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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome II)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre XXIV – Réorganisation de l’enseignement supérieur. Fondation des universités libres (1831 – 1835)

24.1. Importance et enjeu sociétal de l’instruction publique. Rôle respectif de l’Etat et des particuliers dans l’organisation de celle-ci

(page 209) « L'éducation publique est l'intérêt peut-être le plus grand d'une nation civilisée et, par ce motif, le plus grand objet de l'ambition des partis » (Rapport de M. Thiers sur la loi d'instruction secondaire, p.5 (Paris, Pau¬lin, 1844, in-8°)). Cette parole d'un homme d'État désigne avec précision la source des luttes politiques auxquelles l'organisation de l'enseignement public a donné naissance. Quels sont les droits et les obligations de l'État ? Quelle part d'influence et d'action doit-on laisser à l'industrie privée ? Comment concilier le maintien de l'ordre avec les exigences d'une liberté large et complète ? Tous ces problèmes ne sont pas faciles à résoudre ; sous le régime représentatif, et même chez les peuples soumis à des gouvernements absolus, ils donnent lieu à de vives et interminables controverses.

Il y a un demi-siècle, tous les hommes d'État croyaient à la toute ¬puissance du monopole universitaire. Invoquant à leur aide les théories sociales de Leibniz, ils s'écriaient comme lui : « Rendez-moi maître de l'enseignement, et je me charge de transformer le monde. » Qui ne connaît les illusions des souverains, des ministres et des diplomates de cette époque ? Comparant l'intelligence de l'homme, tantôt à l'argile que pétrit le doigt du potier, tantôt à la cire molle qui reçoit et conserve toutes les empreintes, ils croyaient posséder le secret de façonner à leur gré la pensée des générations nouvelles. Entourés de citoyens (page 210) élevés dans le respect le plus profond des droits de l'État, sûrs désormais de l'appui des classes influentes, vivant au milieu d'un peuple dont la pensée nationale serait à tous égards la pensée de ses maîtres, les gouvernements allaient enfin échapper aux terreurs de la révolution, aux agitations de la presse, au contrôle des masses, aux tracasseries des classes supérieures ! Nous avons vu les suites de ces beaux rêves. L'Université de France, cette création idéale du genre ; a produit une génération républicaine sous l'Empire, une génération bonapartiste sous la restauration des Bourbons, une génération ultra-démocratique sous le règne de Louis-Philippe. L'histoire a parlé du sommet des barricades de Paris, de Berlin et de Vienne. Le 20 décembre 1848, un ministre français s'écria du haut de la tribune de l'Assemblée constituante : « La preuve que l'enseignement donné à la génération actuelle est excellent, c'est qu'il a renversé deux trônes en moins de dix-huit ans » (Note de bas de page : Moniteur universel du 22 décembre 1848. - V. aussi de Gerlache, Essai sur le mouvement des partis, p. 72 ; OEuv. compl. t. VI. - Ce serait en vain qu'on voudrait atténuer la signification des événements de 1848, en attribuant l'intervention de la jeunesse universitaire à un défaut de surveillance de la part du pouvoir. Toutes les précautions avaient été prises. A Vienne notamment, les ministres avaient poussé la prudence au point de soumettre les cahiers des professeurs à une censure préalable).

Impuissant dans les monarchies absolues, le monopole de l'instruction serait odieux et absurde dans le régime parlementaire. L'État y est représenté par les ministres ; ceux-ci sont l'expression des sympathies, des intérêts ou des passions de la majorité des Chambres législatives, et les Chambres elles-mêmes représentent le parti qui dispose momentanément d'une somme prépondérante d'influences électorales. Comment concevoir sous un tel régime cette unité de plan, cette fixité de principes et cette permanence du but que réclame la partie la plus élevée de l'instruction publique, l'enseignement des doctrines morales et religieuses ? Les ministres, c'est-à-dire les représentants des partis parlementaires, voudraient tour à tour exploiter l'enseignement public dans l'intérêt des idées et des espérances de leurs coreligionnaires politiques. Ainsi que l'a dit un économiste célèbre, l'enseignement par le pouvoir, c'est l'enseignement par un parti, par une secte momentanément dominante (Note de bas de page : F Bastiat, Baccalauréat et socialisme, Mélange d’économie politique, t. II, p. 206, (édit. de Brux., 1851)). Sans doute, les ministres des rois (page 211) constitutionnels échoueraient comme les ministres des rois absolus ; leur pouvoir éphémère ne triompherait pas dans une carrière ou n'ont pas triomphé la force et le génie de Napoléon 1er ; mais cette impuissance même ne ferait qu'accroître les inconvénients du monopole universitaire. Successivement composés d'éléments hétérogènes, peuplés d'hommes en lutte sur le double terrain de la religion et de la politique, les établissements de l'État, privés du frein de la concurrence, offriraient bientôt l'image d'une sorte d'arène parlementaire pleine de confusion et de violence. Le ministres, loin d'y rencontrer un appui, se trouveraient en face d'une hostilité d'autant plus redoutable qu'elle appellerait à son aide l'inexpérience et les passions de la jeunesse.

A la place du monopole universitaire, aujourd'hui abandonné de tous ceux qui n'ont pas un intérêt direct à le défendre, les économistes les plus distingués proposent l'abstention complète de l'État et l'abandon de l'enseignement aux efforts de l'industrie privée. Les écoles libres, disent-ils, ne peuvent exister que là ou elles répondent à des besoins réels ; tandis que les écoles de l'État, entretenues à l'aide de sacrifices imposés aux contribuables, sont disséminées sur toutes les parties du territoire, sans autre règle que le caprice, les passions ou les intérêts de ceux qui gouvernent. Que leurs bancs soient déserts ou garnis d'élèves, qu'elles méritent ou non la confiance des pères de famille, qu'elles soient nécessaires ou inutiles, bonnes ou mauvaises, elles restent toujours debout, parce que toujours le trésor public pourvoit largement à tous leurs besoins pécuniaires. Elles détournent la jeunesse des travaux utiles ; elles offrent aux masses une nourriture intellectuelle qui ne convient qu'au petit nombre des intelligences d'élite ; elles forment et multiplient cette classe de médiocrités ambitieuses, ces phalanges de demi-savants, qu'on trouve partout en conspiration permanente contre les gouvernements établis. La liberté seule produit l'équilibre entre le nombre des écoles, la nature des études, et les besoins réels du pays ; avec elle on ne doit craindre ni enseignement anarchique, ni enseignement immoral, parce que les pères de famille, complètement libres dans leurs choix, s'empresseraient de reprendre leurs enfants pour les confier à des maîtres plus dignes de leur confiance. L'éducation donnée sous la surveillance incessante des pères de famille est l'éducation nationale par excellence, parce qu'elle émane de la nation elle-même. Que l'État se contente de (page 212) la répression des délits commis à l'occasion de l'enseignement ; là s'arrête son action légitime. « Tous les monopoles, dit Bastiat, sont détestables ; mais le plus détestable de tous est le monopole de l'enseignement » (M. Cocquelin a développé cette thèse avec un remarquable talent (Dictionnaire de l'économie politique, V° Instruction publique) - Voy. F. Bastiat, Baccalauréat et socialisme (Mélanges d'économie politique, t. II, p. 169 et suiv.)).

A côté de ces deux systèmes qui, du moins dans l'état actuel de la société européenne, pèchent l'un et l'autre par une exagération manifeste, on trouve chez plusieurs peuples une sorte de régime mixte, dans lequel on fait à la fois la part du gouvernement et la part de l'industrie privée. Contenus, surveillés, stimulés l'un par l'autre, l'enseignement libre et l'enseignement de l'État se disputent alors la confiance des pères de famille, et cette lutte généreuse les force à se préoccuper chaque jour des progrès de la science et des besoins réels du peuple. C'est le système qui existe aujourd'hui en Belgique.

24.2. La portée du principe de liberté d’enseignement proclamé par l’article 17 de la constitution

Après avoir proclamé la liberté de l'enseignement, l'article 17 de la Constitution ajoute : « L'instruction donnée aux frais de l'État est réglée par la loi. » Malheureusement, ce texte même donne lieu à de vives controverses. Quelle est la portée des termes de l'article 17 ? Quel est le rôle qu'il assigne à l'État ? Quel est le lot abandonné à l'enseignement libre ? Depuis un quart de siècle, ces questions irritantes s'agitent à la tribune et dans la presse.

Ce qui est incontestable, ce qui ne peut être nié sans aveuglement manifeste et volontaire, c'est que le Congrès, tout en autorisant l'existence d'un enseignement donné aux frais de l'État, s'est avant tout préoccupé des exigences, des droits et même des susceptibilités de la liberté. Sous le règne de Guillaume, de simples arrêtés royaux avaient successivement amoindri la liberté de l'enseignement ; peu à peu l'action ministérielle s'était substituée à la volonté des pères de famille, et ces empiétements, on le sait, figuraient au premier rang des griefs allégués par les Belges. Le Congrès voulait à jamais proscrire ces entraves. Si l'article 17 de la Constitution exige que l'enseignement donné aux frais de l'État soit réglé par la loi, c'est uniquement pour empêcher que l'action du pouvoir ne devienne un danger pour l'existence des institutions libres ; en d'autres termes, après avoir proclamé (page 213) la liberté entière de l'enseignement privé, la Constitution veut que l'enseignement donné aux frais de l'État soit renfermé dans des limites à fixer par le législateur ordinaire. L'immense majorité du Congrès admettait la coexistence, mais nullement la suprématie de l'enseignement officiel (Note de bas de page : Cette vérité ressort à la dernière évidence des discussions du Congrès national. « Nous ne voulons pas qu'on gène la liberté, » disait M. Van Meenen, et cette opinion était celle de tous ses collègues de l'Assemblée constituante. La même pensée de liberté franche et entière s'y reproduit sous toutes les formes : - « On sait trop ce que nous a coûté l'odieux monopole de l'enseignement pour ne pas tout sacrifier, plutôt que de hasarder le retour de cette indigne oppression morale el intellectuelle (M. Morel-Danheel). » - « Il s'agit d'empêcher pour l'avenir tout ce que nous avons vu de vexations sous l'ancien gouvernement (M. de Sécus ). » - « Comme nous voulons la liberté des cultes el la liberté de la presse, nous voulons aussi la liberté d'enseignement » (M. Van Combrugge).).

Cette situation impose au gouvernement et aux Chambres des obligations nettement définies, qu'ils ne peuvent méconnaître sans se placer en dehors des prévisions du pacte fondamental. Multiplier les écoles officielles au point de rendre toute concurrence impossible ; demander à l'impôt le moyen d'écraser ses rivaux, en rendant illusoires tous les efforts de l'industrie privée ; organiser l'enseignement de l'État, sans tenir compte de l'existence constitutionnelle de l'enseignement libre ; exalter et favoriser les écoles du Gouvernement, sans autre mobile que le désir d'écraser les écoles ouvertes en dehors de l'action ministérielle ; s'emparer à cette fin des budgets de l'État, de la province et de la commune ; en un mot, faire une guerre sourde mais incessante à toutes les institutions libres, ce serait méconnaître audacieusement l'esprit et le texte de la Constitution ; ce. serait ressusciter le système de Guillaume 1er, avec la franchise de moins et l'hypocrisie de plus. Que deviendrait la liberté de l'industrie, si l'État, s'emparant des ouvriers habiles à l'aide des largesses du budget, ouvrait dans chaque arrondissement un atelier national, chargé de faire une concurrence écrasante aux ateliers de l'industrie privée ? Que deviendrait la liberté de la presse, quels seraient son avenir et son influence, si l'État, dans tous les centres de population, mettait une presse servie par ses ouvriers à la disposition d'une phalange d'écrivains salariés par les contribuables ? Concilier loyalement l'existence d'un enseignement de l'État avec (page 214) l'existence indépendante et constitutionnelle de l'enseignement libre, telle est la tâche que le congrès a léguée au pouvoir législatif (Note de bas de page : Dans son opuscule déjà cité, Frédéric Bastiat a fait admirablement ressortir l'impossibilité de concilier la liberté de l'enseignement avec la multiplication excessive des écoles de l'État. « Je fonde un collège, dit-il. Avec le prix de la pension, il me faut acheter ou louer le local, pourvoir à l'alimentation des élèves et payer les professeurs. Mais, à côté de mon collège, il Y a un lycée. Celui-ci n'a pas à s'occuper du local et des professeurs. Les contribuables, moi compris, en font les frais. Il peut donc baisser le prix de la pension de manière à rendre mon entreprise impossible. Est-ce là de la liberté ? » (Mélanges, t. II, p. 204.))

24.3. Mesures relatives à l’instruction publique de 1830 à 1834

A l'époque où nous sommes parvenu, ces vérités étaient généralement comprises. On se trouvait trop près des luttes parlementaires qui avaient précédé la révolution, trop près surtout des mémorables séances du Congrès national, pour oser se prévaloir d'un prétendu droit de suzeraineté de l'État dans le domaine de l'instruction publique. On n'en était pas encore venu à dire que l'enseignement libre n'a qu’une vie éphémère, une existence de hasard, pour en conclure que l'État doit organiser et multiplier ses établissements, sans tenir compte des résultats obtenus par l'industrie privée. On se gardait prudemment de proclamer l'enseignement de l'État seul national, seul constitutionnel, seul digne de la sollicitude des Chambres législatives.

Une foule d'actes officiels, appartenant à la période de 1830 à 1831, attestent que tous les pouvoirs comprenaient alors les exigences de l'ère vraiment libérale ouverte par la révolution de septembre.

En première ligne se présente le décret du gouvernement provisoire du 12 octobre 1830.

Le gouvernement des Pays-Bas s'était attribué la direction suprême de l'enseignement à tous ses degrés, depuis l'école primaire jusqu'aux facultés universitaires. Aucun établissement ne pouvait être ouvert sans l'autorisation préalable du pouvoir central ; toutes les écoles, libres ou autres, étaient soumises à la surveillance du département de l'instruction publique. Les provinces et les communes se trouvaient dépouillées de toute initiative efficace. Alors même qu'elles renonçaient aux subsides de l'État, les professeurs de leurs athénées et de leurs collèges étaient nommés par le ministre (Note de bas de page : Ce régime avait été en partie modifié par l'arrêté royal du 27 mai 1830 ; mais, au moment où celui-ci aurait dû recevoir son exécution, les provinces belges se séparèrent de la Hollande. Voy. Rapport sur l'état de l'instruction moyenne, présenté aux Chambres le 1er mars 1843, pag. xxv et suiv. (Brux., Devroye, 1843, in.8°)).

(page 215) Le décret du 12 octobre vint détruire ces entraves, en abolissant toutes les mesures restrictives dictées par la politique ombrageuse de Guillaume 1er. Le gouvernement perdit, de fait et de droit, la direction de l'enseignement donné aux frais des particuliers, des associations, des communes ou des provinces. La mission de l'État fut limitée à la surveillance des écoles entretenues ou subsidiées par le trésor public ; il fut privé du droit de nommer les professeurs ou les instituteurs dans les établissements autres que ceux entretenus par lui ; les communes récupérèrent le droit de fonder des athénées et des collèges, sans l'intervention de l'autorité supérieure ; les particuliers et les associations obtinrent une liberté entière ; enfin, comme couronnement de l'œuvre, l'État ne pouvait plus, sans l'autorisation du pouvoir législatif, ouvrir des écoles nouvelles. Un arrêté du 22 octobre 1830 supprima, même pour les écoles moyennes subsidiées par l'État, les bureaux d'administration qui servaient d'intermédiaires entre les villes et l'autorité supérieure.

Ces mesures, il est vrai, concernaient surtout l'instruction secondaire ; mais d'autres décisions, tout aussi significatives, prouvent que le pouvoir issu de la révolution ne voulait pas plus la suprématie absolue de l'État dans le domaine de l'enseignement supérieur.

A Louvain, à Liége, à Gand, l'État possédait des universités établies par le roi des Pays-Bas.

Le gouvernement provisoire comprit que ce luxe de facultés coûteuses n'était pas indispensable. Ses décrets du 16 décembre 1830 et du 5 janvier 1831 supprimèrent la faculté de philosophie à l'université de Liége, la faculté des sciences à l'université de Louvain, la faculté de philosophie et celle des sciences à l'université de Gand. Il concéda aux professeurs le droit de choisir eux-mêmes leur recteur ; il réduisit d'un tiers les rétributions exigibles selon les règlements de l'époque ; enfin, par une innovation beaucoup plus importante encore, il proclama le principe que tout Belge pouvait se présenter aux examens, quel que fût le pays et l'établissement où il eût fait ses études (Pasinomie, 3e série, I , p. 107). Nulle part, on le voit, ne se produisait alors la pensée d'une prétendue suzeraineté de l'État dans le domaine de l'instruction publique : le gouvernement n'avait (page 216) qu'un seul désir, un seul but, celui de ramener son intervention à des proportions aussi modestes que possible.

Mais bientôt se passèrent deux faits qui doivent spécialement fixer l'attention, parce qu'ils attestent que le droit exclusif de conférer les grades académiques fut enlevé aux facultés officielles plusieurs années avant l'établissement des universités libres. Le premier de ces faits, c'est la fondation de facultés libres dans l'enceinte même des universités de l'État ; le second, c'est l'institution d'une commission d'examen chargée de conférer des grades académiques aux élèves de ces facultés nouvelles.

Réduite à l'enseignement du droit et de la médecine, privée des facultés de philosophie et des sciences, dans lesquelles ses élèves devaient acquérir les grades préparatoires, l'université de Gand ne pouvait conserver qu'une existence languissante. L'université de Louvain, seule en possession d'une faculté de philosophie, avait la chance d'accaparer les élèves en droit. L'université de Liége, conservant seule une faculté des sciences, pouvait espérer un grand concours d'élèves en médecine. Il en résulta que cette organisation devint l'objet de plaintes universelles. Liége, menacé de la ruine de sa faculté de droit, réclama le rétablissement de sa faculté de philosophie ; Louvain, exposé à perdre ses élèves en médecine, demanda tout aussi énergiquement la réorganisation de sa faculté des sciences ; Gand, dont l'université tout entière se trouvait compromise, fit des démarches non moins actives pour récupérer les deux facultés anéanties par le pouvoir révolutionnaire. Mais toutes ces instances échouèrent contre la persévérance du gouvernement provisoire : ses décrets furent maintenus.

Ici la puissance et la fécondité du principe de la liberté d'enseignement se manifestèrent pour la première fois dans le domaine des études supérieures. Aussitôt que la résolution définitive du gouvernement fut connue à Gand, à Liége, à Louvain, des facultés libres prirent, comme par enchantement, la place des facultés officielles supprimées ; elles s'installèrent dans les bâtiments universitaires de l'État et se mirent bientôt en mesure de répondre aux besoins de l'enseignement supérieur.

Ce premier pas amena une innovation non moins importante. On ne tarda pas à comprendre que l'établissement de facultés libres exigeait la modification des examens académiques institués sous le régime du monopole universitaire. Les villes, les provinces, les universités (page 217) elles-mêmes signalèrent l'impossibilité constitutionnelle de faire contrôler l'enseignement de ces facultés par des professeurs appartenant aux facultés officielles d'un établissement rival ; elles demandèrent unanimement l'institution de commissions d'examen où les professeurs libres fussent largement représentés. Le gouvernement fit droit à ces réclamations par un arrêté du 24 octobre 1831. Dans chaque ville universitaire, un jury d'examen fut chargé de conférer les grades académiques aux élèves des facultés libres (Note de bas de page : Rapport sur l'état de l'instruction supérieure, présenté aux Chambres le 6 avril 1833, p. CXVllI. (Brux., Devroye, 1844, in-8°)).

Mais toutes ces mesures n'étaient que provisoires. Dès les premiers jours de la révolution, le gouvernement avait reconnu l'urgence d'une organisation nouvelle et complète. Le 30 août 1831, le ministre de l'Intérieur avait institué une commission chargée d'élaborer un projet de loi sur l'instruction publique.

Cette commission présenta son rapport le 20 mars 1832. Dans la sphère de l'enseignement supérieur, elle proposait la création d'une université unique, composée de quatre facultés réunies dans la même ville. Les grades académiques devaient être conférés par quatre commissions d'examen annuellement nommées par le roi : preuve nouvelle que la nécessité d'un jury indépendant des facultés officielles était reconnue bien avant l'apparition des universités libres (Note de bas de page : Rapport précité, p. cxv. - On verra plus loin que cette nécessité commençait à être reconnue même sous le gouvernement des Pays-Bas. - Après la révolution de septembre, la pensée de l'établissement d'une université unique se manifesta de bonne heure. On la trouve déjà dans une brochure anonyme publiée en 1831 sous ce titre : Plan d'une université pour la Belgique, accompagné de réflexions sur la surveillance en matière d'instruction publique et sur l'usage de la langue maternelle (Brux., Demanet, 1831). L'auteur de cet opuscule voulait placer l'université unique à Liége. Dans l'hypothèse où son plan ne fût pas agréé, il proposait deux universités, l'une flamande, l'autre française, la première à Gand, la seconde à Liége (p. 1 et 20)).

Le gouvernement ne crut pas devoir soumettre ce projet aux délibérations de la législature. Un arrêté royal du 18 novembre 1833 institua une commission nouvelle (Note de bas de page : Cette deuxième commission se composait de M. de Gerlache, premier président de la Cour de cassation ; Warnkoenig, professeur à l'université de Gand ; Ernst, professeur à l'université de Liége et membre de la Chambre des Représentants ; de Theux, P. Devaux, de Behr et d'Hane de Potter, membres de la Chambre des Représentants). Celle-ci venait de se mettre activement à (page 218) l'œuvre, lorsque tout à coup elle se trouva en présence de deux événements d'une importance majeure : la fondation d'une université catholique à Malines, la fondation d'une université libre à Bruxelles.

24.4. La fondation de l’université catholique de Malines

Ce fut par une circulaire datée de février 1834 que les évêques belges firent un premier appel aux fidèles en faveur de la fondation de l'Université catholique. Le pape Grégoire XVI leur avait accordé l'autorisation nécessaire par un bref du 13 décembre 1833.

Au point de vue religieux, aussi bien qu'au point de vue constitutionnel, cette noble tentative n'avait pas besoin de justification. Créer un vaste foyer de science religieuse, destiné à servir de couronnement aux écoles moyennes fondées par les catholiques ; organiser l'enseignement supérieur de manière à répondre en même temps aux besoins de l'Église et à toutes les exigences légitimes de la civilisation moderne ; rétablir entre le christianisme et la science cette union salutaire et féconde, si imprudemment brisée par les sarcasmes du dix-¬huitième siècle ; marcher vers ce but élevé, sans réclamer du gouvernement ni subsides ni privilèges ; montrer que les Belges, dignes de posséder toutes les libertés, étaient capables de les réaliser toutes dans leur expression la plus large : une entreprise si haute et si vaste était digne des vénérables prélats qui l'avaient conçue, comme elle était digne du pays et de la liberté. Aussi les catholiques en accueillirent-ils la nouvelle avec un véritable enthousiasme.

Il n'en fut pas de même dans les rangs de leurs antagonistes. Oubliant encore une fois que les garanties constitutionnelles existent pour les catholiques aussi bien que pour leurs adversaires, tous les organes du libéralisme exclusif s'empressèrent de puiser à pleines mains dans l'arsenal du journalisme antireligieux du règne de Charles X. Intolérance, obscurantisme, oppression des consciences, haine des lumières, abrutissement des masses, envahissement du droit divin, suprématie de l'autel sur le trône, exploitation des libertés publiques dans un intérêt de caste, retour à la domination sacerdotale du moyen âge, toutes ces accusations banales apparurent encore une fois dans les colonnes des feuillies ultra-libérales, comme elles y apparaîtront aussi longtemps que l'Église ne se résignera pas, impuissante et asservie, au rôle de vassale complaisante du pouvoir politique.

Dans les circonstances actuelles, ces diatribes odieuses renfermaient un danger réel, parce que la fondation d'une université catholique (page 219) blessait les intérêts matériels des villes où se trouvaient les universités de l'État. Aussi leur effet ne se fit-il pas longtemps attendre. Dans les premiers jours de mars, des bandes hostiles parcoururent les rues de Louvain, de Gand et de Liége. A Louvain et à Gand, elles se contentèrent de pousser des cris insultants pour l'autorité religieuse ; mais à Liége la manifestation prit le caractère d'une attaque ouverte contre les habitations de ceux qu'on soupçonnait d'avoir contribué à la fondation de l'université nouvelle. Pendant qu'un groupe nombreux insultait le palais épiscopal et cherchait à enfoncer les portes du séminaire, d'autres bandes, où les hommes du peuple ne figuraient pas en majorité, brisaient les vitres de l'imprimeur de l'évêché et celles des bureaux du Courrier de La Meuse. Il fallut toute la vigilance et toute l'énergie de la police locale pour préserver la ville d'excès plus graves. On eût dit encore une fois que les libertés constitutionnelles n'avaient été départies aux catholiques qu'à la charge de ne jamais en user. On les avait accablés d'outrages lorsqu'ils rétablirent les monastères, sous l'égide de la liberté d'association ; on les insultait de nouveau le jour où ils prouvèrent que la liberté d'enseignement n'était pas pour eux une lettre morte (Voy. le Courrier de la Meuse du 7 mars et Je Moniteur du 9 mars 1834. M. Bartels a jugé ces manifestations avec une grande sévérité : « Les désordres, dit-il, qui signalèrent à Liége, Gand et Louvain, l'avènement d'une université catholique en concurrence avec l'université libérale, sont une tache honteuse pour le libéralisme belge, après ses professions si solennelles de tolérance. » (Documents historiques, 2" édit., p. 42)).

¬Mais ces résistances et ces colères n'eurent d'autre résultat que de stimuler le zèle des catholiques. Ils répondirent si bien à l'appel de leurs premiers pasteurs que, dès le 4 novembre 1834, l'université fut inaugurée à Malines. Le décret d'érection, publié le même jour, offre déjà tout l'intérêt d'un document historique. « Comme il est constant, disaient les chefs des diocèses belges, d'après le sentiment général et une heureuse expérience, que l'Église et l'État retirent les plus grands avantages des universités publiques où les beaux-arts et les sciences sont enseignés par des maîtres orthodoxes et professant la religion catholique romaine, nous avons cru, surtout pour cette raison, devoir faire tous nos effort dans les (page 220) circonstances présentes, pour établir une telle université publique, qui retraçât le plan et la forme de l'ancienne institution académique de Louvain, établissement autrefois si illustre et si distingué, qui a disparu au milieu des orages de la fin du XVIIIe siècle, à la grande affliction des Belges. » Rappelant ici l'assentiment du Souverain-Pontife, les auteurs du décret reproduisaient le texte du bref du 15 décembre 1833 ; puis ils continuaient dans les termes suivants : « Appuyés sur un suffrage aussi puissant, sur une si grande autorité, nous avons, au mois de février de la présente année, adressé une lettre au clergé et aux fidèles de nos églises, et nous les avons trouvés très disposés à fournir les subsides nécessaires à la conservation et à la prospérité de l'académie que nous nous proposions d'ériger. - Voulant aujourd'hui donner une forme fixe à cette grande œuvre, à cette précieuse institution, et en assurer pour toujours la stabilité, en vertu de l'autorité apostolique et de la nôtre, nous érigeons et nous établissons, par les présentes lettres, une université qui sera à jamais dirigée et soignée par nous avec un pouvoir suprême et une continuelle sollicitude (sauf en toute chose l'autorité du siège apostolique), et qui sera composée de cinq facultés, dont la première en dignité est celle de théologie, la seconde celle de droit, la troisième celle de médecine, la quatrième celle de philosophie et lettres, la cinquième celle des sciences physiques et mathématiques.

Comme il importe souverainement que cet établissement académique soit dirigé avec fermeté et constance par une seule et même personne, nous députons et nous déléguons pour toute la direction de notre université, comme notre vicaire-général, un recteur magnifique de l'ordre ecclésiastique, dont nous nous réservons la nomination et la révocation. Nous nous réservons également la faculté de nommer et de révoquer, après avoir pris l'avis du recteur magnifique, le vice-recteur, qui doit seconder le même recteur... Nous avons pensé aussi qu'il importait spécialement à notre sollicitude que la nomination définitive des professeurs, tant ordinaires qu'extraordinaires, dont la présentation appartient au recteur, fût exclusivement sanctionnée par nous. - Nous voulons de plus que ces professeurs ne commencent pas leurs fonctions avant d'avoir fait profession de foi, suivant la forme prescrite par le pape Pie IV, entre les mains du recteur magnifique, et prêté le serment exigé (page 221) par nous d'observer fidèlement les statuts et les règlements de l'académie... Mais si, ce qu'à Dieu ne plaise, il se trouvait jamais parmi ces professeurs un homme capable d'oublier ses devoirs et ses serments, nous nous réservons le pouvoir de le priver de son emploi » (Note de bas de page : Le texte latin du décret se trouve dans le recueil intitulé : Documents relatifs à l'érection et à l'organisation de l'Université catholique de Louvain (Bruxelles, Devroye, 1844, in-8°). Il portait les signatures suivantes : Engelbert (Sterckx), archevêque de Malines ; Jean-.Joseph (Delplancq), évêque de Tournay ; Jean--François (Vande Velde), évêque de Gand ; Corneille (Van Bommel), évêque de Liége ; Jean-Arnold (Barrett), évêque de Namur ; François (Boussen), évêque -administrateur de Bruges). Ces lignes font nettement ressortir la nature et le but de l'institution. Unité de doctrine et d'action, surveillance incessante du corps épiscopal, discipline à la fois paternelle et sévère, union indissoluble de la science et de la foi : voilà les pierres angulaires de l'édifice. Nous l'avons déjà dit : c'était une noble et courageuse tentative, digne de l'Église qui a fondé les universités du moyen âge, digne aussi de ces vieilles provinces où la religion et la liberté conserveront toujours les sympathies du peuple. Quel que soit le champ qu'on explore dans le domaine illimité de la science, on rencontre la nature, l'homme, la société, le monde, la loi, la justice, c'est-à-dire, toujours et partout quelques rayons de cette révélation divine dont l'Église est la dépositaire incorruptible. Cette vérité, trop souvent méconnue dans la controverse contemporaine, allait servir de base à l'enseignement de l'université nouvelle.

Dès le premier jour de son existence, elle proclama l'intention de « suspendre les chaînons des sciences humaines à l'anneau scellé par le catholicisme dans la pierre antique de l'apostolat. » Dans le discours d'installation, prononcé du haut de la chaire de la cathédrale de Malines, son premier recteur s'écria : « Pour que les sciences humaines ne soient pas trompeuses et vaines, elles doivent se rattacher à Celui qui est la voie, la vérité et la vie. » Le jeune orateur, à qui l'institution naissante devra en grande partie son développement et ses succès, arbora hautement le drapeau du catholicisme. Après avoir retracé à grands traits les efforts de la papauté, de l'Église et de la patrie en faveur de l'enseignement de la science unie à la foi, il dit à ses nouveaux collègues : « Sur notre bannière brillent les mots : Université catholique. Que la dignité, la sainteté de ce nom demeure à jamais sans tache ! (page 222) Groupés autour de ce signe glorieux, nous lutterons de toutes nos forces, de toute notre âme, pour défendre la religion et les saines doctrines, pour dévoiler les hérésies et les aberrations des novateurs, pour faire accueillir toute doctrine émanant du Saint-Siège, apostolique, pour faire répudier tout ce qui ne découlerait pas de cette Source auguste. » Depuis l'invasion des armées républicaines de la France, c'était la première fois que le chef d'un établissement universitaire proclamait l'origine divine, l'excellence et l'esprit civilisateur du catholicisme. La liberté conquise en septembre avait ouvert une ère nouvelle (Note de bas de page : Le discours de Mgr de Ram est une réfutation éloquente des nombreux préjugés que le dix-huitième siècle avait répandus dans le monde scientifique. Il a été imprimé à Louvain sous ce titre : Oratio quam die IV mensis Novembris anni MDCCCXXXIV in œde rnetropolitana mechliniensi habuit P. F. X. de Ram, presb. ss. can. pof. et Univ. cath. rector, quum illustrissimus ac reverendissimus dominus Engelbertus archiepiscopus rnechliniensis et primas Belgii, oblato solemni ritu missœ sacrificio, Universitatem catholicarn inauguraret. Accedunt rnonumenta ad ejusdem Universitatis constitutionem spectantia. Lovanii, Vanlinthout et Vandenzande, 1834 , in-8°).

24.5. La fondation de l’université libre à Bruxelles

Mais les efforts des catholiques en faveur de l'enseignement religieux provoquèrent des efforts contraires dans les rangs de leurs adversaires. Usant à leur tour des libertés consacrées par la Constitution, les hommes les plus influents du parti libéral résolurent d'opposer une université libérale à l'université catholique fondée à Malines.

La première pensée de cette institution naquit dans les loges maçonniques, où les libéraux avancés cherchaient alors un centre d'action qu'ils n'avaient pas encore trouvé dans les associations politiques. Le 24 juin 1834, M. Verhaegen fit une proposition formelle aux membres de la loge des Amis Philanthropes de Bruxelles, dont il était le président. S'adressant à un nombre considérable de francs-maçons accourus de toutes les provinces pour célébrer la fête du solstice d'été, M. Verhaegen s'efforça de leur démontrer l'urgence de répondre, par un acte éclatant, à des faits qui, selon lui, dénotaient chez le Pape et chez les évêques belges des prétentions inconciliables avec l'esprit des temps modernes.

Cet appel fut entendu. Dès le lendemain, des listes de souscription furent envoyées à toutes les loges de province. S'adressant aux sentiments anticatholiques des uns, aux craintes chimériques des autres, aux passions politiques de tous, on obtint un succès assez rapide et (page 223) assez complet pour que, six semaines après la mise en circulation des listes, on pût songer au choix d'une administration provisoire. Le 3 août 1834, les souscripteurs se réunirent à cette fin dans une salle de l’hôtel de ville de Bruxelles. Un mois plus tard, ils s'y réunirent de nouveau pour voter les statuts de l'établissement et procéder à l'installation d'une administration définitive (Voy. Poplimont, La Belgique depuis I830, p. 509 et suiv.)

Arrivés à ce point, les fondateurs. de l'institution libérale n'avaient plus à redouter des obstacles insurmontables. Grâce à sa position au sein de la capitale, l'Université nouvelle trouvait pour la composition du corps enseignant des facilités qu'on eût vainement cherchées dans une ville de province. Les professeurs attachés aux nombreux établissements communaux pouvaient venir en aide aux facultés des sciences et des lettres. Un barreau nombreux et éclairé se montrait prêt à fournir des professeurs à la faculté de droit, tandis que le corps médical comptait dans ses rangs plus d'un homme en état de répondre dignement à tous les besoins de l'enseignement de la médecine. Enfin l'importance de la population de Bruxelles, le nombre considérable des familles aisées qu'elle compte dans son sein, l'attrait de la capitale, la présence de toutes les administrations supérieures, étaient autant d'indices certains de l'arrivée des élèves. Économie dans les appointements du personnel, population universitaire assurée, tel était le double avantage que sa position même assurait à l'école libérale.

L'inauguration solennelle de l'université eut lieu le 20 novembre 1834, dans la salle gothique de l'hôtel de ville. Le bourgmestre de Bruxelles, M. Rouppe, occupait le fauteuil, ayant à sa droite le baron de Stassart, grand maître de la maçonnerie belge, président du Sénat et gouverneur du Brabant. En sa qualité de président du conseil, M. Rouppe prononça le discours d'installation, qui ne fut qu'un témoignage de reconnaissance envers les fondateurs d'un établissement avantageux à la capitale.

Le discours du secrétaire de l'université, M. Baron, eut une tout autre portée. On y retrouve à chaque ligne le dédain du passé, l'indifférence religieuse et la philanthropie bruyante qui font la base de l'éloquence emphatique des loges. Après avoir proclamé l'Université catholique radicalement inhabile à donner un enseignement progressif, complet, universel ; après avoir déclaré que ses professeurs, soumis au (page 224) dogme de l'obéissance passive et chargés de lourdes chaînes, n'auraient jamais cette largeur de prémisses et cette aisance de développements réclamés par l'esprit scientifique du siècle ; après avoir attribué aux évêques l'intention d'étayer un édifice tombant en ruines par un édifice partiel et à jamais inachevé, M. Baron rappela quelle devait être la tendance de l'enseignement de l'Université libre de Bruxelles : « Les évêques belges, dit-il, ont voulu suspendre tous les chainons des sciences humaines à l'anneau scellé par le catholicisme dans la pierre antique de l'apostolat. Ce désir, quoique renouvelé d'un âge moins avancé en civilisation, est assurément une haute idée, à laquelle nous nous plaisons à rendre hommage… Mais une autre opinion s'élève parallèlement à la leur, et les encouragements donnés à notre institution prouvent jusqu'à quel point elle est partagée ; c'est que les sciences purement humaines, sous peine d'être imparfaites et tronquées, doivent rester entièrement en dehors du catholicisme… Rendre nos concitoyens et, s'il se pouvait, tous les hommes plus heureux et meilleurs, ce doit être là, aujourd'hui, l'objet de tout notre enseignement ; ce doit être là le lien véritable de nos doctrines, l'unique fin de nos travaux. L'humanité ! saine ou souffrante, innocente ou dépravée, gouvernée ou gouvernante, riche ou pauvre, mais toujours l'humanité, voilà, dans toutes les voies intellectuelles et morales, l'étoile où doivent se diriger sans cesse tous les regards, le but où doivent tendre sans cesse les efforts : car l'avenir est là tout entier. Les rêves de religiosisme, que vingt sectes diverses veulent remettre à la mode, s'évanouiront, les luttes mesquines de l'égoïsme se tairont, les doctrines ancestrales, que quelques habiles chez nos voisins prétendent recrépir à grand renfort de sophismes, tomberont, et sur toutes ces ruines s'élèvera toujours plus grande et plus triomphante la maxime éternelle, la maxime qui résumait le christianisme au berceau : « Tous les hommes sont frères, aimez-vous donc les uns les autres. » - Je serais infini, Messieurs, si je cherchais à suivre cette divine moralité dans ses applications à toutes les branches de notre enseignement ; mais, pour me borner aux études qui me sont plus familières et à la mission spéciale que vous m'avez confiée, elle sera, croyez-le bien, la muse inspiratrice du vrai littérateur, du vrai poète de l'avenir. Sans doute il s'approchera encore des anciens flambeaux de la poésie ; il invoquera encore le soleil aux flots de pourpre et d’or, et les mille (page 225) diamants de la nuit, et toute cette belle nature qui révèle Dieu ; il invoquera les grandes images des siècles passés, et les voix mystérieuses de la solitude, et les intimes délices de l'amour pur et des arts. Mais ne vous semble-t-il pas que, si quelque chose peut allumer en lui le feu divin, ce sera surtout la révélation de l'avenir de paix et de perfectionnement promis à l'humanité ; ce sera le spectacle de tous les peuples réunis pour opérer par le bonheur de tous le bonheur de chacun, et réalisant cette providentielle allégorie de l'antiquité, ce Mercure trois fois grand, qui, les ailes aux pieds, les ailes au cerveau, et les ailes encore au caducée commercial qu'il élève sur sa tête, comme le signal du bien-être humanitaire, s'élance d'un vol sublime et les regards au ciel dans les régions du progrès infini ? » ( Discours prononcé par M. Baron à l'installation de l'université libre, p. 26 et 27 (Bruxelles, Tarlier, 1834, in-8°)).

Malgré les précautions oratoires dont M. Baron avait habilement parsemé son discours, il n'était pas possible de se méprendre sur la nature et la tendance des doctrines dont il se faisait l'éloquent interprète : l'enseignement de l'université libre devait servir d'antidote à l'enseignement que le corps épiscopal destinait à la jeunesse catholique. Ces rêves de religiosisme que l'esprit de secte voulait remettre à la mode, ces doctrines ancestrales que les habiles prétendaient recrépir à grand renfort de sophismes, cet édifice tombant en ruines, ces désirs renouvelés d'un âge moins avancé en civilisation, ces sources où les poètes de l'avenir dédaigneront de puiser, tout cela désignait manifestement le catholicisme (Nous avouons ne pas trop comprendre la polémique qui surgit à cette occasion entre M. Baron et le professeur Gibbon, occupant alors une chaire de philosophie à l'université de Liége. M. Gibbon ayant attribué à l'université libre la pensée de se constituer la prêtresse de la « religion de l'avenir », M. Baron protesta avec indignation et réduisit le rôle de l'institution nouvelle à des proportions infiniment plus modestes : « Le public, dit-il, demande à l'université libre autre chose que des discussions. Du travail avec nos élèves, des leçons solides et consciencieuses, de la science pour nous, sans nous mêler d'attaquer les autres, et des succès aux examens : voilà ce qu'il demande de nous... » - II n'est pas nécessaire de dire, aujourd'hui, lequel des deux antagonistes avait la vérité de son côté. - On peut consulter au sujet de ces curieux débats les « Fragments philosophiques » de M. Gibbon (Appendice, p. 17 et suiv.)).

24.6. La réorganisation de l’enseignement universitaire de l’Etat

Quoi qu'il en soit, la fondation de deux universités libres fit ressortir la nécessité d'organiser sans délai l'enseignement supérieur donné aux (page 226) frais de l’Etat. L’urgence était d'autant plus grande que la situation intérieure des facultés officielles laissait immensément à désirer. Ici un nouveau coup d'œil rétrospectif devient indispensable.

Il est aujourd’hui de mode d'exalter l'influence heureuse exercée par les universités néerlandaises ; on vante leur organisation, leurs progrès, leurs services, leur esprit éminemment scientifique. Rien de pareil ne ressort des documents contemporains les plus irrécusables. En 1828, après dix années d'efforts et de sacrifices, les agents du gouvernement étaient eux-mêmes forcés de proclamer la stérilité de l'action scientifique et sociale des établissements universitaires. Deux professeurs éminents se posèrent la question suivante : « Tandis que tous les peuples regardent leurs hautes écoles avec orgueil et avec respect, et se les opposent mutuellement comme leurs premiers titres de gloire, d'où vient cette indifférence décourageante, cette mortelle froideur que montre la Belgique pour des institutions qu'elle entretient à grands frais, et d'où dépendent, en grande partie, ses destinées ? » Ils répondirent : « L'apathie que l'on a montrée à l'égard des universités, l'espèce de discrédit dans lequel elles sont tombées en naissant, la décrépitude qui les a minées au berceau, viennent de la mollesse de leur action, de leur défaut d'influence morale sur le pays. Elles devaient dominer avec autorité l'opinion en s'unissant d'abord à elle, et, par le caractère imposant de leur doctrine, la persistance énergique de leurs efforts, la noble générosité de leur enseignement, conquérir pour ainsi dire leurs lettres de bourgeoisie ; au lieu de cela, il faut le dire, elles sont demeurées colonies exotiques, vraie superfétation morale el fiscale, sans empire sur la conscience publique, incapables par conséquent de s'emparer de ce mouvement sensible, mais vague et incertain, par lequel le royaume entier tendait au perfectionnement. » (Essai de réponse aux questions officielles sur l'enseignement supérieur, par M. de Reiffenberg et Warnkœnig, p. 8 et 9 (Bruxelles, Tarlier, 1828). (Note de bas de page : Cet écrit, véritable cri d'alarme dans le camp du monopole, est parsemé d’aveux d'une importance historique).

Ces universités comptaient sans doute plus d'un homme distingué parmi leurs professeurs ; mais, considérées dans leur ensemble, elles ne connaissaient pas ce feu sacré, ces études larges et profondes, ni surtout cet esprit scientifique dont on leur attribue aujourd'hui le monopole. En 1827, toute une faculté de (page 227) médecine demanda la suppression du grade préparatoire de candidat en sciences, comme inutile aux élèves qui se destinaient à la pratique de l'art de guérir ! (Note de bas de page : Reiffenberg et Warnkœnig, ibid., p. 37). Un contemporain, membre des États Généraux, membre de la commission royale chargée de la rédaction d'un. rapport sur les réformes que réclamait l'enseignement supérieur, osa publier la phrase suivante :. « La rivalité entre trois universités s'est bornée jusqu'à ce jour à la facilité des admissions » (Ch. de Brouckere, Examen de quelques questions relatives à l'enseignement supérieur dans le Royaume des Pays-Bas, p. 117 (Liége, Lebeau-Ouwerx, 1828)). Il nous apprend que déjà les hommes sérieux voulaient enlever aux universités le droit de conférer les diplômes de capacité, pour en gratifier les commissions médicales et les cours d'appel. Le mal était devenu tellement grand, la décadence des études tellement manifeste, que Guillaume 1er lui-même fit adresser à toutes les autorités une série de questions sur les moyens de remédier aux vices de l'instruction officielle ; et parmi ces questions on remarquait celle-ci : « Les grades universitaires continueront-ils à être indispensables pour obtenir ou pratiquer telle profession ou tel emploi ? Serait-il mieux de charger une commission du gouvernement d'examiner les aspirants ? » (Reiffenberg et Warnkœnig, loc. cit., p. 38). Insuffisantes dans leur ensemble, organisées à la hâte, composées d'éléments hétérogènes, les universités des provinces méridionales avaient de plus le malheur d'être profondément antipathiques à l'esprit national. Le discrédit où elles étaient tombées, l'impopularité qui les entourait, la stérilité de leurs efforts, la faiblesse irrémédiable de leur action, sont rappelés à toutes les pages des publications contemporaines. Elles marchaient à l'encontre de tous les intérêts et de toutes les affections des Belges. Tandis que leurs tendances antinationales indignaient à la fois les libéraux et les catholiques, ceux-ci se plaignaient, avec plus d'amertume encore, de leurs tendances antireligieuses (Note de bas de page : Il suffit d'ouvrir le recueil intitulé l'Écho des vrais principes, alors publié à Louvain. On y reproduisait la plupart des articles que les feuilles libérales dirigeaient contre les universités de l'État. Le tome VI renferme toute une série de remarques critiques empruntées au Courtier des Pays-Bas. - Les publications contemporaines abondent ; mais on ne les lit plus, on préfère tracer un tableau de fantaisie adapté aux besoins de la polémique actuelle.. Nous nous contenterons d'indiquer un écrit demeuré sans réponse, malgré l'impression profonde qu'il produisit sur tous les bommes impartiaux : Essai sur le monopole de l'enseignement aux Pays-Bas (Anvers, octobre 1829, in-8°). On sait que ce remarquable travail a été attribué à feu Mgr Van Bommel , évêque de Liége).

(page 228) Cette situation déplorable fut loin de trouver un remède dans la révolution de septembre. Le départ de plusieurs professeurs étrangers, la suppression de quatre facultés par un décret du gouvernement provisoire, les antipathies qui avaient survécu à la chute du trône, le désordre intellectuel qui suit toujours les bouleversements politiques, toutes ces circonstances imprévues n'étaient pas de nature à améliorer l'état intérieur des universités belges. Plusieurs années de monopole avaient produit les conséquences les plus déplorables. Les élèves arrivaient sans posséder les connaissances préliminaires requises, et les professeurs étaient obligés de s'abaisser à leur niveau. « Le professeur de mathématiques à l'université, dit un publiciste contemporain, commençait par expliquer le système décimal et par faire apprendre les règles de l'addition. Dans la littérature grecque, on se poussait jusqu'à savoir à peu près les déclinaisons et les conjugaisons. Le professeur de littérature latine était heureux de faire agréer une facile traduction. Le professeur de philosophie comprenait toute sa science dans un livret de cent pages, en demandes et réponses » (Voy. la Lettre à M. Cousin, citée ci-après). Plusieurs facultés avaient abaissé le niveau des examens de manière à rendre les grades académiques complètement illusoires. Partout s'élevaient des plaintes sur l'insuffisance des études supérieures, au point que, dès 1832, l'opinion publique réclamait l'institution de commissions d'examen indépendantes des universités de l'État. Tel était le régime que des esprits chagrins nous vantent aujourd'hui comme l'ère du réveil intellectuel et du progrès scientifique des Belges ! En 1832, il existait une faculté de philosophie et lettres, où deux professeurs s'étaient partagé l'enseignement de tous les cours qui figuraient au programme (Note de bas de page : Ces deux professeurs enseignaient les matières suivantes : propédeutique générale et spéciale, psychologie, logique, métaphysique, morale, histoire de la philosophie, théorie des beaux-arts, histoire ancienne, histoire du moyen âge, histoire moderne, histoire nationale, antiquités grecques et romaines, archéologie, mythologie, langues orientales, langue et littérature grecques, langue et littérature latines, littérature et éloquence françaises. - Voyez Lettre à III. V. Cousin, sur l'enseignement en Belgique, par C.-A. Beving, Bruxelles, Méline, 1832, in-8°. Cette brochure, devenue très-rare, se trouve à la bibliothèque royale de Bruxelles, fonds de la ville, no 27,206). Que ceux qui disent que (page 229) le jury d'examen a fait baisser le niveau de la science se donnent la peine de lire les documents officiels, les journaux et les brochures de l'époque : ils seront bientôt convaincus d'une vérité dont ils soupçonnent à peine l'existence, à savoir que la concurrence des établissements libres était devenue nécessaire pour préserver les universités de l'État d'une décadence sans remède.

Procédant avec l'empressement que réclamaient les circonstances, la commission instituée le 18 novembre 1833 avait réussi à terminer ses travaux dans le premier semestre de 1834. Le projet élaboré par ses soins comprenait trois titres, dont le premier était consacré à l'enseignement primaire, le second à l'enseignement moyen, le troisième à l'enseignement supérieur. Dans cette dernière partie, la commission proposait la création de deux universités de l'État, l'une à Liége et l'autre à Gand, ce qui entraînait la suppression de la troisième université de l'État établie à Louvain. Elle demandait de plus que les grades académiques fussent conférés par des jurys d'examen où les professeurs des universités se trouvassent en minorité.

Ce projet fut adopté par le gouvernement. Quelques jours avant sa retraite du ministère, le 31 juillet 1834, M. Rogier soumit le travail de la commission aux débats de la législature, en se réservant toutefois le droit de demander au besoin l'établissement d'une université unique. La Chambre des Représentants décida qu'elle discuterait séparément le titre relatif à l'instruction supérieure, afin de venir plus promptement en aide aux écoles de l'État, menacées de la concurrence des institutions libres ; mais plusieurs mois s'écoulèrent néanmoins avant que le rapport de la section centrale subît l'épreuve de la discussion publique. Les débats ne s'ouvrirent que le 11 août 1835.

Le projet soulevait deux questions politiques : l'une concernait le nombre des universités ; l'autre, le mode de nomination du jury d'examen.

L'opinion publique était unanime à reconnaître la nécessité de réduire le nombre des universités de l'État. Mais fallait-il conserver deux de ces établissements dispendieux ? Convenait-il d'établir une université unique ? Ici commençaient les dissidences. La commission dont le gouvernement avait adopté le projet demandait la création de deux universités, tout en avouant qu'elle se serait prononcée en faveur d'une université unique, si la question se fût présentée pour (page 230) la première fois en 1833. Des considérations politiques avaient seules motivé sa décision. Tenant compte des intérêts créés par la possession, elle avait voulu que les provinces flamandes et les provinces wallonnes conservassent, les unes comme les autres, un établissement d'instruction supérieure ; elle avait craint de voir suivre chez nous les détestables exemples donnés par les écoles de Paris, où l'agglomération excessive des élèves a produit, sur le double terrain de la politique et de la morale, des résultats qu'il n'est pas nécessaire de signaler ; enfin, elle avait reculé devant l'immense difficulté de fixer le siège de l'université unique. « Au milieu du mouvement général des esprits, disait-elle, il serait peu prudent de réunir tous les étudiants dans la même ville. Il est si facile d'émouvoir des jeunes gens que l'ardeur et l'inexpérience de l'âge exposent à la séduction des théories dangereuses… Où placer l'université unique ? à Bruxelles ? Dans un pays libre, la capitale est le principal foyer des agitations politiques ; l'influence de la presse, de la tribune, de l'esprit d'association y est plus à craindre que partout ailleurs, pour des esprits avides de nouveautés et auxquels manque la connaissance des hommes et des choses » (Rapport sur l’état de l'enseignement supérieur (1844), p. 880). Il eût donc fallu choisir entre Gand, Liége et Louvain ; mais en préférant la première de ces villes on eût mécontenté les provinces wallonnes, tandis qu'en se prononçant en faveur de la seconde on eût provoqué les plaintes et les récriminations des communes flamandes. Louvain, il est vrai, par sa position centrale, échappait en partie à ces objections ; mais la commission alléguait que cette ville n'offrait pas pour les études pratiques les mêmes ressources que ses deux rivales. De toutes ces considérations elle avait déduit la convenance de conserver deux universités, l'une à Liége, l'autre à Gand.

Mais ces raisons n'avaient pas convaincu toutes les consciences. Dans la séance du 11 août, M. Rogier proposa un amendement conçu en ces termes : « Il y aura pour toute la Belgique une seule université aux frais de l'État. Elle sera établie à Louvain. »

M. Rogier fit surtout valoir l'intérêt de la science. Il voulait concentrer dans un seul foyer toutes les forces intellectuelles que l'État pouvait appeler à son aide. « Le problème à résoudre, disait-il, est (page 231) fort simple. En voici l'énoncé : donner la meilleure instruction possible, au meilleur marché possible. Si l'on consulte qui que ce soit et qu'on lui pose cette question : - Aimez-vous mieux dépenser moins pour une instruction plus complète ou dépenser plus pour une instruction incomplète ? - est-il une seule personne qui se prononcera pour une instruction médiocre donnée aux plus grands frais ? » M. Rogier invoquait, de son côté, des raisons politiques à l'appui de sa thèse : «... Puisque la politique se trouve forcément introduite dans ce débat, disait-il, nous demanderons si en bonne politique, dans l'intérêt de la nationalité belge, il ne serait pas préférable d'avoir une seule université centrale, une université belge, que d'en avoir deux, l'une wallonne, l'autre flamande. En effet, n'est-il pas préférable de réunir en un seul corps les divers membres du pays, que d'en maintenir et d'en perpétuer la division ? Un corps politique ne devient nation qu'autant qu'il a une âme nationale, et jusqu'ici, nous devons le reconnaître, cette âme nationale nous manque encore. » Intérêt de la science, économie pour les contribuables, fusion des deux races nationales, tels étaient les motifs allégués par M. Rogier ; mais ces raisons, malgré leur gravité, ne purent déterminer la majorité de la Chambre à mécontenter à la fois les .villes de Gand et de Liége ; elle redoutait d'ailleurs les troubles qu'une réunion trop nombreuse d'élèves pouvait amener, même dans une ville de province. L'amendement fut rejeté par 37 voix contre 32.

24.7. L’établissement du jury universitaire

Cette question résolue, tout l'intérêt politique du débat se concentrait sur le problème de la formation du jury chargé de conférer les diplômes.

Dans une publication récente, on a qualifié de préjugé funeste le rapport intime que l'opinion publique a établi entre la liberté d'enseignement et l'institution du jury d'examen. Sous prétexte que la liberté d'enseignement ne comporte que le droit d'enseigner, on a prétendu que rien ne s'oppose à ce que la faculté de conférer les grades académiques soit exclusivement réservée aux universités de l'État, sauf à instituer provisoirement un jury d'examen pour les élèves des universités rivales (Voy. les dissertations de l'administrateur-inspecteur et de la faculté de droit de l'université de Gand (État de l'instruction supérieure donnée aux frais de l'État : Rapport présenté aux Chambres par M. Piercot, ministre de l'Intérieur, p. 342 et 403))). Ce système n'a pas besoin de réfutation. La liberté (page 232) disparaîtrait en fait, elle ne serait plus qu'une formule dérisoire, Un leurre, le jour où les élèves des universités libres se trouveraient placés, pour l'obtention des grades académiques, dans une position moins favorable que les élèves des écoles de l'État. Ce serait fournir aux rivaux des universités libres le moyen d'anéantir ces établissements, à l'heure même où ils se croiraient assez forts pour tenter ce coup d'État d'un nouveau genre ; ce serait supprimer indirectement l'une des garanties constitutionnelles dont la violation amena la révolution de septembre ; ce serait méconnaître audacieusement l'esprit de l'article 17 de la Constitution : car le Congrès, i ! importe de ne pas l'oublier, avait précisément en vue de rendre impossible l'action prédominante des agents de l'État. La majorité des défenseurs de cette théorie étrange connaissent parfaitement le but qu'ils veulent atteindre ; ils savent que les universités libres seraient désertes le jour où les professeurs des universités de l'État seraient investis du privilège de la collation des grades académiques. Aussi importe-t-il ! de remarquer que ce n'est ni à la tribune ni dans la presse, mais uniquement dans l'enceinte des établissements déjà si richement dotés de l'État, que ce système a trouvé des partisans et des publicistes, Le jour n'est pas loin où tous comprendront que la liberté de l'enseignement exige, comme conséquence logique et nécessaire, soit la liberté des professions libérales, soit au moins des examens où les agents du pouvoir se trouvent dépouillés de tout avantage exceptionnel. Il ne s'agit pas ici d'une attribution inséparable des droits de l'autorité administrative, Pendant des siècles, les grades académiques ont été conférés par des corporations indépendantes du pouvoir, et ce système est aujourd’hui encore en pleine vigueur en Angleterre. L'action prédominante de l'État dans les examens académiques ne date que du jour où Napoléon 1er soumit les établissements universitaires à la discipline monotone et sévère des camps, à l'obéissance prompte et passive des casernes. Quoi qu'il en soit, à l'époque où nous sommes parvenu, pas un membre de la législature ne révoquait en doute la nécessité de l'existence d'un jury indépendant des écoles de l'État ; les dissidences ne portaient que sur le mode particulier de son organisation (Note de bas de page : Quand on pénètre au fond des choses. on s’aperçoit que le jury d’examen lui-même renferme un véritable danger pour la liberté d'enseignement. Pour anéantir les établissements libres, il suffisait d'établir un jury partial. C'est dans ce sens que M. Bartels a dit : «Le jury d'examen est subversif par essence de la liberté d'enseignement. Quand oserons-nous entrer dans la voie de la liberté professionnelle et laisser à chacun le droit de confier à qui bon lui semble sa peau ou sa bourse ? Ne semble-t-il pas que les individus ne sachent gouverner aussi bien leur santé et leur propriété que le gouvernement, et que nous ayons tous besoin, dans nos intérêts les plus chers et les plus personnels, d'être défendus contre notre propre imbécillité comme des enfants en tutelle ! » (Documents historiques, 2e édit., p. 401.)).

(page 233) Plusieurs amendements avaient été présentés au sujet de la nomination des membres du jury d'examen ; mais ils pouvaient tous être ramenés à l'un des trois systèmes suivants : nomination par les Chambres législatives, nomination par le roi, nomination sans l'intervention du gouvernement et du pouvoir législatif. La Chambre commença par décider, à une forte majorité, que, quel que fût le mode préféré, il n'aurait qu'une durée de trois années ; mesure utile, en ce sens qu'elle laissait aux avantages et aux inconvénients le temps de se produire avant l'adoption d'un système définitif. Elle décida ensuite par 42 voix contre 41, que les Chambres interviendraient dans la nomination ; puis, par 80 voix contre 8, qu'une autre part d'action serait accordée au pouvoir exécutif. Finalement elle accueillit le système de la section centrale, qui consistait à composer chaque jury de sept membres, dont deux à désigner annuellement par le Sénat, deux par la Chambre des Représentants et trois par le gouvernement. De toutes les combinaisons qu'on avait mises en avant, c'était peut-être.la moins rationnelle et la plus dangereuse ; car elle subordonnait la nomination des jurys à toutes les fluctuations des partis politiques. Telle n'était pas sans doute l'intention de la Chambre, mais tel devait être le résultat de son vote ; nous en verrons plus loin les conséquences (Note de bas de page : La commission extra-parlementaire avait fait la proposition suivante : « 1° Le jury, chargé de l'examen de candidat en philosophie ou en sciences, sera composé d'un professeur de chaque université et de trois membres désignés par l'académie royale ; 2° pour l'examen de candidat en droit, le jury sera composé d'un professeur de chaque université et de trois membres désignés par la cour de cassation, dont un sera pris dans son sein ; 3° pour l'examen de candidat en médecine, le jury sera composé d'un professeur de chaque université et de trois médecins ; les commissions médicales des provinces choisiront chacune deux médecins parmi lesquels le gouvernement désignera les examinateurs. - Pour l'examen de docteur, la commission demandait trois professeurs pris dans les universités et quatre autres membres désignés de la même manière que pour l’examen de candidat (Rapport précité, p. 902 et suivante.))

(page 234) Accueilli dans son ensemble par 54 voix contre 39, le projet fut transmis au Sénat, qui l'adopta sans modification. La loi fut promulguée le 27 septembre 1835.

Après cinq années de tergiversations incessantes, l'enseignement supérieur donné aux frais de l'État obtint enfin une organisation définitive. A Liége et à Gand, la loi nouvelle fut reçue avec une faveur marquée ; Louvain seul fit entendre des regrets et des plaintes. Heureusement la vieille cité universitaire fut bientôt indemnisée de ses pertes. A la demande de ses magistrats communaux, le corps épiscopal y transféra l'Université catholique jusque-là fixée à Malines. Une convention fut conclue à cette fin le 15 octobre 1835, et l'ouverture solennelle des cours eut lieu à Louvain le 1er décembre suivant (Note de bas de page : On a prétendu que la fondation d'une Université catholique amena la suppression de l'université de l'État établie à Louvain. C'est une grande erreur ; car cette suppression était depuis longtemps réclamée par l'opinion publique. Dans l'Indépendant du 19 janvier 1832, on lit la note suivante : « Il semble décidé qu'il n'y aura que deux universités, à Liége et à Gand. Louvain sera dédommagé par l'érection d'une école vétérinaire, d'une école militaire et par d'autres établissements. » On aura remarqué que les deux commissions instituées par le gouvernement, bien avant la fondation des universités libres, étaient unanimes à demander la réduction du nombre des universités de l'État).

Il n'est pas nécessaire de signaler l'importance sociale des événements que nous venons de rapporter. Désormais une lutte pacifique et féconde règnera dans le domaine de l'instruction supérieure. Deux universités, filles de la liberté et ne vivant que par elle, mais trouvant leur base dans la Constitution même, devront demander au dévouement de leurs membres le moyen de soutenir la concurrence de deux rivales puissantes, établies par le vote des mandataires des contribuables : et celles-¬ci, à leur tour, devront se maintenir à la hauteur des progrès de la science, sous peine de voir supprimer leur dotation annuelle : combinaison magnifique, qui atteste à la fois la puissance de la liberté et la sagesse du peuple belge.