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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome I)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XII. Réorganisation de l’armée (août 1831- octobre 1832)

12.1. La nécessité d’une réorganisation de l’armée belge

(page 319) La funeste campagne des dix jours n'avait que trop dévoilé les lacunes, les incohérences et les vices de notre organisation militaire.

C'était en vain qu'une partie de la nation, cédant aux illusions d'un patriotisme peu raisonné, avait attribué le désastre à la trahison des chefs. Au moment de la retraite du prince d'Orange, le personnel et le matériel de l'armée laissaient immensément à désirer.

Tous les pouvoirs avaient commis des fautes. Le Congrès national avait marchandé les subsides avec une parcimonie excessive. Privé d'expérience, manquant de traditions administratives, mal renseigné sur les besoins réels des troupes, le département de la Guerre ne s'était pas toujours montré à la hauteur des circonstances. Étrangers aux habitudes militaires, oubliant les nécessités du service et les exigences de la discipline, les journalistes, qui formaient la première puissance du moment, avaient découragé les ministres, égaré le pouvoir législatif et semé la désunion dans les cadres de l'armée. La nation elle-même, exaltée par les victoires de septembre, avait encouragé les hésitations, les préjugés et les résistances que le gouvernement rencontrait à tous les degrés de la hiérarchie administrative.

Nos troupes étaient à la fois insuffisantes, indisciplinées, mécontentes et mal organisées. Le désordre était tel que le nouveau ministre de la Guerre, M. Charles de Brouckere, se trouva dans l'impossibilité de dresser un état exact de la force numérique de l'armée belge après la retraite des Hollandais (Note de bas de page : Ce fait est formellement attesté dans le rapport du ministre de la Guerre présenté à la Chambre des Représentants dans la séance du 23 novembre 1831 : « Les états de situation, dit M. Ch. de Brouckere, présentaient au commencement d'août un effectif de 64,000 hommes, y compris neuf bataillons de tirailleurs francs formant à peu près 4,000 hommes, les compagnies sédentaires, le dépôt des étrangers qui étaient sans armes et plutôt traités comme prisonniers de guerre que comme soldats, toute la gendarmerie qui formait 2,000 hommes chargés du service de la police ou nuls à la guerre. - Dans l'effectif se trouvaient également portés par quelques chefs de corps les miliciens de 1826 congédiés dès le mois de juin et qui n'avaient jamais figuré que sur les contrôles ; ailleurs on avait inscrit tous les miliciens sans s'enquérir de leur position nouvelle. Ainsi, dans un régiment, 300 hommes comptaient comme absents dans l'effectif, tandis qu'ils avaient été incorporés réellement dans un autre corps. Ainsi encore, dans un autre régiment, plus de 800 hommes appartenant à la levée de 1826 n'avaient pas été définitivement rayés des contrôles. Il nous fut impossible d'évaluer même approximativement la force de l'armée. Un nouveau mode de situation fut prescrit, et en attendant nous primes pour point de départ la force des corps à l'armée.... »)

12.2. La rénovation du cadre des officiers supérieurs

(page 320) Ce fait seul suffisait pour prouver que la Belgique éprouvait une véritable disette d'officiers capables d'organiser les diverses branches de l'administration militaire. Dans un pays fécond en ressources de toute nature et où le courage individuel du soldat n'avait jamais été révoqué en doute, la tâche la plus importante du roi consistait à placer, à côté du ministre de la Guerre, une phalange d'administrateurs courageux et expérimentés. C'était une première lacune à combler. Mais quel parti convenait-il de prendre' ?

Fallait-il envoyer une partie de nos officiers dans, les bureaux de l'administration française, pour leur faire acquérir lentement les connaissances qui manquaient à leurs compatriotes' ? Était-il préférable de charger nos diplomates de recueillir à l'étranger les renseignements et les documents nécessaires, en laissant aux lumières de l'administration belge le soin d'en tirer profit ? L'un et l'autre de ces moyens eussent été praticables en temps ordinaire, au milieu d'une paix profonde, quand les tâtonnements et les essais successifs n'entraînent qu'une perte de temps et d'argent facilement réparable. Mais telle n'était pas la situation de la Belgique. L'armistice devait expirer le 25 octobre 1831, et l'honneur national exigeait qu'on fût prêt à parer à toutes les éventualités de l'attaque et de la défense.

Pressés par l'urgence des circonstances, le roi et ses ministres crurent qu'il fallait imiter l'exemple de l'Amérique et de la Grèce : .ils s'adressèrent à la France, C'était s'exposer à blesser encore une fois les (page 321) susceptibilités de la nation et de l'armée ; mais le salut public exigeait qu'on marchât résolûment en avant, sans tenir compte des illusions, des intérêts, des préjugés et des passions qu'on devait rencontrer sur la route.

Le gouvernement de Louis-Philippe répondit au vœu du roi Léopold avec un empressement qui lui vaudra à jamais la reconnaissance des Belges. Les généraux Evain, Deprez, Bellard, Grundler, Picquet et Nempde reçurent l'ordre d'entrer momentanément au service de la Belgique. Le premier était désigné pour les travaux administratifs et le service spécial de l'artillerie, le second pour le service de l'état-major, le troisième et le quatrième pour l'inspection des troupes d'infanterie, le cinquième pour l'inspection des troupes de cavalerie, le sixième pour l'inspection du génie et des places fortes. Le duc de Dalmatie, alors ministre de la Guerre, les avait lui-même choisis parmi les officiers généraux les plus distingués de l'armée française. Evain et Deprez étaient des célébrités européennes, et les autres avaient tous donné des preuves d'une aptitude peu commune. La France nous accorda en outre plusieurs officiers supérieurs et subalternes.

La position de ces militaires fut promptement régularisée. Une loi du 22 septembre 1831 autorisa le roi à prendre au service belge tel nombre d'officiers étrangers qu'il jugerait nécessaire ou utile pour le bien de l'armée. Cette fois le gouvernement ne rencontra plus les clameurs et les résistances qu'un projet analogue du Régent avait soulevées au sein du Congrès. Les événements avaient fait entendre leur voix éloquente. A la Chambre des Représentants, la loi n'avait trouvé que six opposants ; au Sénat, elle fut adoptée à l'unanimité des suffrages, On n'exigea pas même que les officiers étrangers renonçassent à leur nationalité ; ils furent autorisés à conserver les grades et les dignités qu'ils possédaient dans leur patrie (Note de bas de page : Moniteur du 18 et du 22 septembre 1831. - La mesure ne reçut pas le même accueil dans une partie de l'armée. Les officiers les plus distingués applaudissaient à un acte qui leur fournissait l'occasion de se perfectionner dans l'art militaire sons la direction d'officiers généraux éprouvés sur les champs de bataille de l'Empire et de l'Algérie ; mais ces sentiments étaient loin d'être unanimes. Un major français ayant été placé dans un régiment de lanciers, tous les officiers se concertèrent pour l'appeler successivement en duel ; il se retira pour couper court à des dissensions continuel1es (White, His. de la rév. belge, t, III, p. 199)).

12.3. Les mesures relatives aux divisions territoriales, à la gendarmerie et aux gardes forestiers

(page 322) Mais le ministre de la Guerre n'avait pas attendu l'arrivée des généraux français pour se mettre résolument à l'œuvre. Toutes les pages du recueil administratif de son département attestent l'activité intelligente et vigoureuse avec laquelle il répondait à la confiance du roi et à l'attente du pays.

Dès le 19 août, au moment où les régiments hollandais occupaient encore une partie de notre territoire, un arrêté royal supprima les divisions territoriales créées par le gouvernement provisoire et prescrivit la réorganisation de l'armée sur des bases nouvelles (Note de bas de page : Voici les principales dispositions de cet arrêté royal. - «Toute l'infanterie de l'armée sera répartie en trois divisions, et chaque division en deux brigades. Les brigades se composeront de deux régiments d'infanterie de ligne, et il sera en outre attaché un régiment de chasseurs à pied à chaque brigade impaire (art. 4). - La cavalerie formera une division, qui se composera de deux brigades de cavalerie légère et d'une brigade de grosse cavalerie. Chaque brigade de cavalerie légère sera composée d'un régiment de chasseurs à cheval et d'un de lanciers (art. 5). - Les deux bataillons de tirailleurs de l'armée régulière seront incorporés dans le deuxième régiment de chasseurs à pied ; le premier bataillon des tirailleurs de l'Escaut, dans le premier régiment de chasseurs à pied ; le deuxième bataillon des tirailleurs de l'Escaut et le bataillon des tirailleurs de la Meuse, dans le troisième régiment de chasseurs à pied (art. 8). - Les neuf bataillons de tirailleurs francs créés par les arrêtés du 8 et du 12 avril 1831 sont licenciés. Les hommes qui ont appartenu à ces corps, reconnus propres au service et qui voudraient contracter un engagement de deux, ans au moins, dans les corps d'infanterie de l'armée régulière, seront incorporés dans le douzième régiment d'infanterie de ligne, jusqu'à concurrence de son complet. L'excédant sera réparti dans les autres corps, s'il y a lieu (art. 9). (Voy. Bemelmans, Recueil administratif, t. III, p. 9.))

Il fallait avant tout écarter des rangs de l'armée active les éléments hétérogènes qui s'y étaient glissés sous l'administration du Régent et du gouvernement provisoire.

La gendarmerie avait été appelée au service actif ; au commencement d'août elle avait rejoint l'armée. Cette mesure ne produisit aucun des résultats qu'elle avait fait espérer. Réunis à la hâte, composés d'hommes qui avaient perdu l'habitude du service actif, commandés par des officiers peu familiarisés avec les manœuvres de cavalerie, ces escadrons furent à peu près inutiles pendant la campagne. M. de Brouckere rendit la gendarmerie à son service ordinaire ; il se contenta d'ordonner la formation de trois escadrons de guerre, organisés de manière à pouvoir entrer en campagne au premier signal du ministre. Ces trois escadrons (page 323) étaient destinés à former, avec un régiment de cuirassiers, une brigade de grosse cavalerie (Arrêtés royaux du 19 août et du 6 septembre 1831 (Bemelmans, t. III, p. 69, n°34))

Un arrêté du Régent, en date du 9 avril 1831, avait enlevé à leur service les gardes forestiers du Luxembourg, pour les réunir en compagnies de tirailleurs. Cet appel, fait dans un moment de danger extrême, ne pouvait être transformé en mesure permanente. L'absence prolongée des gardes avait amené des conséquences déplorables ; dans quelques communes, la dévastation des forêts était passée en habitude au point qu'il fallut déployer un appareil militaire pour y mettre un terme. Un arrêté royal du 18 août 1831 renvoya les gardes à leurs fonctions habituelles.

Des arrêtés du 8 et du 12 avril 1831 avaient créé neuf bataillons de tirailleurs francs. Ces volontaires s'étaient montrés braves, mais dépourvus de toute notion de discipline militaire. Leur mutinerie permanente avait donné aux troupes de ligne le plus funeste exemple. Dans les cantonnements comme dans les marches, les tirailleurs avaient rarement respecté les ordres de leurs chefs ; ils préféraient suivre en liberté les suggestions les plus dangereuses de l'esprit révolutionnaire. Après la déroute de l'armée de la Meuse, des bataillons entiers s'étaient débandés aux environs de Liége. Cette expérience devait suffire. Un arrêté royal du 19 août 1831 licencia ces neuf bataillons ; mais on ouvrit l'accès des régiments de ligne aux hommes propres au service et disposés à contracter un engagement de deux années au moins.

Ces mesures s'étaient accomplies sans rencontrer des résistances sérieuses. Il n'en fut pas de même de celles que nous allons rapporter.

12.4. L’épuration du cadre des officiers subalternes

Les enquêtes ordonnées par le ministre avaient amené des révélations étranges sur les antécédents et le caractère d'un nombre considérable d'officiers subalternes. Les uns étaient dépourvus de toute instruction militaire, les autres étaient indignes de porter l'épaulette.

Au milieu de l'effervescence des passions révolutionnaires, des banqueroutiers et même des échappés des prisons hollandaises s'étaient parés des insignes de l'officier belge. Ce n'est pas tout : dans plusieurs corps, le nombre des officiers était à peu près double de celui fixé par les règlements de l'arme. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, (page 324) au moment de l'invasion, le 12e régiment, organisé à l'aide de corps francs et composé de 1200 hommes, comptait 139 officiers au lieu de 43 qui devaient figurer dans ses cadres (Note de bas de page : Discours du ministre de la Guerre à la Chambre des Représentants (Séance du 26 septembre 1831). - Dans la séance du 28 septembre, M. Ch. de Brouckere expliqua de quelle manière cette surabondance d'officiers existait dans les corps francs. « Un tel, disait-il, avait le nombre d'hommes nécessaire pour obtenir un brevet de capitaine ; on le lui donnait. Le lendemain, son lieutenant débauchait quelques hommes de la compagnie, en recrutait quelques autres, et obtenait un brevet à son tour ; en sorte qu'on avait deux brevets pour le même nombre d'hommes. »)

Aux termes de l'article 124 de la Constitution, les militaires ne peuvent être privés de leurs grades que de la manière déterminée par la loi. Il y avait donc une distinction essentielle à faire entre les officiers porteurs de brevets et ceux qui ne produisaient aucun titre régulier.

Pour ces derniers, M. de Brouckere se montra sévère, mais juste, Il plaça dans l'armée régulière tous ceux qui, à côté d'antécédents honorables, pouvaient se prévaloir d'une instruction réelle. A ceux qui, sans posséder les connaissances requises, montraient des dispositions favorables, il accorda un délai pour se préparer aux examens requis pour leur grade. Mais il fut sans pitié pour l'incapacité notoire, et surtout pour les hommes indignes de revêtir l'uniforme national.

Après avoir procédé de la sorte à l'égard des officiers non brevetés, il sollicita des Chambres l'autorisation d'agir efficacement à l'égard des autres. Une loi du 22 septembre accorda au gouvernement les pouvoirs nécessaires. Outre les officiers qui, six mois après la promulgation de la loi, n'auraient pas fait preuve de connaissances suffisantes, le roi fut autorisé à destituer tous ceux qui se livraient notoirement à l'ivresse ou au libertinage, tous ceux qui avaient contracté par leur inconduite des dettes excédant les appointements d'une année, tous ceux qui se permettaient publiquement dés voies de fait de nature à compromettre l'honneur de l'uniforme, en un mot, tous ceux qui se montraient dépourvus de dignité personnelle (Note de bas de page : Quand les faits prévus par la loi se présentaient, l'officier commandant, après avoir consulté le chef de bataillon ou d'escadron et le plus ancien officier du grade de l'inculpé, était tenu de faire son rapport au ministre. Le ministre envoyait les pièces à l'auditeur militaire de la province où l'inculpé était en garnison. L'auditeur communiquait tous les documents au conseil de Guerre ; celui-ci émettait son avis, et le roi statuait ensuite sur un rapport du ministre. - Si l'inculpé était officier supérieur, le rapport était fait au ministre par les généraux de brigade et de division ; le ministre consultait la haute cour militaire, et le roi statuait comme dans le cas précédent. - La loi n'était votée que pour le terme d'un an).

(page 325) C'était en vain qu'une partie de la presse, qui avait conservé les allures révolutionnaires, critiquait les ordres du ministre et lui attribuait la pensée odieuse d'exercer des actes de vengeance occulte sur les combattants de septembre ; c'était tout aussi vainement que des interpellations parfois irritantes lui étaient adressées au sein des Chambres. Puisant dans le sentiment de ses devoirs le courage et l'énergie nécessaires, M. de Brouckere bravait la haine des uns et les résistances des autres, attendant avec impassibilité le jour où le pays tout entier lui rendrait une justice, tardive peut-être, mais complète. Courageux, ferme, actif, âpre au travail, il se distinguait au plus haut degré par l'inflexibilité intelligente que réclamait alors le poste éminent que la confiance du roi lui avait assigné. Il avait pris d'ailleurs toutes les précautions nécessaires pour éviter les méprises. Non content d'instituer une commission d'examen réunissant les garanties désirables de lumières et d'impartialité, il avait chargé le directeur du personnel d'entendre toutes les réclamations et de vérifier tous les titres ; de plus, il consacrait lui-même à une seconde vérification tous les moments qui n'étaient pas absorbés par ses travaux ordinaires.

12.5. L’amélioration de l’équipement, de l’armement et de l’instruction

L'équipement et l'armement des troupes réclamaient, au même degré, l'attention du département de la Guerre.

Les vêtements distribués avant la campagne laissaient beaucoup à désirer. A l'arrivée du prince d'Orange, la levée de 1831 n'avait pas encore revêtu l'uniforme. D'autres corps n'avaient reçu que les objets de petit équipement. Ces besoins s'étaient accrus par suite de l'indiscipline des compagnies qui avaient été aux prises avec les troupes hollandaises. A l'armée de la Meuse, des bataillons entiers avaient déposé leurs sacs pour se battre, et la retraite inopinée sur Liége ne leur avait pas laissé le temps de les reprendre. A Hasselt, les Hollandais s'étaient emparés d'un dépôt considérable d'objets d'équipement. Ajoutons que plus de 12,000 hommes, appelés sous les armes après la retraite des Hollandais, devaient être complétement équipés.

(page 326) Ici encore l'administration de la Guerre se montra à la hauteur des circonstances. Elle déploya une activité tellement incessante que les miliciens de la classe de 1826, rappelés sous les armes par une loi du 22 septembre 1831, rejoignirent leurs corps du 1er au 5 octobre et se trouvèrent complétement habillés et équipés le lendemain. On procéda de la même manière à l'égard des corps déjà organisés avant nos désastres. Au fur et à mesure qu'ils rejoignaient leurs garnisons dans la seconde quinzaine d'août, leurs besoins étaient soigneusement constatés. Un mois après, leur tenue ne laissait rien à désirer.

D'autres actes non moins importants datent de cette époque.

Au moment de la reprise des hostilités, l'armement de l'infanterie était loin de se trouver en rapport avec les exigences de la situation. Malgré ses efforts, l'administration précédente n'avait pas réussi à se procurer les fusils nécessaires. La fabrication indigène s'était montrée insuffisante, et les marchés conclus avec l'étranger étaient restés sans exécution ou n'avaient procuré que des armes défectueuses.

Cet état de pénurie et de gêne s'était encore empiré par les désastres du mois d'août. Une partie des armes avait passé aux mains de l'ennemi ; mais, au milieu du désordre causé par la dispersion des volontaires et de la garde civique, un nombre bien plus considérable de fusils avaient été détournés de leur destination légale. Des mesures énergiques étaient indispensables. .

Une loi du 7 octobre 1831 obligea tout détenteur à faire, dans le délai de huit jours, la déclaration des armes de guerre qu'il avait en sa possession, sous peiné d'une amende de cinquante florins (fr. 105-82) et d'un emprisonnement au maximum de six mois. Tous les officiers de police judiciaire furent autorisés à pratiquer des visites domiciliaires et à saisir les armes appartenant à l'État. La vente de ces armes fut défendue sous des peines sévères. On prit même des précautions contre la négligence ou la mauvaise volonté des membres de la magistrature. Tout fonctionnaire qui, à la suite d'une réquisition du gouverneur, du procureur du roi ou du commissaire d'arrondissement, refusait de procéder aux visites domiciliaires, devenait passible d'un emprisonnement de six jours à six mois et d'une amende de vingt-cinq à cinquante florins (Art. 7 de la loi).

(page 327) Grâce à ces mesures et à quelques marchés promptement conclus et loyalement exécutés, M. de Brouckere fut plus heureux que ses prédécesseurs. Deux mois lui suffirent pour se procurer 59,746 fusils d'un bon modèle. Les armes défectueuses de l'infanterie de ligne furent échangées, et l'on put enfin compléter l'armement de la garde civique.

Tout le matériel de l'armée subit une réforme analogue. De nombreux chevaux furent achetés pour le service de l'artillerie, de la cavalerie et du train des équipages. On construisit des caissons et des affûts de campagne ; on se procura les voitures nécessaires pour la formation de parcs de réserve ; on établit de nombreux dépôts de munitions, et le nombre des bouches à feu attelées fut porté de soixante-six à quatre-vingt quatorze. Chaque régiment de cavalerie fut augmenté de deux escadrons (Voy., pour l'artillerie, le Recueil adminisrtif de Bemelmans, t. III, p. 7 et suiv. ; pour la cavalerie, t. III, p. 36 et suiv.)

Mais on ne se contenta pas de pourvoir l'armée des armes, des munitions et des vêtements que réclamaient ses besoins ; son instruction fut l'objet d'une sollicitude également prévoyante.

Les ministres du Régent n'avaient pas compris la nécessité de faire camper les troupes. Cette faute fut promptement réparée. Dès le 25 septembre, 20,000 hommes étaient réunis dans un camp établi aux portes de Diest. L'établissement de ce camp au milieu de l'automne avait nécessité des dépenses et causé des embarras considérables ; mais les dangers de la situation avaient rendu toute hésitation impossible. Plusieurs régiments n'avaient jamais manœuvré réunis ; l'esprit militaire avait besoin d'être énergiquement stimulé ; l'armistice allait expirer, et l'honneur national exigeait impérieusement qu'on ne fût pas une seconde fois pris à l'improviste.

Jetons maintenant un regard sur un autre élément de la force publique dont l'administration du Régent n'avait pas su tirer un parti convenable.

12.6. La garde civique

Nous avons dit que le premier ban de la garde civique n'avait pas même reçu un simulacre d'organisation, lorsque les colonnes d'avant-garde de l'armée hollandaise se montrèrent en vue de Louvain. Commandée par des chefs dépourvus des notions les plus élémentaires du noble métier des armes, fractionnée en bataillons agissant (page 328) pêle-mêle et sans lien commun, mal armée, inquiète, indisciplinée, abandonnée à elle-même, la garde avait été un embarras plutôt qu'une ressource. Si l'on excepte quelques bataillons qui conservèrent une attitude énergique, son apparition sur le champ de bataille n'avait produit d'autre résultat qu'une perte assez considérable d'armes, d'objets d'équipement et de munitions de guerre.

Le successeur du baron de Failly sut profiter de cette leçon sévère. Au lieu d'attendre la reprise des hostilités pour prendre son parti, il appela au service actif tous les bataillons qui lui semblaient offrir les conditions requises. D'accord avec son collègue de l'Intérieur, il évita les conflits et simplifia les opérations en se chargeant seul de l'organisation, de l'armement et de la mobilisation des gardes. Dès le 1er octobre 1831,10,000 hommes avaient quitté leurs foyers, et ce nombre était presque doublé au commencement de novembre. Une partie des gardes étaient employés au service de garnison, mais le plus grand nombre occupait la ligne de défense des Flandres, peu propre à l'action de la cavalerie. Tous les bataillons faisaient le service actif avec zèle, et plusieurs pouvaient rivaliser d'instruction avec l'infanterie de ligne. On leur avait distribué des armes de bonne qualité, et les vêtements étaient fournis par l'Etat (Note de bas de page : D'après la législation de l'époque, les gardes indigents devaient être habillés aux frais de leurs communes ; les antres étaient tenus de s'habiller à leurs frais. Le gouvernement se trouva dans l'impossibilité de suivre cette règle. M. Ch. de Brouckere en donna la raison dans son rapport à la Chambre des Représentants (23 novembre 1831) : « Les gardes, dit-il, furent habillés aux frais de l'État. Le dénûment de tous les bataillons, l'urgence de pourvoir aux vêtements forcèrent le gouvernement à généraliser les fournitures, à pourvoir à l'habillement de tous indistinctement. Il n'avait pas le temps de différer la mise en activité, l'armistice devant expirer le 10 octobre. Le gouvernement n'avait pas les documents nécessaires pour distinguer le pauvre de l'homme aisé ; il ne pouvait laisser le soldat dépourvu de linge ou de chaussure en attendant les décisions des conseils communaux. » D'ailleurs, un doute sérieux s'était élevé sur l'étendue des obligations de la commune en cette matière. Dans sa séance du 21 septembre I831, la Chambre des Représentants avait adopté un projet destiné à trancher la controverse ; mais ce projet fut rejeté au Sénat).

12.7. Situation générale de l’armée à la fin de l’année 1831

Tous ces travaux n'étaient pas restés sans récompense. Lorsque, le 23 novembre 1831, M. de Brouckere présenta le budget de la Guerre à la Chambre des Représentants, l'armée avait subi une métamorphose complète. Indépendamment des compagnies sédentaires et de la (page 329) gendarmerie chargée du service de la police, nous avions 87,000 hommes sous les armes, et quelques heures suffisaient pour augmenter ce nombre de plus de 2,000 soldats, par le rappel des permissionnaires.

Chacun des douze régiments d'infanterie de ligne avait été porté à 5,800 hommes répartis en quatre bataillons et un dépôt, celui-ci étant organisé de manière à former les recrues et à débarrasser les bataillons de guerre des hommes impropres au service de campagne. Nous avions de plus trois régiments de chasseurs à pied, comptant chacun 2,900 hommes, divisés en trois bataillons de guerre et un dépôt. L'artillerie, renforcée dans la même proportion, avait vu porté son effectif de 4,670 à 6,160 hommes. La cavalerie comptait 5,200 soldats parfaitement équipés et exercés, en y comprenant les trois escadrons de guerre fournis par la gendarmerie. Un magnifique bataillon de sapeurs se trouvait à la disposition des officiers du génie. Un corps de partisans, composé d'hommes déterminés, était en voie d'organisation et possédait déjà un noyau de 500 hommes (Note de bas de page : Un arrêté royal du 20 octobre 1831 avait prescrit la formation d'un corps de partisans divisé eu six compagnies de 1514 hommes. Un arrêté du 18 février suivant autorisa le ministre de la Guerre à lever un deuxième corps de partisans composé de quatre compagnies de 188 hommes et spécialement destiné au service des Flandres. Les engagements avaient lieu pour la durée de la guerre (Voy. Bermelmans, t. III, p. 74 et suiv.)).

L'organisation administrative avait pris l'aspect le plus satisfaisant. L'intendance et le service de santé, dont l'organisation vicieuse avait été la source de tant de complications et de souffrances, étaient établis sur des bases nouvelles. Les états-majors, en partie composés d'officiers français, étaient à la hauteur de leur mission. Les vivres étaient abondants et se distribuaient avec une régularité qui ne laissait rien à désirer. Les subsistances et les munitions étaient assurées pour l'éventualité de l'entrée en campagne.

Dans le placement des corps, les leçons de l'expérience n'avaient pas davantage été perdues de vue. Disséminées le long des frontières du Limbourg et de la province d'Anvers, les armées de l'Escaut et de la Meuse avaient été aisément coupées par l'ennemi. Aujourd'hui ce danger n'était plus à craindre. Une armée de 40,000 hommes était concentrée aux environs de Diest, et les autres corps étaient disposés de manière à arriver, au premier signal, au poste où la défense du (page 330) pays réclamerait leur présence. Le long de notre frontière du nord, toutes les difficultés du terrain, tous les obstacles naturels avaient été soigneusement étudiés. Pendant qu'une partie des officiers du génie s'occupait de l'assiette du camp, d'autres établissaient des travaux de campagne le long des routes et des rivières que l'armée hollandaise devrait suivre ou traverser dans sa marche.

Tel était l'état des choses à la fin de novembre 1831. La discipline avait remplacé l'insubordination révolutionnaire ; l'action d'une hiérarchie respectée s'était substituée au caprice et à la mutinerie des subalternes ; l'ordre et l'économie avaient pris la place du gaspillage ; la confiance et l'esprit militaire avaient succédé à l'abattement causé par la déroute de l'armée de Daine.

Ce fut avec une noble et légitime fierté que M. de Brouckere rendit compte du résultat de sa persévérance et de ses veilles ; mais il eut soin de payer un juste tribut d'éloges aux hommes qui l'avaient secondé dans l'accomplissement de sa tâche. « Je déclare, dit-il, devoir le succès aux hommes que j'ai trouvés à la tête des différentes divisions du ministère et à quelques capacités militaires qui ont bien voulu m'aider de leurs conseils et de leur travail. S'il entrait dans les usages parlementaires de citer des noms propres, je vous nommerais celui du général qui, dès les premiers jours, n'a cessé de coopérer activement à tout ce qui a été fait de bien, et qui allége encore aujourd'hui considérablement ma tâche : mais déjà son nom est sur vos lèvres. » Ces derniers mots s'appliquaient au général Evain, que nous trouverons bientôt lui-même à la tête du département de la Guerre, Ajoutons que le roi Léopold pouvait aussi revendiquer une large part dans la réorganisation de l'armée, Travaillant plusieurs heures par jour, tantôt avec le ministre de la Guerre, tantôt avec le chef de l'état-major-général, visitant les troupes campées, passant des revues, inspectant les travaux de défense, Léopold avait acquis une connaissance parfaite des hommes et des choses. Sa sollicitude éclairée encourageait les officiers et les soldats, aplanissait les obstacles et donnait à tous l'exemple du patriotisme et du dévouement au devoir (Note de bas de page : La Belgique se rappellera également avec reconnaissance les services rendus par le général français Deprez, dans le poste si important de chef de l'état-major-général. Depuis longtemps Deprez avait donné des preuves éclatantes de sa bravoure et de ses connaissances stratégiques. Chef de l'état-major du général de Bourmont dans la campagne qui valut à la France la conquête d'Alger, il s'était appliqué à organiser les divers corps de manière à imprimer une grande rapidité à leurs mouvements, tout en conservant cet ensemble sans lequel les opérations stratégiques deviennent un coup de hasard sur le champ de bataille. Lorsqu'il mourut au service belge en 1833, sa perte fut l'objet de regrets universels dans l'armée et dans la nation).

12.8 L’ingratitude de la presse et de l’opposition parlementaire

(page 331) Ces efforts incessants, cette persistance courageuse, ces résultats magnifiques obtenus par le chef du département de la Guerre, méritaient les sympathies et les applaudissements de tous les amis de l'indépendance nationale. C'est à regret que nous sommes forcé de dire que les choses se passèrent d'une tout autre manière.

Des réformes conçues sur une vaste échelle ne peuvent s'exécuter sans blesser les intérêts d’une multitude d'hommes qui profitent des abus et des dépenses qu'ils entraînent. Il en résulte naturellement une coalition de rancunes, de jalousies et de haines, qui tôt ou tard produit ses conséquences naturelles. Un vaste système de dénigrement s'organise autour de l'homme d'État assez courageux pour résister aux prières et aux adulations des uns, aux menaces et aux colères des autres ; et bientôt une partie du public, à force d'entendre articuler les mêmes griefs, finit par croire à leur réalité. M. Charles de Brouckere ne tarda pas à en faire la triste expérience.

Revenus de la frayeur que leur avait causée l'apparition des panaches hollandais à Tervueren , les journalistes reprirent peu à peu les allures frondeuses qui avaient successivement découragé tous les ministres du Régent. Déjà les injures remplaçaient les éloges qu'ils avaient d'abord prodigués au jeune ministre de la Guerre. Quelques semaines de repos et de sécurité suffirent pour opérer une métamorphose complète. Au lieu de seconder les efforts consciencieux de l'administration centrale, la presse se fit encore une fois l'organe d'un vaste système de dénigrement et de calomnies, conçu par ceux qu'on avait privés des emplois militaires. Un marché conclu pour le service des vivres servit de prétexte à des reproches injustes, à des insinuations odieuses, et même à des accusations ouvertes de corruption et de gaspillage.

Bientôt ces soupçons envahirent l'enceinte de la Chambre des Représentants.

Dans la séance du 20 janvier 1832, un député de Bruges, M. Julien, (page 332) fit la proposition formelle de nommer une commission chargée d'examiner à quel point les intérêts du pays avaient été lésés par le marché que le ministre avait conclu avec le munitionnaire général Hambrouck. A l'entendre, ce marché était irrégulier, illégal, absurde et scandaleusement onéreux au trésor public. D'autres orateurs s'associèrent à ces récriminations, dans un langage on ne peut plus blessant pour le chef du département de la Guerre. L'exagération fut poussée au point qu'on affirmait que l'entrepreneur gagnait par jour 5,600 francs sur la fourniture du pain, tandis qu'il n'en livrait que pour 3,200 !

Ces tristes débats se prolongèrent pendant cinq séances. Comme toujours, M. de Brouckere tint tête à l'orage. Dans un discours aussi lucide que complet, il rencontra et réfuta un à un tous les arguments, toutes les accusations, tous les griefs produits par ses adversaires ; puis il s'écria, avec une émotion qu'il voulut en vain maîtriser : « Citoyen, la conscience d'avoir bien fait me suffit ; militaire, j'ai pour moi le témoignage de tous les généraux de l'armée : c'en est assez pour me dédommager des critiques les plus amères ; mais, ministre, il m'importe de ne pas rester plus longtemps dans une position fausse vis-à-vis de la représentation nationale. Toute la question se réduit à savoir si j'ai conservé ou perdu la confiance de la Chambre : c'est ainsi que je résume le but et les effets de la proposition de M. Julien ; elle ne saurait en avoir d'autres » (Séance du 22 février 1832).

La Chambre rendit un éclatant hommage à la probité du ministre, en rejetant la proposition de M. Julien par 61 voix contre 17. L'honneur du chef du département de la Guerre était vengé ; mais ces déplorables discussions n'en avaient pas moins laissé un vif ressentiment au fond de son âme. Il avait rencontré le dénigrement, l'outrage et la calomnie, là où il était en droit de s'attendre à des éloges et à des sentiments de reconnaissance.

Il ne tarda pas à avoir un nouveau sujet de plainte. Le budget de la Guerre ne reçut pas un accueil sympathique au sein de la Chambre des Représentants. Plusieurs dépenses furent critiquées avec amertume ; plus d'un travail de défense impérieusement réclamé par l'intérêt du pays fut déclaré inutile ; plus d'une demande de crédit fut réduite par la section centrale. Ces nouvelles contrariétés, que des interpellations acerbes et des inimitiés puissantes venaient sans cesse envenimer, comblèrent la mesure. M. Charles de Brouckere donna sa démission et fut remplacé par le général français Evain, à qui on conféra à cette fin la grande naturalisation (Note de bas de page : L'arrêté royal qui accepte la démission de M. Ch. de Brouckere est daté du 15 mars 1832. Un arrêté du même jour confia l'intérim du département au comte Félix de Mérode, parce que toutes les formalités nécessaires pour conférer la grande naturalisation au général Evain n'étaient pas encore remplies).

Evain avait parcouru la carrière la plus brillante. Honoré de la confiance et de l'amitié de Napoléon 1er, colonel d'artillerie le 16 février 1809, général de brigade le 12 avril 1815, lieutenant-général le 4 janvier 1822, il avait pris part à tous les travaux d'organisation militaire de l'Empire et de la Restauration. Après avoir activement travaillé à la formation de l'armée destinée à l'invasion de la Russie, il contribua avec le même dévouement à la création de la nouvelle armée que les désastres de la campagne de 1812 avaient rendue nécessaire. Maintenu à son poste par le gouvernement de Louis XVIII, il se trouva encore une fois mêlé aux travaux de réorganisation qui suivirent la seconde invasion des alliés. Nous avons déjà parlé des services qu'il sut rendre à la Belgique.

Placé à la tête du département de la Guerre le 12 mai 1832, avec le titre de ministre-directeur, mais sans voix au conseil, le général Evain suivit les traces de son prédécesseur. Complétant les cadres, améliorant les détails du service, réalisant tous les projets conçus par M. de Brouckere, il ne tarda pas à placer nos forces sur le pied le plus respectable.

Au mois de septembre 1831, l'effectif de l'armée (présents et absents) était de 76,000 hommes, y compris 15,000 hommes de garde civique, et de 6,200 chevaux.

Au 1er janvier 1832, cet effectif était de 87,000 hommes et de 8,900 chevaux.

Au l er juillet suivant, l'effectif était de 93,000 hommes et de 9,500 chevaux.

A la fin d'octobre, nous avions plus de 100,000 hommes sous les armes.

Ces chiffres, qui n'ont pas besoin de commentaire, suffisent pour attester l'activité intelligente et l'impulsion vigoureuse qui, depuis le départ du baron de Failly, avaient présidé aux travaux du département de la Guerre.

On comprend sans peine que, dès le mois de septembre 1832, la nation, lasse des tergiversations de la diplomatie et ayant repris confiance en elle-même, manifestât la volonté de recourir aux armes pour mettre un terme à nos différents avec la Hollande.