(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 303) Le 8 juin 1832, le comte Félix de Mérode, ministre d'Etat, agissant par ordre du roi, déposa sur le bureau de la Chambre des Représentants un projet de loi proposant la création d'un Ordre national de chevalerie, sous le titre d'Ordre de l'Union. Les membres étaient divisés en quatre classes : grand-cordon, commandeur, officier, chevalier. Une pension de cent francs, inaliénable et insaisissable, était allouée aux membres militaires d'un grade inférieur à celui d'officier. (page 304) Les nominations appartenaient au roi, grand maître de l'Ordre (Note de bas de page : Le projet avait été contresigné et déposé par le comte de Mérode, parce que tous les ministres à portefeuille avaient refusé de s'exposer à un échec probable (Voy. Vie du comte de Mérode, p. 192 et suiv.)).
Ce projet, en tant qu'il instituait un Ordre civil, devint aussitôt l’objet de critiques nombreuses. Les distributions impopulaires des décorations néerlandaises, surtout pendant les deux années qui précédèrent la révolution, avaient jeté sur les Ordres civils un discrédit mérité.
On y voyait la récompense de la servilité, le salaire de l'intrigue, le prix de l'apostasie, la monnaie des corruptions électorales. D'un autre côté, les principes d'égalité politique et civile, si largement appliqués dans la Constitution, n'étaient pas de nature à concilier les sympathies populaires à des insignes qui rappelaient les faveurs et les priviléges du régime déchu. Parler de croix et de rubans dans une Chambre où les idées démocratiques exerçaient une influence considérable, c'était inévitablement provoquer une tempête parlementaire. En déposant le projet, M. de Mérode avait invoqué l'histoire. « Les décorations distinctives, avait-il dit, sont un puissant véhicule des nobles actions. Tous les peuples ont compris les avantages de ces signes honorifiques qui, distribués avec convenance et mesure, encouragent le dévouement, aiguisent l'ambition qui développe le génie, et n'imposent au peuple aucun sacrifice, puisque l'honneur seul suffit aux frais de ces marques extérieures de la reconnaissance nationale » (Moniteur du 10 juin 1832). Mais on répondait que l'histoire de toutes les monarchies européennes attestait l'abus des Ordres civils ; qu'il suffisait d'occuper certains emplois pour obtenir la croix, comme un accessoire du costume officiel ; que ces marques distinctives, rarement accordées au mérite modeste, brillent toujours sur les poitrines des chefs de toutes les coteries agréables aux ministres. On ajoutait que les hommes chargés de la distribution de ces faveurs ne manqueraient pas de les convertir en monnaie d'échange, à l'usage des ministres étrangers jouissant du même privilége. Les moindres conventions diplomatiques, disait-on, un traité d'extradition, une convention postale, deviennent le signal d'une pluie de cordons et de plaques, comme si les hommes qui ont la peine d'y apposer leurs signatures étaient tout à coup dignes d'être signalés à l'admiration de l'Europe et de la postérité (Voy. de Gerlache, Hist. du royaume des Pays-Bas, t. II, p. 233).
(page 305) Bientôt surgit une objection plus grave : le projet fut attaqué comme une atteinte directe à l'esprit et à la lettre de la Constitution.
L'article 76 du pacte fondamental charge le roi de conférer les Ordres militaires, et l'article 78 porte que le chef de l'État n'a d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont attribués par la Constitution. On en concluait que le roi, uniquement investi du droit de conférer les Ordres militaires, ne pouvait être chargé de la collation d'un Ordre civil.
A l'appui de cette thèse, on invoquait les discussions du congrès national. Plusieurs membres de l'assemblée constituante avaient proposé d'accorder : au roi la faculté de conférer les Ordres civils et militaires. Or ; le rapporteur de la section centrale avait repoussé cette prétention dans les termes suivants : « Des sections ont proposé d'attribuer au chef de l'État le droit de conférer les titres de noblesse et les Ordres civils et militaires. La section centrale a partagé l'avis de ces sections quant aux titres de noblesse, à la majorité de huit voix contre trois. Relativement aux Ordres de chevalerie, la section centrale a adopté, à l'unanimité, leur avis quant aux Ordres militaires, mais elle l'a rejeté, aussi à l'unanimité, quant aux Ordres civils. » A la suite de ce rapport, pas une voix ne s'était élevée au sein de l'assemblée pour demander la création d'un Ordre civil (Huyttens, t. II, p. 156).
Ces controverses, d'abord agitées dans les journaux, dans les cercles politiques et dans une foule de pamphlets, ne tardèrent pas à se reproduire à la tribune des Chambres.
Les sections de la Chambre des Représentants se prononcèrent unanimement en faveur d'un Ordre militaire, dont la nécessité était vivement sentie depuis la funeste issue de la campagne de 1831 ; mais les avis les plus divers furent émis à l'égard de la création d'un Ordre civil. Les uns repoussaient l'institution comme entachée du vice d'inconstitutionnalité ; les autres la rejetaient comme inopportune et dangereuse. Ceux-ci voulaient que la décoration civile ne pût jamais être conférée aux membres des assemblées législatives, des conseils provinciaux et de l'ordre judiciaire, afin de mettre l'indépendance des magistrats et des mandataires du peuple à l'abri des séductions ministérielles ; ceux-là demandaient que le Belge décoré de l'Ordre national fût obligé de répudier toutes les décorations étrangères. D'autres membres, sans contester la légalité (page 306) ni même l'utilité d'un Ordre civil, proposaient l'ajournement du projet, jusqu'au moment où l'apaisement des passions révolutionnaires permettrait aux ministres de suivre, à l'égard de tous les citoyens, les règles d'une justice sévère. Encore ces divergences n'étaient-elles pas les seules que la discussion fit surgir au sein des sections de la Chambre. Quelques députés voulaient exclure les Belges de l'Ordre civil et réserver celui-ci pour les services rendus par la diplomatie étrangère. Quelques autres demandaient que le nombre des chevaliers indigènes fût limité à cent. Le titre même de l'Ordre fut vivement attaqué. On y voyait la consécration historique d'une dénomination de parti, bien plus qu'une allusion patriotique à la devise nationale.
Dans la séance du 29 juin, M. Dumortier fit connaître le résultat des délibérations de la section centrale. Après de longs débats, la constitutionnalité d'un Ordre civil avait été admise par cinq voix contre deux. Un amendement, tendant à exclure les Belges de l'Ordre civil et à réserver celui-ci pour les diplomates étrangers, avait été écarté par trois voix contre trois. Ces deux points étant résolus, les autres controverses avaient promptement reçu leur solution. La section centrale proposait de substituer à la dénomination d'Ordre de l'Union, celle d'Ordre de Léopold. Pour le surplus, elle admettait le projet du gouvernement, en y ajoutant quelques restrictions destinées à prévenir les abus. D'une part, elle voulait que toute nomination eût lieu par un arrêté royal, indiquant les motifs et inséré textuellement au bulletin des lois ; d'autre part, elle soumettait à la réélection les membres des Chambres décorés à un autre titre que pour services militaires.
La discussion s'ouvrit dans la séance du 2 juillet. Dès son début, il devint évident que l'avis de la section centrale n'avait pas dissipé les préventions des adversaires de l'Ordre civil.
Persistant à envisager le projet comme inconstitutionnel, M. Liedts s'écria qu'il ne voulait pas se souiller d'un parjure. Rappelant les discussions de la section du Congrès national dont il avait fait partie, il s'efforça de prouver que ses collègues et lui, en formulant le texte de l'article 76 de la Constitution, s'étaient proposé de rendre impossible la création d'un Ordre civil. Plusieurs autres membres se prononcèrent dans le même sens et avec la même énergie. « Tout dans la charte, rien en deçà, rien au delà, » disait le vicomte H. Vilain XIIII. « Je n'examinerai pas, ajoutait-il, s'il était bien nécessaire de créer un (page 307) Ordre civil en Belgique pour y entretenir l'émulation et le patriotisme, alors que, jusqu'à ce jour, ce n'est pas l'amour des distinctions qui a animé les meilleurs citoyens, mais bien le désir désintéressé de consolider le bonheur de la patrie. » - « .Je n'irai pas, ajoutait M. Desmanet de Biesmes, rechercher ce que faisaient les Grecs et les Romains ; je ne m'occupe que de la Belgique... Le Congrès a voulu établir une espèce de république ; seulement, pour éviter les troubles qui surgissent parfois aux élections des présidents, on a mis à sa tête un président héréditaire avec le titre de roi. II y a loin de ces pensées à la création d'un Ordre civil, moyen de corruption sous tous les gouvernements. » Poussant la critique jusqu'au sarcasme, M. Gendebien s'écria : « Il est bien malheureux que nous soyons obligés de perdre tant de temps pour de telles futilités. Des hochets nous arrêtent, lorsque le peuple demande des lois sur une meilleure assiette de l'impôt !... Je plains mon pays, s'il a besoin de stimulants pour que les citoyens fassent leur devoir, et surtout de stimulants stigmatisés depuis si longtemps ! »
Le projet trouva des défenseurs habiles dans MM. de Mérode, de Gerlache et Nothomb. Le premier invoquait, d'une part les précédents historiques, de l'autre les faiblesses de l'âme et du cœur de l'homme, qui a besoin d'être provoqué par l'appât d'une récompense pour franchir les limites du dévouement ordinaire. Le second rappela que les décorations sont des signes, et rien de plus : signes glorieux, si elles sont données au vrai mérite ; signes d'infamie, si elles sont le fruit de l'intrigue ou de honteux services ; signes ridicules, si elles brillent sur la poitrine de la nullité prétentieuse, Le troisième fit ressortir le caractère peu rationnel d'un système qui perdait de vue tous les services civils, pour s'attacher uniquement aux services militaires : distinction d'autant moins admissible qu'elle serait aisément éludée dans un pays où une grande partie de la population fait partie de la garde civique.
Cependant ces arguments furent loin de triompher des résistances et des craintes des adversaires du projet. Après deux jours de discussions, un amendement de M. Leclercq, tendant à limiter la prérogative royale à la collation d'un Ordre militaire, fut adopté par 58 voix contre 55.
Mais le gouvernement ne se tint pas pour battu. Plusieurs (page 308) amendements introduits dans le projet rendaient nécessaire un deuxième vote, et la Chambre avait fixé à cette fin la séance du 6 juillet. Les ministres profitèrent de cet intervalle pour appeler à leur aide les partisans de l'Ordre civil qui n'avaient pas assisté au premier scrutin. Cette mesure de précaution décida du sort de la loi. Au deuxième vote, l'amendement de M. Leclercq fut écarté et l'ensemble du projet adopté par 57 voix contre 55.
Ainsi, au sein de la Chambre des Représentants, l'Ordre civil n'obtint que deux voix de majorité. Un adversaire de plus, et le partage égal des suffrages amenait le rejet de la loi.
L'institution reçut un accueil plus favorable au sein du Sénat. Un seul orateur, M. Lefebvre-Meuret, critiqua la création d'un Ordre civil comme inconstitutionnelle, inopportune et dangereuse. Cette voix isolée ne trouva point d'écho. Après un débat sans importance, le projet fut adopté par 52 voix contre 2.
Plus d'un homme sincèrement dévoué à la cause nationale regretta ces votes, comme un premier pas en arrière vers les traditions monarchiques de l'ancien régime. Ces craintes étaient exagérées. Sans doute, les Ordres civils donnent lieu à des abus ; mais quelle est l'institution humaine qui en soit exempte ? Dans un pays où la presse est libre et où la vie politique a pour infaillible effet de placer deux partis en présence, la partialité des ministres trouve dans la surveillance jalouse et incessante de l'opposition un correctif, sinon toujours efficace, au moins toujours présent et redoutable. Instituer un Ordre militaire et proscrire l'Ordre civil, c'eût été se rendre coupable à la fois d'injustice et d'inconséquence. Le courage civil exige des qualités qui l'égalent au courage militaire. Si les services rendus par l'homme de guerre sont dignes d'être constatés par des signes extérieurs, de quel droit proscrirait-on ces mêmes signes de la poitrine de J'homme d'État qui veille au salut de ses compatriotes, de l'administrateur qui développe les sources de la prospérité nationale, du magistrat qui se distingue dans l'accomplissement de ses nobles fonctions, du savant qui illustre sa patrie ? A cet égard le comte de Mérode disait avec autant d'éloquence que de raison ; « Il est bon d’accoutumer les hommes à considérer autre chose que ces actions éclatantes dont les yeux du vulgaire sont facilement éblouis. Le militaire, vainqueur du bon droit, instrument passif d'une hideuse (page 309) oppression, a risqué sa vie clans les combats comme le soldat de la liberté ; il porte sur sa poitrine la décoration du brave. Et dans un pays libre on aurait l'imprudence de n'accorder ces marques distinctives qu'à la valeur et aux talents militaires ! Le médecin, le magistrat, qui exposent avec désintéressement leur santé, leur vie même, qui s'épuisent de fatigue au milieu des ravages d'une épidémie ; l'ouvrier qui arrache aux entrailles de la terre de nombreux infortunés destinés à périr, ne jouiront jamais d'un privilége exclusivement réservé à l'uniforme ! Le riche industriel, le propriétaire, qui consacrent une part de leur fortune et de leur temps au soulagement de la misère, à l'administration gratuite des établissements publics, le savant, l'artiste, ne participeraient point à l'émulation, qu'il conviendrait d'entretenir dans les rangs de l'armée ! » (Moniteur du 5 juillet) Il fallait ou admettre un Ordre civil, ou rejeter en même temps l'Ordre civil et l'Ordre militaire ; c'est-à-dire, qu'il eût fallu priver la royauté belge d'un moyen de prestige et d'action que possèdent toutes les autres monarchies européennes. Quant au reproche d'inconstitutionnalité adressé au projet, il était évidemment mal fondé, L'article 76, il est vrai, ne range pas au nombre des prérogatives royales celle de conférer les Ordres civils ; il est même certain que l'institution de ces Ordres n'entrait pas dans les vues des membres de la section centrale du Congrès national ; mais, par contre, on cherche en vain dans la Constitution un seul texte qui interdise au pouvoir législatif la faculté d'instituer un Ordre civil, si les intérêts du pays réclament cette mesure.
Quoi qu'il en soit, la loi instituant l'Ordre civil et militaire de Léopold fut promulguée le 11 juillet 1832. Un arrêté royal du 9 août suivant détermina la forme des insignes.
(Note de bas de page
Art. 1er. Il est créé un Ordre national destiné à récompenser les services rendus à la patrie. Il porte le titre d'Ordre de Léopold.
Art. 2. Le roi est grand maître de l'Ordre.
Art. 3. L'Ordre se divise en quatre classes. Les membres de la 1er portent le titre de grand-cordon ; ceux de la seconde, celui de commandeur ; ceux de la 3e, celui d'officier ; ceux de la 4e, celui de chevalier.
Art. 4. Les nominations de l'Ordre appartiennent au roi. Aucune nomination ne peut avoir lien que par arrêté royal, précisant les motifs pour lesquels l'Ordre a été décerné. Cet arrêté devra être textuellement inséré au bulletin officiel.
Art. 5. Sera soumis à une réélection tout membre des Chambres qui accepte l'Ordre à un autre titre que pour services militaires.
Art. 6. La devise de l'Ordre est la même que celle du pays : L'union fait la force. La forme de la décoration est déterminée par un arrêté royal.
Art. 7. Tout militaire d'un grade inférieur à celui d'officier, et qui est membre de l'Ordre, jouit d'une pension annuelle, inaliénable et insaisissable, de cent francs. Cette pension n'est pas incompatible avec celle acquise à un autre titre. Elle cessera, si le militaire est parvenu au grade d'officier dans l'armée.
Art. 8. La qualité de membre de l'Ordre et la pension qui y est attachée se perdent ou sont suspendues par les mêmes causes qui, d'après la loi pénale, font perdre ou suspendent les droits de citoyen belge.
Art. 9. La décoration d'aucun autre Ordre que celui créé par la présente loi ne peut être portée par les Belges, sans l'autorisation du roi.
La loi du 28 décembre 1838 a ajouté aux quatre classes de l'Ordre une cinquième catégorie, sous le titre de grand-officier. (Fin de la note).
Arrêté royal du 9 août 1832 : Art. 1er. La décoration de l'Ordre consistera en une croix blanche émaillée, portant une guirlande de laurier et de chêne entre chacune des quatre branches, et ayant d'un côté, au milieu, un écusson noir émaillé entouré d'un cercle rouge entre deux petits cercles en or, avec le chiffre du roi composé de deux L. L. et deux R. R. et au revers les armes du royaume, avec la devise prescrite par la loi, en lettres d'or, en exergue ; le tout surmonté d'une couronne royale. - Art. 2. Le ruban sera ponceau moiré. (Fin de la note)