l'émotion, la sensation intense et mouvementée qui rend toute pensée calme impossible, vous empêche de garder la tête froide, si nécessaire pour un travail rapide. La presse bruxelloise est principalement une presse d'information, de reportage ; la réflexion et la méditation, voire les impressions personnelles, sont généralement laissées au lecteur. Le journaliste bruxellois est un peu comme l'appareil récepteur du cinéma : il doit être une personne impartiale, consciente de ce qu'elle observe ; l'aspect personnel, subjectif, doit rester à la maison. Et d'un côté, cela facilite son travail. Il n'y a plus de question de style ou de point de vue personnel : il suffit de voir rapidement et de noter rapidement. Et c'est quelque chose qu'on apprend avec le temps, après de l'exercice.
Cependant, celui qui a l'honneur de collaborer à un journal hollandais, qui a l'habitude de fournir à ses lecteurs une nourriture plus fine - tel est mon cas - est d'autant plus conscient de ses lacunes lorsqu'il doit travailler à une vitesse inhabituelle, en bruxellois et en français, une fois devenu reporter par les circonstances. Peu importe mes efforts pour faire mon travail correctement ; peu importe que j'aie fait appel à des taxis, à des professionnels, à des officiers de police et à des télégraphistes compatissants ; peu importe que, pour obtenir rapidement des informations, j'aie commis des abus de confiance, insulté des fonctionnaires ecclésiastiques et provoqué des chevaux de gendarmerie : je sais que je n'ai pas atteint ce que je vous devais ; et, après mille excuses, je veux essayer dans cette lettre de réparer ce que j'ai omis, involontairement ou forcément.
Ainsi, je ne vous ai guère parlé du cortège funèbre royal, entre le palais et la cathédrale principale ; et je n'ai évoqué que brièvement l'entrée triomphale d'Albert. Ici, je pourrais mentir, et attribuer mes lacunes à la forme télégraphique de mes rapports : un télégramme n'est pas une lettre, - et mes télégrammes étaient déjà très détaillés. Mais je vais vous dire la vérité et vous avouer franchement : je n'ai envoyé que ce que j'ai vu de mes propres yeux, et je n'ai vu que ce que j'ai envoyé. Pour les funérailles, ma place était principalement dans l'église : du grand cortège, je n'ai pu voir que l'arrivée sur la place Sainte-Gudule, et encore grâce à la précaution de l'homme qui, bien payé, m'avait réservé une bonne place. La même chose pour l'entrée triomphale : malgré un taxi rapide qui m'amenait à la Chambre par des détours libres, je n'ai pu voir que fugitivement le roi Albert. Cependant, cela a été compensé par le privilège que j'avais, en tant que seul journaliste néerlandais pur, d'assister à la prestation de serment.
Car cela doit être dit comme dernière excuse : non seulement il aurait fallu posséder le don de l'ubiquité, un double corps, une double force de travail, une double capacité de réception ; mais les journalistes étrangers étaient plus entravés qu’aidés dans leur travail. Si vous n'étiez pas journaliste belge, vous rencontriez partout des pièges et des fusils de chasse. Personnellement, j'ai moins à me plaindre. Mais mes confrères, beaucoup plus. La presse étrangère n'est nullement traitée sur un pied d'égalité avec la presse nationale dans de telles circonstances, et c'est à déplorer.
Si je suis donc tombé en défaut ici et là, j'ai des arguments prêts à me blanchir. Cependant, un remords me ronge le foie comme un vautour de Prométhée : je ne vous ai pas encore parlé du roi Albert ; du moins pas assez. Et s'il y a un roi en Europe que je connais un peu, c'est bien notre jeune, sympathique, et vraiment si solide roi. J'ai même une petite anecdote sur la conscience qui me donnerait le droit de dire que j'ai fréquenté assez intimement avec lui : un jour, je l'ai vu marcher dans la rue seul avec son aide de camp Jungbluth, je lui ai demandé du feu. L'aide de camp m'a regardé avec suspicion. Le prince Albert, lui, est devenu rouge jusqu'aux oreilles, a bafouillé quelque chose d'incompréhensible, et m'a tendu son cigare... Depuis lors, je sais que la timidité, la timidité de notre actuel roi n'est pas une légende.
Cette timidité lui restera-t-elle ? C'est avec une joie sincère que je dis : je ne le crois pas... Ne raillez pas cette "joie sincère" : quiconque a entendu le discours du trône de ses propres oreilles a appris à aimer le roi Albert de tout cœur. Dans mon télégramme, j'ai qualifié ce discours du trône de « tout simplement un chef-d'œuvre ». Depuis lors, je l'ai aussi lu, et j'avoue que l'impression est un peu moins forte, un peu plus grise. Cependant, celui qui a eu le privilège de l'entendre reste sous la première impression : quelle sincérité et quel équilibre, quelle sensibilité et quelle réflexion ! Non, ce n'était plus le jeune homme timide qui, un instant plus tôt, se tenait maladroitement à gauche et faisait des courbettes gauches, embarrassé de retirer ses lunettes de manière incorrecte, ne sachant pas comment manier son long sabre - Albert I n'a rien de martial - et encore plus rouge que lorsque je lui ai demandé du feu. Déjà lors de la prestation de serment, il avait visiblement fait un effort : sa voix forte sonnait forcée et quelque peu fausse, oppressée par l'émotion surmontée. Mais une fois que le discours du trône était en cours, après l'hommage rendu à Léopold « le Sage » et à Léopold « le Colonisateur », une fois qu'il s'agissait de proclamer de manière solennelle et explicite ses propres idées et opinions, alors une grande sérénité s'emparait de ce timide, qui était aussi un homme de volonté, et, sans affectation ni étude préalable, de la manière la plus naturelle qui soit, mais aussi avec beaucoup de fermeté tranquille, il exprimait les idées qu'il avait le mieux formulées. Et chez tous, même chez ceux qui se montraient réticents et se déclaraient parfois ouvertement hostiles, naissait un sentiment de respect chaleureux et de sympathie pour ce roi, qui s'avérait être un homme honnête, un travailleur et un audacieux ; qui, de manière très simple mais aussi très déterminée, venait dire ce qu'il souhaitait faire ; qui avait clairement écarté tout faste pour ne rester que dans les limites du réalisable, mais où l'on sentait que ce réalisable deviendrait réalité grâce à un travail acharné et silencieux.
Un chef-d'œuvre, ce discours du trône ? - On l'a déjà comparé au discours d'entrée en fonction de Léopold II, ce dernier jugé plus ample et plus grandiose, et, en termes de valeur littéraire, plus beau et plus large dans le geste. Tout cela, je ne le contesterai pas. En admettant que le discours du trône de Léopold II était aussi son œuvre propre, pensée et écrite par lui-même, alors il y a indéniablement plus de génie en lui. Il témoignait d'une vue très large, osait prévoir ce que personne ne pouvait même imaginer. Ce qui nous a été présenté comme une expansion possible en 1866 témoignait de facultés de prévision et d'audace très élevées. Cette partie des souhaits du roi, exprimée dans son discours du trône, et où, certes, tout le reste, à savoir l'émancipation intellectuelle, était sacrifié, est devenue une réalité grandiose : en tant que puissance économique, nous sommes à la tête des États européens. Cependant, lorsque l'on voit que cet horizon lointain, que déjà il y a quarante-quatre ans, un jeune roi pouvait entrevoir, ne pourrait être atteint que par des financiers et quelques hommes d'affaires privilégiés ; que le visionnaire audacieux réduisait de plus en plus son champ de vision à un commerce de l'argent pas toujours honnête, et que la grandeur atteinte s'était faite au détriment de conditions sociales saines et droites ; que la recherche constante du gain avait tué toute préoccupation supérieure pour le pouvoir intellectuel et artistique : alors on se rend compte que le génie de celui qui prononçait un tel discours du trône prophétique, comme tout génie, était unilatéral, et que si ce qui avait été promis dans le domaine intellectuel ne s'est pas réalisé, cela n'était peut-être pas dû à une mauvaise volonté, mais à un manque de connaissance de soi, voire à une fanfaronnade légère, à la rhétorique obligatoire d'un discours du trône.
Une telle rhétorique se trouve maintenant dans le discours du trône d'Albert I. Celui qui le connaît, qui connaît la vie qu'il a menée jusqu'à présent, sait que tout ce qui a été dit ici concernant les préoccupations pour les sciences et les arts, pour les plus démunis et les défavorisés, est en harmonie avec la vie du roi, intérieure et extérieure. On sait que le roi honore Verhaeren, notre premier poète, et Claus, notre premier peintre, d'une amitié particulière. Et d'autre part, on sait aussi que le roi Léopold le surnommait en plaisantant « le prince socialiste ». On connaît son amour pour le travail, la simplicité de sa vie domestique, son esprit particulièrement pratique, qu'il marie à un grand goût pour la littérature, la musique et la sculpture. On connaît les grandes facultés intellectuelles, artistiques, philanthropiques et les préoccupations d'une épouse qui est son soutien, et la meilleure des mères. Et voyez-vous, ce n'est pas là du génie, c'est seulement civilisé, seulement intelligent, et très aimable, et personne ne doute de sa réalisabilité. Mais c'est sincère, c'est honnête, et c'est l'expression d'une grande conviction.
Et tout cela, je l'ai entendu résonner à travers le discours du trône d'hier après-midi. Ce discours du trône est l'expression précise mais sensible, précise mais résonnante, d'une vie. Il est lourd de vie ; il a le son de la vérité vécue ; il est si plein d'expérience de vie sensible et réfléchie que cela ne peut être autrement, il engendrera, dans la mesure de ses meilleures capacités, la vie et l'élévation de la vie. Et c'est pourquoi je l'ai appelé, moi qui l'ai entendu, avec calme mais avec le son d'une conviction magnifiquement chaleureuse, - c'est pourquoi je l'ai osé appeler un chef-d'œuvre....
Il y a encore quelque chose d'autre dans le discours du trône d'Albert : un courage qui est de nouveau le fruit de cette conviction inébranlable. Avec la tradition qui veut qu'un nouveau roi déclare « suivre fidèlement les traces de son prédécesseur » notre nouveau prince a brisé courageusement. Son programme est l'antithèse de l'action léopoldienne. Le roi précédent ne connaissait que la grandeur économique. Albert dit que « seules les forces intellectuelles et morales d'une nation sont la garantie de sa grandeur ». Léopold n'avait ni oreille ni yeux pour l'art et peu de sympathie pour la science pure ; son successeur déclare : « le peuple belge poursuivra son chemin pour conquérir plus de science, tandis que les artistes et écrivains de Flandre et de Wallonie - Flandre a été mentionnée en premier - semeront leurs chefs-d'œuvre tout au long du chemin. » Léopold II ne craignait pas quelques millions, lorsqu'il s'agissait de satisfaire un caprice : Albert I veut « sagesse et mesure dans la gestion des affaires publiques ». Le roi Léopold n'a jamais fait un pas auprès de son bon ami Édouard VII pour faire taire les rumeurs inexactes sur les horreurs du Congo ; le Congo était apparemment pour lui principalement une entreprise commerciale gigantesque ; avec beaucoup de force, cependant, le roi Albert déclare : « La Belgique a tracé sa politique coloniale ; une politique d'humanité et de progrès. Un peuple comme le nôtre ne doit jamais assumer d'autres missions que celles de haute civilisation »; et, se levant, il frappe avec insistance le duc de Connaught, frère du roi d'Angleterre, sous un tumulte général : « La Belgique a toujours tenu ses promesses, et lorsque elle entreprend, dans le Congo, d'appliquer un programme digne de lui, personne n'a le droit de douter de sa parole ». Léopold II était, avec les mots de Huysmans, le « Roi de la grande bourgeoisie » ; Albert estime que le souverain, « penché sur le sort des humbles, doit être le serviteur de la justice et le soutien de la paix sociale »....
N'est-ce pas que je pouvais parler d'antithèse, et qu'il fallait du courage et de l'audace pour de telles déclarations ? Le roi Albert veut rompre avec beaucoup du passé. Pour l'avenir, il se tient avec son expérience, son amour, sa volonté. Il ne nous promet pas l'impossible, voire même le très lointain ; sa sagesse, sa prudence lui ont dicté un programme de ce qu'il sait pouvoir accomplir avec certitude. Et qu'il travaillera à ces nouvelles réalités avec toute la dévotion possible, là est son sérieux, là est son passé honnête, humble et laborieux garant.
La nation l'a immédiatement compris, et plus particulièrement les Bruxellois, qui savent qu'il travaille tous les après-midi et qu'il boit une bouteille de Lambic - tout comme moi. C'est pourquoi je crie ici avec l'affection la plus sincère : Vive le roi Albert le Premier !...
Les Flamands doivent à notre confrère Julius Hoste que le roi prête serment aussi en néerlandais. C'est lui qui a fait remarquer au prince héritier la légalité et la désirabilité de satisfaire la grande majorité des Belges. Le prince, maintenant roi, qui semble favorablement disposé envers les droits des Flamands, a fait savoir, la nuit précédant le couronnement, à notre ami, à deux heures du matin, que le souhait de la population serait volontiers exaucé.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 29 décembre 1909)
Bruxelles, 27 décembre 1909
Un jeune ami à moi, un littéraire brûlant de désir de gloire, ouvre ma porte, renverse une chaise, pose son chapeau sur ma table de travail ; puis, me regardant d’un air égaré dans les yeux, il déclare d’une voix pleine de ressentiment : « Je suis furieux ! »
D’un geste et d’un sourire significatif, je lui fais comprendre que je l’ai déjà remarqué. Il continue alors, un peu plus calmement :
« À votre place, vous le seriez aussi. Imaginez un peu. Hier, je rencontre X, le poète, et il me dit avec un sourire moqueur : “Non, je ne pensais pas que vous iriez chercher ça ! Une popularité d’un tel rang ! Une telle célébrité ! Pourquoi ne pas accrocher un panneau sur votre dos avec le titre de vos œuvres complètes ?” » À moitié vexé (je connais la jalousie de X !), mais encore plus étonné, j’exprime avec mes yeux et mes sourcils les questions les plus vives. « Eh bien, dit-il, “dans le cinématographe de la Nouvelle Rue ! Je ne l’aurais pas attendu de votre part, jeune homme !” Et il est parti en riant... J’ai passé toute la soirée à réfléchir là-dessus. En fait, je ne le comprenais pas. Quand étais-je allé pour la dernière fois dans ce cinématographe ? Est-ce que de bons amis n’avaient pas commencé à raconter n’importe quoi ?... J’en ai dormi dessus ; et ce matin, je pensais encore seulement que X avait voulu me mystifier, lorsque je rencontre Y, le sculpteur, qui me regarde avec un sourire moqueur et en riant :
« Non, ce n’est pas bien ce que vous avez fait, vous savez ! Je n’ai jamais eu une haute opinion de votre plastique, mais je n’ai jamais douté de votre élégance, de la grâce de vos gestes. Cette fois, vous avez été beaucoup trop brusque. Et puis, ce regard constant et effréné vers la gauche. Et cette manière de balancer avec colère votre buste ! Et ce saut en dehors de tout équilibre ! Non, je m’imagine que si j’avais été à votre place !... » Je reste encore étonné. « Eh bien, dit-il, “dans le cinématographe de la Nouvelle Rue !” Et lui aussi est parti en riant...
Alors, je suis moi-même allé au cinématographe de la Nouvelle Rue, et... Non, c’est à se taper la tête contre les murs ! Imaginez : les funérailles de Léopold II, dansant au rythme des sons métalliques d’un piano qui défigure le funèbre nocturne de Chopin, et – moi, passant en courant ; moi, saisi par un policier ; moi, poussé en arrière par une milice ; moi, dans les poses les plus folles, la main sur mon chapeau qui s’envole, le plus grotesque, sautant sous les pieds des chevaux, soudainement démesuré et puis de nouveau tout petit ; moi, ridicule, courant comme un fou, traité comme un criminel et me comportant comme un bouffon... Mais je vais me venger ; je vais porter plainte ! Je suis majeur et célibataire : je suis donc le maître de ma personne. Personne n’a de droit sur moi, pas même sur mon ombre, a fortiori pas sur mon image... »
Je fais un geste apaisant :
« Pauvre garçon, » dis-je, « que doit dire le roi alors ? S’il y a quelqu’un qui devrait se préoccuper du décorum et de la majesté, c’est bien le roi Albert ! Eh bien, moi aussi, j’ai été au cinématographe, j’ai vu les funérailles royales, et – avez-vous remarqué qu’Albert de Belgique a essuyé son nez deux fois, peu noblement, et ailleurs, en dehors de tout protocole, qu’il se gratte les cheveux ? Vous êtes en colère pour votre manque d’élégance cinématographique ; n’avez-vous pas vu la sueur dégouliner d’Albert ? Vous fulminez, non pas tant parce que la police vous a maltraité, mais parce que tout le monde peut désormais le constater. Mais que penseront nos descendants d’ici quelques centaines d’années de notre loyalisme, de notre respect pour nos rois, lorsqu’ils verront que nous les conduisons lentement à travers la ville sous la pluie battante, même sans parapluie, avec l’intention de leur rendre hommage ? Qui croira jamais que notre plus haute déférence consiste en la probabilité d’un catarrhe pulmonaire ?... Et vous osez vous plaindre, vous !...
« Mais ce n’est pas seulement dans le cinématographe que le roi Albert a des raisons de légitime colère. Regardez comment les journaux le traitent !... Oh oui, je sais : il a une “bonne presse”. Tout le monde le loue. Même les socialistes, qui ne trouvent que c’est un "bourgeois”. Comme si cela n’était pas une vertu pour un roi du XXème siècle ! Mais sur quoi le louent-ils surtout ? Qu’est-ce qu’ils aiment le plus chez lui ? Toutes sortes de choses qui doivent sûrement être les moins agréables pour le roi ! Je ne parle même pas de la pipe de province et de la bouteille de Lambiek lors de ses après-midis de travail : une faiblesse humaine, qui doit le rendre sympathique aux yeux de la bourgeoisie, mais qui ne rehausse certainement pas le prestige royal, comme un roi scrupuleux souhaiterait de toutes ses actions. Mais cela, je le néglige. Il y a pire, surtout pour Albert. Imaginez un peu. La princesse Louise, fille de Léopold II, a la fâcheuse habitude de s’endetter excessivement. Ces dettes s’élèvent à autant que ce qui est dit dans le testament royal qu’elle doit hériter. Les créanciers voient naturellement une belle occasion de récupérer leurs fonds. Mais la princesse réalise que dans ce cas, toute sa fortune future lui glisse entre les doigts. Elle proteste. Des procès à l’horizon, où le nom belge royal ne peut naturellement pas en sortir gagnant. Que fait donc le roi Albert ?
« Pour éviter un nouveau scandale - je comprends qu’il en a assez ! - il demande à la princesse Louise de retrouver son entourage habituel et s’engage, en attendant un règlement définitif, à payer lui-même les dettes. Et la presse trouve cela merveilleux, loue le nouveau roi. Mais Albert lui-même : pensez-vous qu’il apprécie cela ? Albert est pauvre, refuse l’augmentation de la liste civile, qu’il pense déjà trop lourde pour le peuple. Mais cela ne rend pas l’acte noble plus agréable pour lui. Et je vous assure qu’il trouve que la sympathie qui en découle a un coût élevé !
« Un second exemple. Le roi Léopold, qui croyait, très correctement, qu’il possédait seulement quinze millions, et à qui l’on découvre, après un premier examen des comptes, le double, - n’a pas jugé bon de laisser même un demi-cent à son personnel. Albert, maintenant, trouve cela un peu peu et dit à ses cousines Louise, Stéphanie et Clémentine qu’elles devraient reconnaître les services de ces serviteurs. Mais les princesses pensent qu’elles héritent déjà trop peu et répondent probablement, à la bruxelloise : “Zut !”, ce qui signifie un complet manque de respect. Albert ne veut pas de grognements dans la mémoire de son prédécesseur. Et il ne lui reste donc d’autre choix que de... payer lui-même... Et encore une fois, les journaux sonnent la trompette de louange ; le roi est de nouveau porté en triomphe. Mais lorsqu’il retombe sur terre, il s’aperçoit qu’il devra faire de nombreuses économies, tout en continuant à payer le prix de sa popularité...
« Sa popularité ! Elle est déjà minée par toutes sortes de rumeurs : le roi a eu un calviniste parmi ses maîtres ; son éducation était très libérale ; certes, il assiste fidèlement à la messe, - mais voyez cette phrase sur l’obligation scolaire, dans son discours royal ! Et n’est-il pas certain qu’il est très enclin à défendre les droits des Flamands ? Et puis ces aspirations démocratiques ! Et même cette bouteille de Lambiek ! Et imaginez : une pipe de province !...
« Voilà, jeune ami, ce que coûte la popularité. Vous êtes immortalisé par le cinématographe et vous ne vous plaignez que du fait que ce n’était pas tout à fait à votre goût, que cela ne s’est pas fait sans quelques inconvénients. Pauvre garçon, que doit dire le roi Albert alors !... »
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 6 janvier 1910)
Bruxelles, 6 janvier 1910
Je vous écrivais la semaine dernière ce que la popularité du roi Albert a coûté jusqu'à présent : dans notre époque mercantile, on n'obtient rien sans monnaie sonnante, et même le roi paye l’amour de ses sujets.
Cela serait moindre mal : Albert Ier est habitué à l’économie, il n’a pas la soif de dépenses de son oncle, et préfère mettre la main à la poche plutôt que de laisser perdurer un scandale public. Mais il y a pire : certains compatriotes – je veux dire des gens qui se parent de sentiments patriotiques – passent outre les sacrifices avisés du roi pour, soi-disant par plaisanterie, lui contester même tout droit au trône. Un jeune avocat gantois, M. Jonckx, a publié dans un journal catholique gantois un article sensationnel, présenté comme une énigme juridique, où il apparaît clairement qu'Albert ne serait rien de plus qu’un usurpateur.
Imaginez : un héritier au trône perd, selon la Constitution, tous ses droits si son mariage n’a pas été approuvé par un arrêté royal, sous la responsabilité d’un ministre. Et qu’en est-il du mariage d’Albert ?
Ce mariage était tellement au goût du roi Léopold qu’il a lui-même assisté en personne à la cérémonie ; Léopold II était par ailleurs trop fin diplomate pour ne pas voir d’un bon œil une alliance avec une maison catholique allemande. Et que Léopold considérait bien le prince Albert comme son unique successeur possible est abondamment prouvé par ses actes : lors de chaque grande occasion – comme l’inauguration du port maritime de Bruges – il se faisait accompagner par le prince héritier et son épouse ; dans son testament, il demande expressément que son « neveu Albert » soit le seul à suivre son cercueil. Mais malgré tout cela, il reste certain que le roi, qui a signé le contrat de mariage et l’a donc manifestement approuvé, a négligé – volontairement ? – de promulguer un arrêté royal d’approbation. Ainsi, en fait, du point de vue formel au moins, Albert s’est marié à Elisabeth contre la volonté de Léopold, perdant de ce fait tous ses droits au trône, et agissait encore hier comme un véritable usurpateur en transférant ses biens personnels de son palais privé au palais royal.
Et voilà comment des Belges royalistes fournissent aux perturbateurs une arme avec laquelle ils tenteront de porter atteinte à l’idée monarchique, à un moment où un nouveau roi laisse entendre qu’il n’est absolument pas hostile à leurs idéaux républicains, et ne dissimule pas que, entre un roi constitutionnel et un président de république, il ne reste que le droit d’héritage – héritage qui, d’ailleurs, ne va pas sans difficulté : le roi Albert en sait quelque chose...
Ainsi, selon cet avocat gantois, nous n’avons tout simplement pas de roi, et dès lors toutes les décisions signées par Albert depuis le 22 décembre dernier sont nulles et non avenues. Ou plutôt, nous avons bien un roi : Léopold III, à savoir le fils de sept ans du prince Albert de Belgique, qui est encore trop jeune pour penser au mariage et pour qui un mariage sans arrêté royal ne serait pas un obstacle à l’accession au trône.
Le roi est mort ; Albert a perdu ses droits ; vive donc Léopold III !
Vous voyez : la plaisanterie est assez grossière, fort insipide, et davantage une action irréfléchie qu’un cas juridique sérieux à considérer. Une déclaration ministérielle dans le Moniteur belge suffira à remettre les choses en ordre.
Mais il ne fait aucune doute que de tels articles, sensationnels et publiés dans des journaux qui témoignent toujours de leur attachement au trône, portent atteinte à l’autorité royale dans un pays où les dernières années de règne de Léopold II donnaient une apparence de légitimité aux revendications républicaines.
On constate par ailleurs que certains catholiques traitent le roi Albert avec une certaine méfiance.
Ainsi, le journal l’Osservatore Romano a démenti catégoriquement et à plusieurs reprises l'affirmation, rapportée par la Petite République, selon laquelle un télégramme codé en provenance du Vatican aurait averti le nonce apostolique à Bruxelles et le cardinal-archevêque de Malines des penchants libéraux du roi Albert.
Nous avons certes quelques raisons de prêter peu d'attention aux affirmations de plusieurs journaux français : ces deux dernières semaines, ils nous ont offert, à nous Belges, tant de preuves de leur imagination débordante et de leur goût pour les déductions fantaisistes que nous devons presque regretter que les faits eux-mêmes manquent de logique et se montrent si peu aimables envers ces prophètes de la presse.
Cependant, il est certain que certaines déclarations solennelles destinées à blanchir la mémoire de Léopold II ouvrent incidemment la voie à diverses interprétations qui, sinon diminuent, du moins pourraient légèrement nuire à la sympathie spontanée, généreuse et instinctive pour le roi Albert. Ainsi, dimanche dernier – comme cela a déjà été rapporté dans ce journal – une lettre pastorale a été lue dans toutes les églises de Belgique, proclamant solennellement le mariage de Léopold II avec Mlle Delacroix et rendant hommage aux sentiments religieux du roi défunt.
Je sais mieux que quiconque que cette déclaration avait pour seul but de faire taire le scandale. L’autorité ecclésiastique impose le respect aux fidèles : aucun catholique n’a désormais le droit de critiquer une relation que le mariage religieux a sanctifiée. Ces motifs sont assurément respectables et sincères. De plus, la loi belge autorise depuis l'année dernière de tels mariages « in extremis ». Et il serait exagéré de prétendre que ces déclarations des évêques belges diminuent la popularité du roi Albert, mais il est vrai que ces déclarations alimentent une certaine sentimentalité populaire, qui commence à apparaître ici et là.
Ainsi, des centaines de milliers de brochures ont déjà été distribuées, présentant Caroline Delacroix comme une véritable martyre. Et imaginez : ces deux pauvres enfants ; l’un est même mutilé, oh Seigneur ! Et leur père était un roi ! Et pourquoi n’auraient-ils pas eux aussi droit au trône, tout comme Albert, qui n’est après tout qu’un neveu ? Voilà comment le peuple raisonne, encouragé par les journaux populaires républicains. Le peuple ignore que le mariage religieux n’entraîne en rien la reconnaissance légale des enfants ; il semble oublier qu’ils sont nés durant les dix années de concubinage qui ont précédé le mariage. Il ne pense qu’à une chose : voici une belle jeune femme qui, sur le lit de mort d’un vieux roi bienveillant, épousé après tant de chagrins causés par ses filles, se retrouve chassée brutalement par celles-ci après la mort du roi et doit vivre en exil avec ses deux enfants, tandis qu’un neveu du vieux roi usurpe la place qui revient à ses fils, les véritables enfants du roi.
N’est-ce pas une véritable romance populaire, un feuilleton captivant ? Et maintenant, imaginez encore : les enfants de la belle femme grandissent. Aidée par des forces secrètes, cette femme assoiffée de vengeance fait jurer à ses fils de renverser l’usurpateur libéral. Une des princesses royales, la plus malveillante, commet une folie qui retombe sur toute la famille régnante. Une révolte populaire éclate alors. Le roi, ayant perdu toute popularité, est destitué et banni à son tour. La république est proclamée (c’est là le but), et le fils aîné du vieux roi est nommé président. Le soir même, la belle femme, rétablie dans ses droits en tant que « présidente-mère », apparaît au balcon de l’ancien palais royal, devenu palais présidentiel, pour saluer la foule. Deux jours plus tard, on apprend que tous les princes et princesses royaux ont été empoisonnés…
Croyez-moi, dans ces extravagances populaires, j’exagère à peine. Ainsi raisonne et fantasme le peuple. Que la bonne volonté, l’ardeur sincère pour le progrès, le travail et la simplicité du roi Albert soient oubliés dans ce contexte, cela ne fait aucun doute. La beauté du réel cède toujours le pas à celle de l’imagination – pas seulement chez le peuple.
Mais ne faut-il pas dire que ceux qui sèment de telles idées – et je ne parle pas ici seulement des catholiques bien intentionnés – rendent, qu’ils le veuillent ou non, la tâche de la royauté concrète plus difficile ?
Le roi Albert, à peine monté sur le trône, connaît déjà le prix de la royauté.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 28 janvier 1910)
Bruxelles, 27 janvier 1910
Le jour de la mort du roi, très tôt le matin, sur la place de la Monnaie, où se trouve une station de fiacres. Les cochers, à côté de leurs chevaux mélancoliques, tapent du pied sous la pluie fine, pestant contre le temps lugubre et morose, le col relevé jusqu’aux oreilles, les poings profondément enfoncés dans leurs poches. Soudain, un camarade arrive à vive allure, dans un trot inhabituel, agitant son fouet avec excitation. Il croit être le premier à annoncer la nouvelle et crie de loin déjà : « Vous savez ? Le roi est mort ! »
À quoi l’un des automédons, crachant par terre et haussant les épaules avec mépris devant une telle agitation qu’il juge absurde, lui lance dédaigneusement : « Serais-tu dans son testament, peut-être ? »
Ce fut le premier mot que j’entendis sur le testament de Léopold II – sans y accorder beaucoup d’importance, car je ne pensais pas que ce cocher pouvait être initié à ce qu’était la dernière volonté du roi. Je prêtais plus d’attention aux propos d’un collègue allemand rencontré quelques minutes plus tard, qui affirmait, selon une source fiable, que le fameux testament formait un volume de pas moins de cinq cents pages. Le lendemain, cependant, un journal, cette fois bien informé, annonçait que le testament n’était en réalité long que de cinq lignes et que le grand financier qu’était Léopold II ne s’était pas beaucoup creusé la tête en le rédigeant. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le texte publié semblait authentique. Vous connaissez ce texte.
Certains y virent un dernier acte d’arbitraire et de rancune envers les filles du roi. D’autres y décelèrent une ultime preuve de patriotisme : le roi Léopold aurait laissé à ses filles suffisamment pour vivre dignement et sans trop de soucis financiers, et tout le reste des cent millions qu’il était censé posséder reviendrait à la Belgique, à l’État.
Par la suite, il s’avéra que cette dernière affirmation... était exagérée. Le Nieuwe Rotterdamsche Courant a rapporté avec précision les différentes sociétés et fondations où Léopold II avait investi ou donné son argent. Mis à part ce qu’il avait offert à son pays de son vivant, il resterait très peu à intégrer dans les caisses de l’Etat : Balincourt et la Villa Vanderborght constituent, selon les juges, bien le domicile inviolable de la baronne Vaughan ; les propriétés sur la Côte d’Azur sont enregistrées au nom du docteur Thiriar et lui appartiennent donc juridiquement. On pourrait même dire que, parmi les biens en possession royale, le patrimoine belge avait en réalité diminué, puisque le roi avait vendu une partie des trésors d’art qui, selon Woeste, aussi bien que Destrée et même le sénateur Sam Wiener, avocat de Léopold II, n’étaient qu’en prêt au roi et constituaient des biens de l’Etat.
Tout cela montrait que, malgré la concision du testament, l’héritage royal devenait une affaire des plus complexes. Cela devint même si compliqué qu’un inventaire superficiel révélait que le roi avait manifestement investi plus d’argent dans ses sociétés et fondations qu’il n’en possédait réellement, du moins autant qu’on pouvait en juger. La société anonyme créée juste avant la mort du roi serait, pour cette raison, dissoute, disait-on... même si aucune confirmation certaine ne nous en est parvenue. Et ce ne sera peut-être qu’une échappatoire qui permettra à la fondation Cobourg-Niederfullbach de continuer à exister.
Cette fondation – dont le Nieuwe Rotterdamsche Courant a également fait mention – devient une histoire... peu édifiante. Elle éclaire d'abord sur un aspect de la psychologie royale, offrant un exemple saisissant de la manière de penser de Léopold. Et en même temps, elle se révèle si complexe, mobilisant tant d’émotions, qu’il peut être intéressant de s’y attarder un instant.
La psychologie royale !... Mais ne vous ai-je pas déjà trop souvent introduit dans ce cabinet de curiosités ? Excusez-moi pourtant de le refaire, brièvement cette fois : une personnalité comme celle de Léopold reste toujours énigmatique ; chaque nouveau trait de caractère est une surprise. Ce que nous découvrons ici de particulier, c’est une obsession, une véritable compulsion, une fantaisie incurable, alimentée par le calcul le plus précis et les stratégies les plus rusées que l’on puisse imaginer. Vous connaissez la maladie du roi : la fièvre bâtisseuse, la mégalomanie architecturale. Pendant un temps, on l’a laissé faire : tant que l’homme payait de sa propre poche – et le Congo était une mine d’or ! – la Belgique pouvait bien supporter quelques embellissements. Mais ensuite, la capitale en a eu assez des démolitions successives et a commencé à craindre des projets trop grandioses pour être royaux : le Mont des Arts, la liaison souterraine entre les gares du Nord et du Midi avec son réseau ferroviaire associé, un Walhalla à la Porte de Namur, et bien d’autres encore. La rénovation du Palais royal, le percement de l’Impasse du Parc et d’autres embellissements avaient déjà suscité le mécontentement de beaucoup.
À cela s’ajoutait le fait que les promesses royales, les actes de donation royaux et les « recommandations solennelles » royales avaient pesé sur les principales sources de revenus. Dès lors que Léopold II nous avait présenté, à nous Belges, le territoire du Congo comme notre futur bien, une colonie pour laquelle nous serions responsables, il lui était difficile de continuer à puiser dans les caisses du Congo. Il s’était lui-même placé sous le contrôle belge ; et il était trop fin diplomate pour éveiller la méfiance belge ou heurter la susceptibilité belge par un autoritarisme maladroit. Peu à peu, il avait ainsi dû refréner son penchant pour la construction : il s’était coupé les moyens de satisfaire encore à cette obsession, désapprouvée par son peuple.
La maladie, cependant, était incurable. Et n’ayant plus le droit d’exprimer sa fièvre dans son propre pays, il déménagea là où il avait toute liberté d’être fiévreux sans entraves. Alors, il rêva de doter le berceau de sa maison dynastique de palais royaux et de statues : il créa la fondation Cobourg, en assura la viabilité et la pérennité en en faisant, à l’insu de son successeur au trône, le gestionnaire, et mit la touche finale à son œuvre en déclarant dans une lettre que le véritable fondateur était un donateur anonyme, qui lui avait remis à lui, Léopold, trente-sept millions pour financer la fondation.
Vous voyez la ruse : aucune possibilité d’accuser le roi de gaspillage de l’argent prétendument belge ; la certitude pour lui que le roi Albert ne mettrait pas de bâtons dans les roues ; et, envers et contre tous, la satisfaction de sa passion pour la magnificence architecturale...
Et maintenant, bien sûr, la presse belge débat de la validité d'une telle fondation. La loi belge ne reconnaît évidemment pas la légitimité d'une simple affirmation faite dans une lettre privée, selon laquelle l'argent ne proviendrait ni des caisses belgo-congolaises, ni, à plus forte raison, des fonds léopoldiens. Cependant, il semblerait que la fondation Cobourg soit régie par la législation allemande, ce qui nous empêche d’intervenir. Le roi Albert, apparemment, ne souhaite pas s'impliquer dans les fantaisies de son oncle ; une opposition catégorique serait cependant inappropriée, et il se fait remplacer au conseil d'administration de la fondation par un haut fonctionnaire... ce qui, en pratique, ne met pas fin à la fondation. D'autre part, les cinq administrateurs n'ont pas encore officiellement accepté les fonds donnés, et aucun arrêté royal n'a approuvé ce don ; il n’y aurait donc, en réalité, pas encore de fondation au sens propre.
Où cela aboutira-t-il ? Que le gouvernement ne souhaite pas intervenir est compréhensible. Cependant, si la fondation échoue à se concrétiser, les 37 millions, qui, selon la déclaration même du roi, ne lui appartenaient pas, reviendront à l'État ; et les ministres seront alors contraints de prendre une décision ! Si, en revanche, la législation allemande valide la fondation, son influence s'étendra partout, y compris en Belgique, rendant toute opposition de notre gouvernement définitivement inopérante...
Vous voyez : tout cela est très complexe et peu réjouissant. Cela place le roi Albert dans une position délicate, ne réduit en rien la cupidité d’une princesse royale poursuivie par ses créanciers ; cela met la procédure judiciaire belge dans une situation humiliante, contournée par un roi belge ; et cela contraindra peut-être, dès demain, le gouvernement, qui aurait volontiers imité le geste de Ponce Pilate, à prendre parti dans une affaire dont il a été systématiquement tenu à l’écart...
Oui, cette fondation Cobourg est véritablement une... histoire édifiante.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 7 mars 1910)
Bruxelles, 6 mars 1910
L’ombre léopoldienne continue de hanter nos esprits. Imposant et méprisant, son esprit règne encore sur l’aspect le plus pragmatique de notre politique : son habileté, qui trop souvent virait à une audace rusée et presque grandiose, à des témérités fondées sur des calculs des plus raffinés, à une acrobatie financière qui forcerait notre admiration si nous n’avions été humiliés en tant que ses victimes, nous l’avons ressentie à nouveau jeudi et vendredi derniers. Et bien que, dans notre Parlement, tant à droite qu’à gauche, des paroles de sincérité, de dignité, de noblesse d’esprit et d’amour de la vérité aient retenti, ceux qui les prononçaient savaient que l’autocrate sceptique, avec ses actes qui, loin d’être sincères et dignes, apparaissent peu nobles et quelque peu douteux, continue encore de les défier. Oui, Léopold II fut une grande figure, bien que l’on puisse débattre de la nature de cette grandeur...
Vous savez de quoi il s’agissait lors de ces deux dernières séances parlementaires. Un sujet parfait pour un roman-feuilleton ; mieux encore : pour un drame que n’aurait pu écrire qu’un financier retors. On a découvert, malgré les assurances du ministère responsable, un déficit de trente millions dans l’actif des revenus du Congo. D’un autre côté, on pointe dans la fondation Cobourg-Niederfullbach la présence de vingt-cinq millions dont Léopold II refuse de révéler l’origine, bien qu’il reconnaisse qu’ils ne lui appartiennent pas personnellement. En outre, le roi défunt attribue à certaines personnes des biens dont on sait qu’ils furent payés de sa poche, bien qu’ils ne figurent pas dans les quinze millions – son unique fortune, affirme-t-il – qu’il lègue à ses filles, et qui ont, entre-temps, augmenté pour atteindre aujourd’hui vingt-et-un millions.
Il est certain qu’au moment de la cession du Congo, Léopold II avait reçu cinquante millions comme compensation pour le Domaine de la Couronne, actif et passif transmis à la Belgique. Mais l’utilisation de ces cinquante millions est bien connue de tous. Où donc sont passés les trente millions du déficit constaté ? L’hypothèse s’impose d’elle-même : ils constituent le capital anonyme de la fondation Niederfullbach. Et si l’on considère que cette fondation n’a vu le jour qu’après la cession du Congo, il semble également évident que ces millions anonymes ont été détournés de l’actif congolais, à un moment où tout cet actif appartenait déjà à la Belgique, et où le ministre compétent en était responsable.
Pour le ministre, accusé par toute la gauche par la voix de Vandervelde, Mechelynck et Janson, cette situation était pour le moins inconfortable. Il a d’ailleurs reconnu qu’on l’avait trompé ; et le chef du cabinet, Schollaert, a déclaré que rien ne serait dissimulé et que la nation serait pleinement rétablie dans ses droits ; son collègue chargé de la Justice l’a d’ailleurs soutenu en apportant des précisions. Ainsi, nous finirons par tout clarifier, mais nous devrons également constater les penchants immoraux et extra-légaux du roi, ainsi que certaines négligences ministérielles beaucoup trop accommodantes.
Les conceptions juridiques de Léopold II ! Non seulement Vandervelde, mais même Woeste a souligné combien peu le roi se pliait au droit commun et combien habilement il savait l’esquiver. Evasion fiscale ; destruction non seulement des comptes du Congo, mais aussi de ceux liés à la liste civile ; confusion extrême dans l’attribution des propriétés ! Je ne prétendrai pas, comme Vandervelde, que Léopold II ignorait simplement les lois de son pays, qu’il était censé protéger ; mais avec Woeste, qui ne saurait être suspecté, tout le monde conviendra qu’il les interprétait de manière trop personnelle.
Cette interprétation personnelle, cette hypertrophie de la personnalité, ce caractère – en apparence bienveillant et indulgent, mais en réalité sceptique et presque cynique – de "surhomme" chez Léopold II, ne se manifeste-t-il pas dans d’autres domaines que celui purement juridique ? La manière dont il traitait ses filles, sans parler de sa vie conjugale ; sa gestion coloniale d’un autre âge : qu’est-ce tout cela, sinon les manifestations poussées à l’extrême d’un pouvoir absolu ? Un homme qui, de toutes parts, cherche à assouvir une énergie démesurée, à réaliser pleinement un idéal grandiose, mais soigneusement calculé.
Quant aux ministres : rares sont ceux qui oseraient nier l’honnêteté et la bonne volonté d’un Schollaert, d’un Renkin, ou d’un de Lantsheere, encore moins les contester. S’il n’y avait pas, à l’heure actuelle, des élections en vue, on aurait peut-être moins parlé d’incompétence, et certainement pas de mauvaise foi. Pourtant, il est regrettable au plus haut point qu’ils se soient trompés ; il est indéniable qu’ils ont subi l’influence dominante de la personnalité royale. Certes, ils sont suffisamment intelligents, adroits, prévoyants et expérimentés pour être de bons ministres, et ils s’efforcent de redresser les torts causés par d’anciens gouvernements catholiques. On peut même dire, preuves à l’appui, que leur caractère est trop indépendant pour qu’ils soient devenus des courtisans serviles ou des exécutants obéissants.
Cependant, pour faire preuve d’une telle indépendance et pour résister efficacement à l’influence indirecte – et donc d’autant plus dangereuse – d’une volonté rayonnante, d’une vision si lointaine et si globale qu’elle en devient géniale, il aurait fallu faire preuve de bien plus de courage ; et, en vérité, nous voyons peu de personnes dans notre Parlement, à gauche comme à droite, qui auraient pu agir autrement et avec plus de succès.
Aujourd’hui, Léopold II est mort. Et l’adage français pourrait bien s’appliquer : « Il est des morts qu’il faut achever. » Les débats de ces deux derniers jours auront sans doute porté à son ombre récalcitrante le coup fatal.
Il est néanmoins apparu une fois de plus combien la responsabilité d’un ministère constitutionnel est grande et combien son pouvoir est fragile en pratique face au souverain qu’il couvre de cette responsabilité.
En vérité, en cette période électorale, je me demande comment un parti ose prendre sur lui de continuer à gouverner ou d’aspirer au pouvoir. Car, en vérité, notre horizon politique est loin d’être clair, si l’on peut dire ainsi, et il ne sera facile pour personne de le rendre limpide selon les attentes de tous et à la satisfaction générale.
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 27 novembre 1910)
Brussel, 25 novembre
J'aurais souhaité que cela devienne un conte de fées ; que ce soit l'histoire d'une reine qui, frappée par la maladie, guérit très vite grâce à l'amour du roi son époux, des petits princes ses enfants, de tout son peuple prêt à sacrifier sa propre santé pour sa guérison. Jour après jour, j'ai attendu et hésité : j'aurais tant aimé écrire sur une amélioration continue et durable. Mais les informations personnelles que j'avais étaient trop pessimistes pour que je puisse les partager sans contredire les bulletins que vous avez reçus ; j'hésitais à écrire, craignant de devoir décrire la situation comme étant pire et plus sombre que ce que les données officielles laissaient entendre. Et maintenant, il y a un peu d'espoir ; le danger immédiat semble écarté ; la maladie a pris un tournant que les médecins comprennent mieux et peuvent combattre plus facilement. Mais le joyeux renouveau, le miracle que je voulais vous raconter, celui d'une petite reine qui guérit parce que des millions de personnes l'aimaient tant, ne peut pour le moment être raconté, car, malgré l'amour sincère, il se produit si peu de miracles de nos jours...
Malgré l'amour. Car vous ne vous imaginez pas, vous, compatriotes d'une souveraine très aimée, ce que la reine Élisabeth, la « petite reine » comme on l'appelle, est devenue pour notre peuple en neuf années passées en Belgique, et surtout depuis qu'elle a monté sur le trône avec son époux il y a un an. Je vous ai souvent raconté quels actes d'humanité, de dévouement, de sympathie spontanée et de compassion, quel profond sens de l'art et de la beauté, d'humanité et de pensée élevée, lui ont valu le respect et l'affection du peuple qu'elle a su attacher à elle par des liens autres que ceux d'une reine régnante. Le peuple – le véritable « peuple », notamment dans les couches les plus modestes – n'a jamais hésité à exprimer son admiration affectueuse. Nous, Belges, avons été, en vérité, peu gâtés par nos précédents souverains. La reine boudait le roi, le roi boudait son peuple. Pendant que la reine dressait ses petits chiens à Spa et passait un temps excessif à des jeux innocents mais monotones, et que même la lumineuse apparition de la belle et têtue princesse Clémentine, désormais épouse de l’empereur des Français, Napoléon V, nous était refusée, à Bruxelles la cour Bonaparte semblait vouloir reprendre ses habitudes, et qu’un vieillard génial mais capricieux, autoritaire et indulgent envers ses propres faiblesses, manifestait ses sympathies et dictait sa volonté souvent hors des frontières du pays dont il était roi et voulait être le tsar, la dynastie subissait un affaiblissement en Belgique. Une hostilité envers la royauté s'était même installée, faisant craindre que les successeurs de Léopold et Marie-Henriette en souffriraient ou, à tout le moins, ne pourraient y remédier.
Certes, l’héritier du trône n’était pas antipathique. Il venait d’une famille – celle du comte de Flandre – dont la tranquillité contrastait fortement avec celle du Léopold entêté et obstiné. Mais cette excessive simplicité dérangeait les Belges, amateurs de drame. Une famille si discrète, modeste et amicale leur semblait peu royale. Le fait que le comte de Flandre, disait-on, cherchait à vendre son vin français de la manière la plus avantageuse possible, et que la comtesse s’occupait très simplement de ses enfants, n'était pas un atout pour leur fils, héritier du trône, qui montrait par ailleurs peu d’amour pour le décorum et la pompe extérieure, semblait timide et portait maladroitement l’uniforme militaire. Chaque fois qu’il apparaissait en public aux côtés de son oncle royal, qui boitait, avait un œil fixe et mort, et dont la tenue vestimentaire laissait à désirer, il ressemblait à un écolier embarrassé convoqué au tableau par le surveillant. Ainsi, les Belges considéraient le prince Albert comme leur futur roi avec une appréhension compréhensible et une certaine ironie.
Jusqu’au jour où il pensa à se marier et ramena en Belgique la princesse Élisabeth de Bavière, fille d’un ophtalmologiste auprès de qui elle travaillait comme assistante. Je me souviens encore du voyage que le jeune couple entreprit à travers la Belgique : partout, tout le monde fut immédiatement conquis par le charme indéniable de la petite princesse blonde, frêle mais rayonnante et captivante. La bonté et la simplicité se lisaient dans ses regards et ses sourires ; elle savait allier une distinction suprême à une irrésistible amabilité. Même les républicains les plus endurcis – ils étaient nombreux à l’époque – durent se déclarer vaincus. Et quand la nouvelle princesse démontra cette bonté, cette gentillesse et cet humanisme par ses actions, de manière constante et concrète, il n’y eut plus aucune dissonance dans l’amour respectueux qui l’entoura de tout le peuple.
Puis elle devint reine – une reine consciencieuse, intelligente, active ; une reine telle que les Belges la souhaitent, c'est-à-dire aussi peu royale, aussi peu majestueuse que possible, mais populaire sans vulgarité, travailleuse sans insistance, distinguée sans raideur. En Albert Ier, ils avaient trouvé, à leur grande satisfaction, un souverain réunissant toutes ces vertus : un roi pleinement conscient de sa royauté et l’utilisant au profit de son peuple, mais sans aucune fierté excessive, sans arrogance, sans prétention. En la reine Élisabeth, le peuple avait découvert depuis longtemps quelque chose d’encore meilleur : un cœur d’or. Elle le montra plus que jamais ; toujours plus généreusement, elle le répandit sur toutes les misères. Et si la Belgique est aujourd'hui réconciliée avec la monarchie, c'est en grande partie grâce à ce cœur d’or.
Cependant, la reine ne se plaindra pas que la Belgique ait laissé sa bonté sans récompense, que nous soyons des ingrats. Même si cela doit malheureusement se vérifier dans des moments douloureux. Vous n’imaginez pas avec quelle attention inquiète l'évolution de sa maladie est suivie à travers tout le pays. Des centaines de lettres de réconfort et de conseils arrivent au palais, notamment de femmes du peuple. Lorsqu'il y a quelques jours, c'était sa fête, la reine reçut des charretées de fleurs ; non pas des orchidées ou des chrysanthèmes coûteux, mais les humbles petites fleurs que l'ouvrier cultive avec amour dans son modeste jardin ou sur le rebord de sa fenêtre, la joie de son dimanche, l'ornement de son repos du soir, et qu'il a envoyées à son « petit reine » pour son anniversaire… et parce qu'elle est malade. Je pourrais ajouter d'innombrables anecdotes : comment elle est adorée par le petit personnel du palais, quel désarroi règne parmi la population de Laeken – principalement des ouvriers et de petits paysans – qui chaque jour bénéficient de la douceur de son sourire, et qui depuis une semaine déjà ne la voient plus passer... Car je peux vous l'assurer : aucune souveraine n'est aimée comme notre reine, un « petit reine » aussi belle et bonne que dans un conte de fées...
Ce conte, j'aurais voulu vous le raconter : comment ce petit reine, très malade, trouva sa guérison dans l'amour de son peuple… Hélas, le temps des contes de fées est révolu...
(Paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 20 décembre 1910)
Bruxelles, 18 décembre 1910
Hier, cela faisait un an. Après une journée passée à marcher dans les rues boueuses, sous une pluie incessante, j’étais allé l’an dernier en soirée jusqu’à Laeken pour avoir des nouvelles. Puis un sommeil lourd. Et, au matin, vers sept heures, soudain, les cornes d’alarme des crieurs de journaux et leurs voix perçantes : « Mort du roi ! »...
À peine un an… Et pourtant, Bruxelles, dans son quotidien, n’en a rien remarqué. Aucune commémoration populaire respectueuse. Même les ministères n’ont pas eu congé, ce qui se produit pourtant pour bien moins que cela… Rien ne permettait de deviner que ce jour était un jour de deuil, un jour qui aurait dû être consacré à une pieuse mémoire. Alors que l’on parle avec enthousiasme du rétablissement de la petite reine, on semble oublier que, pas plus tard qu’il y a douze mois, Léopold II régnait encore sur les Belges… Une messe de requiem sans grande pompe, à laquelle assista le roi, sans autre apparat : et voilà que le roi Léopold est définitivement enterré, même dans la mémoire de son peuple.
Un peuple ingrat ? Ce n’est plus le moment, vraiment, d’épiloguer sur les vertus et les défauts du roi défunt. Et d’ailleurs : des morts, on ne dit que du bien, n’est-ce pas ?... Nous ne chercherons donc pas à savoir dans quelle mesure Léopold II mérite notre reconnaissance. Cependant, il est difficile de ne pas ressentir une certaine mélancolie en constatant à quelle vitesse une personnalité forte, imposante, véritablement puissante comme celle du roi Léopold, qui a donné à son pays un nouveau visage et à son peuple une nouvelle richesse, peut se dissiper, s’effacer, disparaître dans la mémoire de ce peuple…
Certes, le gouvernement réfléchi, solide, calme et simple du roi Albert, qui a suscité une sympathie aussi inattendue que sincère et profonde grâce à son sérieux, son dévouement et son travail, contraste trop avec les moyens coercitifs — une contrainte géniale, certes, mais une contrainte tout de même — que son prédécesseur jugeait nécessaires, ou du moins brandissait comme menace. Les Belges, jaloux de leur liberté, n’ont pu que percevoir, au détriment du second Léopold, la différence entre ces deux conceptions. Et puis, il y a le cœur, le cœur d’or de la reine Élisabeth…
Pourtant, il est étonnant de voir un peuple oublier si rapidement un souverain qui fut surtout grand parce qu’il a porté à son sommet ce qui distingue particulièrement ce peuple : un sens très affirmé des affaires. Ce génie si particulier du roi, le peuple en profite aujourd’hui avidement. Alors que, jadis, le personnel de l’État indépendant du Congo — je ne parle ni de la justice ni de l’armée — se composait en grande partie de personnes dont la Belgique pouvait se passer pour une raison ou une autre, aujourd’hui, un poste ou un emploi dans la colonie est très recherché : on y trouve de bonnes places, bien payées ; on en revient chargé d’honneurs ; la mère patrie s’en soucie ; et, en fin de compte, la colonie bénéficie grandement des services de forces compétentes et solides. Que l’œuvre de Léopold prospère, que la Belgique récolte les fruits de sa vision et de son audace peut-être plus tôt qu’espéré, ne fait aucun doute ; et même les opposants les plus virulents se limitent désormais à un contrôle souvent favorable…
Et pourtant, c’est le premier anniversaire, et l’on n’entend le nom royal mentionné nulle part, ou alors à peine, de manière légère et fugace, avec moins d’insistance que les nouvelles sur la météo… Le roi Léopold ne vit plus dans la mémoire de son peuple…
Hélas, semble-t-il, à peine encore dans le cœur de ses filles…
Je n’ai pas à jouer ici les prêcheurs de morale, et je craindrais de m’y prendre très mal : je ne l’ai jamais essayé, et je suis trop timide pour le tenter pour la première fois face à des personnalités royales… Mais je ne peux m’empêcher de constater, comme tout le monde l’a fait : la princesse Clémentine parcourt l’Italie au bras de son époux impérial, et son jeune bonheur semble avoir totalement oublié la date du 17 décembre. La princesse Stéphanie envoie depuis la Bohême — ou ailleurs — quelques fleurs. Et seule la princesse Louise, qui a eu le plus à souffrir de son père, vient prier sur sa tombe…
Une visite étrange, celle de la princesse Louise ; la fille pratique de Léopold II, qui, pour quelques heures à Bruxelles, profite de sa visite à son père défunt pour conférer deux fois avec ses avocats au sujet d’un héritage qui ne veut pas être réglé selon ses souhaits… Arrivée à une heure, elle a d’abord reçu ces messieurs : après un long entretien, elle s’est rendue à la crypte funéraire de Laeken… où elle dut attendre vingt minutes avant qu’on veuille bien lui ouvrir la porte… Annoncée au roi, elle ne fut pas reçue et dut se contenter de laisser sa carte et ses vœux pour le rétablissement de la reine. Il en fut de même chez la comtesse de Flandre, cette bonne tante qui, à la mort du roi, avait pourtant tout arrangé pour Louise ; la médiatrice maternelle pour tous les différends et toutes les difficultés, qui lui ferma également sa porte, invoquant une indisposition. La raison de cette sévérité serait cependant que la princesse Louise ne peut se décider à se déplacer — il n’y a pourtant pas d’océans entre Paris et Bruxelles ! — sans faire appel à ses fidèles compagnons qu’elle a choisis comme entourage d’honneur. Dans quelle mesure cette rumeur est vraie, je l’ignore, et je n’en prends aucunement la responsabilité. Je ne me suis pas présenté à la princesse pour l’interroger à ce sujet. Elle aurait probablement été incapable de me répondre, je le crains. Cependant, cela m’a été rapporté par une personne généralement très bien informée et de source directe…
Et ainsi, lorsque la princesse Louise ne fut pas reçue non plus par la comtesse de Flandre, elle chercha du réconfort, semble-t-il, dans une nouvelle discussion avec ses avocats. Elle-même a donc transformé sa visite pieuse sur la tombe de son père en une malheureuse dispute d’héritage…
Car c’est tout ce qui reste de Léopold II : une querelle pour les millions qu’il a laissés. Une querelle menée… par la seule fille venue prier sur sa tombe…
Je n’y peux rien : je trouve parfois que le monde est une chose bien étrange…