(paru à Paris, en 1834, chez Librairie de Fournier. Traduit de l’anglais par Mademoiselle A. SORRY)
Anvers – Notre-Dame – Rubens - Académie. – Vandyck – Cavalerie - Passeports - Voitures. - Arrivée à Bruxelles – Politique belge - Alexandre Rodenbach. – Chambre des Députés – Duels. - Société. - Palais du prince d’Orange – Monnaie – MM. Vandermaelen. – M. Robyns – Dubos - Théâtre. - Sainte-Gudule – Ancienne ville – Louvain - Thirouenne. - Dilapidation. – Arbre de la liberté
(page 51) Bien que je sois décidée à ne point omettre de citer les objets qui m’ont particulièrement intéressée, par la raison qu’ils auraient été déjà cité par d’autres, je n'ose cependant m'aventurer à parler trop au long des églises de la Belgique. Ce sujet a quelque chose de dangereusement séduisant. Il nous est si facile de nous rappeler quelle partie de ces nobles édifices a produit l’impression la plus vive sur notre esprit. Les riches vitraux de celles-ci, les élégant piliers de celles-là, la structure hardie de la (page 52) nef, ou les précieux ornements d'une autre, tout cela se représente aussi aisément à nos yeux qu'il est difficile de le représenter aux yeux des autres. Je crois donc plus sûr de passer la plume sur les notes écrites dans le moment de mon enthousiasme, à propos de divers monuments que mon voyage m’a donné occasion d’admirer.
Si je ne prenais ce parti, je serais tentée de transcrire quelques pages futiles qui décrivent l'église de Notre-Dame d'Anvers. C'est réellement un superbe édifice, et l'on serait excusable de s'oublier un moment parmi ses labyrinthes de colonnes. La fameuse Descente de croix, le chef-d'œuvre de Rubens, orne cette église. C'est en effet un tableau dans lequel se déploie toute la puissance de l'art, et qui renferme toutes les qualités par lesquelles Raphaël s'est rendu célèbre. Toutefois, il ne réalisa pas entièrement l’idée que je m’en étais formée. L’attitude de saint Jean conviendrait mieux à un gracieux pantomime qu'au disciple désolé du Sauveur ; et le riche coloris de la peinture, tout harmonieux qu'il est, s'accorde plutôt avec le goût de l'artiste qu'avec le ton de la scène.
(page 53) J’eus le courage de monter sur le haut du clocher, et j’en fut récompensée en voyant Berg-op-Zoom, Breda, Gand et Malines, apparaître comme des points dans le lointain. Bien que le temps fût parfaitement calme au-dessous, le vent soufflait avec une terrible violence à cette élévation ; mais je supportai courageusement ses attaques pendant une demi-heure. De là, on peut suivre dans toutes les directions les dévastations du siège, et c’est une triste vue.
Le lendemain, nous traversâmes l'Escaut pour aller voir les travaux par lesquels les Belges tâchent de réparer les brèches des écluses. Mille ouvriers y sont employés, mais ils ne peuvent avancer bien vite, la maréé détruisant quelquefois en une nuit l’ouvrage de plusieurs jours.
L’Académie possède une riche collection de tableaux, parmi lesquels on en compte plusieurs du premier ordre ; de ce nombre est un Vandyck, et je pense que s'il était placé à côté du Rubens de Notre-Dame, on y remarquerait tout ce qui m’a semblé manquer au dernier de ces ouvrages capitaux. Le sujet, les personnages sont les mêmes ; le temps est un peu plus avancé (page 54) dans le tableau de Vandyck ; le corps de Jésus repose déjà sur le sein de sa mère ; saint Jean, à côté d'elle, tient une des mains du Rédempteur, et la Madeleine, un peu plus loin, regarde le groupe avec des yeux remplis de larmes. L'agonie maternelle est exprimée avec une énergie qui surpasse tout ce que j'ai vu de plus pathétique sur la toile ; et les teintes modestes qui prédominent sont dans un bel accord avec cette heure imposante.
Nous fîmes plusieurs tentatives pour voir la citadelle, nous étant flattés qu'un de nos amis, membre du corps diplomatique, obtiendrait cette faveur ; mais en cela nous fûmes désappointés. Les empêchements jetés sur notre chemin étaient tous frivoles et vexatoires au plus haut degré. Quelquefois l'on répondait à nos demandes par des paroles de politesse et d'espérance, mais le délai en était toujours la conséquence. Enfin nous renonçâmes à notre projet avec plus d'irritation que de regret.
Anvers possède un singulier monument monacal, moins connu, à mon avis, que ne le mérite la pieuse industrie à laquelle on le doit. (page 55) C’est une représentation du Calvaire dans l'ancien couvent des dominicains. Il s'élève avec une hardiesse qui touche presque au grotesque, contre l’église de Saint-Paul, qui faisait jadis partie du couvent. Cette église forme un des côtés d’une cour intérieure, sur laquelle donnent les fenêtres du monastère ; et l’assemblage bizarre de rochers et de statues qu'on appelle le Calvaire, monte jusqu’à la cime du bâtiment. Plus de soixante figures de grandeur naturelle entrent, je crois, dans cette composition. Toutes m’ont paru en pierre, mais leur effet approche de celui du marbre, et quelques uns des groupes sont d’un style noble et imposant. Le reste de la cour est une sorte de panthéon de saint ; la moitié du calendrier y figure en statues parsemées dans toutes les directions.
Le saint-sépulcre, situé au pied du Calvaire, est gardé par une vieille femme qui, pour deux sous, ouvre la grille et vous permet d'entrer. Rien de plus pitoyablement ridicule que cette partie du spectacle. La figure du Sauveur est couverte de mousseline roussie et de dentelles, et une mauvaise petite lampe brille à ses pieds.
(page 56) Les dernières heures de notre séjour à Anvers ont été rendues extrêmement ennuyeuses et inutiles par les difficultés que l'on fit pour nous rendre nos passeports. D'abord, on refusa de les remettre à un commissionnaire, en disant que nous devions les venir chercher nous-mêmes. Nous le fîmes ; mais nous trouvâmes les bureaux fermés. Cependant, comme on nous assura que la personne chargée d'examiner les passeports reviendrait au bout de quelques minutes, nous revînmes une demi-heure après, et trouvâmes encore porte close. Ces allées et venues se renouvelèrent jusqu'à trois fois, et remplirent presque entièrement notre dernière journée. Enfin, quand nous parvînmes à trouver le commis auquel nous avions affaire, et que nous lui dîmes combien son absence nous avait dérangés, le brave Belge se mit dans une épouvantable colère ; il déclara que s'il nous échappait une autre parole semblable, nous n'aurions nos passeports que le lendemain matin ; et il ajouta avec beaucoup d'emphase : Je crois bien qu'un fonctionnaire, quel qu'il soit vaut au moins autant que le premier venu.
(page 57) Un gentilhomme anglais, qui nous accompagnait toutefois de ne point nous refuser nos passeports ; et après avoir lancé un regard furibond à chacun de nous, il eut assez s'acquitter de condescendance pour s’acquitter du devoir qui lui était confié.
Bientôt après que cette ennuyeuse affaire eût été terminée, nous prîmes congé, avec beaucoup de regrets, des amis qui nous avaient accompagnés si loin, et nous partîmes pour Bruxelles par la diligence, à une heure assez avancée de la soirée. Notre trouvâmes ensuite de grandes raisons de nous repentir de cet arrangement, car il nous priva du plaisir que nous aurait donné la vue de la belle église de Malines ; et la lune éclairait suffisamment son antique et superbe tour lorsque nous passâmes devant elle, pour nous faire regretter de ne pouvoir admirer l'ensemble du monument.
J’observerai ici, pour le bénéfice de ceux de mes lecteurs auxquels il conviendrait de voyager de la même manière, que si l'on est plus de deux personnes, la diligence est plus chère qu'un voiturin avec deux chevaux. Si la promptitude est (page 58) un objet indispensable, il faut nécessairement prendre quatre chevaux. Mais un bon voiturin peut vous mener presque, sinon aussi vite que la diligence, et vous êtes non seulement libre de vous arrêter et de partir quand il vous plaît, mais encore vous n'êtes pas exposés à la contrariété de passer rapidement devant des objets qu'il vous serait agréable de voir. Sous ce rapport, la poste a les mêmes inconvénients que les diligences, puisqu'une fois lancé, un postillon ne consentirait pas à s'arrêter en route pour votre plaisir, quand le dôme de Saint-Pierre se trouverait à mi-chemin.
Je ne connais rien de plus triste que d'arriver dans une ville avant que ses habitants soient éveillés. Ce fut ainsi que nous arrivâmes à Bruxelles ; et il nous fallut quelques heures pour apercevoir la gaîté de la ville nouvelle à laquelle nous étions montés immédiatement, tant la première impression de silence et de solitude, jointe à la fatigue du voyage, nous avait attristés. Cependant avant la fin de la matinée nous étions établis dans un joli hôtel du boulevard, tout disposés à jouir de l'agréable (page 59) variété qui nous était offerte par la plus brillante des petites capitales de l’Europe.
On nous avait mille fois répété que Bruxelles n’était plus ce qu’elle était avant la révolution, que nombre de familles et indigènes et étrangères l’avaient abandonné, et que les plaisirs et les affaires y languissaient également. Tout cela était vrai, et néanmoins Bruxelles est encore un séjour délicieux.
Le parc, les belles rues qui l'entourent, la place Royale, le beau boulevard, les monuments publics, les nobles palais donnent à cette ville un air de magnificence, que je n’ai remarqué nulle part au même degré.
Malgré la brièveté de notre séjour en Belgique, nous n’avions pu la traverser sans entendre beaucoup de choses intéressantes sur sa situation politique ; et j’étais fort curieuse de voir comment les mêmes sujets étaient considérés dans la capitale ; je désirais surtout assister à une séance de la Chambre, pour avoir quelque idée de ce que pouvaient être les débats parlementaires d’un pays placé dans des circonstances si singulières.
(page 60) Tout Anglais doit prendre un intérêt affectueux et profond à l'aimable prince qui a consenti à occuper le trône belge. Il est impossible d'oublier combien il a touché de près à celui d'Angleterre ; il est également impossible de ne point se rappeler combien sa vie, si remarquable, a été exempte de reproches. Avec de tels sentiments pour le roi Léopold, on ne peut s'empêcher de déplorer la position où les circonstances l’ont placé. D’après tout ce que j’ai ouï dire de lui personnellement, et j'ai causé avec les gens qui ont les meilleures occasions de le connaître, je suis convaincue qu'il mérite de régner sur un peuple plus attaché à sa dynastie, que les anciens sujets du roi de Hollande ne le seront probablement jamais.
On ne pourrait passer un mois en Belgique, et parler aussi librement que je l'ai fait avec des gens de tous les partis, sans être pleinement persuadé que le roi de Hollande règne encore dans le cœur de la majorité, et que l'homme, même le plus illustre, qui aurait servi d'instrument à de factieux démagogues pour démembrer son royaume, aurait peu de chances pour (page 61) conserver sa place, si les véritables vœux des Belges étaient consultés. Que des abus se fussent glissés dans le gouvernement du roi Guillaume ; que des impôts arbitraires, qui ne valaient pas la peine d’être défendus, aient été maladroitement conservés ; que beaucoup de jalousie individuelle ait existé entre les Hollandais et les Belges, on ne peut nier aucune de ces choses ; mais elles n’étaient point suffisantes pour justifier une révolution, et rendre ses résultats durables. Je ne doute pas que telles ne soient maintenant les réflexions de beaucoup de ceux qui se sont laissé entraîner par le tumulte populaire, et leur nombre est plus susceptible d’augmenter que de diminuer.
Jamais une révolution politique n'arrive sans jeter les esprits dans une sorte de fermentation tout à fait impropre à prendre des résolutions saines et modérées. Après cette fièvre survient un état de langueur, d'indifférence ; mais une fois sortis de ce dernier état, les hommes réfléchissent sur le passé, et leur instant de délire leur fournit souvent d'utiles leçons. Toutefois la crainte, assez naturelle, de nouveaux troubles (page 62) peut rendre passive pendant très longtemps une imposante majorité, Si j'en crois les renseignements que j'ai obtenus de plusieurs côtés, jamais pays ne fut révolutionné par un sentiment aussi peu général que celui qui sépara la Belgique de la Hollande. La révolution s'accomplit à Bruxelles et la plupart de ceux qui en furent les agents les plus actifs étaient aussi étrangers au pays qu'hostiles envers le roi. Sans doute plus d'un honnête homme a cru servir sa patrie en changeant son gouvernement ; mais ceux-là même doivent sentir maintenant quelques remords, en voyant combien peu d'indépendance réelle ces changements ont apporté.
Sans discuter le mérite des nouvelles institutions introduites en Belgique par la dernière constitution, sans demander si elles sont ou ne sont pas plus sages, meilleures que celles qu'elles ont remplacées, je crois pouvoir affirmer que l'esprit de la grande masse du peuple n'est point du tout en harmonie avec elles. C'est la plus étrange anomalie politique que cette nation, si profondément, si sévèrement catholique, et (page 63) qui essaie la liberté ou plutôt la licence égale d’opinions qu'une poignée d'hommes remuant et mécontents ont introduite dans son sein. Comment des lois qui lèvent toutes restrictions sur les paroles et les écrits, quel que soit leur sujet, pourraient-elles s'accorder avec les principes d’une religion dans laquelle les pensées, les discours, les actions doivent être soumis au contrôle des prêtres ?
Aussi le citoyen belge, une main enchaînée par une puissance irrésistible, l'autre armée par la loi d’une massue ou d’in glaive, se montre dans une attitude qui ne présente ni sûreté de lui-même, ni véritable dignité.
Nous n’attendîmes pas longtemps avant d'être admis à une séance de la Chambre représentative ; et sur la recommandation d’une des connaissances que nous avions faites à Bruges, une charmante personne, femme et belle-sœur de deux des orateurs les plus influents de cette assemblée, voulut bien nous y conduire. Il est impossible de connaître MM. de Rodenbach sans éprouver une sincère admiration pour les talents de l’un et de l’autre, Je n'ose me flatter que ce (page 64) tribut d'éloges soit reçu avec indulgence, venant d'un humble individu, que leur éloquence même n'a pu convertir à l'opinion qu'ils soutiennent dans la carrière à laquelle ils se sont voués ; mais il est dicte par la vérité, et je n'oublierai jamais la manière aimable dont ces messieurs ont bien voulu me recevoir. M. Alexandre Rodenbach est un des hommes les plus intéressants que j'aie rencontres. Il est complètement aveugle ; et le calme que cette infirmité donne à son extérieur, contraste si fortement avec la brillante vivacité de son esprit, que son langage anime, grâce à cette circonstance, produit un effet réellement électrique. Son ouvrage intitulé Coup d'œil d'un aveugle sur les sourds-muets serait d'un intérêt profond s’il était sorti d’une autre plume ; et tracé par la sienne il devient encore plus frappant. Dans ce petit volume et dans sa Lettre sur les aveugles, faisant suite à celle de Diderot, il règne un ton de douce et saine philosophie qui inspire une tendre affection pour l'auteur. Bref, si nous ne pouvions nous empêcher de différer, le plus amicalement du monde, en politique, M. Alexandre Rodenbach et moi, il est assurément du (page 65) petit nombre de ceux que je serais heureuse de revoir.
Nous entendîmes quelques discussions passablement aigries entre les ministres belges et la Chambre ; et quand les premiers eussent été nommés par le roi Guillaume, ils n'auraient pu être attaqués avec plus de véhémence.
Tous les discours de M. Dumortier sont empreints d’une si vive indignation, qu'il ne manque jamais de captiver l’attention. J'ai souvent remarqué, en effet, que la plupart des hommes aiment à entendre les reproches violents, pourvu qu’ils ne leur soient pas adressés ; et comme M. Dumortier emploie généralement son éloquence à déclamer contre les ministres, la Chambre paraît l’écouter avec beaucoup de faveur.
M. Gendebien est un autre orateur sur lequel tous les yeux se dirigent avec intérêt dès qu'il se lève pour prendre la parole. Je n'imaginais que ses vives saillies excitaient plus souvent le sourire qu’elles ne faisaient froncer le sourcil de ceux qu’il attaque ; mais en cela j’étais dans l’erreur, quelques unes de ces phrases ont été prises (page 66) tellement au grave, qu'un duel s'en est suivi avant notre départ entre ce député et M. Rogier, ministre de l'intérieur.
Ces sortes d'affaires ont lieu si fréquemment parmi les esprits ardents de ce jeune gouvernement, qu’il est maintenant d’usage de s’exercer tous les matins à tirer le pistolet ; et l'on prétend que M. Gendebien s'est rendu tellement adroit à cet exercice, qu'il est sûr de pouvoir tuer une mouche au vol. En considération de cette habileté singulière, les témoins de son duel placèrent les deux adversaires à la distance inaccoutumée de trente-six pas. Néanmoins le député de l'opposition ne démentit pas sa réputation, et blessa son ennemi officiel à la bouche.
Nous étions à dîner chez le prince Auguste d’Aremberg, le lendemain de cette affaire, et elle devint naturellement ; le sujet de la conversation. « Gendebien ne manque jamais de (page 67) toucher le but auquel il vise », dit le prince avec sa vivacité ordiniare ; « il voulait arrêter la langue de Rogier, et devait conséquemment lui envoyer une balle dans la bouche. »
Il paraît qu’il est d’usage à Bruxelles, après avoir tué ou blessé son adversaire dans un duel, de s’absenter quelques jours, car je ne revis plus M. Gendebien à la Chambre après cette rencontre ; et dans une autre occasion, qui se termina d’une manière fatale, je sus qu’il n’en devait résulter d’autre inconvénient pour le vainqueur, que l’obligation de sortir de la ville pendant quelques jours. Jamais je ne fus plus affligée et plus surprise qu’en apprenant qu’un jeune officier belge, avec lequel nous avions dîné, et dont l’esprit, l’aimable gaîté avaient attiré mon attention, s’était battu la veille pour quelque dispute politique, et avait tué son adversaire. Je n’en fus instruite que le matin du jour où l’on devait enterrer sa malheureuse victime ; et je me ressouvins alors de certaines paroles adressées devant nous à table à notre jeune commensal, et qui se rattachaient évidemment à cette affaire.
(page 68) « Je pensais que vous sortiriez de la ville un tel ... », disait un officier à moustaches à ce jeune militaire.
- « Oui, répliqua-t-il, je partirai demain pour une couple de jours. »
Demain était le jour fixé pour les funérailles.
Je suis persuadée que le tumulte, la ruine, même les massacres, produits par une révolution, ne sont point les plus funestes conséquences qu'elle entraîne. Ces sortes de crises ébranlent la société jusque dans ses fondements, pervertissent les sentiments moraux, jettent la vertu elle-même dans une sorte de dangereuse ivresse. Plus d'une âme honnête se détournerait avec horreur de ses propres théories, si elle pouvait les voir dégagées du charme décevant dont certain jargon patriotique les entoure. Mais il est cruel pour les hommes probes et clairvoyants, de se voir condamnés à être témoins de la confusion jetée dans les éléments de la vie sociale, du renversement qui transporte, en dépit de la raison, au faîte de la pyramide les rudes matériaux créés pour lui servir de base, tandis que les ouvrages précieux qui la (page 69) couronnaient sont foulés aux pieds dans la poussière.
Quelques tentatives de ce genre sont toujours la suite des grandes commotions politiques ; et il ne faut pas un bien haut degré de pénétration pour découvrir à Bruxelles les symptômes de cet esprit désorganisateur. Le premier effet de son apparition a été de rompre jusqu a un certain point le cercle aimable d'une société pour laquelle cette ville était célèbre. Plusieurs familles nobles se sont éloignées, et celles qui restent sont moins accessibles que par le passé. Un officier russe nous a assuré que l'on ne trouvait plus une ombre de gaîté à Bruxelles, sinon dans les maisons anglaises, et que si l'on n’avait pas cette ressource, personne ne continuerait à résider dans cette ville, à moins d'y être obligé. Peut-être cette assertion était-elle un peu exagérée par le désir de dire quelque chose d’agréable à ceux auxquels elle était adressée ; mais comme la même chose m'a été redite plus d’une fois par les Belges eux-mêmes, j'ai quelque penchant à la croire bien fondée.
Cependant nous eûmes la bonne fortune de faire plusieurs connaissances agréables pendant (page 70) notre séjour, et nous aurions volontiers passé un mois ou deux à Bruxelles ; mais nos projets arrêtés nous permirent à peine d'y rester quinze jours ; ils furent pleinement mis à profit, en visitant les curiosités dans la matinée, et en nous réunissant le soir à de très aimables sociétés. Nous avons eu le plaisir de dîner une fois chez l'ambassadeur d'Angleterre, dont l'élégante hospitalité et les manières engageantes contribuent sans doute pour beaucoup à l'agrément de la société bruxelloise.
Le palais du prince d'Orange est le principal objet d'admiration dans la capitale de la Belgique, et dans tous les pays du monde il serait considéré comme un parfait modèle de résidence royale. Il n'est pas très grand, mais je pense qu'il ne laisse rien à désirer sous les rapports de goût et de magnificence ; du moins je n'ai rien vu de comparable à la noble élégance de son ameublement et de ses décorations. Il a été terminé en 1828, et le prince et la princesse vinrent immédiatement l'habiter.
Il serait difficile de trouver une occasion plus frappante de méditer sur l'incertitude des affaires (page 71) que celle qui nous fut offerte par le spectacle de ce palais splendide et abandonné. En 1828, le prince, son fondateur, vient habiter ses salles de marbre, dont la possession devait lui sembler bien assurée ; en 1830 on ne l’y retrouve plus.
Tout est entretenu dans l'ordre le plus parfait. Les nombreux visiteurs ne marchent dans les appartements qu'avec des chaussons de lisière fournis par le guide, qui surveille chaque individu avec un soin jaloux, de peur que l'enveloppe de leur chaussure venant à glisser, l’empreinte d’un cuir vulgaire ne se marque sur les beaux parquets. Le boudoir de la princesse est, dit-on, exactement tel, qu'elle l'a laissé, et l’on peut le croire en vérité, car l'exquise recherche d’une altesse petite-maîtresse se montre partout. Les magnifiques chiffonniers, la charmante collection de bijoux, même le secrétaire de la dame exilée, sont restés comme ils se trouvaient lors, de son départ. On voit encore les plumes tachées d'encre, suspendues dans leurs étuis dorés ; et des feuilles de papier encadrés de noir, rappellent que la princesse (page 72) était alors en deuil de l'impératrice sa mère. Il y a quelque chose de profondément mélancolique dans cette scène.
Décrire les pièces qui vont en crescendo de magnificence, depuis la première jusqu'à la dernière, n'entre point dans mes projets. Quand je dirais que l'une est revêtue de marbre d'Italie, l'autre tendue en velours cramoisi bordé de franges d'or, une troisième tapissée en satin violet parsemé d’étoiles d’argent, enfin que les candélabres dorés auraient fait honte à ceux de Salomon, je ne réussirais pas, en employant tout mon talent à dépeindre ces objets, à donner une idée complète de cette habitation, d'une splendeur vraiment royale. Peut-être ferais-je mieux concevoir son éblouissante magnificence, si je confesse que, pour la première fois de ma vie, dans une maison contenant de bons tableaux, je les ai négligés pour les décorations et les meubles. Toutefois, après la première surprise, je revins suffisamment à moi-même pour m'apercevoir que la collection de peintures, bien que peu nombreuse, était fort belle.
C'est fini, dit le guide, en nous signifiant que (page 73) nous pouvions laisser nos pantoufles, après avoir traversé la dernière chambre : c'est fini ; " et ces mots, bien que prononcés avec la dignité d’emprunt particulières à ces catalogues ambulants, ces mots résonnèrent à mon oreille comme le chant funèbre de la maison de Nassau, en Belgique.
Nous avons vu le petit hôtel des monnaies, sous les auspices du directeur, M. C. W…, Anglais remarquable par son intelligente active, bien connu, je pense, dans le monde littéraire, et résidant depuis un grand nombre d’années à Bruxelles : ses attentions obligeantes nous furent d’autant plus utiles, qu’il était mieux que personne en état de nous indiquer tout ce qui méritait d’être vu ou entendu. Ce directeur de la monnaie semble fait exprès pour fleurir dans un siècle révolutionnaire ; car il a le pouvoir de tourner ses facultés, assurément très peu communes, vers chaque nouveau canal ouvert par le courant impétueux des innovations. Il a été ministre d’État, officier, et je ne sais combien de choses ; et maintenant il s’est adonné à surveiller, personnellement, la (page 74) confection de pièces de cinq francs et de centimes. Il nous montra l'établissement d'un bout à l'autre, et d'après ses manières, sa conversation, je le rangeai parmi les hommes de talents supérieurs.
L'institution géographique de MM. Vandermalen ne doit pas être négligée par les étrangers, qui peuvent être admis à la voir. Nous fûmes encore redevables de ce plaisir à M. W… Il est impossible de ne pas admirer le zèle ardent et pur de ces deux frères, pour l'avancement de leur science, et leur sollicitude pour en faire d'utiles applications. Les limites que je me suis imposées, et mon peu de savoir, ne me permettent pas de décrire leur établissement. Je me contenterai donc de répéter que ceux qui pourront obtenir la permission de le voir feront très bien d'en profiter.
Un autre spectacle extrêmement curieux nous fut procuré par l'infatigable bonté de la même personne qui nous présenta à M. Robyns. Il est probable que la protubérance des collections est développée sur le crâne de ce gentilhomme d'une manière tout-à-fait extraordinaire ; et si (page 75) cette dominante n’eût pas trouvé les moyens de se satisfaire, si une grande fortune et le caractère le plus libéral ne l'avait pas rendue, chez M. Robyns, aussi « légitime que le boire et le manger », il serait peut-être devenu un voleur aussi renommé que Schinder-Hannes lui-même. Sa maison et son jardin prouvent clairement que cette fureur d’accumuler devait être assouvie de façon ou d'autre. M. W. le pria de nous faire voir d'abord sa collection de moineaux, et il nous mena dans le jardin (qui renferme, en proportion de sa grandeur, un assez bel assortiment de plantes exotiques) ; de là nous passâmes sous une sorte de portique ouvert, où le plus singulier spectacle s’offrit à nos yeux. Les murs et le plafond étaient couverts des squelettes d’une quantité innombrable de petits oiseaux, cloués de manière à former des croix, des étoiles, des croissants, et entrelacés l’un dans l’autre avec tant d'adresse, tant d'économie d’espace, que des milliers de ces petites être sacrifiées pour compléter l’ouvrage.
« Par quels moyens, Monsieur, lui dis-je, (page 76) avez-vous pu rassembler un nombre si prodigieux de petits oiseaux'?
- « Je me lève tous les jours avec le soleil, Madame », fut sa réplique très satisfaisante ; « mon premier soin est de tendre mes filets le long de cette allée sablée ; ensuite je m'asseois dans ce fauteuil avec les cordons du filet à la main, et je reste là un certain nombre d'heures plus ou moins grand, suivant la saison. Le résultat est ce que vous voyez. »
Alors nous rentrâmes dans la maison, où bientôt après survint une très agréable compagnie d'Anglais, dont je me rappellerai toujours avec plaisir d'avoir fait la connaissance dans le musée de M. Robyns. L'exhibition continua : mais si je contais la centième partie de ce qu'on fit passer en revue devant nous, personne ne me croirait, parce qu'il faut en effet l'avoir vu pour imaginer combien de millions d'objets ont été entasses dans un espace limité, par la seule puissance du génie collectif.
« Soyez amant, et vous serez inventif », a dit La Fontaine. Rien n'est plus vrai ; et l'amour passionné de rassembler des objets de tout genre (page 77) a suggéré en effet à M. Robyns mille moyens de loger ses trésors presque aussi ingénieux que l’arrangement intérieur d'une ruche ; sous le rapport de l’économie d'emplacement. Mais si cette collection était divisée en plusieurs, dont chacun contiendrait une branche d’un art ou d’une science, l’étonnante accumulation des individus serait mieux appréciée, Telle qu'elle est, la nécessité de passer trop vite d'un objet à l’autre fait qu’on n’en voit suffisamment aucun.
« Mesdames, désirez-vous voir ma collection de papillons ? »
Et, à l’instant une centaine de tiroirs, une centaine de cases, sont tirées des boiseries, et découvertes dans les embrasures des fenêtres et les entre-deux des portes, le tout rempli par le plus riche, le plus rare assemblage d’insectes diaprés, véritables joyaux naturels.
« Préférez-vous les papillons de nuit ? » Et nous avions à peine eu le temps de jeter un coup d’œil sur le contenu brillant des cases et des tiroirs, que d’autres cases, d’autres tiroirs sortirent, je ne sais par quel mécanisme, de la même place où les premiers rentraient, et nous (page 78) montraient la belle famille des phalènes, depuis les monstres aux vives couleurs, aussi grands que des chauve-souris, jusqu'aux miniatures de l'espèce, les cousins d'un blanc de lait, qu'on ne pouvait voir qu'avec un microscope. Ces échantillons variés méritaient un long et patient examen ; mais, au bout d'une minute, l'on nous détourna de leur contemplation en nous demandant si nous aimions les gravures. « J’ai là tout le musée Napoléon ; ici toutes les caricatures publiées à Paris depuis trente ans. Voici, Piranesi, un superbe exemplaire ; et voici..... Mais, Mesdames, je crois posséder la plus grande collection de musique qui existe dans le monde ; si vous voulez passer par ici, j'aurai l'honneur de vous la montrer. »,
Ainsi nous obtînmes dans le cours de deux ou trois heures, en éprouvant quelque chose d'analogue au supplice de Tantale, la conviction parfaite que M. Robyns possède un nombre prodigieux d'objets dignes d'être vus ; mais qu'il est impossible de trouver le temps de les regarder.
Après cette matinée intéressante et amusante, M. W. nous emmena tous au restaurant justement (page 79) célèbre de Dubos, où il nous donna un dîner excellent et parfaitement servi, qui nous prouva que si la révolution avait dérangé quelques autres départements, celui de la cuisine ne montrait pas un seul symbole d'innovation mal entendue. Tout était dans le meilleur style, et j’ai rarement assisté à un repas plus agréable.
Le théâtre de Bruxelles n’est ni vaste, ni remarquablement bien décoré', et la troupe était plus faible que je ne m'attendais à la trouver dans une capitale du continent. Il paraît qu'il n’était pas de monde d’aller au spectacle à l’époque de notre visite ; car la salle n’était élégamment remplies ni l’une ni l’autre des deux soirées que nous y avons passées.
Les réunions, à Bruxelles sont très agréables et peu assujétissantes. Un petit nombre de personnes distinguées donnent des dîners, o les hommes et les femmes se lèvent de table en même temps, et passent dans le salon, où l’on prend une tasse de café exquis, puis on se dépare pour aller s’amuser ailleurs.
Quelques familles anglaises occupent de belles maisons parfaitement adaptées à recevoir beaucoup (page 80) de monde, et toutes assez près l'une de l'autre, dans les environs du parc et du boulevard de Namur, pour donner la facilité de suivre leurs réunions sans avoir une voiture. J'eus le plaisir d'assister à deux ou trois soirées en différentes maisons, et je les ai trouvées tout-à-fait dans le genre des soirées non invitées de Paris. Quelquefois les jeunes gens dansent ou valsent ; mais en général la musique, les cartes et la conversation remplissent les heures.
J'ai vu d'élégants écuyers mâles et femelles parcourir la belle promenade du boulevard, le hide-park de Bruxelles ; et le parc, à l'heure où il est de bon ton de s' y rendre, offre toujours des groupes brillants ; cependant chacun s'accordait à m'assurer que Bruxelles n'était plus ce qu'il était jadis.
La vieille ville a quelques beaux édifices gothiques, particulièrement l'église cathédrale de Sainte-Gudule et l'Hôtel-de-Ville. La grande place du marché, dans laquelle ce dernier monument est situé, surpasse tout ce que j’ai vu de plus pittoresque en Belgique, par l'effet de ses beaux bâtiments gothiques. Si je reviens (page 81) jamais à Bruxelles, je m'établirai pour une semaine dans la basse ville, afin de pouvoir examiner, sans en être détournée par les séduisantes distractions de la ville haute, les riches reliques de l’ancienne gloire belge, que l'on trouve dans toutes les parties de la première.
Nous passâmes un jour à Louvain, et vîmes tout ce qu’on y pouvait voir en un jour, et c'est dire beaucoup dans un lieu si rempli d’objets intéressants. Nous avons parcouru toutes les salles, tous cours de l'Université, visité les belles pièces que renferment sa très nombreuse bibliothèque ; cet examen a duré quelques heures, et nous pouvons dire qu’à l’exception de la vieille dame qui nous servait de guide, nous n’avons pas rencontré une seule figure humaine à l’université de Louvain.
La ville entière paraît inhabitée. L'église cathédrale de Saint-Pierre est magnifique, et son lutrin offre un beau modèle de l'art maintenant perdu de la sculpture en bois. Il est à peu près pyramidal, et représente à la base une conversion de saint Paul, dont les figures, y compris le cheval, sont de grandeur naturelle ; et il se (page 82) termine par deux palmes élégantes qui se recourbent pour former un dais au-dessus du pupitre. Des anges volent autour de ces rameaux, et la grâce, la vérité de leurs contours et de leurs mouvements est tout-à-fait surprenante, vu la matière de laquelle ils sont formes. Ce superbe ouvrage ornait autrefois la cathédrale de Malines, mais on l’a transporté à Louvain à l’époque de la révolution.
Le tabernacle est supérieurement sculpté en pierre blanche ; il est très élevé, et couvert de groupes représentant des sujets de l'Écriture Sainte.
L'Hôtel-de-Ville de Louvain est si bien connu par les dessins, les gravures, les descriptions qui en ont été faites, que je ne puis y ajouter rien, sinon qu'il mérite sa célébrité, C'est le plus beau morceau d'architecture gothique que j’aie jamais vu.
Notre retour à Bruxelles fut accompagné d'un temps délicieusement frais, qui nous reposa de notre fatigante journée ; et pour la première fois depuis notre arrivée dans cette petite métropole si gaie, nous nous retirâmes de bonne heure.
(page 83) Un autre jour fut consacré à une excursion dans les environs, pour en connaître l'aspect général, et voir spécialement la jolie villa du prince d’Orange. Cette résidence est encore un témoignage du goût exquis de son propriétaire ; mais il est triste de parcourir ces salles désertes quand on réfléchit sur les sentiments de ceux qui ont été forcés d’abandonner leurs palais de choix, dans lesquels ils ont passé tant d'heures agréables et douces. Les jardins sont beaux et vastes ; mais ils ne sont point remarquablement pittoresques, non plus que la campagne environnante. La route de Bruxelles passe à travers un bois d’une grande étendue, et les effets d'ombre et de lumière sur les longues allées sont les traits les plus frappants qui se présentèrent sur notre chemin.
Il n’était pas facile de fixer le jour de notre départ de Bruxelles. Nous y laissions d'anciens amis qui s’y étaient depuis longtemps fixés, et que nous avions retrouvés avec une vive satisfaction. Nous devions faire nos adieux à plusieurs connaissances dont les aimables bontés avaient rendu le séjour de la ville (page 84) assez agréable pour nous inspirer le désir de le prolonger. Mais déjà un mois de l'été que nous voulions consacrer à nos diverses tournées était écoulé ; et malgré nos regrets de laisser l'intéressante basse ville non explorée, nous nous décidâmes enfin à partir.
La moitié de notre dernière matinée fut employée à prendre une vue aussi complète de la ville que le temps limité nous le permettait. Nous avions déjà vu les objets les plus remarquables, mais nous ne nous étions pas encore formé une idée bien exacte de l'ensemble. Jamais contraste ne fut plus parfait que celui qui existe entre la nouvelle et l'ancienne ville. La première est aérée, brillante, entièrement moderne ; la dernière sombre, entassée, et d'une vénérable antiquité. Toutes deux offrent au voyageur des charmes d'une espèce extrêmement différente.
Il faut avouer, néanmoins, que le riant aspect de la ville haute est pour le présent grandement gâté par les traces des violences révolutionnaires, qu'on laisse si étrangement subsister au milieu de sa splendeur. La demeure du comte de (page 85) Brockenberg, qui touche au palais du roi, n'est plus qu’une masse de décombres. Le parc, comme l’on appelle la belle place autour de laquelle les principaux bâtiments sont élevés, est en plusieurs endroits fermé par des claies, tandis que les belles grilles semblables à celles des Tuileries sont restés en d’autres places. Je confesse de plus que, pour mon goût, le symbole d'anarchie auquel on donne le nom d'arbre de la liberté, élevant sa tige maigre à une hauteur démesurée, « tel qu’un grand affronteur », devant les fenêtres du palais, n’est pas une addition bien gracieuse à la scène. Toutefois ses branches commencent à se flétrir, et l’on dirait que la sève a cessé de couler dans ses vaisseaux. Peut-être à ma prochaine visite le trouverai-je remplacé par la statue d’un roi.