(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 31) Le 20 octobre, le général Goblet réussit à reconstituer le ministère. M. Lebeau prit le portefeuille de la Justice ; M. Rogier, celui de l'Intérieur ; M. Duvivier, celui des Finances. Le général Evain resta à la tête du département de la Guerre. Le comte F. de Mérode, ministre d'État, fut nommé membre du conseil, sans portefeuille.
L'un des premiers soins du nouveau cabinet fut de se fixer sur l'attitude qu'il convenait de prendre à l'égard de la Hollande et des puissances représentées à la Conférence de Londres. Ce problème fut promptement résolu. Après les derniers incidents des négociations, tout débat était en quelque sorte devenu superflu. Le général Goblet avait déblayé le terrain et réduit le problème diplomatique à sa plus simple expression. De l'aveu de toutes les puissances, l'obstacle que la Hollande avait su créer par l'offre d'une négociation directe n'exis¬tait plus. Le ministère n'avait donc d'autre rôle à remplir que celui de réclamer immédiatement l'exécution de la garantie stipulée par le traité du 15 novembre. En cas, de refus, la Belgique devait avoir recours à ses propres forces.
Malgré les dénégations des journalistes de l'époque, les ministres étaient fermement résolus à faire un appel au courage de l'armée nationale. Disposant de plus de 100,000 soldats, braves, exercés, pleins d'ardeur, bien commandés et attendant avec impatience l'occasion de se venger des humiliations de 1831, le cabinet de Bruxelles, loin d'appréhender une levée de boucliers, eût été heureux de trouver dans l'abstention de la diplomatie européenne le droit de se charger lui-même de la solution de nos différends avec la Hollande. La na¬tion tout entière se fût pressée autour du roi, des milliers de (page 32) volon¬taires se seraient jetés sur les flancs de l'armée, et bientôt le drapeau tricolore, réhabilité par la victoire, eût flotté sur les clochers du Brabant septentrional et de la Flandre zélandaise. Aussi, dès le len¬demain de la reconstitution du ministère, nos envoyés de Paris et de Londres reçurent l'ordre formel de déclarer que si, à la date du 3 novembre, la citadelle d'Anvers n'était pas évacuée ou sur le point de l'être, l'armée belge se mettrait elle-même en mesure d'expulser l'ennemi du territoire que l'Europe nous avait assigné. Le 23 octobre, M. Lehon adressa un office conçu dans ce sens à M. le duc de Broglie. Le lendemain, M. Van de Weyer s'acquitta du même devoir auprès de lord Palmerston.
(Note de bas de page ) Voici un fragment de la note verbale de M. Lehon. « Le cabinet de Bruxelles, par sa note du 5 octobre, a réclamé de la France et de la Grande-Bretagne l'accomplissement de la garantie promise. Plein de confiance dans la loyauté de ces gouvernements et dans les assurances qu'il avait reçues, il s'est abstenu de fixer dans cette note le terme passé lequel la Belgique, en cas d'inaction des puissances, devait se considérer comme abandonnée à lui-même.
« Mais peu de jours nous séparent de l'époque de l'année où l’emploi des seuls moyens efficaces de contrainte devient impossible, et aucune mesure coercitive n'est encore commencée.
« Le nouveau ministère n'a consenti à subir la responsabilité de sa position qu'avec la ferme résolution d'accomplir les grands devoirs qu'elle lui impose. Le malaise intolérable du pays, la résistance chaque jour plus prononcée du gouvernement néerlandais et la saison avancée à laquelle nous touchons, ne permettent plus au gouvernement belge de laisser subsister des doutes sur le terme où commencera pour lui, à défaut de l'inter¬vention des puissances, l'impérieuse obligation d'employer ses propres forces. (Fin de la note).
« C'est par ces motifs que... le gouvernement belge sera dans l'impossibilité absolue de prolonger l'attente dans laquelle il se trouve au-delà du 3 novembre prochain. Si ce jour arrive, sans que la garantie stipulée ait reçu son exécu¬tion, S. M. le roi des Belges se verra dans la nécessité de prendre possession par ses propres forces du territoire belge encore occupé par l'ennemi. » (Rapport du général Goblet du 16 novembre 1832, p. 74 et suiv. Papers relative to the affairs of Belgium, B, 1re partie, p. 145)).
Cette fois, les intentions du cabinet de Bruxelles avaient été devancées. Ainsi que nous l'avons vu au chapitre précédent, le 22 octobre une convention déterminant l'emploi de moyens coercitifs avait été conclue entre l'Angleterre et la France.
Le 27 octobre, cette convention fut notifiée aux plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie. Les plénipotentiaires autrichiens répondirent qu'ils porteraient la convention à la connaissance de leurs cours, Le plénipotentiaire de Prusse fit une réponse analogue. Quant (page 33) aux plénipotentiaires de Russie, ils remirent à leurs collègues de France et d'Angleterre la déclaration suivante :
« Les soussignés s'acquittent d'un ordre formel de l'Empereur leur maître, en faisant la déclaration suivante :
« L'adoption des mesures coercitives que la France et la Grande¬-Bretagne ont résolu de prendre contre la Hollande a fait échoir le cas où les plénipotentiaires de Russie, en vertu des instructions dont ils sont munis, et dont les plénipotentiaires des autres cabi¬nets n'ignorent pas la teneur, se trouvent dans la nécessité de se retirer des conférences.
« Ils rendront compte immédiatement à leur cour des circonstances graves qui, en altérant le caractère de la médiation pacifique à laquelle ils ont été appelés à prendre part, ne leur permettent plus de s’associer aux travaux de leurs collègues.
« En suspendant leur participation aux conférences, les plénipoten¬tiaires de Russie sont dans l'attente des déterminations ultérieures de leur cour, motivées par la gravité des circonstances qui ont rendu nécessaire la déclaration dont ils s'acquittent. » (Note de bas de page : Cette déclaration portait les signatures de MM. Lieven et Matuszewic. Voy. Papers relative to the affairs of Belgium, B, 1r. partie, p. 147 à 151).
Cet incident, qui avait été prévu, n'empêcha pas les gouverne¬ments d'Angleterre et de France de marcher résolument en avant ; mais, afin de donner une dernière preuve du désintéressement et de la loyauté de leurs cabinets, lord Palmerston et le prince de Talleyrand offrirent à la cour de Berlin de prendre en dépôt les parties du Limbourg et du Luxembourg assignées à la HoI1ande, jusqu'à ce que le roi des Pays-Bas eût adhéré à toutes les conditions atta¬chées à leur possession par le traité du 15 novembre (Note du 30 octobre. - Ibid., p. 151).
Après quelques hésitations, la Prusse déclina cette offre, tout en rendant hommage aux sentiments qui l'avaient dictée. EI1e ne voulait pas, même indirectement, s'associer à des actes de rigueur dirigés contre l'un des représentants de la monarchie légitime. Dans leur recours aux mesures militaires, les gouvernements d'Angleterre et de France étaient ainsi complètement séparés des trois autres cabinets représentés à la Conférence de Londres (Note de bas de page : Le refus du gouvernement prussien ne fut notifié que le 3 décembre. Il était conçu dans les termes suivants : « S. M. le roi de Prusse accueillera toujours avec plaisir les propositions qui lui seront adressées dans les intérêts de la paix, et Elle sait apprécier, sous ce rapport, les communications faites conjointement par le gouvernement anglais et le gouvernement français dans leur office du 30 octobre dernier. Si S. M. croit devoir décliner l'occupation dont il y est fait mention, c'est parce que cette occupation ne lui paraît pas, dans les formes proposées, conforme à l'attitude qu'elle a prise et a dû prendre dans la présente question, quelque disposée qu'elle soit d'ailleurs à prendre en considération toute proposition qui tendrait à faciliter, dans des voies pacifiques, un arrangement entre la Hollande et la Belgique. " (V. Papers relative to the affairs of Belgium, B, 1re partie, p. 178.)).
(page 34) Ce n'était pas cependant sans jalousie, ou pour mieux dire, sans une méfiance secrète, que les puissances allemandes apprirent que le drapeau français allait se rapprocher des remparts d'Anvers. Pour s'en convaincre, il suffit de lire le protocole de la 46° séance de la diète de Francfort. Le représentant de la Prusse annonça à l'assemblée que le roi son maître avait donné des ordres pour que le septième corps d'armée, jusque-là stationné en Westphalie, passât le Rhin et prît position entre Aix-la-Chapelle et les Gueldres, pendant que le huitième corps, stationné sur le Rhin, lui servirait de réserve. Il ajouta que ces mesures de précaution avaient été portées à la connaissance de la France et de l'Angleterre, afin que la Meuse ne fût pas franchie, ni la rive droite de cette rivière compromise d'une manière quelconque par les troupes françaises, hollandaises ou belges. A la suite de cette communication, la diète prit à l'unanimité la résolution suivante : « La Confédération germanique apprend avec une véritable satisfaction les mesures sages et énergiques qui ont été prises par S. M. le roi de Prusse dans son propre intérêt, ainsi que dans l'intérêt de toute la Confédération, au milieu des circonstances actuelles qui sont pressantes et qui menacent d'un danger extrême. Elle considère ces mesures comme vraiment fédératives et tandis qu'elle exprime unanimement les remerciements de la Confédération à S. M. le roi de Prusse pour ces précautions efficaces, elle recommande en même temps à Sa Majesté, avec une entière confiance, de veiller aussi dans la suite aux intérêts de la Confédération sur ses frontières du nord¬-ouest qui sont menacées, afin que la Confédération soit à même de prendre à temps les résolutions constitutionnelles intérieures que la marche des événements pourrait rendre nécessaire. » Ce que le (page 35) plénipotentiaire de Prusse n'avait pas dit, c'est que son gouvernement, élargissant la proposition de lord Palmerston et du prince de Talley¬rand, avait demandé, à titre de garantie, l'occupation préalable de Venloo ; tandis que les gouvernements de France et d'Angleterre, arrêtés par les réclamations persistantes du général Goblet, n'avaient voulu au¬toriser l'entrée d'une armée prussienne qu'au moment où le dernier soldat hollandais aurait évacué le sol belge (Note de bas de page : Le protocole de la diète de Francfort figure parmi les pièces à l'appui du discours prononcé par le général Goblet dans la séance de la Chambre des Repré¬sentants le 23 mars 1833, p. 57 (Bruxelles, Remy, 1833). M. Nothomb rapporte un autre incident diplomatique qui, quoique postérieur en date, confirme sin¬gulièrement ce que nous venons de dire des sentiments peu bienveillants qui régnaient à Francfort. Le gouvernement français avait fait diriger par Arlon sur la Belgique deux convois de munitions, le 13 et le 14 décembre 1832. Par une note du 23 décembre, la diète demanda sur ce fait des éclaircissements au baron Ailey de Cyprey, ambassadeur de France à Francfort. Celui-ci fournit ces explications dans une note du 2 janvier suivant, où se trouve cette phrase significative : « Le gouvernement français, en sa qualité de signataire et de garant du traité du 15 novembre, peut, à certains égards, envisager autrement qu'on ne le fait à Francfort la question sur laquelle est basée la réclamation. » Deux autres notes furent encore échangées et laissèrent l'affaire dans le vague (Voy. Essai histo-rique et politique, 3e édit., p. 279)).
Quoi qu'il en soit, avant d'aller plus loin, il importe de rechercher l'effet que l'attitude énergique de la France et de l'Angleterre avait pro¬duit à La Haye et à Bruxelles. .
Ce fut le 18 octobre que le gouvernement hollandais communiqua aux États Généraux le résultat des dernières négociations de ses man¬dataires avec la Conférence. Le discours du ministre des Affaires étran¬gères prouva que le système de persévérance avait, encore une fois, triomphé des réclamations menaçantes des cabinets de Paris et de Londres.
La Hollande avait accordé tout ce qui était compatible avec l'honneur et les intérêts essentiels de la patrie ; le thème de lord Palmerston, preuve vivante de l'influence funeste exercée par les mouvements de la révolte, contenait des propositions diamétralement opposées à l'indé¬pendance et aux droits les plus importants de la nation fidèle ; l'existence du peuple néerlandais ne permettait pas de prêter l'oreille aux exigences que les journaux et les pamphlets avaient fait surgir en Belgique : tel était le langage hautain de M. Verstolk de Soelen. « Dans le tumulte des orages politiques, dit-il en terminant, le premier devoir des (page 36) hommes appelés au gouvernail des États, c'est le calme, Depuis le jour où l'insurrection éclata en Belgique, le gouvernement des Pays¬-Bas s'est constamment appliqué à le remplir. Au milieu d'une com¬plication sans exemple dans l'histoire, il a constamment, avec un soin scrupuleux et sans sourciller, tenu l'œil ouvert sur les droits et les intérêts du pays…. Mais lorsque nous considérons le sort que, par suite du caractère particulier de l'époque actuelle, nous voyons réserver à la nation hollandaise, qui s'est toujours montrée si bien pénétrée du respect inaltérable dû à la sainteté des traités et si scrupuleuse à remplir toutes ses obligations envers les puissances étrangères, alors se présente involontairement à notre souvenir la destinée d'Aristide, que les Athéniens condamnèrent à l'ostracisme parce qu'ils étaient fatigués de l'entendre nommer le Juste. » (Recueil de pièces diplomatiques, t. III, p. 257-262).
C'était à l'aide de ces tirades, empruntées à des souvenirs de collège, que le ministre provoquait les applaudissements des mandataires de la nation hollandaise, pendant que l'Angleterre et la France se mon¬traient prêtes à recourir aux armes.
Le 29 octobre, les ambassadeurs des deux nations accrédités près la cour de La Haye adressèrent à M. Verstolk une note identique, déclarant que si, le 12 novembre suivant, la citadelle d'Anvers et les forts qui en dépendent n'étaient pas complètement évacués par les troupes hollandaises, des forces de terre et de mer seraient mises en mou¬vement pour amener ce résultat, Après trois jours de réflexion, le ministre hollandais répondit que le roi, gardien obligé des intérêts de son royaume, ne pouvait se dessaisir du gage dont il était dépositaire avant d'avoir obtenu des conditions équitables de séparation entre la Hollande et la Belgique. M, Verstolk ajoutait : « Quant à des mouvements militaires destinés à réaliser l'évacuation à une époque antérieure à celle fixée par la voie diplomatique, il suffira de rappeler à la pénétration des cours de Paris et de Londres combien ils blesseraient le principe, hautement proclamé, que la Conférence de Londres ne devait jamais perdre son caractère de médiatrice, et d'ajouter que si les complications qu'ils produiraient sans motif venaient à compromettre, comme on devrait s'y attendre, l'objet des négociations des deux dernières années, à la veille même de leur (page 37) dénouement, les sacrifices que la Hollande a faits au maintien de la paix lui éviteraient jusqu'à l'apparence d'avoir été la cause d'une si fâcheuse issue…. » (Dépêche de M. Verstolk de Soelen à M. Jerningham, envoyé d'Angleterre à La Haye, en date du 2 novembre 1832 (Recueil de pièces diplomatiques, t.III , p. 286).
(Note de bas de page) Dans cette même dépêche, le ministre hollandais rappelait que son gouvernement était prêt à signer un projet de traité officieusement présenté par le cabinet de Berlin. Cette partie de la réponse exige quelques explications. Voulant éviter à la Hollande les conséquences d'une lutte armée avec l'Angle¬terre et la France, le cabinet de Berlin avait suggéré au gouvernement de La Haye un projet de transaction que les documents de l'époque désignent sous le nom de Thème prussien. C'étaient les vingt-quatre articles du 14 octobre 1831, sauf les modifications suivantes. La surveillance commune pour le pilotage, le balisage et la conservation des passes de l'Escaut avait disparu ; la perception provisoire d’un droit unique de tonnage sur les bâtiments étrangers, remontant ou descendant l'Escaut, en attendant que les droits de navigation fussent défini-tivement fixés par un règlement arrêté entre les deux pays, remplaçait l'appli-cation provisoire du tarif de Mayence ; la clause relative à la navigation des eaux intermédiaires entre l'Escaut et le Rhin était remplacée par une disposition accordant à chacun des deux peuples la navigation des eaux intérieures de l'autre sur le pied de la nation la plus favorisée ; la rente de 8,400,000 florins n'était imposée à la Belgique qu'à partir du 1er juillet 1832 ; la liquidation du syndicat d'amortissement n'était plus requise que comme mesure d'ordre, etc.¬ Le 9 novembre 1832, le baron de Zuylen de Nyvelt offrit à lord Grey, chef du cabinet anglais, de signer, dans les vingt-quatre heures, le thème prussien comme base du traité (Voy. la correspondance entre lord Grey et le haron de Zuylen, au Recueil de pièces diplomatiques, t.III, p. 520 et suiv.). L'Angleterre, de même que la France, crut que l'heure des négociations était passée. En effet, la saison était tellement avancée qu'un retard de quelques jours eût suffi pour faire ajourner les opérations militaires jusqu'au printemps de l'année suivante. Ainsi que M. Van de Weyer le fit observer à lord Palmerston, les préparatifs de l'entrée d'une armée française en Belgique, l'équipement et le départ d'une flotte combinée, étaient des mesures coûteuses, difficiles à concerter, sujettes à mille obstacles intérieurs et extérieurs, et qu'on ne renouvelle pas deux fois en quelques semaines. Or, pour rendre vaine la signature du thème prussien, en le supposant même admissible, il eût suffi que le cabinet de La Haye, après quelques semaines de négociations, refusât de ratifier les actes de son plénipotentiaire. (Fin de la note).
Le projet, mis en avant par le cabinet de Berlin, avait été concerté à Londres entre les plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie, à l'insu de leurs collègues de France et d'Angleterre (V. le discours adressé aux États Généraux par M. Verstolk de Soelen, le 18 décembre 1832. Recueil précité, t.III, p. 552) ; ce ne fut que le 26 octobre, quatre jours après la signature de la convention relative aux mesures coercitives, que le prince de Talleyrand et lord Palmerston en reçurent une communication confidentielle).
Ces protestations n'arrêtèrent ni la France ni l'Angleterre. Dès le (page 38) 5 novembre, l'embargo fut mis sur les navires néerlandais, et la flotte combinée fit voile pour les côtes de Hollande.
Mais alors, contrairement à toutes les prévisions, l'intervention armée des protecteurs de notre nationalité rencontra, même en Bel¬gique, des censeurs implacables.
La convention du 22 octobre avait été conclue à la demande du roi des Belges. Cette demande était rationnelle ; elle se déduisait logique¬ment des obligations contractées par les grandes puissances. Celles-ci, en offrant les vingt-quatre articles au gouvernement belge, s'étaient engagées à vaincre elles-mêmes les résistances du roi Guillaume. Con¬sidérée dans ses rapports avec les États représentés à la Conférence de Londres, l'intervention était un droit ; envisagée dans ses rapports avec les intérêts belges, elle était un devoir. L'article 25 du traité du 15 novembre disait en termes formels que « les cours d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie garantissaient à S. M. lé roi des Belges l'exécution de tous les articles précédents. »
C'était cet engagement que l'Angleterre et la France venaient remplir dans nos provinces.
Le 30 octobre, leurs représentants à Bruxelles sommèrent le gouver¬nement belge d'évacuer, à la date du 12 novembre suivant, la place de Venloo et les autres parties du sol assignées à la Hollande. Fidèle aux engagements contractés envers l'Europe, le général Goblet répondit, le 2 novembre, que l'évacuation aurait lieu en même temps que la Bel¬gique entrerait en possession de la citadelle d'Anvers et des forts de l'Escaut qui ne faisaient pas partie du territoire hollandais (Rapport du général Goblet du 16 novembre 1832, p. 71).
Cette réponse fut suivie d'une nouvelle notification de l'ambassadeur de France, comte de La Tour-Maubourg, datée du 8 novembre. Dans cet office, il annonçait qu'une armée française, réunie aux frontières, entrerait en Belgique aussitôt que le roi des Belges en exprimerait le désir au roi des Français. Cette démarche était la conséquence des termes de l'article 3 de la convention du 22 octobre, portant que les Français n'entreraient en Belgique qu'à la suite d'une demande formée par le gouvernement de Bruxelles.
Regrettant amèrement l'inaction forcée de l'armée nationale, mais cédant à la force des choses, le général Goblet répondit : « Les mesures (page 39) maritimes paraissant devoir rester inefficaces, Sa Majesté le roi des Belges est convaincue que d’autres moyens coercitifs sont indispen¬sables, et exprime le désir que Sa Majesté le roi des Français veuille bien donner des ordres pour que les troupes françaises entrent sur le territoire belge, dans le but d'amener l'évacuation dudit territoire. » (Rapport du général Goblet, p. 73. Note du 9 novembre).
Le lendemain, 10 novembre, une convention destinée à fixer les conditions de l'entrée et du séjour des Français fut conclue entre le général Goblet et le comte de La Tour-Maubourg. Cette convention portait que l'armée française n'occuperait aucune de nos places fortes ; que les Belges, au moment de l'arrivée de l'armée française, lui remet¬traient les postes et les forts qu'ils occupaient autour de la citadelle d'Anvers ; que la garnison belge de la ville, réduite au maximum de 6,000 hommes, garderait une neutralité absolue, tant envers la citadelle et les forts qu'envers la flottille hollandaise stationnée dans l'Escaut ; que l'armée belge se concentrerait dans une position assignée de commun accord entre les chefs militaires des deux nations ; que cette armée s'abstiendrait de toute agression contre la Hollande sur quelque point que ce fût ; que la citadelle et les forts, immédiatement après le départ des Hollandais, seraient remis aux troupes belges avec le matériel et les approvisionnements qui s'y trouveraient au moment de l'évacuation ; que cependant, s'il arrivait que les Hollandais prissent l'initiative des hostilités contre la Belgique, l'armée française et l'armée belge agiraient de concert pour repousser cette agression ; mais que, même dans ce cas, les opérations ne pourraient prendre le caractère d'une guerre offensive contre le territoire hollandais (Discours du ministre des Affaires étrangères (général Goblet) , du 23 mars 1833. Pièces jointes, p. 21 (Bruxelles, Remy, 1833). - La convention, datée du 10, fut en réalité signée le 11 novembre)
Cette convention n'était pas la reproduction littérale du projet primi¬tivement présenté par la France.
Le maréchal Gérard, chargé du commandement du corps expédition¬naire, avait énergiquement exigé le départ des Belges et l'occupation momentanée d'Anvers par une garnison française ; mais cette exigence avait échoué contre la résistance non moins énergique du général Goblet. Celui-ci avait nettement déclaré qu'il donnerait sa démission (page 40) plutôt que de consentir à une mesure qui, indépendamment de son caractère humiliant pour les Belges, aurait offert le grand inconvénient de provoquer le mécontentement de l'Angleterre. N'ayant pas réussi à se faire accorder cette concession, le cabinet des Tuileries voulut en obtenir deux autres tout aussi inadmissibles. D'une part, il demanda que la garnison belge d'Anvers fût limitée à 5,000 hommes ; d'autre part, il manifesta l'intention de faire supporter par les Belges les frais extraordinaires résultant du séjour momentané de l'armée française sur notre territoire. Ces deux demandes furent encore repoussées. Le général Goblet répondit qu'une garnison de 6,000 hommes lui semblait indispensable pour garantir la ville de toute agression des troupes hol¬landaises de la citadelle et de la flottille de l'Escaut. Quant aux frais de l'expédition, il allégua que le traité du 15 novembre avait été imposé à la Belgique ; que les cinq puissances s'étaient spontanément engagées à nous en procurer l'exécution, et qu'il s'agissait dès lors d'une obli¬gation à remplir envers la Belgique. L'article fut retranché ; mais, en signant la convention, le comte de La Tour-Maubourg fit de ce chef une réserve formelle, à laquelle le général Goblet répondit par une contre-réserve (Note de bas de page : M. Nothomb, Essai historique et politique, 3e édit., p. 276. - La réserve du comte de La Tour-Maubourg était conçue dans les termes suivants : « Le soussigné... croit devoir déclarer que, bien que dans la convention du 10 novembre, il ne soit rien statué relativement aux dépenses extraordinaires qui seront occasionnées par l'expédition qui se prépare, le gouvernement français n'entend pas cependant renoncer à réclamer plus tard le remboursement des dites dépenses, se réservant au contraire expressément le droit de faire valoir contre la Belgique, en tout temps et en toute circonstance, les réclamations qui auraient leur source dans les frais extraordinaires qu'aurait entraînés le séjour de l'armée française sur le territoire belge. » Le général Goblet répon¬dit : « Le soussigné... déclare se référer purement et simplement aux engage¬ments résultant du traité du 15 novembre 1831, dont les stipulations ont été imposées à la Belgique, et dont l'exécution a été garantie au roi des Belges par S. M. le roi des Français, conjointement avec LL. MM. l’empereur d'Autriche, le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne, le roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies. »)
Dans les journaux du temps, il est fréquemment question de la déplorable faiblesse du gouvernement belge vis-à-vis des exigences de la diplomatie étran¬gère. Rien n'est moins fondé que ce reproche. Si la Belgique a quelquefois cédé à la force, elle ne l'a jamais fait qu'à la dernière extrémité et après avoir inuti-lement épuisé tous ses moyens de résistance. Il est à regretter que tous les docu¬ments diplomatiques postérieurs aux vingt-quatre articles n'aient pas été livrés à la publicité. On verrait que, loin de montrer de la faiblesse, les ministres pro¬cédaient avec une persévérance et une énergie qui, même à Paris et à Londres, étaient souvent blâmées comme excessives.
Nous parlerons plus loin des difficultés qui surgirent à l'occasion des exigences du maréchal Gérard, par rapport aux postes placés à l'extrémité des rues d'Anvers, du côté de l'esplanade.
(page 41) A la suite de ces arrangements, 1'armée française franchit notre frontière dans la matinée du 15 novembre.
Aussitôt, à la grande surprise de la diplomatie européenne, un débat profondément regrettable surgit dans l'enceinte de la Chambre des Représentants.
Le discours du trône prononcé le 15 novembre, renfermait le para¬graphe suivant : « Après de longs délais,... le moment est enfin arrivé où j'ai pu répondre aux vœux des Chambres et de la nation, en amenant les puissances garantes du traité du 15 novembre à en assurer l'exécution. Les puissances avaient acquis la certitude qu'en s'abstenant plus longtemps de recourir à des moyens coercitifs, elles plaçaient la Belgique dans l'imminente nécessité de se faire justice à elle-même ; elles n'ont pas voulu courir cette chance de guerre générale. Liées par une convention formelle, deux d'entre elles se sont engagées à commencer l'exécution du traité par l'évacuation immé¬diate de notre territoire. Les flottes de France et d'Angleterre réunies enchaînent le commerce de la Hollande, et si ces moyens de coercition ne suffisent pas, dans deux jours une armée française viendra, sans troubler la paix de l'Europe, prouver que les garanties données n'étaient pas de vaines paroles. » Un peu plus loin, le roi avait ajouté : « Si l'exécution du traité par les puissances doit empêcher notre jeune et belle armée de signaler sa valeur, son dévouement m'est garant que, dans le cours des événements qui se préparent, la violation du territoire par l'ennemi, ou tout autre acte d'agression contre la Belgique, n'aurait pas lieu impunément. » Les Chambres étaient ainsi indirectement mises en demeure de se prononcer sur l'attitude du gouvernement dans le cours des dernières négociations. L'attente du cabinet fut cruellement déçue. Au lieu de féliciter les ministres d'avoir enfin atteint le but si longtemps et si vainement indi¬qué par la représentation nationale, le projet d'adresse en réponse au discours du trône renfermait le paragraphe qui suit : « Si, pour le (page 42) repos de l'Europe, Votre Majesté a pu amener les puissances garan¬tes du traité du 15 novembre à en assurer l'exécution, nous ne doutons pas que, fidèles à leurs engagements, elles ne se borneront pas à un simple commencement. Votre Majesté aura eu soin de s'assurer que ce commencement d'exécution ne sera pas funeste à la Belgique. Elle se sera également assurée que l'abandon de Venloo et le morcellement du Limbourg et du Luxembourg n'auront pas lieu avant l'adhésion de la Hollande à l'exécution du traité. Dans ce cas, la nation accueillera avec reconnaissance les fruits de la politique du gouvernement. S'il en était autrement, le ministère aurait méconnu les intentions de la Chambre, qui ne pourrait que protester contre l'évacuation préalable du Limbourg et du Luxem¬bourg. » (Moniteur du 21 novembre).
Ce langage inattendu trouva des approbateurs sur tous les bancs de la Chambre, et la presse en fit immédiatement le thème d'une polémique ardente.
Par un étrange revirement d'idées, le cabinet se voyait blâmer, parce que les décisions des représentants de la nation avaient été fidèlement exécutées ! En effet, le 14 mai, dans une adresse solennelle, la Chambre avait elle-même indiqué aux ministres la marche à suivre dans les négociations ultérieures. Quelques jours plus tard, elle avait accordé une approbation sans réserve à la célèbre note du 11 mai, que M. Van de Weyer s'était abstenu de remettre à la Conférence de Londres (Voy. ci-dessus, p. 2). Or, que voulaient l'adresse et la note ? L'une et l'autre exigeaient, comme préliminaire indispensable de toute négociation ultérieure, l'évacuation du territoire assigné à la Belgique par le traité¬ du 15 novembre, en d'autres termes, l'exécution immédiate des articles qui fixaient les limites respectives de la Hollande et de la Belgique ; car tous ces articles prescrivaient l'évacuation réciproque. « Considéré en lui-même, portait la note du 11 mai, le traité ren¬ferme deux genres de dispositions : les unes à l'abri de toute contes¬tation sérieuse et susceptibles d'une exécution immédiate ; les autres, sujettes à de nouvelles négociations pour devenir susceptibles d'exé¬cution. Si le roi des Belges pouvait se montrer disposé à ouvrir (page 43) des négociations sur ces derniers points, ce ne pourrait être qu'après que le traité aurait reçu un commencement d'exécution dans toutes les parties à l'abri de controverse ; ce commencement d'exécution consisterait au moins dans l'évacuation du territoire belge. » Il est évident que ce document diplomatique demandait l'exécution préalable de toutes les stipulations territoriales du traité. C'était pour écarter les obstacles qui s'opposaient à l'obtention de ce résultat ; c'était pour enlever leur dernier prétexte aux cours du Nord, que le général Goblet avait assumé l'immense responsabilité d'une tentative de négociation directe. Exiger de la Hollande l'abandon du territoire assigné à la Bel¬gique, sans réclamer de celle-ci l'évacuation des districts assignés ଠsa rivale, c'eût été blesser les notions les plus élémentaires des lois qui président aux rapports internationaux : c'eût été demander l'im-possible. Depuis les ratifications du traité, le gouvernement et les Chambres ne s'étaient jamais fait illusion sur la nature précaire de l'occupation du Luxembourg allemand et de la rive droite de la Meuse. On avait congédié leurs miliciens ; non-seulement on avait dispensé leurs habitants de contribuer à l'emprunt de 10 millions décrété par la loi du 21 octobre 1851, mais, par un arrêté du 8 décembre, le ministre des Finances avait ordonné la restitution des cotes déjà ac¬quittées. Bien plus, dans une proclamation du 25 novembre de la même année, le gouverneur d'Arlon avait annoncé que la Belgique n'exerce¬rait désormais qu'un pouvoir conservateur dans la partie cédée du Luxembourg, en attendant que le roi de Hollande se conformât aux décisions de la Conférence de Londres. Tous ces actes étaient ration¬nels et conformes aux saines traditions diplomatiques. L'évacuation du sol ennemi est de son essence une mesure de réciprocité. Où donc était le crime des ministres ? (Note de bas de page : Nous avons affirmé que la Chambre avait approuvé la note du 11 Mai. A cet égard aucun doute n'est possible (V. au Moniteur, la séance du 25 mai 1832).
Après avoir adroitement démasqué la diplomatie hollandaise, le général Goblet avait sommé l'Angleterre et la France de remplir enfin les engagements contractés envers la Belgique. Il avait déterminé ces deux puissances à recourir à la force, en déclarant nettement que la Belgique n'était pas d'humeur à rester plus longtemps paisible spectatrice du statu quo. Sous ce rapport encore, il était resté fidèle (page 44) à la ligne de conduite tracée par la Chambre elle-même. Toutes les puissances représentées à la Conférence de Londres nous avaient garanti l'exécution du traité. Elles s'étaient déclarées « résolues à amener elles-mêmes l'acceptation des vingt-quatre articles par la Hollande, si celle-ci venait à les rejeter » (Voy. les deux notes du 15 octobre 1831 (tome 1, p. 192)). Mainte fois cette garantie avait été invoquée dans nos débats parlementaires. Où donc, encore une fois, était le crime des ministres ?
Sans doute, la prise de la citadelle d'Anvers et des forts de l'Escaut ne terminait pas nos différends avec la Hollande ; plus d'un article du traité exigeait des négociations ultérieures. Mais la Chambre n'avait jamais ignoré cette circonstance essentielle. Si l'expulsion des troupes hollandaises devait être suivie de négociations, celles-ci, au grand avantage des Belges, allaient s'ouvrir sous l'influence des mesures coercitives combinées par les deux premières puissances de l'Europe. Si la Hollande se montrait récalcitrante, nous avions un double moyen d'action efficace : d'une part, les armes de l'Angleterre et de la France ; de l'autre, le refus de payer les arrérages de la dette mise à notre charge. Jamais le gouvernement belge n'avait réclamé comme mesure définitive une exécution partielle du traité. La convention du 22 octobre disait en termes formels que l'Angleterre et la France, voulant procéder immédiatement à l'exécution du traité du 15 novembre, exigeraient l'évacuation réciproque du territoire comme un premier pas vers l'accomplissement de ce but. A la vérité, l'armée française devait se retirer après l'expulsion des Hollandais ; mais, à côté de cette intervention directe, la convention du 22 octobre avait placé des mesures maritimes d'une grande rigueur, et la durée de celles-ci n'était pas limitée. Ajoutons que l'expédition d'Anvers, entreprise sous les yeux des puissances du Nord, enlevait au cabinet de La Haye le prestige dont il avait réussi à s'entourer, en répandant adroite¬ment le bruit d'un concours assuré de la Prusse et de la Russie, dans le cas où les puissances occidentales oseraient recourir à la force. Il ne fallait pas se flatter de l'espoir d'obtenir de l'Europe des con-ditions plus favorables que celles stipulées par le traité du 15 novembre. C'était déjà beaucoup que les représentants du principe monarchique consentissent à rester simples spectateurs d'une (page 45) expé¬dition, ayant pour but le raffermissement de la révolution de septembre et la défaite des troupes d'un monarque de la Sainte-Alliance.
Il faut l'avouer : l'inaction de l'armée belge ; la concentration de nos régiments sur la droite des troupes françaises, à plusieurs lieues du champ de bataille ; l'occasion qui nous échappait de prendre une éclatante revanche des désastres d'août ; une armée de 100,000 hommes contemplant, l'arme au bras, une lutte glorieuse entreprise pour le triomphe d'une cause qui était la nôtre avant d'être celle de l'Europe : toutes ces circonstances n'étaient pas de nature à flatter l'amour-propre des Belges. Il fallait beaucoup de calme et de réflexion pour s'aper-cevoir que cette inaction de l'armée nationale était une nécessité pour l'Angleterre et la France, agissant comme représentants des intérêts européens proclamés par la Conférence de Londres. La Prusse avait formellement témoigné le désir que l'armée belge n'intervînt pas dans la lutte, et il eût été dangereux de la mécontenter, en présence des sentiments peu bienveillants qui régnaient à St-Pétersbourg et au sein de la diète de Francfort. D'ailleurs, ne fallait-il pas attacher le plus haut prix à procurer à la ville d'Anvers la qualité de place neutre ? et comment obtenir cet avantage, avec l'intervention active de l'armée belge ? Un siége purement extérieur n'était possible qu'avec l'inaction de nos troupes à l'intérieur de la ville. Cette attitude, qui ne plaisait pas plus au gouvernement belge qu'aux Chambres, était le moyen le plus efficace de déjouer les combinaisons de Guillaume 1er ; car plusieurs indices prouvaient que ce prince fondait sur une collision entre son armée et celle de ses anciens sujets l'espoir d'amener une conflagration européenne (Note de bas de page : Le roi Léopold, aussi bien que ses ministres, avait énergiquement et à diverses reprises revendiqué la faveur de prendre une part active aux opérations militaires ; mais cette prétention avait été non moins énergiquement repoussée à Paris et à Londres).
Par malheur, ce n'était pas ainsi que le problème était envisagé sur tous les bancs de la Chambre.
Un député d'Anvers, M. Osy, ouvrit le débat dans la séance du 21 novembre. Blâmant sévèrement le ministère d'avoir pris l'engagement d'évacuer les parties du Limbourg et du Luxembourg assignées à la Hollande ; critiquant l'appel des troupes françaises comme un acte attentatoire à l'honneur des Belges ; niant tous les avantages (page 46) obtenus par l'attitude habile et ferme du général Goblet, M. Osy finit par dénoncer le cabinet à l'indignation de l'armée nationale. « Il faut, s'écria-t-il, que l'armée sache que les représentants de la nation, non-seulement n'approuvent pas, mais flétrissent un ministère qui ne comprend pas mieux l'honneur national. » (Moniteur du 23 novembre).
Cette attaque devint le signal d'une véritable tempête parlementaire. Pour se former une idée exacte des principaux arguments de l'opposition, il suffit de jeter un coup d'œil sur le discours de M. Constantin Rodenbach. Il fallait, disait cet orateur, ou exécuter en entier et immédiatement les vingt-quatre articles, ou anéantir un traité qui n'était valable que par l'assentiment réciproque des parties. « L'intervention étrangère que nous subissons en ce moment, ajoutait-il, et qui a pour but l'exécution partielle du traité, nous est inutile et onéreuse : inutile, car la reddition de la citadelle d'Anvers laisse intactes toutes les questions les plus importantes, la liberté de l'Escaut et la dette ; onéreuse, en ce que la possession de ce fort n'est pas une compensation suffisante de l'abandon de Venloo et d'une partie du Limbourg et du Luxembourg. - On a dit qu'il ne nous appar¬tenait pas de nous immiscer dans l'intervention, que nous ne devions connaître que des faits accomplis. Nous n'avons pas la pré¬tention de formuler des plans de campagne, mais personne ne nous contestera le droit, le devoir de défendre les intérêts du pays, et c'est ce mandat que nous voulons accomplir. - Lorsque nous possédons une armée pleine de courage et de patriotisme, verrons¬-nous l'étranger s'arroger le droit de combattre seul nos ennemis, et ne nous sera-t-il pas permis d'élever la voix pour protester contre cet outrage ? Si deux grandes puissances nous imposent ces conditions, que l'on sache du moins que la nécessité seule nous fait céder, et que nous n'avons pas la stupidité de croire qu'elles agissent ainsi pour notre bien-être. - N'est-il pas à craindre que, en cas d'incidents que nul ne peut prévoir, Anvers ne devienne une nouvelle Ancône ? En vain voudrait-on nous persuader que nos paroles n'auront aucune influence sur les événements qui se préparent, que les coups de canon vont décider de notre avenir. Avant que des stipulations honteuses viennent nous ravir les villes et les villages cédés à la (page 47) Hollande par le traité des vingt-quatre articles, il faut que des voix généreuses s'élèvent une dernière fois pour réclamer, au nom de nos frères en révolution, leur part de liberté et d'indépendance ; il faut que nous protestions, à la face de l'Europe, contre cette spo¬liation qui livre à la Hollande une portion de notre territoire ; il faut que les habitants de Venloo sachent que les patriotes belges les abandonnent avec désespoir, qu'ils ne sont pour rien dans l'acte inique qui les prive de leurs droits, que nos cœurs sont déchirés à l'idée des maux qu'on leur prépare. Il faut que l'on sache qu'en bornant l'exécution du traité à la prise de la citadelle d'Anvers, on prolonge un statu quo funeste ; qu'on ouvre la voie à de nouvelles concessions ; que si la Hollande est mise en possession des parties du Limbourg comprises dans le traité, elle aura seule gagné à l'inter¬vention française ; car, pour prix de son obstination et du sang qu'elle aura fait répandre, on déchire en sa faveur la seule clause qui nous soit favorable dans les vingt-quatre articles, clause qui consiste à n'échanger les parties du Limbourg que contre le Luxembourg, ques¬tion tout à fait étrangère à la citadelle d'Anvers. » Appelant ensuite l'attention de ses collègues sur l'inaction forcée de l'armée, événement dans lequel il voyait la honte du pays, M. Rodenbach s'écriait : « Quoi ! lorsque des étrangers versent leur sang pour nous, nos soldats se contenteraient de veiller à la conservation des propriétés, de faire la police du royaume ! Quoi ! lorsqu'un roi futur, l'espérance d'une grande nation, lorsque deux princes de la plus illustre famille du monde, exposent leur vie pour nos intérêts, l'armée belge serait spectatrice impassible de combats qu'elle ne pourrait partager ! Faut-il que les Français, en nous quittant, puissent nous dire : « Vous êtes des lâches ! » Faut-il sacrifier l'honneur aux scrupules de la diplomatie ? Ah ! la sûreté d'Anvers serait achetée trop cher à ce prix ! Sommes-nous donc dégénérés à ce point ?... Il est vrai qu'elles sont déjà bien loin de nous ces belles journées de septembre. Nous cher¬chons en vain ces braves volontaires, ces blouses de la Révolution, les blouses qu'à peine on ose nommer aujourd'hui, entourés que nous sommes de ces hommes à plumet, à broderies, à crachats, qui ont recueilli les fruits d'une révolution faite sans eux et malgré eux. » Après avoir parlé sur le même ton de tous les actes consentis par les ministres, l'orateur résumait son système dans les termes sui¬vants : (page 48) «Exigeons l'accomplissement immédiat et entier des traités. Si les obstacles sont invincibles, affranchissons-nous des entraves de la diplomatie et appelons-en à notre bon droit, à nos soldats et à nos alliés ; ne souffrons pas que la brave armée française prenne seule part au drame sanglant qui se prépare, afin que le ministère fran¬çais ne nous dise pas, comme autrefois aux envoyés de la Hollande : Nous traiterons de vous, chez vous et sans vous ! » (Moniteur du 23 novembre 1832).
Ainsi que nous l'avons dit, ce discours renfermait au fond tous les arguments de l'opposition. Quelques orateurs se contentaient d'y ajouter des réflexions plus ou moins amères sur l'importance minime du but que le déploiement des forces militaires de la France était destiné à. réaliser. A les entendre, la possession de la citadelle d'Anvers était à peu près dépourvue d'intérêt pour les Belges. Cette citadelle, qu'on avait si longtemps et si vivement réclamée, qu'on avait tant de fois appelée la clef du pays, était tout à coup devenue un point stratégique sans valeur dans les opérations militaires. D'une part, on dénaturait ainsi toutes les vues et tous les actes du gouvernement, tandis que, de l'autre, on niait les avantages incontestables dus à sa politique habile et courageuse.
C'était là, il faut l'avouer, un étrange spectacle. Amener la libé¬ration du sol belge, mettre la Hollande en présence des forces mili¬taires des puissances représentées à la Conférence de Londres : tel était le problème que la tribune et la presse avaient constamment posé à nos ministres et à nos diplomates. Et voici que, le jour même où ce problème est résolu en notre faveur, le ministère se trouve en face d'une opposition implacable ! On voulait conserver le Limbourg et le Luxembourg, Comme si les articles qu'on avait sans cesse invo¬qués ne prescrivaient pas l'évacuation réciproque !
M. Devaux signala ces contradictions avec une grande supériorité de raison. « Si les deux années qui se sont écoulées, disait-il, n'ont pas eu des résultats matériels aussi fâcheux qu'il avait été permis de le craindre, elles ont eu les résultats moraux les plus déplorables. Je ne crains pas de placer au nombre des plus fâcheux, cette disposition des esprits à regarder toujours comme le souverain bien des faits dont la réalisation est impossible pour le moment, et de (page 49) regarder ces mêmes faits, à mesure que le jour de leur accomplis¬sement approche, non-seulement comme sans importance et sans valeur, mais comme des calamités, des déceptions, des piéges. Messieurs, c'est là l'histoire de tous les faits accomplis depuis deux ans... Tant que l'évacuation de la citadelle d'Anvers nous parut peu probable, on ne cessait d'appeler Anvers la clef de la Belgique. Tant que ce fait ne sera pas accompli, disaient les uns, nous n'au¬rons pas avancé d'un pas dans nos affaires. Nous croirons à la diplomatie, disaient les autres, quand Anvers sera évacué. Jamais, disait-on ailleurs, l'Angleterre ne vous aidera à obtenir la citadelle d'Anvers ; ce serait déclarer la guerre à l'Allemagne et par consé¬quent au roi de Hanovre. Anvers, disait-on encore, ne vous sera jamais remis, et si un jour on l'évacue, ce sera pour la remettre aux Anglais. Chacun alors regardait l'évacuation comme un fait de la plus haute importance. Mais en juillet survint un changement. Le bruit se répandit que les puissances étaient disposées à nous faire obtenir l'évacuation. Dès lors tout changea de face : la pos¬session de la citadelle devint insignifiante. Un journal de province dit le premier que la possession de la citadelle d'Anvers n'était plus que la possession de quatre murailles. On n'a cessé de le répéter depuis, de sorte que maintenant il ne s'agira plus que de compter le nombre de briques dont les murailles sont composées. Un peu plus loin, M. Devaux ajouta : « Nous partons toujours de cette idée qu'il n'y a en Europe que nous ; que nous pouvons tout ; que la Belgique n'a besoin que de consulter sa propre volonté, pour que chacun s’empresse d'y souscrire. Beaucoup d'entre nous dictent leurs volontés aux ministres, ayant l'air de croire qu'il est aussi facile d'agir sur l'Europe que sur notre administration intérieure. Autres Napoléons, nous nous faisons grands comme le monde, et nous comptons le reste pour peu de chose. » (Moniteur du 24 novembre).
Parmi les orateurs favorables à la politique ministérielle, M. Nothomb se distingua par la netteté de ses vues, la force de ses raisonnements et l'étendue de son érudition diplomatique. L'acceptation des vingt-¬quatre articles étant un fait accompli, il n'y avait, selon lui, que deux partis à prendre : il fallait ou consentir à l'exécution du traité, ou faire (page 50) la guerre à la Hollande et se mettre en opposition avec l'Europe. La guerre à la Hollande, entreprise sans l'assentiment de l'Angleterre et de la France, devait être une guerre de conquête, puisqu'il s'agissait de la contraindre, non seulement à l'évacuation de notre sol, mais encore à l'acceptation de conditions définitives agréables aux Belges. Alors deux hypothèses se présentaient. Si la victoire souriait à nos dra¬peaux, nous avions inévitablement à compter avec l'armée prussienne concentrée dans les provinces rhénanes ; car cette armée ne pouvait manquer de rendre à la Hollande le service que l'armée française, dans une situation identique, nous avait rendu l'année précédente. Si nous éprouvions des revers, notre position s'empirait sous tous les rapports et la nationalité elle-même pouvait être compromise. Dans l'un et l'autre cas, Anvers était exposé à un nouveau bombardement ; de plus, nous déchirions nos titres de nation indépendante. « Otez le traité du 15 novembre, disait M. Nothomb, et il n'y a plus rien de commun entre vous et les autres peuples, entre vôtre roi et les autres rois. Vous ne serez plus qu'un rassemblement d'individus, nouvelle sorte de parias dans la société européenne. Les relations civiles et commerciales que vous, avez heureusement reprises seront suspendues : votre pavillon cessera d'être inviolable. Tout sera à refaire. La Bel¬gique sera de nouveau jetée palpitante, incertaine, au milieu de l'Europe... On vous empêcherait d'ailleurs de faire une guerre de conquête à la Hollande, et, si on vous laissait faire, vous vous retrouveriez, même après la victoire, en présence de l'Europe qui ne serait pas vaincue, et en présence des arrangements territoriaux qu'elle vous imposerait dans son intérêt. » Entre l'exécution et l'anéantissement du traité, il y avait, à la vérité, un terme moyen : c'était le statu quo, à la suite de la reconnaissance de la royauté belge par les Cours représentées à la Conférence de Londres. Le statu quo était un état de choses qui, d'un côté, nous privait de la citadelle d'Anvers, mais qui, de l'autre, nous conservait le Luxembourg en entier, la rive droite de la Meuse, la libre navigation de l'Escaut, et qui, de plus, nous per¬mettait de ne pas payer nos dettes. Mais cette situation avait pour pre¬mier inconvénient d'être précaire ; elle nécessitait l'entretien de l'armée sur le pied de guerre ;.elle paralysait l'industrie et le commerce, et surtout elle maintenait la fermeture de la Meuse. Personne n'en voulait ; le pays et les Chambres réclamaient unanimement une solution (page 51) définitive. Il fallait donc ou vaincre la Hollande ou exécuter le traité. En présence de l'attitude prise par l'Europe, le premier parti était une chimère ; le second pouvait seul obtenir : l'assentiment d'un homme d'État. Or, dans cette hypothèse, l'honneur et la dignité de la Belgique exigeaient qu'elle laissât à d'autres la mission d'exécuter un arrêt qu'elle avait subi sans l'approuver. Les puissances ayant pris l'engagement de nous procurer l'exécution du traité, il fallait laisser à l'étranger le soin d'accomplir seul l'œuvre de la politique étrangère. Tels étaient en résumé les arguments développés. par l'honorable député d'Arlon. Il ajoutait, avec beaucoup de raison, que la question serait tout autre si la Belgique, libre d'engagements envers l'Europe, se trouvait encore dans la même position qu'au jour où MM. Bresson et Cartwright arri¬vèrent à Bruxelles avec le premier protocole de la Conférence de Lon¬dres ; mais, en novembre 1832, agir comme si le traité du 15 novembre 1831 n'existait pas, c'était s'exposer à de terribles mécomptes (Moniteur du 23 novembre).
M. Rogier s'attacha surtout à bien déterminer le caractère de l'inter¬vention française. Il fit remarquer que l'inaction de l'armée belge n'avait pas été stipulée d'une manière absolue. « Tout en appelant l'intervention du gouvernement français, disait-il, nous nous sommes réservé le droit de nous défendre nous-mêmes. La moindre agression contre les propriétés belges serait immédiatement repoussée par l'armée belge. Si une seule bombe est lancée sur la ville d'Anvers, l'armée belge reprend son rôle de défense ; si un seul soldat hollandais met le pied sur le territoire belge, toute l'armée s'ébranle à l'instant pour le défendre. » (Moniteur du 25 novembre).
Mais tous ces raisonnements étaient loin de triompher des résistances des adversaires du traité. Au lieu de se circonscrire, le débat s'élar¬gissait sans cesse. Aux attaques dirigées contre la politique ministérielle en général venaient à chaque instant se joindre des critiques de détail.
Le traité du 15 novembre, disait-on, renferme des garanties pour la Belgique et pour les populations du Limbourg et du Luxembourg assignées à la Hollande ; à la première, il réserve la navigation de la Meuse et le libre transit vers l'Allemagne ; aux secondes, il garantit l'oubli du passé et toutes les conséquences d'une amnistie complète : (page 52) or, dans votre note du 2 novembre, vous consentez à l'évacuation réciproque du territoire, sans dire un mot de l'accomplissement des con¬ditions attachées à la possession des districts cédés. D'autres orateurs, invoquant l'article XXIV du traité, prétendaient que l'évacuation du territoire ne pouvait avoir lieu qu'après l'échange des ratifications d'un accord définitif entre la Hollande et la Belgique. Aux uns et aux autres le général Goblet n'eut pas de peine à répondre. La note du 2 novembre devait être mise en rapport avec les actes diplomatiques dont elle avait été précédée et accompagnée ; jamais l'Angleterre et la France n'avaient songé à remettre sans conditions aux mains de la Hollande le Luxem¬bourg allemand et la rive droite de la Meuse ; au contraire, en plusieurs circonstances, et notamment dans l'offre faite à la Prusse le 30 octobre 1832, elles avaient dit que la remise du territoire au roi des Pays-Bas devait être précédée d'une adhésion à toutes les conditions attachées à sa possession par le traité du 15 novembre 1831. Déjà dans leur note du 11 juin 1832, tous les membres de la Conférence de Londres avaient déclaré que la cession des districts assignés à la Hollande devait avoir pour effet « d'assurer immédiatement à la Belgique la jouissance de la navigation de l'Escaut et de la Meuse, ainsi que l'usage des routes nécessaires à ses communications commerciales avec l'Allemagne (Note de bas de page : Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 216. - Jamais le gouverne¬ment belge n'avait entendu accorder à d'autres conditions l'évacuation du ter¬ritoire assigné à la Hollande. Toute la correspondance diplomatique de l'époque atteste ce fait de la manière la plus irréfragable. Le 2 novembre 1852, le général Goblet écrivit à M. Van de Weyer : « Il doit être bien entendu que, si l'on occupe au nom du roi Guillaume la portion du Limbourg que nous devons céder aux termes du traité du 15 novembre, ce sera en nous mettant par réciprocité en possession de tous les avantages inhérents à cette partie du territoire. » Déve¬loppant cette pensée, le général déclara formellement que, parmi les mesures de réciprocité, devaient figurer le libre passage vers l'Allemagne et la libre navigation de la Meuse. Il ajouta que, si les puissances méconnaissaient à cet égard les droits acquis à la Belgique, celle-ci devrait recourir à ses propres forces. Il importe d'ailleurs de ne pas oublier que le séquestre offert à la Prusse par lord Palmerston et le prince de Talleyrand devait être précédé d'une convention sauvegardant tous les intérêts belges. La dépêche collective des deux ambassa¬deurs se terminait par les mots suivants : « Les soussignés sont prêts à signer avec le plénipotentiaire de S. M. le roi de Prusse tout acte qui pourrait être nécessaire pour donner à l'arrangement proposé le caractère formel et rassu¬rant que les circonstances exigent. »). Quant à l'article XXIV du traité, il ne prévoyait qu'une seule hypothèse : (page 53) l'évacuation volontaire, précédée d'une acceptation volontaire ; il sup¬posait même l'acceptation immédiate. Le cas de l'acceptation forcée, suivie de l'évacuation forcée, était prévu dans les notes du 15 octobre annexées aux vingt-quatre articles. On confondait deux hypothèses essentiellement distinctes. Il était étrange de voir blâmer l'évacuation préalable par les mêmes orateurs qui, pendant dix mois, n'avaient pas cessé de la réclamer de toutes leurs forces !
Une animation extraordinaire régnait sur les bancs de la Chambre, et, malgré les efforts du président, le public des tribunes y partici¬pait par ses applaudissements, ses murmures, et même par ses sifflets. Après trois jours de débats, la discussion était devenue une mêlée pleine de confusion et de violence, où les partisans et les adversaires de l'intervention française s'interrompaient tour à tour, avec une ardeur peu conforme aux convenances parlementaires. Pusillanimité, déshonneur, incurie, astuce, assassinat politique, faiblesse infâme, lâcheté, trahison, crime : telles étaient les hyperboles accumulées par une partie des orateurs de l'opposition.
Sûrs de ne pas obtenir un vote approbatif de leur conduite, les ministres bornèrent bientôt leurs efforts à faire prévaloir un amen¬dement qui, à la fois exempt de blâme et d'éloge, laissât la question indécise, en attendant que les événements vinssent justifier ou con¬damner la politique du cabinet. M. Dumont présenta à cette fin la rédaction suivante : « Après des délais interminables, l'obstination de la Hollande a amené l'emploi de moyens coercitifs de la part de deux alliés de Votre Majesté. Comme vous, Sire, ils savent que depuis longtemps la mesure des concessions est comblée de notre part, et nous avons la certitude que le roi des Belges défendra avec la dernière énergie nos droits, nos intérêts et l’honneur national. Au milieu des circonstances qui nous pressent et dans l'état incomplet des négociations qui nous ont été communiquées, la Chambre des Représentants croit, dans l'intérêt de l'État, devoir s'abstenir de se prononcer sur la marche suivie par le ministère. » (Moniteur du 28 novembre).
Mis aux voix dans la séance du 26 novembre, l'amendement fut adopté par 44 voix contre 42.
Cette résolution, obtenue à la faible majorité de deux voix, était (page 54) un échec ; car trois ministres, appartenant à la représentation nationale, avaient voté dans leur propre cause.
Le soir même, tous les membres du cabinet offrirent leur démis¬sion.
Ainsi, au moment où des troupes étrangères occupaient une partie de nos provinces, à l'heure où notre métropole commerciale était menacée d'un bombardement, lorsque le premier coup de canon pou¬vait devenir le signal d'une guerre générale, le roi des Belges devait s'appuyer sur une Chambre mécontente et un ministère démissionnaire : situation d'autant plus grave que l'Angleterre et la France se montraient justement blessées de la tournure que la discussion de l'adresse avait prise au sein de la Chambre des Représentants. Aussi longtemps que ces deux puissances avaient refusé d'intervenir à main armée, on les avait accusées de duplicité, de mauvaise foi, de mépris des traités ; et finalement lorsque, bravant les sympathies et les résistances des cours du Nord, elles mettaient leurs armées et leurs flottes à la dispo¬sition des Belges, on les accusait de commettre un attentat à l'indé¬pendance et à l'honneur d'un peuple libre !
Le Sénat avait mieux compris, les besoins de la situation. A la pres¬qu'unanimité de ses membres, il avait voté une adresse conçue de manière à satisfaire complètement les ministres (Moniteur du 22 novembre 1832).
On a dit que le cabinet, en appelant les Chambres à se prononcer sur le résultat des négociations avec l'Angleterre et la France, avait com¬mis une faute politique. Mais les Chambres devaient, aux termes de l'article 70 de la Constitution, se réunir le deuxième mardi de novembre ; l'intervention de la France et le siège de la citadelle d'Anvers allaient en quelque sorte s'effectuer en leur présence, et dès lors les interpellations et les motions des adversaires de la politique du gouver¬nement ne pouvaient être évitées. Des soupçons injurieux eussent été le seul résultat du silence gardé par les ministres.
L'attitude irréfléchie de la Chambre des Représentants eut un autre inconvénient qui doit être signalé. Les accusations de couardise et de lâcheté, proférées à la tribune, obtinrent un triste retentissement dans les rangs de l'armée. Les régiments étaient prêts à répondre à ces provocations imprudentes ; et si la discipline demeura sans atteinte, (page 55) ce ne fut que grâce à la vigilance incessante et énergique des officiers supérieurs. .
Sur ces entrefaites, le drapeau français s'était rapproché d'Anvers (Note de bas de page : Voici un échantillon des diatribes qui remplissaient les pamphlets de l'époque : « ... Est-ce ainsi, ministres traîtres et félons, que vous permettez à l'armée belge de venger ses derniers affronts ? Est-ce en traînant à l'arrière-garde d'un corps de 25,000 hommes une armée de 130,000 braves, que vous voulez laver la tache de Louvain ?... Ainsi, d'après vous, serviles valets, une armée nationale, brave, forte, ardente à combattre, serait coupable en prenant part sur son territoire, chez elle, à une lutte d'où va dépendre son sort et celui de ses concitoyens !... » (V. De l'intervention française et de ses résul¬tats quant à la nationalité belge, par Jean de Nivelles, p. 12 et 23. Bruxelles, Crickx, 1832.))