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La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine
THONISSEN Joseph - 1861

J.J. THONISSEN, La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine (tome I)

(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)

Chapitre II. Inauguration du roi (21 juillet-2 août 1831)

(page 47) L'aspect de Bruxelles rappelait les jours les plus heureux de nos annales. Depuis la porte de Laeken jusqu'à la place Royale, les rues étaient jonchées de verdure et de fleurs. Deux haies de sapins, entremêlées de guirlandes, serpentaient le long des murs. L'écusson national, entouré de festons et de tentures, brillait aux façades ; des banderoles aux trois couleurs flottaient à toutes les fenêtres. Heureuse et fière de son titre de capitale, la vieille cité brabançonne avait prodigué les ornements traditionnels des fêtes flamandes. Un soleil magnifique rehaussait l'éclat du spectacle.

Depuis six heures du matin, les sa1ves de l'artillerie et les volées des cloches annonçaient 1'arrivée de l'élu de la nation. Une foule innombrable, accourue de toutes les provinces, remp1issait les places publiques. L'espoir était dans tous les cœurs, la joie sur toutes les lèvres. L'avénement de Léopold était la fin de l'anarchie, la paix avec l'Europe, la consolidation de l'indépendance nationale. On oubliait les souffrances et. les inquiétudes du passé, pour s'entretenir des espérances d'une ère nouvelle.

Le roi quitta 1e château de Laeken à onze heures. Arrivé à la porte de Bruxelles, où l'attendait le corps municipal, le bourgmestre (M. Houppe) lui présenta les clefs de la capitale. « Sire, lui dit le digne magistrat, le corps municipal de la ville de Bruxelles s'empresse d'offrir à Votre Majesté, au nom de cette héroïque cité, le tribut de son respect, l'hommage de son dévouement. Élu de la nation, prince magnanime, venez prendre possession du trône où vous appellent les acclamations (page 48) unanimes d'un peuple libre. Vous maintiendrez, Sire, notre charte et nos immunités. Nous, nous saurons défendre votre trône et conserver intactes vos prérogatives royales. Devant Votre Majesté s'ouvre une vaste carrière de gloire et de renommée ; devant nous une ère de splendeur et de prospérité. Magistrats par le choix de nos concitoyens, nous sommes glorieux de présenter en leur nom, au premier roi des Belges, les clefs de sa capitale ».

Léopold répondit affectueusement que les clefs de Bruxelles ne sauraient être mieux confiées qu'aux mains de celui qui les avait si bien conservées dans les moments les plus critiques. Il ajouta : « Je n'ai accepté la couronne que pour le bonheur des Belges. Je me compterai heureux de les faire jouir des institutions qu'eux-mêmes ils se sont données. La bonne ville de Bruxelles fera l'objet de mes soins particuliers ; j'espère bien lui rendre son lustre et lui procurer une solide et durable prospérité. »

Le prince se remit en marche, s'avançant avec lenteur au milieu d'une foule pressée, avide de saluer le premier roi de la Belgique indépendante. En tête du cortége figuraient des détachements de cavalerie des différentes armes de la garnison de Bruxelles ; puis venaient la garde civique à cheval, une compagnie de chasseurs volontaires, les blessés de septembre, le corps municipal, le gouverneur civil, la députation permanente de la province, l'état-major de l'armée, l'état-major de la garde civique, les députés du Régent, les délégués du Congrès et enfin le roi, placé entre le général en chef des gardes civiques et le général commandant la division territoriale. Des bataillons de garde civique et de troupes de ligne formaient la haie.

Il était une heure lorsque la tête du cortége déboucha sur la place Royale.

Seize ans auparavant, sur cette même place, un autre roi, entouré d'une cour hollandaise et d'un ministère hollandais, avait juré, lui aussi, de respecter les institutions et les libertés du royaume. Du .haut d'un trône pavoisé de couleurs étrangères, Guillaume 1er avait solennellement déclaré qu'il venait reprendre l'œuvre de Charles V, interrompue par les guerres religieuses du seizième siècle. Comme toujours, le public officiel avait prodigué ses acclamations banales ; mais le peuple avait gardé le silence. Cette fois il n'en était plus de même. La nation souhaitait la bienvenue à son roi, et la fête était vraiment populaire.

(page 49) Une galerie somptueusement décorée était adossée au péristyle de l'église de St-Jacques. Au fond, sur une estrade élevée de deux marches, se trouvait le trône royal. Sur le plan inférieur, à droite et à gauche du trône, on avait placé des siéges pour les membres du Congrès national.

Les frises de ce gracieux édifice portaient des médaillons entourés de laurier, où brillaient en lettres d'or les noms des lieux où le sang belge avait coulé pour l'indépendance et la liberté de la patrie : Bruxelles, Liége, Berchem, Walhem, Lierre, Namur, Louvain, Venloo. Au..dessus, les bannières des neuf provinces, surmontées du drapeau national, alternaient avec des faisceaux d'armes, où la blouse du volontaire avait remplacé la cuirasse. antique.

Les balcons et les fenêtres des hôtels qui entourent la place s'étaient transformés en amphithéâtres garnis de dames élégamment parées. Les toits mêmes, couverts de gradins, supportaient des milliers de spectateurs. Partout les trois couleurs de septembre, mêlées aux attributs de la royauté constitutionnelle, se détachaient de masses de verdure.

Au moment où le roi, à cheval et en uniforme de général belge, parut à l'entrée de la place, le Congrès se leva, l'orchestre entonna la Brabançonne, les soldats présentèrent les armes, le canon retentit, et de la foule qui se pressait autour de la galerie, aux balcons, aux fenêtres, sur les toits, surgit le cri unanime de Vive le Roi ! suivi de longues et chaleureuses acclamations.

Reçu par une députation du Congrès, Léopold fut conduit au pied du trône. Le prince avait à sa droite le baron de Chokier, Régent du royaume, M. Raikem, vice-président du Congrès, MM. Liedts et Henri de Brouckere, secrétaires ; à sa gauche, M. de Gerlache, président, M. Destouvelles, vice-président, MM. Ch. Vilain XIIII et Nothomb, secrétaires. Les généraux et les ministres se placèrent derrière le fauteuil de Sa Majesté.

Le président du Congrès fit cesser les acclamations et déclara la séance ouverte. « Sire, dit M. de Gerlache, nous sommes réunis en ce moment pour recevoir le serment que la constitution prescrit au roi de prêter avant de prendre possession du trône. Avec la permission de Votre Majesté, j'accorderai d'abord la parole à M. le Régent, qui doit déposer entre les mains du Congrès les pouvoirs dont il est revêtu. »

Alors le baron Surlet de Chokier se leva pour rendre compte des actes (page 50) de son administration. Passant en revue les faits accomplis sous la Régence, rappelant les obstacles qu'avait rencontrés l'organisation des services publics, racontant les principaux incidents des négociations si heureusement terminées par l'arrivée du prince, le Régent termina son discours par un hommage chaleureux à l'esprit de sagesse et aux sentiments de modération qui avaient caractérisé le peuple belge dans les jours de crise qu'il venait de traverser.

Répondant au Régent, le président du Congrès se fit l'organe de la reconnaissance de l'Assemblée constituante et du peuple ; « Avoir joui, dit-il, d'un grand pouvoir sans en avoir abusé un seul instant, être toujours demeuré le même dans les circonstances les plus critiques, c'est un fait tout simple pour celui qui connaît votre caractère, M. le Régent ; je me contente de répéter ici ce que dit tout le monde. Un jour l'histoire racontera quel rôle conciliateur vous avez rempli au milieu des opinions divergentes et des partis qui s'agitaient ; elle dira que l'Assemblée nationale, voulant concentrer dans les mains d'un seul des pouvoirs jusque-là trop divisés, chercha quelqu'un qui ne déplût à personne, qui eût l'estime et la confiance de tous, et qui voulût se dévouer pour le pays ; et cet homme, ce fut vous, M. le Régent. L'histoire dira qu'ayant exercé une partie de la prérogative royale pendant une révolution de cinq mois, cet homme ne s'est aliéné aucun ami et ne s'est fait aucun ennemi. C'est au nom du Congrès et de la nation que je vous remercie et que j'ose dire que vous avez rempli notre attente dans les hautes fonctions que vous venez de résigner dans les mains de cette Assemblée ((Note de bas de page : Ces paroles furent chaleureusement applaudies, parce qu'elles exprimaient l'opinion unanime des auditeurs. Glissant sur les actes administratifs du Régent, pour s'arrêter aux qualités de son cœur, M. de Gerlache, tout en restant fidèle aux devoirs de l'amitié, se maintenait dans la ligne de la vérité historique. L'administration du baron Surlet avait été d'une faiblesse désespérante. Constamment au-dessous de sa tâche, le Régent avait fini par désespérer lui-même de l'avenir de la nationalité belge. Il appartenait à cette classe d'hommes pacifiques qui, placées au milieu de circonstances favorables, s'élèvent sous tous les régimes, parce qu'ils ne portent ombrage à personne ; mais le cœur était pur, et les intentions irréprochables).

Après ce discours, le comte Vilain XIIII, debout devant le roi, donne lecture de la Constitution du royaume ; puis un autre secrétaire, M. Nothomb, présente au prince la formule du serment imposé au chef de l'État.

(page 51) Un silence solennel se fait dans la foule. Le roi se lève et dit d'une voix haute et ferme : « Je jure d'observer la Constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. »

En ce moment l'enthousiasme des assistants ne connaît plus de bornes. Tous les spectateurs sont debout, tous les bras se lèvent, toutes les mains applaudissent. Des bancs du Congrès, de la place, des toits, des rues voisines, s'élève un formidable cri de Vive le Roi ; et pendant que le prince signe le procès-verbal de son inauguration et que les fauteuils qui masquent le trône disparaissent, les détonations de l'artillerie annoncent au loin que la Belgique a désormais une dynastie nationale.

Profondément ému, M. de Gerlache se tourne vers le roi et lui dit d'une voix solennelle : « Sire, montez au trône ! » Le bureau du Congrès, les ministres et les généraux se rangent des deux côtés du trône, qui reste ainsi à découvert. Léopold, debout sur l'estrade supérieure et ayant au-dessous de lui le Régent, réclame le silence d'un signe de la main et prononce le discours suivant, manifestation solennelle de ses sentiments et de ses vœux, programme politique de son règne auquel il est resté constamment fidèle :

« Messieurs,

« L'acte solennel qui vient de s'accomplir achève l'édifice social commencé par le patriotisme de la nation et de ses représentants. L'État est définitivement constitué sous les formes. prescrites par la Constitution même.

« Cette Constitution émane entièrement de vous, et cette circonstance, due à la position où s'est trouvé le pays, me paraît heureuse. Elle a éloigné des collisions qui pourraient s'élever entre divers pouvoirs et altérer l'harmonie qui doit régner entre eux.

« La promptitude avec laquelle je me suis rendu sur le sol belge a dû vous convaincre que, fidèle à ma parole, je n'ai attendu, pour venir au milieu de vous, que de voir écarter par vous-mêmes les obstacles qui s'opposaient à mon avénement au trône.

« Les considérations diverses exposées dans l'importante discussion qui a amené ce résultat feront l'objet de ma plus vive sollicitude.

« J'ai reçu, dès mon entrée sur le sol belge, les témoignages d'une (page 52) touchante bienveillance. J'en suis encore aussi ému que reconnaissant.

« A l'aspect de ces populations, ratifiant par leurs acclamations l'acte de la représentation nationale, j'ai pu me convaincre que j'étais appelé par le vœu du pays, et j'ai compris tout ce qu'un tel accueil m'impose de devoirs.

» Belge par votre adoption, je me ferai aussi une loi de l'être toujours par ma politique.

« J'ai été également accueilli par une extrême bienveillance dans la partie du territoire français que j'ai traversée, et j'ai cru voir dans ces démonstrations, auxquelles j'attache un haut prix, le présage heureux des relations de confiance et d'amitié qui doivent exister entre les deux pays.

« Le résultat de toute commotion politique est de froisser momentanément les intérêts matériels. Je comprends trop bien leur importance pour ne pas m'attacher immédiatement à concourir, par la plus active sollicitude, à relever le commerce et l'industrie, ces principes vivifiants de la prospérité nationale. Les relations que j'ai formées dans les pays qui nous avoisinent seconderont, je l'espère, les efforts auxquels je vais incessamment me livrer pour atteindre ce but ; mais j'aime à croire que le peuple belge, si remarquable à la fois par son sens droit et par sa résignation, tiendra compte au gouvernement des difficultés d'une position qui se lie à l'état de malaise dont l'Europe presque tout entière est frappée.

« Je veux m'environner de toutes les lumières, provoquer toutes les voies d'amélioration, et c'est sur les lieux mêmes, ainsi que j'ai déjà commencé à le faire, que je me propose de recueillir les notions les plus propres à éclairer, sous ce rapport, la marche du gouvernement.

« Messieurs, je n'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte qu'en vue de remplir une tâche aussi noble qu'utile, celle d'être appelé à consolider les institutions d'un peuple libre et généreux, et de maintenir son indépendance. Mon cœur ne connaît d'autre ambition que celle de vous voir heureux.

« Je dois, dans une aussi touchante solennité, vous exprimer un de mes vœux les plus ardents. La nation sort d'une crise violente : puisse ce jour effacer toutes les haines, étouffer tous les ressentiments ; qu'une seule pensée anime tous les Belges, celle d'une franche et sincère union !

« Je m'estimerai heureux de concourir à ce beau résultat, si bien (page 53) préparé par la sagesse de l'homme vénérable qui s'est dévoué avec un noble patriotisme au salut de son pays.

« Messieurs, j'espère être pour la Belgique un gage de paix et de tranquillité, mais les prévisions de l'homme ne sont pas infaillibles. Si, malgré tous les sacrifices pour conserver la paix, nous étions menacés de guerre, je n'hésiterais pas à en appeler au courage du peuple belge, et j'espère qu'il se rallierait tout entier à son chef pour la défense du pays et de l’indépendance nationale. »

Au milieu des acclamations que provoquaient ces nobles et patriotiques paroles, le président du Congrès déclara la séance levée, et le cortége, marchant dans .l'ordre qu'il avait suivi à son arrivée, se dirigea vers le palais du roi (Note de bas de page : Les membres du Congrès ne se joignirent pas au cortége. Après le départ du roi, ils se rendirent au palais de la Nation, où ils tinrent leur dernière séance. Là, après l'approbation du procès-verbal de l'inauguration, M. de Gerlache adressa à ses collègues un discours d'adieu, où les vrais besoins du pays sont exposés avec une éloquence qui part du cœur et une précision qui dénote la connaissance approfondie de nos annales (V. le Moniteur du 25 juillet 1831)).

Une demi-heure après cette scène si émouvante pour lui, Léopold donna sa première audience officielle. Les membres du congrès lui furent successivement présentés par province, et tous purent s'assurer que, même avant d'avoir mis le pied sur le sol belge, il avait profondément étudié les besoins et les ressources de sa patrie adoptive. De même que le peuple de la capitale., les représentants de la nation furent frappés de la distinction de ses traits, de la dignité de ses manières, de l'expression à la fois énergique et bienveillante de sa belle figure. Tous se retirèrent avec la conviction que le ciel avait désigné au choix de l'Assemblée constituante le chef que réclamaient les intérêts et les aspirations du pays.

Dans la soirée, le Régent et le Congrès se réunirent à un banquet offert par le roi dans les salles du palais. M. de Gerlache y porta un toast à Léopold Ier, Roi des Belges. Le roi répondit : « Messieurs, je vous remercie, et je bois à l'avenir de la Belgique. Que cet avenir soit heureux et indépendant ! »

C'est à dessein que nous nous sommes arrêté à décrire les incidents de ce beau jour. Il faudrait être bien aveuglé par l'esprit de parti, pour ne pas avouer que tous les détails de l'inauguration offraient un (page 54) incontestable caractère de grandeur. Plus heureux que les Assemblées constituantes de France, le Congrès achevait sa tâche avec la certitude d'avoir fondé une œuvre durable. Il avait doté le pays d'institutions appropriées à ses tendances et à ses besoins ; il avait placé sur le trône un prince agréé par la nation et digne de régner sur elle.

Un peuple nouveau accueillant une dynastie nouvelle, les incertitudes de la vie démocratique écartées par l'établissement d'un trône héréditaire, les rivalités locales disparaissant dans l'unité monarchique, une charte jurée à la face du ciel et du peuple, un roi acquérant en un jour l'affection et la confiance de ses sujets : voilà le tableau que nous offrait la place Royale, le 21 juillet 1831 !

Le 24 juillet, Léopold composa son premier ministère (Note de bas de page : Premier ministère du roi (21 juillet 1831 -17 septembre 1832) : Affaires étrangères : M. de Meulenaere ; Justice : M. Raikem ; Finances : M. Coghen ; Intérieur : M. de Sauvage (21 juillet - 3 août), M. Ch. de Brouckere (3 août -16 août), M. Teichman (par interim. 16 août - 25 Sept.), M. de Meulenaere (par interim. 25 septembre - 21 Nov.) et M. de Theux (21 novembre 1831 - 17 septembre 1832) ; Guerre : Le général de Failly (21 juillet - 5 août), le général d'Hane (par interim. 5 août – l6 août), M. Ch. de Brouckere (I6 août 1831 - 15 mars 1831), le comte F. de Mérode (par interim. 15 mars 1832 - 20 mai), le général Evain (20 mai 1832) ; Ministres d'État : M. Lebeau a été adjoint au Conseil comme ministre d'État, du 4 au 26 août 1831, M. le comte F. de Mérode a été nommé ministre d'État le 12 novembre 1831) ; le 28, il quitta Bruxelles pour visiter les provinces et passer en revue les armées de l'Escaut et de la Meuse. Arrivé à Liége dans la matinée du 2 août, il y reçut, à onze heures et demie, la nouvelle de la dénonciation de l'armistice par le chef de la garnison hollandaise de la citadelle d'Anvers.

Il importe ici de jeter un regard en arrière.