(Deuxième édition (« soigneusement revue, continuée jusqu’à l’avènement du ministère de 1855 et précédée d’un essai historique sur le royaume des Pays-Bas et la révolution de septembre »), paru à Louvain en 1861, chez Vanlinhout et Peeters. Trois tomes)
(page 131) Cette fois encore la tâche dévolue à la royauté offrait une importance du premier ordre.
Les élections de 1845 avaient affaibli, mais non pas anéanti la majorité mixte sur laquelle s'appuyait le ministère formé par M. Nothomb ; elle se montrait toujours nombreuse, unie et compacte. Le roi était trop profondément dévoué aux principes constitutionnels pour ne pas tenir compte de ce fait essentiel, qui caractérisait en quelque sorte la situation politique ; il connaissait trop bien les exigences du régime parlementaire pour ne pas savoir que les manifestations hostiles de Bruxelles et d'Anvers ne suffisaient pas pour anéantir la prépondérance légitime de la majorité des Chambres. Mais, tout en respectant ces vérités constitutionnelles, tout en rendant hommage au patriotisme et à la modération de nos assemblées législatives, il redoutait les inconvénients d'une lutte implacable, qui tendait à pousser vers la fraction extrême du libéralisme cette nuance modérée du parti, que les journalistes, toujours imbus des idées françaises, nommaient le centre gauche du parlement belge. Il crut que l'avènement du parti libéral modéré, avec des conditions rassurantes pour les autres opinions représentées dans les Chambres, suffirait pour opérer une réconciliation durable entre les hommes éminents des deux grands partis nationaux. Il espérait que les catholiques se montreraient encore une fois assez désintéressés pour appuyer le pouvoir, même aux mains des libéraux, aussi longtemps que ceux-ci n'affecteraient pas un langage blessant et ne prendraient pas une altitude menaçante à l'égard d'une grande opinion religieuse et politique, largement représentée dans toutes les classes de la nation.
(page 132) Guidé par cet espoir, le roi jeta les yeux sur M. Rogier ; il allait confier à l'ex-ministre la mission de former le cabinet nouveau, lorsqu'une circonstance inattendue vint brusquement y mettre obstacle.
Dans une entrevue confidentielle entre M. Rogier et un haut fonctionnaire attaché à la cour, le député d'Anvers manifesta des prétentions incompatibles avec les prérogatives de la couronne, la dignité des Chambres et la pratique sincère du gouvernement constitutionnel. Voulant réaliser les théories de M. Devaux, et sachant que ces théories étaient antipathiques à la majorité toujours unioniste du parlement, M. Rogier n'avait rien trouvé de mieux que de s'assurer la soumission de ses adversaires politiques, en tenant constamment suspendue sur leur tête la menace d'une dissolution imminente des Chambres. Il voulait que le roi s'engageât à user de cette importante prérogative du trône, non pas dans la prévision de tel ou tel conflit nettement déterminé d'avance, mais d'une manière générale, sans condition, sans réserve et pour ainsi dire machinalement, chaque fois que la mesure serait requise par les ministres. Le pouvoir modérateur de la royauté devenait une arme, un bouclier ministériel, un instrument de guerre aux mains de M. Rogier ! (M. Rogier ne s'était pas opposé à ce que cette conversation fut rapportée au roi, et celui-ci en fut immédiatement informé. Voir pour les explications ultérieures les pages suivantes).
Le chef de l'Etat comprenait trop bien le rôle de la royauté constitutionnelle pour se plier à ces prétentions étranges. Il renonça au concours éventuel de M. Rogier ; mais, toujours guidé par le même désir de pacifier les esprits, il n'en persista pas moins dans son projet de confier les portefeuilles ministériels à des hommes appartenant au libéralisme gouvernemental. Il fit successivement appeler M. d'Huart, M. Dolez et M. Leclercq ; il leur offrit une liberté entière dans le choix de leurs collègues. Tous refusèrent pour des raisons étrangères à la politique (Ann. parl, de 1845-46, p. 41, 48 et 75).
Fatigué de ces tentatives infructueuses, qui, contrairement aux allégations d'une partie de la presse, montraient assez qu'il n'existait aucune incompatibilité entre le trône et l'opinion libérale, le roi prit le parti de faire un appel au patriotisme de son représentant près de la cour (page 133) de Londres. Puisque les chefs du libéralisme modéré refusaient le pouvoir, ou ne voulaient l'accepter qu'à des conditions humiliantes pour la couronne, le roi espérait que M. Van de Weyer, placé à la tête d'une combinaison mixte, avec ses idées et ses antécédents libéraux bien connus, réussirait à enlever à la lutte une partie de son ardeur et de son importance. Dans la situation où se trouvait le parlement, c'était le seul moyen d'éviter un ministère purement catholique.
Le 27 juillet, M. Van de Weyer débarqua à Ostende ; le, 30 juillet, il était ministre de l'Intérieur.
M. Van de Weyer possédait les qualités du rôle que lui destinait la confiance royale. Soldat de la presse militante pendant les dernières années du royaume des Pays-Bas, il s'était rallié l'un des premiers à l'union patriotique de 1828. Membre du Congrès, il défendit dans l'enceinte de l'assemblée constituante les doctrines qu'il avait popularisées comme journaliste. Diplomate à Londres, son influence, ses travaux et son nom se trouvaient associés à tous les actes importants qui avaient légitimé la révolution devant l'Europe. Placé dans une sphère élevée et brillante, l'acceptation d'un portefeuille n'était pas pour lui une satisfaction donnée à l'ambition personnelle. Eloigné pendant quinze années du théâtre de nos querelles politiques et religieuses, il n'avait ni échecs à réparer, ni rancunes à satisfaire, ni vengeances à exercer. Il arrivait au pouvoir sans aucun de ces engagements compromettants qui se contractent dans l'ardeur d'une lutte dirigée contre l'ennemi commun. Libéral avoué et sincère, il pouvait inspirer une confiance entière à ses coreligionnaires politiques.
M. Van de Weyer, qui ne croyait pas que les principes de l'union dussent être relégués parmi les utopies patriotiques, s'adressa d'abord aux ministres démissionnaires. Trois d'entre eux, MM. d'Anethan, Dupont et Dechamps, qui consentirent à rester au pouvoir, reçurent les portefeuilles de la Justice, de la Guerre et des Affaires étrangères. Le roi compléta le cabinet en confiant le département des Travaux publics à M. d'Hoffschmidt, membre du parti libéral, et celui des Finances à M. J. Malou, l'un des orateurs les plus distingués de l'opinion catholique. Le comte de Muelenaere conserva la position qu'il occupait dans l'administration précédente. M. d'Huart fut nommé ministre d'Etat et membre du conseil. Composé de cette manière, le cabinet offrait à tous les partis les garanties de probité, de capacité et de modération qu'on est en droit de rencontrer (page 134) chez les hommes chargés de la direction des intérêts collectifs du pays (M. Van de Weyer aurait voulu déterminer M. d'Huart à se charger d'un portefeuille. L'honorable député de Virton refusa pour des causes étrangères à la politique).
Est-il nécessaire de le dire ? Cette fois encore la presse libérale se montrait unanime à blâmer énergiquement la composition du ministère. Auteur d'une publication récente où les croyances des catholiques étaient peu ménagées ; époux d'une protestante ; père d'enfants élevés dans le protestantisme ; adepte fervent et avoué du rationalisme moderne, M. Van de Weyer, l'un des fondateurs de l'Université libre de Bruxelles, fut soupçonné de subir, lui aussi, l'influence occulte du clergé supérieur !
A cette accusation générale, devenue depuis quinze ans l'arme favorite du journalisme, se joignaient les cris et les manœuvres d'une formidable coalition d'espérances déçues, d'ambitions froissées, de rancunes implacables. Aux yeux des chefs du libéralisme militant, la chute de M. Nothomb devait être le signal de la résurrection du cabinet de 1840. Toutes les haines qui s'agitaient autour de l'ex-ministre de l'Intérieur se liguèrent brusquement contre M. Van de Weyer. Avant qu'il eût manifesté son installation par un acte quelconque, avant qu'il eût produit son programme, avant qu'il eût ouvert la bouche, tous les partisans des doctrines de M. Devaux s'unirent pour lui déclarer une guerre à outrance. Le chef du cabinet était d'autant plus coupable que son alliance avec plusieurs collègues de M. Nothomb était un démenti de plus donné aux théories du député de Bruges.
Les Chambres se réunirent le 11 novembre 1845. L'opposition fit l'essai de ses forces dans la discussion de l'adresse en réponse au discours du trône (Une session extraordinaire avait été ouverte le 16 et close le 24 septembre. Toutes ses séances avaient été consacrées au vote de quelques mesures urgentes réclamées par la crise des subsistances, dont nous parlerons plus loin. De commun accord les débats politiques avaient été ajournés à l'ouverture de la session ordinaire).
La tendance de la lutte fut nettement caractérisée dès le début. S'adressant au ministre de l'Intérieur, M. Devaux, le regard hautain et la voix vibrante, s'écria : « Qui êtes-vous ? Pourquoi est-on allé vous chercher au-delà de la mer ? » (Voy. le discours de M. Devaux ; Annales parlementaire, p. 36).
(page 135) Au moment où ces paroles étranges furent prononcées par un homme aussi grave que M. Devaux, un mouvement d'indicible surprise parcourut tous les bancs de la Chambre. « Au premier abord, dit un témoin de cette scène, elles parurent puériles : peu s'en fallut qu'elles n'excitassent un instant l'hilarité de l'assemblée. Bientôt ce fut comme un éclair ! toute la situation s'illumina d'une clarté soudaine : il y avait là toute une révélation ! Chacun comprit, à l'instant, que, dans la personne des deux orateurs, c'étaient deux époques, deux systèmes, qui se rencontraient, qui s'interrogeaient. » (M. de Decker, Quinze ans, p. 10).
C'étaient en effet deux doctrines, deux systèmes, deux époques qui s'interrogeaient à cette heure solennelle. Le patriote de l'Union, le libéral de 1830, longtemps éloigné du théâtre de nos luttes irritantes, étranger aux rancunes et aux haines de la tribune et de la presse, revenu d'outre-mer dans toute la ferveur de ses convictions généreuses, se trouvait en face de l'homme d'Etat exalté par le combat, aigri par la défaite, égaré par la théorie pleine de périls de la prédominance nécessaire d'un parti politique. C'était le libéralisme tolérant, généreux et désintéressé de 1830, mis en suspicion par le libéralisme étroit, ambitieux et exclusif de 1845 (On comprendra sans peine que ces lignes n'ont rien de désobligeant pour le caractère personnel de M. Devaux. C'est aux doctrines et non à l'homme que s'appliqua notre appréciation).
M. Van de Weyer fut admirable de franchise. Il ne pensait pas que la Belgique dût user de son indépendance et de sa liberté pour se partager en deux camps toujours prêts à se ruer l'un sur l'autre et à rendre tout gouvernement impossible. A son avis, répudier les principes de l'union, déclarer l'union impossible, c'était renier les principes mêmes de la Constitution ; c'était déchirer tous nos titres à l'estime de l'Europe ; c'était jouer le jeu des ennemis de notre indépendance, qui avaient toujours considéré l'union comme une chimère. « Nous sommes parvenus, disait le ministre, à signer de commun accord le pacte social le plus libéral du monde ; et aujourd'hui qu'il ne s'agit que du développement partiel de nos institutions, nous serions divisés en deux camps ennemis ! nous lutterions sans cesse ; il n'y aurait plus de rapprochement possible !... Ce serait déclarer que nous nous sommes étrangement trompés, et que tout ce qui s'est fait de grand, de beau, de patriotique (page 136) n'a plus de prix à nos yeux. » Resté franchement et invariablement libéral, M. Van de Weyer voulait suivre les inspirations d'une politique libérale, non pas contre les catholiques, mais avec les catholiques ; et, en professant ces sentiments, il ne faisait que maintenir des principes que tous pouvaient invoquer avec un légitime orgueil patriotique. Répondant ensuite aux interpellations ironiques de M. Devaux, il déclara nettement qu'il était arrivé d'outre-mer pour défendre la royauté, pour maintenir son prestige, pour la préserver d'une abdication virtuelle. Il concevait qu'un ministère, à la veille de se former, fit ses conditions et, prévoyant une divergence d'opinions sur un problème déterminé, réclamât, en cas de dissentiment avec les Chambres, la faculté de les dissoudre ; mais exiger cette faculté quels que soient les débats qui s'élèvent, tenir suspendue cette arme redoutable sur la tête des membres du parlement, pour faire passer un parti de l'état de minorité à l'état de majorité, c'était demander, disait-il, l'abdication virtuelle de la couronne ; c'était exposer la royauté, sans laquelle la Belgique n'existerait point, à des humiliations que les amis du trône et du pays devaient repousser de toutes leurs forces ; c'était tenir la représentation nationale sous la menace d'un véritable coup d'Etat parlementaire ; c'était professer des doctrines qui, ailleurs, exposeraient leur auteur au danger d'une mise en accusation (Afin de maintenir l'ordre et la clarté du récit, nous résumons ici les divers discours que M. Van de Weyer a prononcés dans ces discussions mémorables).
Fréquemment interrompu par les murmures de la gauche et des tribunes, le ministre n'eut pas de peine à s'apercevoir de l'impression profonde que ses paroles produisaient sur la grande majorité de la Chambre. C'était en vain que M. Rogier, marchant sur les traces de M. Devaux, crut devoir s'écrier à son tour : « Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venu au ministère ?« Il n'obtint d'autre résultat que d'engager un débat long et confus sur la portée des doctrines constitutionnelles qui étaient attribuées par son ancien collègue du gouvernement provisoire. Ce débat eut pour effet de prouver que le personnage auquel M. Rogier avait fait ses confidences n'était pas chargé de lui offrir la mission de reconstituer le cabinet ; mais il en résulta de même que M. Rogier ne s'était pas opposé à ce que ses exigences hautaines fussent communiquées au roi. M. Van de Weyer, qui connaissait le terrain, qui était (page 137) parfaitement initié à tous les détails de la crise, fit apercevoir toute la gravité de l'incident par ces simples paroles : « Si vous n'aviez pas fait au pouvoir les conditions dont j'ai parlé, vous seriez à ma place, et je serais à Londres. » (Séance du 18 novembre, Ann. parl., p. 47. Voy. surtout la déclaration lue par M. Van de Weyer au début de la séance du 22 novembre 1845, Ann. parl., p. 73. - C'était en vain que, dans la séance du 17 novembre (Ann. parl., p. 38), M. Rogier, dont nous admettons d'ailleurs les intentions loyales, déclara que, dans l'hypothèse où la dissolution éventuelle aurait trop vivement répugné au roi, il se serait contenté d'une autre voie qui eut pu avoir la même signification et conduire au même résultat. « Si la signification et le résultat devaient être les mêmes, qu'importait la question de forme ? Nous verrons M. Rogier produire des prétentions identiques au mois de mars 1846).
Cette lutte oratoire était visiblement dominée par des préoccupations personnelles. C'était en vain que le ministre de l'Intérieur se prévalait d'une vie tout entière consacrée à la défense et à la propagation des doctrines libérales. C'était en vain que M. Dolez se portait garant des idées éminemment libérales de M. Van de Weyer. C'était tout aussi inutilement que M. Verhaegen lui-même le rangeait parmi « les apôtres de la philosophie du XVIIIe siècle.« Malgré ses protestations corroborées par celles de ses collègues ; malgré ses dénégations appuyées sur des preuves irrécusables, M. Van de Weyer s'était fait l'instrument des ambitions cléricales, le canal par lequel l'influence occulte continuait à se glisser dans les régions officielles. Débats étranges et pleins d'enseignements salutaires ! M. Rogier ne comprend plus le langage de son collègue du gouvernement provisoire, de son ami de 1830 ; il lui demande ironiquement : « Qui êtes-vous ! »
M. Devaux, réduisant le débat à des proportions mesquines, reproche à M. Van de Weyer de s'être improvisé général avant d'avoir servi comme simple soldat dans l'armée du libéralisme ! (Ann. parl, p. 37) Les hommes qui, pendant quatre années, avaient épuisé leur verve à flétrir le procès de tendance intenté à l'administration de 1840 trouvaient équitable, logique et naturel d'intenter un procès de tendance au cabinet de 1845. « En 1841, disait avec raison le comte de Muelenaere, des hommes sages, des hommes sérieux et réfléchis croyaient que l'opposition n'avait pas le droit de juger un ministère d’après l'esprit qui avait présidé à sa formation ; ils croyaient, à cette époque, que l'opposition n'avait pas le droit de juger (page 138) un ministère d'après ses tendances et ses opinions, aussi longtemps que ces opinions n'avaient pas été mises en pratique ou formulées dans les actes. Que voyons-nous aujourd'hui ? » (Ann. parl., p. 86)
Ces inconséquences et ces contradictions ne pouvaient être sanctionnées par la législature. Puissamment secondé par tous les membres du conseil, M. Van de Weyer obtint une victoire éclatante.
Au lieu d'une adhésion franche et complète à la politique ministérielle, la commission chargée de la rédaction de l'adresse avait proposé de dire au roi : « Sire, ce n'est pas sans une émotion profonde que nous avons entendu V. M. évoquer le souvenir des quinze années de travaux consacrées à la consolidation de notre indépendance et de notre prospérité nationale. Ces heureux résultats, auxquels V. M. a si puissamment concouru, lui assurent la continuation de notre dévouement et de la confiance dont le pays entoure le roi qui s'est dévoué à ses destinées. »
En l'absence d'actes importants et significatifs de la part des ministres, la commission n'avait pas sérieusement discuté la question de savoir si le cabinet devait être accueilli avec confiance ou avec défiance ; elle s'était renfermée dans une réserve prudente, en laissant à chacun de ses membres la liberté entière de son vote à l'égard des amendements qui pourraient être présentés dans le cours des débats (Voy. la déclaration du rapporteur, M. de Decker ; Annales parlementaires, p. 35). Mais M. Van de Weyer ne voulut pas se contenter de cette adhésion tacite ; après avoir nettement exposé son programme, il se croyait en droit de réclamer un vote de confiance. Il proposa de compléter le sens de l'adresse par un amendement ainsi conçu : « La Chambre aura à se rappeler que la Constitution, sur laquelle s'appuie la nationalité belge, est l'œuvre de la conciliation entre les hommes modérés de toutes les opinions. Persuadés comme vous, Sire, que ce même esprit de conciliation doit, pour le bonheur du pays, présider à la direction de ses plus chers intérêts, nous venons offrir à Votre Majesté l'assurance du concours bienveillant que nous sommes disposés à prêter au gouvernement dans l'examen des mesures qui nous seront soumises. »
Après six jours de discussions passionnées, l'adresse renfermant cet amendement fut votée par 63 voix contre 25. Un seul membre s'était abstenu (Séance du 22 novembre 1846).
(page 139) Ce résultat attestait énergiquement l'existence d'une majorité unioniste forte et compacte, toujours fidèle aux traditions généreuses de 1830, toujours prête à donner son concours à tout cabinet pénétré des idées de conciliation qui avaient présidé au vote du pacte constitutionnel. Cette majorité avait survécu aux attaques de la presse, aux manifestations électorales de quelques centres populeux, à la défection des chefs du libéralisme doctrinaire. Elle pouvait encore subir plus d'un échec sans se trouver dans la nécessité de livrer le pouvoir aux expérimentations dangereuses d'une politique exclusive. Les amis et les adversaires du cabinet commençaient à croire à sa longévité parlementaire (La politique traditionnelle de 1830 avait trouvé des défenseurs éloquents dans MM. de Muelenaere, d'Huart et de Decker. En joignant à leurs discours les explications détaillées fournies par les ministres à portefeuille, on obtient la preuve la plus complète du caractère éminemment national des doctrines personnifiées dans le cabinet forme par M. Van de Weyer).
Sortis victorieux de la lutte, les chefs de tous les départements ministériels s'efforcèrent d'activer et d'améliorer les divers services confiés à leur garde. Des lois sur les entrepôts de commerce, sur la chasse, sur l'avancement des officiers dans les armes spéciales, sur le règlement définitif des comptes des cinq premières années de l'administration nationale, furent successivement votées par les Chambres ; el si les travaux du parlement ne marchaient pas toujours avec la célérité désirable, c'était uniquement à cause des tracasseries et des entraves que l'opposition se plaisait à semer sur les pas des ministres.
Pour la première fois des questions purement théologiques furent portées à la tribune de la Chambre des représentants. Au lieu de rompre quelques lances en faveur des prérogatives du pouvoir civil, que nul ne songeait à révoquer en doute ; au lieu de se borner, comme jadis, à blâmer l'intervention du clergé dans les luttes électorales, on se plaçait hardiment sur le terrain du droit canon el de la discipline ecclésiastique, pour faire la guerre aux synodes, aux évêques, au pape. A l'occasion de la discussion du budget de la Justice, un député de Bruxelles, M., de Bonne, crut devoir longuement entretenir ses collègues du problème de l'inamovibilité des desservants. Invoquant tour à tour Van Espen et, Benjamin Constant, Thomassin. et deLolme, Tabaraud et Saint-Léon, le cardinal Gonsalvi et M. Cacault, Grotius et Fra Paolo (page 140) Sarpi, Durand de Maillane et le dictionnaire de l'Académie française ; s'appuyant sur les conciles de Nicée, d'Antioche, de Calcédoine, de Carthage, d'Arles, de Sardique, de, Nîmes et de Trente ; formulant des règles canoniques et citant des textes latins avec l'aplomb d'un bachelier qui défend ses thèses, M. de Bonne finit par conclure en faveur de l'inamovibilité des prêtres modestes qui se vouent aux soins spirituels que réclame la population des villages. L'orateur n'oublia pas même de renouveler le vieux débat de la résidence des dignitaires ecclésiastiques, parce que l’évêque de Liége avait eu l'audace de se rendre à Rome, pour soumettre au chef de l'Eglise la solution de quelques doutes qu'il avait conçus dans l'administration de son diocèse ; et à cette occasion l'élu des libéraux de Bruxelles rappela que les prélats devaient avoir « une conscience timorée et sensible à la piété et à la religion. »
L'enceinte parlementaire semblait transformée en Sorbonne du XVIe siècle. Etrange spectacle dans un pays où la Constitution interdit au gouvernement toute intervention dans la nomination et dans l'installation des ministres des cultes ! (Séance du 12 février 1846. Ann. parl., p. 640 à 649). Mais ce qui était plus étrange encore, c'était l'attitude grave et recueillie avec laquelle les chefs de la gauche écoutaient cette homélie politico-religieuse. Ce fut en vain que M. le ministre de la Justice fit ressortir à l'évidence, lit en quelque sorte toucher du doigt l'incompétence du pouvoir politique sur le terrain où le député de Bruxelles avait transporté la discussion.
M. Verhaegen vint à son tour plaider la cause des prêtres catholiques, victimes de l'action arbitraire « du haut clergé. » M. Lebeau lui-même prêta l'appui de son talent à la défense d'une thèse dont le moindre inconvénient était son inopportunité manifeste. Le clergé inférieur ne se plaignait en aucune manière du soi-disant despotisme des évêques ; depuis 1830, un accord parfait, une harmonie constante avaient régné entre les desservants et leurs supérieurs ecclésiastiques. Depuis la révolution, trois prêtres, frappés de révocation, avaient adressé leurs doléances aux journaux et au ministre de la Justice. Etait-ce une raison suffisante pour jeter un cri d'alarme du haut de la tribune, pour citer les évêques à la barre des Chambres, pour appeler l'attention du pays sur les prétendus dangers qui menaçaient la paix de l'Eglise ? Les journaux catholiques ne virent qu'une tactique de parti dans cette tendre sollicitude (page 141) que les chefs du libéralisme manifestaient si brusquement à l'égard d'une partie influente du clergé national. Les desservants restèrent unis à leurs évêques, et l'incident soulevé par M. de Bonne n'eut d'autre résultat que d'entraver les débats de la Chambre et d'alarmer les catholiques sur les tendances religieuses de leurs adversaires. Le budget de la Justice fut adopté par 55 voix contre 3.
Malgré l'ardeur déployée par ses antagonistes, le cabinet se trouvait dans une situation on ne peut plus favorable. Dès son premier combat, il avait obtenu le concours des deux tiers de la représentation nationale ; et cette majorité imposante, si rare dans les Etats constitutionnels, lui semblait acquise pour tous les problèmes essentiels. Il pouvait longtemps encore déjouer les complots et dissiper les espérances des adversaires de la politique unioniste.
Des dissidences intérieures, complétement inattendues, amenèrent tout à coup une crise ministérielle, à la grande surprise des Chambres et du pays. Formé le 30 juillet, recevant le baptême parlementaire le 22 novembre, le cabinet était en pleine dissolution le 25 février, sans qu'un seul vote des Chambres eût contrarié les vues ou heurté les susceptibilités des ministres.
Au moment de leur entrée au pouvoir, M. Van de Weyer et ses collègues s'étaient mis d'accord sur les principes qui devaient présider à la marche générale de l'administration. Cet accord était surtout indispensable pour l'important problème de l'enseignement moyen donné aux frais de l'Etat, dont la solution se faisait attendre depuis plusieurs années. La base et le faîte de l'enseignement public avaient reçu la sanction législative ; il fallait de toute nécessité combler la lacune intermédiaire.
Les ministres convinrent de prendre pour base le projet de loi présenté à la Chambre des représentants par M. Rogier, le 30 juillet 1834, en y ajoutant toutefois « les développements indiqués par l'expérience. » Le discours du roi annonça la présentation d'un nouveau projet de loi, et, dans le cours des discussions de l'adresse, les membres du cabinet parlèrent, à plusieurs reprises, de l'homogénéité de leurs vues au sujet de l'instruction moyenne.
Malheureusement cette homogénéité n'existait que pour le point de départ de la législation nouvelle ; elle disparut et fit place à un dissentiment profond et sans remède, le jour où il s'agit d'entrer dans les (page 142) détails et d'arriver à l'application des règles admises en thèse générale.
En 1840, le ministère libéral, par l'organe de M. Liedts, avait déclaré qu'il acceptait le projet de 1834 comme base de sa politique en matière d'enseignement. En 1841, pendant les débats qui se terminèrent par l'adresse du Sénat, MM. Lebeau, Leclercq et Rogier se prononcèrent dans le même sens. Ils se firent même un devoir de déclarer que si, dans le cours de la discussion, on découvrait des modifications propres à fortifier les garanties religieuses des familles, ils s'empresseraient de les admettre. En 1842, pendant les mémorables discussions de la loi sur l'enseignement primaire, tous les chefs du libéralisme répétèrent cette profession de foi politique ; tous déclarèrent vouloir le maintien du projet de loi de 1834 ; M. Devaux, entre autres, s'écria qu'il ne voulait rien de plus, rien de moins. (Voy. le discours prononcé pur M. Dechamps, dans la séance du 23 avril 1846, Ann. parl., p. 1110). Or, c'était précisément ce projet qui avait reçu l'assentiment des collègues de M. Van de Weyer ; et non seulement ils l'avaient accueilli, mais ils avaient consenti à lui donner les développements que l'expérience des dix dernières années pouvait avoir signalés comme nécessaires ou utiles.
Le projet de 1834 demandait la création de trois athénées royaux, placés sous la direction exclusive du gouvernement. En dehors de ces institutions modèles, il laissait aux communes la libre administration de leurs établissements d'instruction secondaire, que ceux-ci fussent ou non subsidiés par le trésor public. Il posait en principe que des subsides seraient accordés, sans autre condition que celle de leur utilité, en cas d'insuffisance des ressources communales. Il déclarait obligatoire l'enseignement de la religion, et confiait cet enseignement aux ministres du culte. Le mode d'intervention de l'autorité religieuse devait être réglé par voie administrative.
Au lieu de se contenter de ces bases admises par MM. Rogier, Devaux et Lebeau, M. Van de Weyer demandait : 1° la création de dix athénées royaux ; 2° 1'élablissement de dix collèges communaux, dont le gouvernement seul eût nommé le personnel enseignant ; 3° la défense d'adopter un établissement privé faite à toutes les villes du royaume, à l'exception de celles qui n'auraient ni athénée royal ni collège communal ; et, même dans cette hypothèse, le gouvernement devait s'abstenir (page 143) d'accorder un subside quelconque aux villes qui useraient de cette faculté ; 4° l'autorisation pour le gouvernement d'établir des écoles primaires supérieures dans toutes les villes privées d'athénée et de collège ; 5° l'annulation de tous les arrangements intervenus entre les communes et des tiers, avec défense, pour l'avenir, de faire des arrangements de ce genre ; 6° l'enseignement de la religion donné par les professeurs sous la surveillance des curés de la paroisse, ou pouvant être donné par un ministre du culte, pourvu que le concours du clergé fût réglé par la loi ; 7° l'organisation légale des inspections et des concours.
Certes, il y avait loin de ce projet à celui de 1834 ! Les collègues de M. Van de Weyer consentirent néanmoins à l'accepter en grande partie. Ils ne repoussaient ni la création d'un plus grand nombre d'établissements officiels, ni même une intervention plus active de l'Etat dans la direction des écoles subsidiées ; mais ils ne considéraient ni comme juste, ni comme conforme à l'esprit de la Constitution et des lois organiques, le système d'après lequel la commune, ayant à supporter une large part de la dépense, n'aurait pas obtenu une part proportionnelle dans la direction et dans la surveillance des écoles moyennes. Adoptant la présomption établie par le projet de 1834, ils voulaient au contraire que les conseils communaux fussent censés être, quant à l'enseignement secondaire, les représentants et les organes des pères de famille, et que dès lors, malgré l'abstention de l'autorité religieuse dans quelques communes et malgré son concours obtenu dans d'autres, on pût continuer à subsidier, moyennant le contrôle de la législature, les établissements communaux ou adoptés réellement utiles et organisés conformément aux vœux des populations (Nous empruntons textuellement cette dernière phrase aux expliquons données par les ministres démissionnaires (Moniteur du 5 avril 1846)). Il leur semblait surtout équitable que les communes non subsidiées conservassent le droit de mettre librement des locaux et des secours pécuniaires à la disposition d'un tiers, sauf le contrôle financier de la députation permanente du conseil provincial.
Quant à l'enseignement religieux, ils persistaient à le placer parmi les matières obligatoires, au moins dans les athénées de l'Etat, et à demander qu'il fût exclusivement donné par les ministres du culte professé par la majorité des élèves. Ils pensaient enfin que le mode de concours de l'autorité religieuse devait être déterminé par des (page 144) arrangements administratifs. « Persuadés que ces arrangements seraient conclus dans un esprit de sage modération,... et que l'autorité religieuse n'userait pas du droit constitutionnel d'abstention, lorsque son concours serait réclamé sous des conditions honorables et utiles, ils n'hésitaient pas cependant à déclarer que si, contre toute attente, des conditions incompatibles avec l'indépendance du pouvoir civil étaient faites en certains cas, les établissements n'en subsisteraient pas moins. On le voit : les collègues de M. Van de Weyer étaient à tous égards fidèles aux conditions de leur entrée au pouvoir. Ils se montraient plus libéraux que MM. Lebeau et Rogier en 1841, plus libéraux que M. Devaux en 1842, puisqu'ils consentirent à élargir, au profit de l'action du pouvoir, les bases du projet de 1834.
On se trouvait en présence de deux théories inconciliables. Ce fut en vain que M. Van de Weyer et M. d'Hoffschmidt présentèrent des projets de conciliation. Le ministre de l'Intérieur voulait introduire un système nouveau, basé sur l'omnipotence de l'action gouvernementale ; les autres membres du conseil, fidèles à leur programme, refusaient d'abandonner les principes fondamentaux du projet qu'ils avaient admis comme point de départ en s'associant à la fortune ministérielle de leur collègue (Au sein du conseil, les opinions s'étaient fractionnées de la manière suivante : M. Van de Weyer fut seul de son avis. M. d'Hoffschmidt présenta un projet transactionnel. Les autres ministres persistèrent à vouloir se rapprocher autant que possible du projet de 1834. — Nous nous sommes borné à indiquer les points principaux du litige (Voy. les explications détaillées citées à la note précédente).
Après de longs débats, tous les ministres offrirent leur démission, et le roi chargea M. Van de Weyer de la tâche de former une administration nouvelle sur les bases du programme primitivement admis par le cabinet démissionnaire (Voy. les explications données par M. Van de Weyer : séance du 7 mars 1846).
Au lieu de chercher de nouveaux collaborateurs sur les bancs des Chambres, M. Van de Weyer, qui avait subitement reconquis toute sa popularité dans le camp libéral, usa des pouvoirs qu'il tenait de la confiance royale pour faire une dernière tentative auprès de ses collègues, « dont il tenait à ne pas se séparer ; dont il estimait et honorait les talents, le caractère, la droiture et la sincérité, et avec lesquels (page 145) il avait dirigé, dans le plus parfait accord, dans l'harmonie la plus constante, les affaires du pays (Ann. parl. p. 924). »
Cette démarche loyale et désintéressée fut suivie d'un nouvel examen de toutes les questions sur lesquelles avait porté le dissentiment ; mais, après de longues et mûres délibérations, on fut unanimement convaincu que l'accord était impossible et que les démissions de tous les ministres devaient être maintenues.
M. Van de Weyer, dégoûté du pouvoir, alla reprendre son poste de ministre plénipotentiaire à Londres. On doit rendre hommage à son talent, à sa franchise, à la pureté de ses intentions ; mais il est impossible de ne pas admettre que, dans son projet de loi sur l'enseignement moyen, le ministre de l'Intérieur commit la faute grave de s'écarter considérablement du programme du cabinet. L'acceptation du projet de 1834 figurait parmi les conditions offertes à tous les membres du conseil : or, le jour même où il s'agit de satisfaire à ces conditions, de remplir cette promesse, d'exécuter cet engagement, M. Van de Weyer produisit des théories nouvelles que les auteurs du projet de 1834 eussent repoussées de toutes leurs forces !
On conçoit que, contrarié de voir sans cesse mettre son libéralisme en suspicion, le ministre diplomate éprouvât le désir d'obtenir des concessions dans le sens des idées de la gauche ; on comprend que, devenu le représentant des doctrines libérales au pouvoir, il se crût obligé de tenir largement compte des verdicts électoraux de Bruxelles, d'Anvers et de Liége. Mais quel reproche pouvait l'atteindre, quel soupçon d'apostasie pouvait ternir son libéralisme, lorsque ses collègues se montraient plus libéraux que M. Rogier, plus avancés que le directeur de la Revue nationale ?
Aller au-delà, suivre en matière d'enseignement les inspirations de la nuance extrême représentée par M. Verhaegen, c'était oublier bien vite les principes et les doctrines qu'il avait naguère défendus avec tant de raison, d'éloquence et de courage ; c'était commettre une erreur d'autant plus déplorable que la dislocation du cabinet, résultat d'un accident facile à éviter, ne pouvait manquer d'être immédiatement invoquée comme une preuve de l'impossibilité absolue de l'existence des ministères mixtes. Aussi l'opposition s'empressa-t-elle d'exploiter largement ce thème. M. Devaux s'écria : « L'union n'est plus des choses (page 146) de ce monde ; elle est morte...., elle est devenue de l'histoire et a dû disparaître de la politique pratique (Revue nationale, T. XIII, p. 235 et 236). Comme si le gouvernement à l'aide des centres n'avait existé en Belgique que du jour où M. Van de Weyer, répondant à l'appel du roi, consentit à partager le pouvoir avec MM. d'Anethan, Dechamps et Malou !